Anne-Marie BERTRAND Conservateur général des bibliothèques Si

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Anne-Marie BERTRAND Conservateur général des bibliothèques Si
Anne-Marie BERTRAND
Conservateur général des bibliothèques
LE PEUPLE, LE NON-PUBLIC ET LE BON PUBLIC :
LES PUBLICS DES BIBLIOTHÈQUES ET LEURS REPRÉSENTATIONS CHEZ LES
BIBLIOTHÉCAIRES
« L’ensemble de la profession partage la croyance que la connaissance est bonne en soi et qu’il lui
appartient de transmettre à tous les savoirs ou biens culturels. Elle s’accorde sur les finalités dernières :
réalisation des idéaux de l’encyclopédisme et de la démocratisation, satisfaction de tous les intérêts,
absence de discrimination quelles qu’elles soient (sociales, politiques, économiques...). »
Si je commence par citer cette analyse de Bernadette Seibel 1 , c’est qu’elle met l’accent sur
un certain nombre de caractéristiques du métier de bibliothécaire aujourd’hui dans les
bibliothèques de lecture publique 2 , caractéristiques qui vont sous-tendre mon intervention :
c’est un métier de conviction (la démocratisation, l’égalité d’accès) au service d’un objectif
honorable (le partage du savoir et de la culture) mis en œuvre dans un établissement public.
Cette définition, contemporaine, je vais l’interroger doublement par rapport aux représentations
des publics qu’elle induit : sur son évolution (quelles représentations, jadis ?) et sur sa
contradiction interne (l’écart entre des représentations abstraites, construites idéologiquement, et
la réalité du terrain, qui entraîne à la fois désenchantement et culpabilité).
Un des nouveaux responsables de la nouvelle Direction des bibliothèques, Pierre Lelièvre,
note en septembre 1944 3 : « Dans la plupart des grandes villes, la Bibliothèque Municipale est
essentiellement une bibliothèque de conservation (manuscrits, livres anciens, reliures de prix,
éditions rares), d’étude et de documentation, fréquentée par les érudits locaux, le corps
enseignant, les étudiants et les élèves de l’enseignement secondaire ou supérieur. La lecture
1
Bernadette Seibel, Au nom du livre : analyse sociale d’une profession, les bibliothécaires, La
Documentation française, 1988.
2
A l’intérieur de ce sous-ensemble professionnel, je privilégierai les héritiers de l’héritage militant, qui, à
la différence d’autres familles idéologiques (les érudits, les gestionnaires…), s’expriment volontiers sur
leurs publics.
3
Note sur l’« Organisation d’un service de la lecture publique ».
1
populaire ne s’y trouve qu’en parente pauvre ou déshéritée. Dans beaucoup de petites villes, où
le public studieux se réduit à quelques retraités, la Bibliothèque Municipale tend vers le cabinet
de lecture, mais bien rarement réalise ce type de bibliothèque accueillante et vivante qui seule
peut gagner au livre de nouveaux lecteurs. »
Des bibliothèques désertées, un public absent : le diagnostic qui est posé, s’il est consensuel,
porte en même temps en gène un étrange mélange d’insatisfaction et de réprobation : les usagers
présents dans les bibliothèques (« érudits locaux », « corps enseignant », « quelques retraités »)
ne sont pas ceux qu’on voudrait y voir venir (les lecteurs populaires). Les « lecteurs » (comme
on disait alors) qu’on espère ne sont pas là, et, symétriquement, ceux qui sont là ne sont pas loin
d’être considérés comme des usurpateurs. Cette tension entre un idéal visé et une réalité
décevante (forcément décevante) est peut-être le fil rouge qui anime, depuis 60 ans, le rapport
qu’ont les bibliothécaires à leurs publics.
1. De l’éducation populaire à la démocratisation culturelle
Dans une première phase, qui irait de la Libération jusqu’aux années 1960, c’est la volonté
d’ouverture des bibliothèques municipales aux classes populaires qui domine le discours
professionnel, comme d’ailleurs le discours politique du ministère 4 .
Le premier responsable de la Direction des bibliothèques, Marcel Bouteron, met en évidence
la proximité de conviction et d’objectifs entre sa jeune direction et la non moins jeune Direction
de l’éducation populaire de Jean Guéhenno :
« La formation morale et intellectuelle de la nation n’est pas seulement l’œuvre de
l’enseignement dispensé ex cathedra à des élèves ou des étudiants. Elle doit être aussi, et pour
tous les hommes, l’œuvre d’une culture autodidactique non imposée mais consentie et même
désirée, accessible aux hommes, aux femmes, aux enfants de toutes conditions, mais orientée
par des guides qualifiés. C’est dans les centres départementaux de lecture publique que s’ouvre
le champ le plus vaste et le plus fécond à la vocation, à la mission, à l’apostolat du
bibliothécaire pour la diffusion de la culture du peuple trop souvent négligée jusqu’ici (...). Dans
cette mission de haute culture, le bibliothécaire doit être au premier rang, à l’avant-garde de
4
Rappelons que, jusqu’en 1976, les bibliothèques municipales étaient, comme toutes les bibliothèques,
sous la tutelle de la Direction des bibliothèques au ministère de l’Education nationale. Elles passeront
sous tutelle du ministère de la Culture lors de la création de la Direction du Livre.
2
cette élite qui travaille pour tous les hommes, qui les conseillent, les éclairent, les
réconfortent. 5 »
En écho, Jean Guéhenno, se rappelle les ambitions de la Libération : « Il y a dix ans, au
sortir de la bêtise et de la honte, (…) la même idée surgit en même temps des deux services du
ministère de l’Education nationale, à la Direction des bibliothèques et à la nouvelle Direction de
la culture populaire. La foi démocratique, réveillée par sa défaite même, nous persuadait que la
cause de la liberté et la cause de la vérité étaient la même cause. Toutes les faiblesses n’avaient
été que l’effet de l’ignorance. Il fallait augmenter la conscience du peuple, il ne fallait que plus
de lumières. 6 »
Ainsi, dans les années d’après-guerre, lentement, apparaît un nouveau mot d’ordre,
l’ouverture de la bibliothèque à tous. Cette volonté d’ouverture s’adressera prioritairement à
trois types de publics : les enfants, les jeunes travailleurs, les ruraux, trois types de lecteurs
« mineurs », pour qui le bibliothécaire servira de guide.
C’est ainsi, en effet, qu’on peut comprendre que cet intérêt pour ces types de publics
s’accompagne d’un sentiment de responsabilité morale : le bibliothécaire non seulement doit
attirer ces nouveaux publics, mais il doit les faire lire et les faire lire bien : la lecture est alors
encore considérée comme devant être encadrée, surveillée, prescrite – à la fois pour éviter les
mauvaises lectures, certes, mais aussi pour mener progressivement le lecteur, en un mouvement
ascensionnel et vertueux, des lectures médiocres vers les beaux et grands livres.
Citons, par exemple, cette circulaire ministérielle de 1954 : « Si la jeunesse scolaire et les
étudiants fréquentent les bibliothèques municipales, trop rares sont les jeunes ouvriers qui
prennent le chemin des bibliothèques publiques et qui recherchent dans la lecture un moyen
d’accroître leurs connaissances et de se cultiver. Vous serez, j’en suis certain, d’accord avec moi
pour estimer nécessaire de remédier à cette situation qui laisse trop souvent la jeunesse livrée à
l’influence de publications médiocres ou malsaines.7 »
Mais très vite débute le mouvement qui mènera les responsables et acteurs culturels de
l’éducation populaire vers l’animation culturelle, l’action culturelle et, finalement, la
démocratisation culturelle. Evelyne Ritaine en est l’analyste désolée : elle décrit
8
ce glissement
« de l’attente révolutionnaire à une demande de prise en charge par l’Etat ». Ce glissement
d’objectif, très politique, conduit ainsi tout droit à l’institutionnalisation et à la politique
d’équipement qui seront la colonne vertébrale de la politique de modernisation des
5
Marcel Bouteron, « Le rôle du bibliothécaire », L’Education nationale, déc. 1950.
Cahier des bibliothèques de France, n °2, 1954.
7
Circulaire aux maires de la Direction des Bibliothèques, en date du 19 novembre 1954, Bulletin
d’informations de la Direction des Bibliothèques de France, novembre 1954.
8
Evelyne Ritaine, Les Stratèges de la culture, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
1983.
6
3
bibliothèques : « Il n’est plus question de méditation sur le sens politique de l’action ; ce n’est
plus que réflexions sur les moyens à mettre en œuvre », dit encore Evelyne Ritaine, rejointe par
Guy Saez : « C'est en tant que politique d'équipements que l'intervention des pouvoirs publics
dans la culture semble la mieux assurée. A bien des égards, produire et gérer des équipements
culturels est à la fois point de repère et point de rencontre de tous les partenaires de l'action
culturelle : décideurs politiques et administratifs, gestionnaires associatifs ou professionnels,
animateurs, créateurs 9 . »
Un certain paternalisme, qu’on n’a même pas besoin de chercher entre les lignes, va ainsi
disparaître, signifiant à la fois la dilution de l’idée même d’éducation populaire et la
professionnalisation des objectifs, moyens et procédures mis en œuvre pour atteindre la
modernisation des bibliothèques.
Dans le discours des acteurs de ce mouvement, le nouvel archétype de ceux pour qui, vers
qui, travaillent les bibliothécaires ne s’appellera plus le peuple ou les classes populaires mais
« le public », « les citoyens », la population. Evelyne Ritaine a cette formule désolée : « le
peuple est devenu le public
10
». Mais cette évolution professionnelle est aussi saluée
positivement car elle ne marque pas seulement la fin d’un certain militantisme pastoral mais
aussi la fin du modèle de bibliothèque savante (et du bibliothécaire érudit) : désormais, « le
souci des lecteurs prend le pas sur le souci des livres 11 », soulignent ainsi Anne-Marie Chartier
et Jean Hébrard.
Le projet de bibliothèque publique a cessé d’être populaire, mais il est devenu démocratique.
Et c’est précisément parce que c’est un projet démocratique qu’il peut mobilises l’intérêt des
élus. « Le projet de bibliothèque était primordial pour une politique culturelle démocratique »,
dit une élue nantaise, tandis qu’un élu de Tourcoing écrit que « la lecture publique doit être
considérée comme la priorité d’une politique culturelle municipale qui se veut démocratique »,
et qu’à Rennes on affirme : « Les enjeux accrus du développement culturel appellent l’existence
d’un réseau moderne et efficace de bibliothèques garantissant à tous l’accès libre au livre et au
document dans leur pluralité croissante » 12 . Ainsi encore, le maire d’Evreux écrit-il, en 1995,
9
« Les politiques de la culture », Traité de science politique, sous la dir. de Madeleine Grawitz et Jean
Leca, tome IV, PUF, 1985.
10
« La raison d’être d’une bibliothèque publique, faut-il encore le dire, n’est pas d’emmagasiner des
livres et documents divers, mais d’offrir à tous les citoyens un service public. Or, un service public n’a de
sens que s’il répond à des besoins tant des individus que de la collectivité, ces besoins fussent-ils
imparfaitement perçus. Une politique de lecture publique ne se réalisera en France que si les responsables
politiques et administratifs, ainsi que l’opinion publique, reconnaissent l’utilité des bibliothèques pour
tous les citoyens de tout âge et de toute catégorie socio-professionnelle », écrit ainsi Alice Garrigoux,
chef du service de la lecture publique, au terme de cette évolution, dans La Lecture publique en France,
La Documentation française, 1972 (Notes et études documentaires).
11
Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture, BPI, 1989.
12
Citations extraites de Anne-Marie Bertrand, Les Villes et leurs bibliothèques municipales, Ed. du
Cercle de la Librairie, 1999.
4
au moment de l’ouverture de la nouvelle bibliothèque : « Car la bibliothèque-médiathèque n’est
surtout pas un équipement de prestige, mais avant toute chose un outil offert à la population, à
toute la population (...). Le livre a toujours été, dans nos civilisations, le moyen le plus fiable et
le plus efficace pour transmettre le savoir. Encore faut-il que celui-ci soit accessible et, mieux
encore, attrayant aux yeux du public le plus large qui soit. » (Dossier de presse).
2. Le bon public et les autres
Le peuple est devenu le public, mais le public est nombreux. Les considérations presque
abstraites qui visaient un public absent et idéalisé se transforment, à partir des années 1980, en
un discours fondé sur l’expérience : de plus en plus de bibliothèques, de médiathèques, sont
fréquentées par un public nombreux.
Nombreux au point de générer une nouvelle tension : oui, les bibliothécaires veulent ouvrir
largement les portes de la bibliothèque, oui ils (elles) visent à atteindre un public toujours plus
nombreux, oui l’importance de la fréquentation, le succès public légitiment le travail accompli,
en reconnaissent le bien-fondé et l’utilité sociale.
Oui, mais… Ce public-là, finalement, n’est pas celui qu’on espérait : les bibliothécaires, une
fois de plus, attendaient les classes populaires, et ce sont des étudiants, des consommateurs, des
hommes pressés, des femmes désinvoltes, des usagers incompétents, des jeunes bruyants, voire
incivils, à qui, en nombre, en grand nombre, en très grand nombre, les bibliothécaires font face.
Cette pression du nombre, les bibliothécaires la voient à la fois comme le gage du succès de
leur entreprise, mais aussi comme une perte, une déperdition d’intérêt, une dévalorisation de
leur métier – voire comme un dévoiement des missions fondatrices, accueillir les classes
populaires (défavorisées, dit-on aujourd’hui). Je cite quelques extraits de leurs discours, tirés
d’une enquête menée en 1995
13
:
« La bibliothèque Brassens [avant la médiathèque], c'était un public, soit vraiment de proximité
c’est-à-dire les gens qui habitaient tout près de la bibliothèque mais hormis ces gens-là, les
gens venaient exprès à la bibliothèque, donc qui avaient une habitude de lecture publique.
Enfin, ils avaient intégré ça… alors que là, on a une clientèle de… je dirais de passage, de
centre commercial, de promenade. »
13
Anne-Marie Bertrand, Bibliothécaires face au public, BPI, 1995. Sauf mention contraire, les citations
des bibliothécaires sont extraites de cet ouvrage.
5
Cette grande presse, elle est surtout mal supportée quand il s’agit des étudiants, considérés
comme des utilisateurs déplacés, pas à leur place – peut-être parce qu’ils tirent la bibliothèque
vers son ancien visage de bibliothèque savante :
« C’est un peu embêtant, car ce n’est pas vraiment pour eux qu’on est là en premier,
c’est plutôt pour les gens du quartier. Les étudiants ont une bibliothèque universitaire. 14 »
Surtout, cette grande foule, exigeante et malhabile, induit de nouvelles tâches et engendre de
nouveaux rapports, considérés par les bibliothécaires comme dévalorisants.
« C’est un petit peu vexant d’être cantonné à des tâches de réorientation, au bout d’un
moment, on en a marre, les toilettes et tout, y’en a marre. (...) ça oui, voilà une corvée
épouvantable ! Des photocopieuses tout le temps en panne c’est horrible, horrible ! (...) Mais la
demande de monnaie, quand ils demandent on n‘a pas la monnaie... Après le changeur de
monnaie... comment ça se fait ? De mon temps y’en avait, j’en ai vu, vous l’avez retiré... Mais
non, mais si... Allez voir en bas, ils disent “oh en bas”, je dis “l’escalier mécanique, c’est pas
fatigant”, “oh quand même !”. Oh, tout ça vraiment ! C’est pas captivant, c’est pas captivant
du tout ça ! »
« Ils consomment. On leur donne et puis c'est tout. Il n'y a pas de relations. Alors moi,
j'exige, par exemple pour les jeunes quand ils viennent bavarder entre eux devant…devant moi,
ils jettent la carte ou bien le livre devant moi… mais j'attends qu'ils me disent "bonjour". Eh
bien, je leur dis : "bonjour" et s'ils ne me répondent pas, je ne fais rien.»
Ce désenchantement, il est fondé sur un sentiment de perte, qu’analyse très bien certains
bibliothécaires : dégradation de l’image de la profession, perte de reconnaissance sociale (du
même type que celle des enseignants), perte des codes traditionnels et des règles d’usage entre
usagers et bibliothécaires :
« On voit des universitaires étrangers. Alors là c'est assez intéressant (...). C'est des
gens qui ont l'habitude de s'adresser à des bibliothécaires comme à des bibliothécaires. »
Et cette dernière citation, sur la dégradation de l’image :
« Je crois que ça a changé parce qu'on assiste un peu au même phénomène, je trouve,
au phénomène des enseignants. Enfin moi, je le vois un peu comme ça. Je trouve que les
enseignants étaient considérés comme des têtes pensantes il y a une cinquantaine d'années…
Les enseignants étaient très respectés du public et je pense que le bibliothécaire faisait
également partie de ce genre de schémas. C’était soit la dame-patronnesse, soit la tête
pensante. La bibliothèque, c’était quelque chose très… le lieu de recueillement… Et ça, ça a
14
Déjà, en 1908, Eugène Morel ironisait sur ces réactions : « La terreur des bibliothèques, c’est
l’étudiant. » (Bibliothèques, Mercure de France, 1908) En 1990, 80 ans plus tard, Martine Poulain
s’interrogeait : « Les étudiants sont-ils des vampires ? » (Constances et variances, BPI)
6
complètement basculé et je pense que le public a très très bien compris ce que c'était qu’une
bibliothèque publique, très bien compris. Il investit les lieux sans aucun… Alors je ne dis pas
qu’il faut respecter ce lieu comme une église… enfin c'est… il y a quand même toujours un peu
cet aspect-là quoi qui intervient. Ils arrivent en hurlant comme s’ils étaient au marché, en quai
de gare, en s'interpellant, en mangeant leur casse-croûte, en buvant leurs bières… »
3. Le public instrumentalisé
Les discours sur le rôle des bibliothèques, sur les responsabilités des bibliothécaires sont sans
doute aussi nombreux aujourd’hui qu’en 1954 (par exemple). Il sont peut-être aussi plus divers,
puisque le discours autrefois militant et aujourd’hui professionnalisé de l’accueil de tous les
publics est combattu par un discours plus technique, moderniste, libéral. Mais aussi par un
discours malheureux, culpabilisé, je n’ose dire « populiste ». Le point commun entre ces points
de vue est que le public, aujourd’hui, est vu à la fois comme un outil de légitimation, pour
obtenir des moyens, pour défendre des positions, pour bâtir une image professionnelle, comme
un outil de légitimation, donc, et à la fois comme la fin ultime du travail professionnel.
C’est la fin ultime du travail des bibliothécaires, parce que le partage du savoir et de la
culture reste le socle qui fédère la profession. Citons, à l’appui de cette assertion, Dominique
Arot 15 : « Les bibliothécaires (ils n’en ont pas le monopole) sont habités par la conviction que
l’écrit, qu’il soit littéraire, documentaire, ou informatif - et donc le livre - est un instrument de
construction de soi, d’intelligence et de maîtrise du monde et donc une source de liberté ».
Le succès public
Socle fondateur, fédérateur, l’accueil du public est aussi ce qui légitime le travail des
bibliothécaires – légitimation sociale, alors que, jusque dans les années 1960 ou 1970 (ou,
même, plus tard…), les bibliothécaires recherchaient, revendiquaient, une légitimité
scientifique. Cette légitimité sociale devient une légitimité politique : l’objectif de
démocratisation, même si on sait qu’il est toujours hors d’atteinte, qu’il se dérobe toujours, tel
l’horizon, l’objectif de démocratisation inscrit les bibliothèques au cœur des politiques
publiques. Aucun projet ne peut plus trouver sa propre légitimation en-dehors de ce registre
15
« Les valeurs professionnelles du bibliothécaire », Bulletin des bibliothèques de France, n ° 1, 2000.
7
démocratique – même la BnF a été critiquée pour son insuffisante ambition démocratique, y
compris par ses propres instigateurs 16 .
En ce qui concerne les bibliothèques municipales, le succès public a une « fonction d’autojustification » (Jean-Claude Passeron) : si les bibliothèques sont fréquentées, c’est qu’elles sont
utiles et méritent donc une allocation de ressources (de reconnaissance, d’image) à la hauteur
des services rendus. Mais ce succès se retrouve aussi comme légitimation des investissements
municipaux. Ainsi, Jean-Pierre Sueur, maire d’Orléans, répondant à son challenger aux
élections municipales de 1995 qui l’accusait de mener une politique élitiste : « La médiathèque
a reçu 250.000 personnes depuis son ouverture, soit quatre fois plus que l'ancienne bibliothèque
rue Dupanloup.
17
» On le voit, le succès public est, pour la lecture comme pour les autres
politiques culturelles, le signe incontestable de la réussite d’une politique 18 .
L’utilisation, l’ instrumentalisation du public vont plus loin : en effet, les bibliothécaires non
seulement appuient leurs revendications (de ressources, de statut, d’image…) sur le public (leur
public) mais encore revendiquent un monopole de préoccupation, ou de posture
19
. Les
bibliothécaires savent ce qu’est le public (leur public), lequel il convient de rechercher et lequel
ne correspond pas à leur objectif démocratique - on l’a vu par exemple à propos des étudiants.
Les bibliothécaires souhaitent accueillir le « grand public », qui semble avoir deux
caractéristiques principales : il est pauvre et il ne vient pas dans les bibliothèques.
Les gens ordinaires
« Moi, je suis plus… faire venir des gens qui ne sont jamais venus dans une
bibliothèque, hein. C'est le vrai sens de cette bibliothèque. Il ne faut pas l'oublier : on est
encyclopédique. On n'est pas du tout universitaire. »
« C'est ce que tout le monde dit et je suis d'accord avec ça, c'est que l'ouverture devrait
être plus aisée pour le personnel [le public] normal d'une bibliothèque publique et non pas
d'une bibliothèque universitaire ou professionnelle. Donc, un public de lecture publique tout
16
Laure Adler, alors conseillère à l’Elysée : « Où est l’ambition démocratique ? Où est l’accès à la lecture
des plus démunis ? », Télérama, 12-12-90 (comme si la mission première d’une bibliothèque nationale
était la lecture des plus démunis…).
17
Le Monde, 09-06-95.
18
Martine Poulain : « L’exigence du “toujours plus” devient première en matière de politiques culturelles.
La lecture est un bon exemple de ce déplacement. L’interrogation porte peu sur la lecture et ses modes,
encore moins sur ses contenus : on ne s’intéresse plus qu’au nombre de lecteurs. La question de la
quantité des lecteurs a remplacé celle de la qualité des lectures. » “ »Des lecteurs, des publics et des
bibliothèques », Histoire des bibliothèques françaises, tome IV : les bibliothèques au XXe siècle,
Promodis, 1992.
19
Allant jusqu’à susciter l’ire des élus, lors de la « querelle du droit de prêt » : « Pour leur part, les élus
locaux ne sauraient accepter que la parole soit accaparée par les représentants des syndicats de
bibliothèque qui, s’ils représentent une incontestable sensibilité professionnelle, ne sont nullement
chargés de représenter toute la Cité. » (prise de position de la FNESER, mai 2000)
8
simple, c'est-à-dire les gens ordinaires et non pas les gens en études ou en professions
particulières. »
Cette attention aux « lecteurs les plus fragiles », elle prend aujourd’hui aussi le visage de
l’internaute : car un nouveau risque d’exclusion est apparu, une nouvelle menace, la fracture
numérique.
« On peut installer toutes les machines à communiquer qu’on voudra, catalogues, CDROM... mais on devient, enfin on est indispensable par rapport au public, on est le guide, le
filtre, l’orientation. Oui, intermédiaire culturel pour moi bon, c’est ça la base du... c’est ça le
métier de bibliothécaire par rapport au public (...) Mais il y a quand même toujours nous, le
rôle qu’on devra avoir de guidage dans ce foisonnement qui est déjà là. Et ça, à mon avis, ça,
ça subsiste parce que dans ce monde de la documentation, il y a ceux qui vont être très
performants, très au courant, très pointus et puis il va y avoir tous les laissés-pour-compte du
monde de la micro-informatique... auxquels il faudra toujours essayer de faciliter l’accès,
d’avoir un apport pédagogique. »
Enfin, ce sera mon dernier exemple, ce souci des plus défavorisés fait aussi partie des actions
envers les « bébés-lecteurs », au départ initiées par l’association ACCES. Certains
bibliothécaires, malheureux, rappellent l’enjeu initial : « On a dévoyé cette action. Le but
d’ACCES, c’était de toucher des milieux défavorisés qui étaient loin du livre et de la culture. »
Ou bien : « ACCES travaillait avec les milieux défavorisés. Ce travail a été détourné par les
bibliothécaires. On accueille à tour de bras des crèches, on fait de l’éveil à des enfants déjà
acquis. Ce n’est pas la même chose que d’aller en PMI. Trop de bibliothécaires ne savent plus
pourquoi on travaille avec des tout-petits. 20 »
Un sentiment de culpabilité
Ce souci, toujours affiché, d’aller vers les « démunis », « les milieux défavorisés », « les
lecteurs les plus fragiles », « les laissés pour compte », s’accompagne d’une mauvaise
conscience permanente : car ça ne marche pas, ça résiste. Les bibliothèques municipales sont
toujours très majoritairement fréquentées par des usagers diplômés, issus des classes moyennes,
culturellement favorisés.
Les bibliothécaires le savent, les politiques le dénoncent et les sociologues de la lecture le
rappellent régulièrement.
20
Cité par Jean-Claude Utard, » Les préoccupations des bibliothécaires jeunesse par rapport à leur
métier », communication au colloque du 06-06-2002 organisé par la Joie par les livres (compte rendu
dans le Bulletin des bibliothèques de France, n ° 5, 2002, « les bibliothèques pour la jeunesse et leurs
publics).
9
Les politiques ? Au début des années 1980, c’est plus qu’un soupçon, c’est une accusation
qui est adressée aux bibliothèques de lecture publique. Par exemple, en octobre 1981, le tout
nouveau directeur du Livre, Jean Gattégno, déclare : « Il est probable que nous sommes
globalement plus compétents pour parler des bibliothèques que tel ou tel élu. Il n’est pas évident
du tout que nous soyons plus compétents pour parler de la lecture (…). Mieux vaut que les élus,
et la population qui les a élus, se sentent responsables avec leur “impréparation” plutôt que de
perpétuer un système où les choses nous sont dictées d’en haut sous forme de normes
indicatives.21 » Cette attaque anti-institutionnelle est bien dans l’air du temps, qui voit, par
exemple, le Plan de 1982, « L’impératif culturel », crit iquer les normes de fonctionnement et de
construction de bibliothèques, car elles « s’opposent à une ouverture sur des pratiques et en
direction de milieux différents ».
Parallèlement, les bibliothèques sont l’objet d’une « sociologie du soupçon ». Ainsi JeanClaude Passeron : « La conquête des nouveaux publics par les instances commerciales ou
publiques de l’offre de culture légitime (Maisons de la Culture, bibliothèques, musées, salles de
spectacle, etc.) s’est opérée pour l’essentiel au profit des classes moyennes, et très faiblement en
direction des classes populaires. 22 » ou : « Il est vain de croire que l’augmentation de l’offre de
la lecture en bibliothèque produira mécaniquement, en même temps que l’augmentation globale
de l’intensité de lecture, l’augmentation de la part des forts lecteurs dans les classes populaires.
Par ses techniques d’offre comme par les ouvrages qu’elle offre, la bibliothèque correspond
d’abord aux attentes et aux pratiques culturelles des classes moyennes.23 »
Ou, bien sûr, Nicole Robine : « Tout ce que les classes favorisées valorisent dans une
bibliothèque ou une librairie : l’éclectisme, la variété des choix dans un même genre, le mode de
classement des ouvrages [représente pour les petits lecteurs] des facteurs d’éloignement de ces
institutions dont l’agencement est conçu pour des lettrés, par des lettrés.24 » Et encore : « Dans
la bibliothèque ou la librairie, le malaise ressenti par les lecteurs des classes défavorisées leur
fait prendre conscience de la force de la distance culturelle qui les sépare et les distingue des
autres catégories sociales.
25
» « La librairie et la bibliothèque sont approvisionnées et
organisées pour les clases sociales cultivées ou en processus d’acculturation, en espoir de
21
Intervention au colloque d’Hénin-Beaumont, Lecture et bibliothèques publiques, ORCEP, s.d.
Jean-Claude Passeron, « Figures et constestations de la culture », Le Raisonnement sociologique,
Nathan, 1991.
23
« Le polymorphisme culturel de la lecture », Ibid.
24
Nicole Robine, Les jeunes travailleurs et la lecture, La Documentation française, 1984.
25
Nicole Robine, « Relais et barrières : la perception de l’aménagement de l’espace et des classifications
par les usagers dans les lieux de prêt et de vente du livre. », Lectures et médiations culturelles, sous la dir.
de Jean-Marie Privat et Yves Reuter, Villeurbanne, mars 1990, PUL, 1991.
22
10
croissance culturelle. Le choix de livres correspond, le plus souvent encore, malgré bien des
efforts, à un public de classe moyenne.26 »
Ce discours est intériorisé par les bibliothécaires
culpabilisant
28
27
, qui le vivent, évidemment, comme
. L’ambition démocratique s’accompagne d’un sentiment d’échec, qui alimente
la rhétorique du non-public, en un schéma narratif très connu – résumé, par exemple, par JeanClaude Pompougnac : « On en est à retrouver le vieux discours séculaire du retard de la lecture
publique, qui s’articule maintenant autour de la conquête des non-lecteurs, c’est-à-dire cette
chasse permanente à tous les exclus, qu’ils soient prisonniers, hospitalisés, immigrés,
handicapés, etc. 29 »
Que faire ?
« Un des problèmes, qui n’est pas le moins retors, est de savoir si les bibliothécaires et les
enseignants, qui exercent un métier de classe moyenne et donc favorisent et valorisent
spontanément des formes culturelles moyennes sont – et à quelles conditions et par rapport à qui
– de bons intermédiaires culturels ? 30 »
La bibliothèque ne remplit pas son rôle, mais les bibliothécaires non plus. Faudrait-il, alors, non
seulement changer les bibliothèques, mais aussi changer les bibliothécaires 31 ?
L’amour du public
Pour terminer cette intervention, qui n’a pas épargné les croyances collectives ni la doxa
professionnelle des bibliothécaires, je dois faire un retour sur un point que je n’ai pas encore
26
Ibid.
Le manuel de formation de base, Le métier de bibliothécaire, publié par l’ABF, reprend à son compte
ce constat dès son édition de 1988 : « Pendant longtemps, on a cru que la simple ouverture de
bibliothèques suffirait à gagner de nouveaux lecteurs, que la gratuité du livre en assurerait la
démocratisation, et qu’ainsi viendraient progressivement à la lecture des individus et des couches socilaes
qui auparavant ne lisaient pas. A l’usage, il n’en est rien (…). Les travaux de J.C. Passeron, ceux de J.F.
Barbier-Bouvet et de M. Poulain sont là pour rappeler que par ses techniques d’offre comme par ses
contenus offerts, la bibliothèque correspond surtout aux attentes et aux pratiques culturelles des classes
moyennes. »
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Le seul exemple contraire que je connaisse est récent : lors du colloque organisé pour les 25 ans de la
BPI, les 23 et 24 octobre 2002, Patrick Bazin, directeur de la BM de Lyon, déclarait : si les bibliothèques
doivent « faire leur maximum pour réduire la fracture sociale, ce n’est pas la pierre angulaire de leur
activité », insistant sur le fait que desservir l’ensemble de la population, c’est aussi desservir les actifs et
les classes moyennes.
29
« La lecture publique entre discours et pratiques, Esprit, mars-avril 1991.
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Avant-propos de Jean-Marie Privat et Yves Reuter, Lectures et médiations culturelles, op. cit.
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Le discours sur les bibliothécaires n’est pas unanimement critique : par exemple, Michèle Petit valorise
leur rôle de médiateurs : « « Le professionnel, c’est celui qui légitimera un désir de lire mal assuré. Et
celui ou celle qui pourra faire passer à autre chose, qui sera dans une position clé pour que l’usager ne
reste pas coincé entre quelques titres passe-partout préselectionnés. Pour déplacer cette vieille ligne de
partage qui a longtemps réservé aux nantis le droit à la différenciation, à l’intériorité, à la singularité,
tandis que les loisirs des pauvres étaient traités “à la grosse”, sur un mode homogénéisant, à des fins
d’édification. » Michèle Petit, De la bibliothèque au droit de cité, BPI, 1997.
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évoqué : l’amour que les bibliothécaires portent à leurs publics, à leurs usagers – qu’ils
répugnent toujours à appeler « clients ». Malgré le désenchantement dont je parlais tout à
l’heure, les bibliothécaires continuent à être attachés à leurs usagers et à le dire.
« Parce que moi, je dis très souvent à des lecteurs comme ça, je leur dis : “si vous ne trouvez
pas vous revenez au bureau”. Parce que là je déculpabilise les lecteurs, je les mets à l’aise
“surtout revenez”, tout ça, du genre “on vous aime, vous pouvez revenir”. »
Et cette jeune femme, qui retrace son entrée dans la carrière : « Et puis, ça m’a donné envie,
parce que je crois que j’aime beaucoup le contact avec les gens. J’aime bien les gens. J’aime
beaucoup les enfants et puis, on aime les livres. On aime les personnes… Le plus chouette, c'est
de faire le mélange des deux, de se secouer un peu et puis de se retrouver bibliothécaire.32 »
Le paradoxe est ainsi, si l’on m’autorise cette pirouette finale, que cette profession (les
bibliothécaires) cherche depuis un siècle à se professionnaliser. Et que tout un pan du groupe
professionnel, aujourd’hui, ne trouve plus comme légitimation que l’amour du livre et l’amour
des lecteurs.
Singulière déperdition de sens : le registre messianique de l’éducation populaire, le registre
politique de la démocratisation se sont aujourd’hui atrophiés en un discours coupable et aimant.
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Cité dans Anne-Marie Bertrand, Bibliothécaires en Ile-de-France : autoportrait d’un groupe
professionnel, ABF, 1998 (Les Cahiers du GIF).
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