l`insolence du dominé

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l`insolence du dominé
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l’insolence du dominé
quand la bande dessinée parle d’art...
l’insolence du dominé
par Thierry Groensteen
L’art fait rire.
En tout cas, il fait rire les dessinateurs humoristes, qui sont des professionnels de la dérision [1].
Au XIXe siècle, alors qu’à Paris les peintres agréés par l’Académie des Beaux-Arts exposaient chaque
année au Salon – les artistes indépendants étant eux, sous Napoléon III, regroupés dans le Salon dit «
des refusés » –, la moquerie de la peinture par les dessinateurs de presse était devenue une véritable
institution.
Quand Bosc, dans un strip vertical publié en 1964 dans Paris Match, s’attaque à l’Angélus de Millet, il
transforme le sens d’une image unique en la débordant vers l’amont et vers l’aval. Symbole de la
piété et du recueillement, la scène des deux agriculteurs en prière change de nature : elle ne
constitue qu’une courte pause au milieu de leurs incessantes disputes [6].
Est-ce ce précédent qui l’a inspiré ? En tout cas, ce procédé a été repris et systématisé depuis par
Sylvain Coissard, avec la complicité de plusieurs dessinateurs, dans les 2 volumes de ses (Vraies)
Histoires de l’art (éd. Palette, 2012 et 2014,) qui ont été un gros succès de librairie. Chacun des
tableaux cités est intégré à un strip de trois cases, qui éclaire la situation sous un jour nouveau.
Cette fois l’image souche est systématiquement placée en position terminale. Il s’agit de suggérer,
sur le mode de l’anecdote causale, « comment on est arrivé là ». La Tour de Babel, de Breughel, a
pu être construite parce qu’on a graissé la patte au maire. La mère de Whistler a vieilli devant sa
télévision en regardant son feuilleton préféré. Si Tommaso Inghirami, dans son portrait peint par
Raphaël, est atteint de strabisme, c’est parce qu’une mouche est venu le distraire de son travail. Les
femmes nues du Déjeuner sur l’herbe de Manet viennent de perdre au strip poker, et ainsi de suite.
Le titre, Histoires de l’art au pluriel, est en soi un détournement : non plus l’histoire de l’évolution des
formes artistiques, mais un art qui raconte des histoires.
Je dois ces références au dessin de presse anglais à Brigitte Friand, qui me précise : « Ce cerf du
Glen traîne partout et a été repris sous toutes ses formes et dans diverses variantes un nombre
incalculable de fois. »
L’animation d’une scène statique, à la manière de Bosc ou de Coissard, est l’un des procédés
qu’affectionnent les auteurs de bande dessinée, et nous aurons l’occasion d’en rencontrer d’autres
modalités. Un autre procédé lui aussi récurrent est l’hybridation entre des figures caricaturales issues
de l’industrie du divertissement et des scènes ou compositions classiques ayant un statut d’icônes.
Donald Duck jouit en Allemagne d’une popularité qui ne le cède en rien à celle de la Joconde. Rien
d’étonnant si les peintres du groupe parodique InterDuck, qui revisite depuis 1982 toute l’histoire
mondiale de l’art, se soient plu à les fusionner.
Dans un geste analogue, l’animateur canadien Bruce Simpson a revisité le Déjeuner sur l’herbe de
Manet en remplaçant les quatre figures représentées par le peintre par Betty Boop, Popeye, Olive et
Koko le clown (personnages d’Otto Messmer et des frères Fleisher).
Le « Jocond » de Philippe Geluck est un bel exemple d’hybridation. En donnant à Mona Lisa le
visage de son célèbre Chat, le dessinateur belge signe une « parodie double, exerçant ses effets
dans les deux sens et sur les deux parties : Mona Lisa est rendue ridicule parce qu’une tête
outrageusement caricaturale s’est substituée à la sienne ; mais la prétention du Chat posant à la
façon de la Joconde et affectant de rivaliser avec elle n’est pas moins risible, de sorte que les deux
sont moqués indissociablement [10] ».
En réponse à l’art moderne
Si les dessinateurs ont exercé leur causticité et leur ironie sur des « cibles » empruntées à toutes les
périodes de l’histoire de l’art, il est indéniable que l’aventure des avant-gardes et de l’art moderne a
tout particulièrement excité leur verve, offrant à l’exercice de l’humour une matière privilégiée.
Quand ils se moquent des impasses ou des errements supposés de l’art moderne, les humoristes se
font les porte-paroles des réactions d’incompréhension, de perplexité, de rejet, de colère, de
scandale que les avant-gardes ont soulevées dans l’opinion. On peut même parler d’un sentiment
de juste retour des choses : l’art moderne se moque de nous, nous ne nous priverons pas de nous
moquer de lui !
On peut sans aucun doute dénoncer nombre de présentations caricaturales de l’art moderne ou
contemporain comme poujadistes, déplorer qu’elles ne fassent, somme toute, que refléter et
renforcer les préjugés d’un public peu averti. On peut aussi voir dans certaines postures iconoclastes
l’expression du point de vue d’un art « dominé » (dans l’ordre des hiérarchies symboliques) adressant
un pied de nez à l’art officiel.
Les choses sont pourtant plus ambivalentes qu’on ne pourrait le croire. Par la fréquence de leurs
citations, de leurs détournements, les dessinateurs humoristes ont sans aucun doute contribué à
rendre populaires certaines œuvres, certains artistes. Ils ont une part de responsabilité dans le fait
que les montres molles de Dali, les sculptures trouées de Moore, les drippings de Pollock ont acquis
un statut emblématique et se sont ancrés dans l’imaginaire collectif.
Mais la notoriété de ces trois productions peut elle-même être questionnée. On peut penser que si
elles ont été aussi souvent citées par les dessinateurs, celles-là de préférence à d’autres, ce n’est pas
tout à fait sans raison : ne peuvent-elles pas incarner, symboliquement, une certaine inanité prêtée à
l’art contemporain ? Les montres amollies accuseraient un défaut de substance, les trous dans les
sculptures de Moore seraient l’image même du vide, et les drippings la meilleure figuration de
l’informe.
Par ailleurs, comme on le verra, cartoons et bandes dessinées n’ont pas toujours flatté les réactions
instinctives du public, ils les ont aussi quelquefois raillées et ont trouvé dans la représentation de
spectateurs incrédules, ignorants des choses de l’art, frappés de stupidité dans les deux sens du
terme, l’inspiration de quelques-uns de leurs meilleurs gags.
En terre américaine, tout a vraiment commencé avec l’exposition de l’Armory Show, présentée à
New York du 17 février au 15 mars 1913 dans une caserne d’infanterie, puis à Chicago et Boston.
Cette manifestation de grande ampleur, qui réunissait quelque 1400 œuvres, présentait, pour la
première fois aux Etats-Unis, les avancées de l’art européen : impressionnisme, post-impressionnisme,
fauvisme, cubisme, sans oublier les sculptures (Rodin, Brancusi, Picasso, entre autres). Le clou en était
le Nu descendant un escalier (seconde version) de Marcel Duchamp, toile d’inspiration cubiste,
avec un corps fracturé, déshumanisé, et une palette proche du monochrome, qui, en rupture avec
les représentations traditionnelles du nu et avec les attentes que suscitait son titre, suscita le scandale
et l’hilarité des uns, l’admiration des autres. Un critique titra son article : « Explosion dans une
briqueterie ». La toile trouvera un acheteur, de même que les trois autres tableaux présentés de
Duchamp. Un dessin humoristique, dans l’esprit des Salons caricaturaux, rebaptisa la toile « The Rude
descending a staircase » ‒ Rude (brut, vulgaire) à la place de Nude.
« Un enfant de six ans pourrait le faire ! », tel est précisément le titre choisi par la Tate Gallery de
Londres, pour une exposition présentée en 1973 ayant pour titre Cartoons about Modern Art (A Child
of six could do it !). Le catalogue offre un riche échantillon de dessins d’humour raillant les
propositions de l’art moderne. Par exemple ce cartoon d’August Roeseler paru le 2 décembre 1898
dans les Fliegende Blätter : « PEINES ACCRUES. Décision de justice : “Je recommande que le criminel,
pour rendre sa peine plus sévère, doive vivre avec des peintures modernes accrochées dans sa
cellule” ». (Le dessin montre deux prisonniers partageant la même cellule, boulets aux pieds, avec
des tableaux derrière eux.)
Pour toutes ces raisons, on ne compte plus les couvertures d’albums ou de revues de bande
dessinée qui font signe vers des œuvres comptant parmi les plus populaires, les plus reconnaissables,
de l’histoire de l’art. Deux exemples : Gilbert Shelton recyclant, en 2008, la « Liberté guidant le
peuple » de Delacroix pour annoncer un récit dans lequel les Fabulous Furry Freak Brothers
participent à une manifestation hippie contre la guerre nucléaire, et un fumetti italien, de la série
Dylan Dog éditée par Sergio Bonelli, où le dessinateur Angelo Stano s’approprie le « Cri » de Munch
(1999) [16].
Le dessinateur contemporain qui a, plus qu’aucun autre, institutionnalisé l’usage de la citation
intericonique est certainement Patrick McDonnell, l’auteur de Mutts, ce strip poétique et inventif,
publié depuis 1994, sur l’amitié entre un chien et un chat, Earl et Mooch.
Pour nombre de newspaper strips, la vignette titre de la page du dimanche constitue ce que l’on
appelle un « throwaway panel » parce que les journaux peuvent choisir de ne pas la passer, en
fonction de la place qu’ils veulent bien accorder aux comics. En général, cette vignette est
immuable, répétée d’épisode en épisode. Patrick McDonnell, lui, choisit de la renouveler chaque
dimanche, et il s’en sert pour rendre hommage à toutes les images qu’il a absorbées au cours des
années et gardées en mémoire : tableaux, bandes dessinées, posters, couvertures de disques,
illustrations de magazines, livres pour enfants, publicité, sans distinction ni hiérarchie.
Je vous en propose un petit échantillon. Tout d’abord trois peintures ayant acquis, au sein de
l’histoire de l’art américain, le statut d’icônes : le portrait de la mère de l’artiste, par James Whistler,
dont le titre officiel est « Arrangement en gris et noir » (1871), « American Gothic », de Grant Wood
(1930) et « Nighthawks », d’Edward Hopper (1942). Ces trois tableaux comptent parmi les plus
parodiés dans la culture populaire américaine, mais McDonnell, lui, n’a aucune intention moqueuse.
Il se contente de remplacer les figures humaines par ses propres personnages. Son strip se laisse ainsi
contaminer par le grand art, il dialogue avec lui, attestant de l’érosion des frontières entre la pop
culture et les arts réputés majeurs. Mc Donnell cite également Vermeer, ou Matisse, ou une peinture
de Andy Warhol qui elle-même célébrait un héros des funnies, j’ai nommé Popeye ; et il détourne
aussi bien la célèbre pochette d’un disque de Jimi Hendrix, la légendaire couverture d’Action
Comics No.1, qui vit naître Superman, ou une non moins fameuse couverture de Robert Crumb.
Son appropriation de Mondrian, dans le strip du 12 mai 2013, est sans doute la plus intéressante. Ce
n’est pas ici la vignette titre, c’est le strip tout entier qui coïncide avec un arrangement de surfaces
colorées quadrangulaires à la manière du peintre néerlandais, chaque surface coïncidant avec une
vignette. Earl et Mooch entreprennent une visite guidée de ce strip nouveau genre, dont ils trouvent
le design « intéressant ». Le titre, « Panel discussion » a un double sens, signifiant à la fois table ronde
et discussion sur la vignette, le panel.
Pour terminer cette première conférence, je voudrais revenir sur le processus que j’ai appelé tout à
l’heure « animation d’une scène statique ». Face à des images autosuffisantes comme le sont les
tableaux, la bande dessinée se plaît tout particulièrement à les engager dans un processus
d’animation, de métamorphose. « Les dessinateurs cherchent très souvent à réduire cette fracture
[entre la case « citante » instable et la case « citée » inanimée]. Comme s’ils voulaient venir à bout
d’une icône qui résiste… », écrivions-nous naguère, Thierry Smolderen et moi-même, dans un article
intitulé « Tableaux vivants ».
Cela peut prendre une forme iconoclaste et brève, qui consiste à crever la toile. L’image du
personnage dont la tête vient percer la surface d’une toile et surgit de l’autre côté est un topos
visuel dont la BD offre maints exemples. Souvent la toile représentait déjà un portrait, et il s’agit donc
de remplacer un visage inanimé par un visage vivant, expressif, parlant. Pour rester en compagnie
d’artistes déjà cités, en voici un exemple chez Ernie Bushmiller, le « père » de Nancy, et un autre dans
le Prince Riri de Vandersteen. L’occurrence la plus fameuse est bien entendu l’image du Secret de la
Licorne où Haddock, en conclusion d’une séquence de douze pages au cours desquelles il a fait
revivre son ancêtre, coiffé de son chapeau, son sabre d’abordage à la main, refaisant ses gestes,
revivant les épreuves qu’il a traversées, pousse l’identification jusqu’à percer le portrait de ce
glorieux aïeul et y substituer son propre visage !
L’autre forme canonique de l’animation d’une image consiste à y pénétrer par quelque
enchantement et, à la manière dont Walt et Squeezix exploraient le monde reconfiguré par les yeux
d’un peintre moderne, se projeter dans l’univers suggéré pour lui donner pleine consistance.
Le cas le plus connu est ici celui du Fantôme espagnol de Willy Vandersteen. Bob, Bobette et
Lambique contemplaient les « Noces villageoises » de Breughel ; comme pour punir Lambique de ses
propos dépréciatifs, un gamin représenté au premier plan de la toile lui envoyait son écuelle de
pape au riz à la figure, faisant ainsi voler en éclat le fossé conventionnel entre l’animé et l’inanimé, la
représentation en deux dimensions et la « réalité ». Peu après, les trois héros pénétreront à leur tour
dans le tableau et se retrouveront en plein XVIe siècle, où leurs aventures se poursuivront pendant 69
semaines. Le tableau de Breughel constituait véritablement le seuil de l’aventure, véritable fenêtre
ouvrant sur autre espace-temps.
De même, Edouard, le héros d’un récit de Pichard et Andrevon, passant devant une reproduction
du « Bain turc » d’Ingres, se fait apostropher par les voluptueuses courtisanes et pénètre, un pied
après l’autre, dans l’image [17]. Ce sera le début de son périple à travers toute l’œuvre picturale du
maître de Montauban. (On notera que ses odalisques fument et disposent d’un poste de télévision.)
J’ai récemment, dans une étude sur Krazy Kat, étudié les formes spécifiques que ce processus
d’animation a pris dans le chef-d’œuvre d’Herriman, et je me permettrai ici d’y renvoyer [18].
Herriman œuvrait à une époque où, nous l’avons observé d’abondance aujourd’hui, la bande
dessinée entretenait presque toujours, à l’instar du dessin de presse, un rapport critique et railleur aux
manifestations contemporaines de l’art. Krazy Kat échappe à ce tropisme, d’abord parce que le
petit théâtre qu’il propose est atemporel, ensuite parce que Herriman se sert du détour par l’art pour
interroger, sur le mode réflexif, les moyens propres de la bande dessinée.
Nous verrons dans les deux prochaines séances de ce cycle que bande dessinée et monde de l’art
ont finalement cessé de se regarder avec suspicion, pour se rapprocher et se féconder
mutuellement.
Thierry Groensteen
Notes
[1] En certains de ses développements, cette conférence reprend, mais avec quantité
d’exemples nouveaux, des passages de mon essai Parodies : la bande dessinée au second
degré, Skira Flammarion, 2010.
[2] Voir Thierry Chabanne, Les Salons caricaturaux, « Dossier du musée d’Orsay » No.41, Paris, RMN,
1990.
[3] Cf. L’Illustration, 1847.
[4] Thierry Chabanne, Les Salons caricaturaux, op. cit., p. 31.
[5] Et c’est à dessein que, dans ce premier volet de notre étude, bande dessinée et dessin
d’humour seront traités de façon indifférenciée, comme deux expressions d’une même posture
vis-à-vis de l’art.
[6] Cf. mon commentaire dans Bande dessinée et narration, PUF, 2012, p. 26.
[7] Voir le recueil Traits d’humour sur toiles de maîtres (Denoël, 1990).
[8] L’œuvre existe en deux versions : la première date de 1919 ; la deuxième de 1930.
[9] Pour citer Michel Thévoz dans Mona Lisa : un certain sourire. Anthologie d’une obsession,
Université de Lausanne, 1992, p. 8.
[10] Thierry Groensteen, Parodies : la bande dessinée au second degré, op.cit., p. 15.
[11] Thierry Groensteen et Thierry Smolderen, « Tableaux vivants », Les Cahiers de la bande
dessinée, No.68, mars-avril 1986, pp. 91-97.
[12] Comicana Books, Wilton, Connecticut, 1988. Cf. en particulier les pages 205-206.
[13] Ce cartoon figure dans le volume sur Le Monde de l’art (une sélection de dessins par Robert
Mankoff, Maxima, Paris, 2006), qui fait partie de la série des recueils thématiques de dessins parus
dans le New Yorker.
[14] liaudetlithographies.blogspot.fr
[15] Cf. mon article « Blotch face à ses dess(e)ins », publié en ligne sur NeuvièmeArt2.0. URL
:http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article821
[16] J’emprunte ces deux exemples à la récente étude de Luis Gasca et Asier Mensuro, La Pintura
en El Comic, Madrid : Cátedra, “Signo e Imagen”, 2014.
[17] Cf. Pichard et Andrevon, Edouard – La Réserve, éd. du Square, 1978.
[18] « Le Kat entre l’art et la vie », en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt2.0, dossier Herriman.
URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article744

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