Philippe Besson - art

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Philippe Besson - art
Philippe Besson - En l'absence des hommes
J'avais seize ans. C'était la guerre avec ses morts sur les fronts, dans les villes,
Dans les campagnes. Combien d'innocents ont été soufflés d'un coup pour rien ?
Je suis élève au Lycée Louis-Le-Grand, sur le boulevard Saint-Michel
Je ne sais pas ce qu'est la guerre. On dit de moi : cet enfant est superbe,
Il a une peau de fille... En fait, ils se trompent, j'ai seize ans et je suis un vrai garçon.
J'échappe à la guerre car je suis trop jeune, alors que mes ainés,
Ceux qui se moquaient de moi, n'y échappent pas, ils sont absents,
Je reste là entouré de femmes. Nous sommes en 1914.
De ce début de siècle, ma mère disait voir Dieu dans toute sa miséricorde
Nous assurer le bonheur à tous. Elle s'est trompée, ce fut une catastrophe.
Mon père est vieux et dit n'importe quoi. Je ne sais pourquoi ils m'ont fait.
Que peut dire un garçon de seize ans à un homme de quarante-cinq ?
Alors, on ne se dit rien, mais vous, vous m'observez. Pourquoi,
Que ressentez-vous à me voir ?
Vous me regardez comme si j'étais un animal. Je suis impressionné, car
Vous êtes un homme renommé, et moi je ne suis rien.
Je n'ai pas de conversation, je ne saurais quoi vous dire, pas même bonjour,
Rien ne sort de ma bouche, pas même une politesse. Malgré ce comportement
Peu engageant, vous persistez à me regarder, vous le faites discrètement,
Je vous en suis reconnaissant. Je devrais être flatté par ce regard, je pense :
C'est la peau d'une fille que vous regardez. Vous me faites pensé
À ce film de Visconti où l'on voit un homme sur le point de mourir tomber follement
Amoureux d'un adolescent, et ça se passe à Venise, je crois. Ne vous fâchez pas,
Les associations me jouent parfois des tours dont je ne suis pas toujours le maître.
Je me replie dans ma coquille comme un escargot sur une poêle à frire,
J'évite votre entêtement à vouloir me maîtriser avec votre regard...
Mes seize ans m'appartiennent. Je vais sur le balcon, vous m'y rejoignez
Et toujours discrètement, vous me demandez comment je m'appelle.
Je vous réponds pour la première fois et vous me dites :
C'est un joli prénom.
Je vous regarde en face, tout le monde vous connait, je vous connais aussi.
Vous me donnez le vôtre de prénom alors que je le savais par coeur. Cet échange
Me rapproche de vous, sans que je le veuille vraiment. Quelque chose d'intime
Tout à coup s'est immiscé là, à ce moment-là, à cet instant précis.
À quoi tient cette transformation dans mon esprit, dans mon corps ?
Vous n'êtes plus le même homme que tout à l'heure, vous êtes mon semblable,
Comment avez-vous procédé, l'avez-vous fait exprès ? Bien sûr que oui,
Vous l'avez fait exprès. Vous commencez à parler, à dire des banalités,
Mais des banalités intéressantes sur un ton que j'aime :
Cet été est si beau, on en oublie la guerre avec ce merveilleux soleil ...
Vous pensez comme moi, vous voulez l'oublier aussi
Et cela vous inquiète un peu... Je me sens à nouveau très près de vous.
Pour m'abattre complètement, vous prononcez mon prénom, ça me plait
Et ça, vous le savez. J'aime la façon dont vous le dites.
Qu'allez-vous faire maintenant ? J'ai seize ans et vous savez qui je suis.
Pour me séduire, vous parlez et dévoilez ainsi une part de vous et cela me déçoit un peu,
Je vous avais imaginé autrement, vous étiez à mes yeux un idéal pour plus tard,
Un idéal pour quand je serai vieux. Mais à ce moment-là, vous êtes devenu à mes yeux
Un homme comme les autres, avec ses faiblesses surtout, tristement !
Cette nudité subite m'a surpris, peut-être même m'a-t-elle touché,
Mais tout cela, vous l'avez fait exprès, j'en ai la conviction.
Du balcon où nous sommes, nous passons à l'intérieur, l'assistance nous regarde
Et s'imagine je ne sais quoi nous concernant, et puis de toute façon ça m'est égal,
Ils n'ont qu'à penser ce qu'ils veulent, nous ne faisons rien de mal.
La gêne s'installe partout dans la pièce à en devenir étouffante, maintenant
La situation est claire, tout le monde attend la suite de cette intrigue et de voir la force de
Votre pouvoir sur mon adolescence. Ce sont mes seize ans qui font le clou de la soirée,
Ça les excite de savoir si vous m'aurez dans votre lit tout à l'heure ou bien plus tard,
Quant au jamais, ils n'y pensent pas un instant, évidemment, et je les comprends.
Rien ne peut vous déstabiliser, cette situation vous amuse, vous fait bomber le torse,
Elle vous flatte. Je ne sais que penser.
Pour vous, une telle rencontre, peut-elle être authentique ?
Vos sentiments dont vos livres nous disent tout,
Peuvent-ils encore s'émouvoir et pourquoi devant un jeune homme comme moi ?
Voilà quel est le fond de ma pensée à ce moment-là où, conscient d'être
Le centre du monde, je reste dans un silence calamiteux, car je ne suis rien,
Rien à côté de vous, et ce silence, cette pensée me désespère, m'anéantit.
Les mondanités ne sont pas faites pour moi, je les déteste autant que vous les appréciez.
Curieusement, je sens ce silence nous installer dans l'intimité, vous me regardez,
Vous me saisissez du regard, tout le monde l'a vu, ce regard nous dévoile,
Je me sens nu et déjà votre amant, vous êtes joyeux, et moi j'éprouve un trouble si fort
Qu'il me faut impérativement trouver un siège pour ne pas m'évanouir.
Nous sortons, dehors il fait doux, je me laisse aller, notre silence m'enflamme.
Vous désirez me voir, ailleurs, alors vous me remettez votre carte de visite,
Y est inscrite votre adresse personnelle où j'ai hâte d'y être avec vous, seuls.
Je ne suis plus un enfant. Certes, ma peau fine n'est pas celle d'un homme
Mais je le suis malgré les apparences et je veux assumer mes désirs même si
Je n'ai aucune expérience, mon seul souhait est de ne pas vous décevoir.
Seize ans est un âge où l'on veut tout essayer, où on ne s'interdit rien.
Dites-moi, s'il vous plait, qu'avez-vous vu, qu'avez-vous aimé en moi ?
Dites-le-moi, rassurez-moi.
Tout le monde le sait, le sent, le voit, en me tendant votre adresse,
Vous me tendiez un piège, mais ce piège, cher monsieur, je l'accepte avec joie.
Donnez-moi le jour et l'heure, mon impatience est au bord d'un gouffre
Et je crains que vous m'abandonniez, de grâce ayez pitié de moi, j'ai à peine seize ans.
Du regard je vous assure ne pas être innocent, j'aimerai avoir votre consentement.
La différence d'âge ne fait rien à l'affaire, je me veux, je me sens si proche de vous,
Et si j'ai suscité votre désir sans le vouloir, vous, vous avez éveillé en moi
Un besoin de protection inouï. Seul le hasard avait le pouvoir de cette rencontre,
Voilà chose faite... Avec vous, j'entre, confiant, dans la cour des grands.
On s'est rencontré dans un salon,
À l'évidence vous le fréquentiez pour m'y rencontrer,
Et cette recherche dure depuis votre adolescence, m'avez-vous dit délicieusement.
Vous êtes flatteur avec moi comme vous l'avez été surement avec
Bien d'autres garçons avant moi. Vous sachant être un mondain,
Oh cher ami, je garde la tête sur mes épaules, je vous regarde avec plaisir,
Maladroit parfois, beau toujours. Devant moi, vous êtes planté là à me sourire,
À vouloir me plaire alors que déjà votre magie a opéré sur ma personne
Par sa force dissuasive, je vous suivrais là où vous voudrez, je suis comme vous,
Un aventurier et malgré mes seize ans, mon nom à particule,
Mes vêtements de snobs, j'accepte d'entrer dans cette comédie humaine
En homme libre, et veux le rester tout au long de ma vie, libre toujours...
On a parlé ensemble et je vous ai dit des choses secrètes que l'on ne dit à personne,
Monsieur, à vous je me suis dévoilé, mis nu dès le premier instant, je me suis senti
À la fois et votre serviteur et votre semblable.
Je vous ai observé évoluant dans ces endroits faits pour vous, fait par vous
Selon vos propres critères de ce que doit être un monde parfait.
En réalité vous cherchez à vous rassurer en vous étourdissant de la compagnie
Des gens bien riches comme l'a fait jadis la maman à Duras
De l'autre côté du Pacifique, et comme l'a fait aussi elle-même
Avec tous ces amants de la haute société, du spectacle et de la littérature.
Et pour être reçu partout, vous avez délibérément actionné votre intelligence
La plus maîtrisée, avec ténacité vous avez gravi, échelle après échelle, toute
La bêtise de ce monde, évitant les pièges toujours prompts à vous faire tomber
De ce pied d'estale où vous êtes maintenant inscrit à tout jamais.
Votre façon d'agir pour arriver à vos fins vous honore, lorsqu'on sait d'où
Vous veniez, des parents que vous aviez à supporter,
Je sais tant de choses de votre enfance, vos confidences, soyez-en assuré,
Je les garderai en mon coeur toujours secrets, je n'en parlerai jamais à personne,
Sauf, avec votre autorisation, un peu plus tard, après votre mort,
Dans mes mémoires probablement. Nous évoluons dans un monde irréel,
Superficiel, mais je sais, vous et moi, en ferons ensemble,
Quelque chose de grand, de grandiose assurément.
Irons-nous jusqu'à mettre sous terre cet univers après en avoir fait le tour ?
Quoi qu'il en soit, nous resterons dandy jusqu'au dernier moment, je ne veux
Ni ne peux imaginer notre vie autrement, que pourrions-nous être d'autres ?
J'aimerai vous servir de secrétaire, rester toujours auprès de vous,
Voir évoluer l'oeuvre, toujours sur le qui-vive, mais toujours élégamment,
Vous ne pouvez faire autrement, c'est votre marque de fabrique.
Vous voyez en ma jeunesse celle que vous n'avez plus, certes,
Seulement j'en devine une autre en vous inscrite à tout jamais
Dans votre façon d'aborder la dernière ligne droite avec maestria, et puis aussi,
Vous voyez en moi celui que vous fûtes avant de me connaître...
Si j'ose vous dévoiler les sentiments que votre seule présence révolutionne en moi,
Je voudrais préciser combien avec vous j'aimerai connaître cette chose
Que tout adolescent rêve de vivre, ne serait-ce qu'un court instant,
Lui permettant enfin de passer de l'enfance à l'âge adulte et vos écrits,
Cher monsieur Proust, ont attisé en mon corps peu expérimenté des feux, des désirs
Dont vos mots percutants, dissuasifs, donnent un goût assez amer
Pour vouloir en gouter toute la saveur entre vos bras. Non, je n'ai pas honte
D'éprouver ce même sentiment amoureux que vous me montrez, vous,
Sans pudeur aucune, à me regarder avec ces yeux langoureux d'un poète sachant
Parfaitement ce qu'il veut et aussi, qu'il aura sa proie au moment où il le décidera.
Vous avez mille fois raison de faire abstraction de la guerre, elle ne produit
Que tragédies et horreurs, elle nous affole tous deux,
Mais nous laisse libre encore de respirer ici, dans cette salle de bal
Où nous venons de nous rencontrer et où malgré mon très jeune âge,
Vous daignez m'accorder votre désir comme si j'étais une donzelle ou
Un de vos nombreux amants. Oui, amusons-nous, il est bien temps, je veux être
Votre Rimbaud, et vous, soyez vous-même. Je vous vois écrire sur un bout de papier
Quelques mots pour moi, je le sais, je n'ai aucun doute sur son destinataire,
Et d'une manière théâtrale, vous demandez à un laquais de me le porter...
Je n'ai jamais su pourquoi vous ne me l'avez pas donné de main propre.
Ainsi vont les actes des artistes de votre trempe, ils nous dépassent
Et nous enchantent. Jamais je ne vous remercierai assez
De cette petite phrase gravée dans ma mémoire à tout jamais,
Ces mots je les sais par coeur : " Je vous espère, ce lundi à dix-huit heures ".
Et comment j'y serais, deux fois plutôt qu'une, je ne vous ferais pas attendre,
J'aurai même de l'avance, et lorsque je vous verrai venir, mon coeur battra
Plus qu'il ne faut et je vous demanderai alors de le calmer,
Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie.
Votre écriture comme un autographe tout à moi adressé personnellement
M'implique, et ma vie durant cette missive m'accompagnera
Et me rappellera qu'un jour je vous ai plu par mon corps mince, fragile, imberbe !
Pour moi, contrairement à vous, c'est une affaire nouvelle. Je n'ai jamais connu
Ce bonheur, je tiens à le saisir, et à mon tour " J'espère... " ne pas vous décevoir.
Si je suis pur encore, mon intellect vous a lu et donc je sais
Votre inclination pour des sensations autrement plus fortes, plus atypiques
Que celles pouvant venir d'un pauvre jouvenceau en quête d'expérience.
Toutefois, avec moi, vous restez élégant, c'est le mot qui me vient pour définir
Ce moment privilégié, fruit du hasard, bénit soit-il.
Comment ne pas être fiers de vous avoir croisé dans ce salon et inspiré
De l'intérêt sur ma personne, et ce mot charmant, écrit de votre plume
Me donnant l'espoir, la certitude de vous revoir bientôt, alors, comprenez-moi,
J'en suis tout ému d'avance, imaginant mes pas franchir la porte de chez vous,
La porte vous voyant entrer et sortir tous les jours, et dont vous m'assurez
L'accueil si je le désire. Et comment pourrait-il en être autrement,
Devrais-je un instant hésiter à vous revoir, à parler ensemble
Comme nous l'avons fait lors de cette réception mondaine bienheureuse,
Et puis ce moment où nous sommes allés sur le balcon et où vous avez été
Si gentil, si vous-même avec moi, cette marque de confiance de votre part,
Je la garde au fond du coeur. Je vous laisse imaginer le bonheur
D'un jeune homme face à son Maître, face à ce Dieu admiré de tous,
Et très modestement, très humblement de moi, votre serviteur.
Lorsque je me regarde aujourd'hui dans la glace, j'ai l'impression
D'être un personnage, d'exister dans votre esprit et probablement voyez-vous en moi,
En nous deux, quelque chose d'intéressant à tirer, peut-être pas tout de suite,
Mais un peu plus tard, lorsque nous aurons fait plus ample connaissance.
J'ai tout dit à mon père de cette rencontre et vous ne pouvez imaginer
Combien il fut content, d'autant qu'il lit régulièrement vos articles paraissant
Au Figaro puisqu'il est abonné à ce journal et le reçoit tous les jours.
Il est fiers de voir son propre fils en aussi bonne compagnie,
Et si je devine vaguement vos penchants, lui n'y voit que du feu et c'est
Tant mieux, je ne veux aucunement avoir à discuter de ces choses-là avec lui,
Je vous les réserve, dans le cas où vous me le demanderiez, bien sûr.
Mon père ayant divulgé la nouvelle un peu partout autour de lui,
Déjà dans notre maison on jase sur ce qui m'arrive. Cela ne me touche pas trop,
Mais j'aurai dû garder en secret ce qui dans le fond relève de mon intimité,
Pour ne rien vous cacher, je suis un peu chagriné. Ma mère est fine mouche,
Elle me regarde du coin de l'oeil comme pour me dire sa réprobation,
Me prévenir de ce qui pourrait m'arriver, mais son regard n'insiste pas trop
Devant mon indifférence. Alors, elle se tait, ne dit rien,
Ne me regarde plus de cette façon dont j'ai toujours eu horreur, ce regard
Vous rendant coupable, presque fou, alors que vous n'avez rien fait de mal.
J'aurai dû me taire et garder ce bonheur en moi, dans une boîte bien fermée
Pour l'ouvrir enfin quant à nouveau nous nous reverrons,
J'espère seulement ne pas vous décevoir, vous voir changer d'avis, je doute de moi
Par peur de vous ennuyer avec mes conversations d'adolescent et si je reste conscient
D'avoir quelques attraits pour un homme comme vous,
Il n'en reste pas moins que j'ai peur de vous lasser.

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