Contre la trahison de « l`esprit du Net »

Transcription

Contre la trahison de « l`esprit du Net »
Contre la trahison de « l’esprit du Net »
Hackers et autres pirates du Web
Entretien avec Rodolphe Durand*
Le mouvement des Anonymous, qui a défrayé la chronique en relayant l’initiative de Julian
Assange et de Wikileaks, exprime l’une des cultures les plus caractéristiques de la Toile.
Attachés à la liberté d’expression, technophiles, ces internautes anonymes font valoir une
vision du Net comme bien public et ils n’hésitent pas à franchir les bornes de la légalité au
nom de cette vision.
Vous vous êtes intéressé au monde des hackers, ces « pirates du Web » dont les pratiques et
les codes ne sont pas sans évoquer leurs prédécesseurs des mers du sud. Sous quel pavillon
croisent-ils ?
L’espace public qui se déploie sur Internet a ses caractéristiques propres, à la fois en
termes de médias, d’acteurs, et de débats. Pour les médias, ceux qui sont apparus (blogs,
réseaux, forums, pure players de la presse en ligne) sont à la fois plus souples, plus
dynamiques, et moins structurés.
Parmi les nouveaux acteurs qui animent cet espace public 2.0, on note l’apparition des
« hackers » (dont nous avait parlé Tim Jordan dans votre dossier sur les nouveaux
militants, ndlr), qui ne sont pas tant des délinquants du Net que les porteurs d’un
discours de contestation. J’ai montré dans L’Organisation pirate qu’on peut analyser
leurs pratiques sociales à l’aune de la sociologie des organisations, en repérant la façon
dont ils codifient leurs valeurs et dont ils inscrivent leur comportement dans des codes
de conduite, dans une forme d’organisation collective.
Avec d’autres, ces hackers ont soulevé des débats spécifiques, qui structurent
aujourd’hui une partie des polémiques autour d’Internet. La plus importante est leur
défense de ce qui appartient à tous : le code envisagé comme un langage, et non comme
un texte qui relèverait du droit d’auteur ou du copyright. À quoi s’opposent d’autres
acteurs, économiques pour la plupart, qui insistent sur la nécessité de protéger le code
au nom de la défense de l’innovation. C’est un débat très ancien, dont on peut trouver les
premières formes dans une lettre de Bill Gates aux « hobbyistes », datée du 3 février
1976. L’argumentation du fondateur de Microsoft porte sur la pénurie de logiciels, due à
la difficulté de rémunérer leur création – à l’époque ! On connaît la suite, et le succès
mondial d’une entreprise ayant appris à protéger sa production. Mais le retour des
logiciels libres (type Linux) et l’essor d’Internet ont remis à l’honneur l’idée du partage :
les hackers disent qu’ils peuvent apporter de l’innovation avec des standards ouverts,
par opposition aux standards fermés développés par les entreprises comme Microsoft.
Cette contestation peut se radicaliser jusqu’à prendre la forme d’attaques, de « raids »
menés contre des acteurs qui auraient abusé de leur pouvoir économique ou trahi
l’esprit du Net. D’un point de vue strictement légal, ces pratiques s’apparentent à la
cybercriminalité : un rapport récent de l’OCDE en évalue les effets à 100 milliards de
dollars. Mais pour les hackers il s’agit d’autre chose : ils considèrent leur action comme
légitime.
Comment ce débat spécifique sur les codes s’articule-t-il à un discours politique de portée
plus générale ?
Rodolphe Durand est professeur à HEC. Il a notamment publié L’Organisation pirate (Le Bord de l’eau,
2010).
*
Les causes qu’ils défendent se formulent le plus souvent en termes à la fois précis et
généraux, à portée universelle, et elles sont conçues comme fondamentalement
politiques. Récemment, ils se sont attaqués à des États, et par ailleurs leurs attaques ne
portent pas sur n’importe quelles entreprises. Ils s’attachent à dénoncer les crimes
économiques commis par des firmes qui utilisent des données personnelles, qui violent
la vie privée, qui abusent de leur position… On est d’emblée ici sur des principes qui
appartiennent aux droits fondamentaux. Et sur ce point, les hackers ou les
communautés les plus averties apparaissent comme des révélateurs des principes
démocratiques.
Sur certaines questions très sensibles aujourd’hui, comme la liberté d’expression ou la
vie privée, dont les problèmes se jouent essentiellement en ligne, ils jouent un rôle
important dans l’élaboration de débats ou de positions politiques, que ne jouent guère
les partis traditionnels.
Ce qui est intéressant, c’est la mobilité des frontières et des rôles : Google, qui s’était
notoirement plié aux injonctions des autorités chinoises et apparaissait à certains
hackers comme l’incarnation même de la collusion entre les abus du pouvoir politique et
ceux du pouvoir économique, a joué en Égypte un rôle différent, qu’on pourrait assimiler
à celui des corsaires jadis : un rôle de pirate, en partie illégal, mais associé à un pouvoir
politique (en l’occurrence les États-Unis).
Leurs pratiques permettent de faire bouger les lignes, de faire apparaître les débats, de
bousculer les institutions et les pouvoirs en place. Permettent-elles d’institutionnaliser le
changement ?
Certaines organisations militantes ont incontestablement pris une dimension nouvelle
en jouant la carte des réseaux ; je pense par exemple aux écologistes dans les années
1980, à Act Up. Mais en revanche, je ne crois guère que les blogs ou les débats de la
démocratie participative soient des phénomènes suffisants pour instituer une nouvelle
pensée, ou pour se substituer aux formes traditionnelles (presse, représentation). Ce ne
sont que de nouveaux instruments, qui enrichissent nos pratiques et nos réflexions.
Cela étant les réseaux amènent aussi de nouvelles façons de construire le discours, et
c’est un phénomène majeur : depuis Foucault, on sait à quel point l’organisation du
savoir influe sur celle du pouvoir. On peut repérer deux traits structurants.
Le premier est la constitution d’une bibliothèque de connaissances, de références, la
diffusion plus aisée et plus rapide d’une culture qui organise différemment la publicité
de l’information.
Le second est la possibilité renforcée de rentrer en rapport avec des contradicteurs
éventuels. Les actions sont commentées, les groupes sont fracturés, on note une
ouverture plus grande de l’espace public par rapport aux événements portés par le Net.
Mais cette vitalité des débats ne concerne-t-elle pas qu’une communauté d’initiés ?
Non, car si on observe bien une dynamique de resserrement communautaire et que par
ailleurs l’évolution des moteurs de recherche va vers une forme de personnalisation (le
moteur connaît les goûts de l’utilisateur et le dirige vers son univers de référence), on ne
peut méconnaître l’autre dynamique, celle des échanges et des mouvements centripètes
qui portent les débats vers l’extérieur, vers la place publique.
Cette « publicité » me semble au total l’emporter, et c’est quelque chose de très
importants du point de vue de la démocratie. Car elle va de pair avec ce que les
anglophones nomment accountability, c’est-à-dire une capacité et une obligation de
rendre des comptes, d’assumer publiquement la responsabilité de ses actions.
Propos recueillis par Richard Robert