Pourquoi protéger les espèces ?

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Pourquoi protéger les espèces ?
Pourquoi protéger les espèces ?
Philippe LHERMINIER
Château du Fontenil 61300 L'Aigle France.
[email protected]
"Il est sûr que Dieu fait plus de cas d'un homme que d'un lion ;
cependant je ne sais si l'on peut assurer que Dieu préfère un seul homme
à toute l'espèce des lions" (Leibniz, Théodicée § 118)
Introduction
La biodiversité est acclamée de façon unanime comme une valeur incontestable et la
sauvegarde des espèces saluée comme une mission hautement louable. La protection des
espèces fait le fond et le coût des programmes les plus ambitieux de notre nouvelle
civilisation écologiste et leur trafic est le second chiffre mondial après celui de la drogue.
Cependant l'analyse attentive d'une profusion d'arguments lancés pêle-mêle déçoit : l'espèce
vaut parce qu'elle est utile ou inutile, abondante ou rare, connue ou inconnue, antique ou
récente, ressemblante ou différente de l'homme, etc. Conclure qu'il faut tout préserver, c'est
bien, dire pourquoi, serait mieux. A leur affront les protecteurs de la faune et de la flore en
peine de se justifier se réfugient derrière une évidence hâtive que nous allons questionner avec
insistance.
On peut aimer son poisson rouge comme on aime une bière, et s'il meurt ce n'est qu'un
individu de moins dans une foule, un objet qu'on rachète le lendemain. Mais si je mange le
dernier poisson d'une espèce, il me semble qu'avec la chair "autre chose" a disparu, comme si
en plus de la forme, des aptitudes et de la vie fugitive de chaque être vivant, existait une
réalité plus forte qui outrepasse les individus, immuable du moins sur une longue durée, et qui
survit dans chaque espèce ou se perd avec elle, et cette perte nous frustre. Entité détachable du
moins en pensée, l'Idée archétype est selon Platon le paradigme éternel de toutes les espèces ;
selon Aristote la substance est aussi cette réalité permanente qui réside au fond de tous les
êtres d'une même espèce. De telles images conviennent et confèrent sa première valeur à
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l'espèce. Le permanent vaut mieux que l'inconstant sera l'argument vénérable qui nous suivra
jusqu'à la conclusion,.
Cependant il est trop général. D'abord il s'applique en dehors du monde vivant. Ensuite
dans toutes les espèces on se ressemble, on s'apparie et on fait des enfants, toutes existent
donc au même titre : l'homme n'est pas « plus » une espèce que n'importe quel moucheron.
Différentes sont les valeurs de l'avoir mais égales les valeurs de l'être : toutes les espèces se
valent donc. Pourtant, sous prétexte qu'ils ont parfaitement réussi les "poumons de mer",
comme les appelle Platon, sont-ils nos égaux ? Il conviendrait sans doute de hiérarchiser les
êtres vivants selon des appréciations subjectives et anthropomorphes, dressant une échelle de
valeurs d'autant plus suspecte qu'elle place d'office l'homme au sommet. Et d'ailleurs
primitives ou évoluées, dans un monde où tout est bon, les aptitudes singulières ou les organes
étranges de telle bestiole valent bien les meilleures réussites du cerveau humain.
1 Plus un individu est utile, plus son espèce a de valeur
Un cheval travaille, un mouton produit de la laine et de la viande : bien sûr, ce n'est
pas son espèce que l'on tond ou mange. « L'espèce cheval est utile » signifie « tous les
chevaux pris individuellement sont utiles ». La distinction individu/espèce est parfois subtile.
Mon chat dort sur mon lit : individu ; le chat sauvage dort sur des branches : espèce. Personne
n'a envie d'un chat sauvage dans sa chambre. Quand le Protagoras de Platon déclare l'homme
mesure de toutes choses désigne-t-il chaque homme pris en particulier (le vote individuel) ou
l'homme en général (les droits de l'homme) ?
Notre intérêt pour les individus sature nos échelles de valeurs. On tue pour se nourrir
et on extermine comme indésirables des millions d'animaux, les lois sur le bien-être animal,
les débats sur la chasse à courre, la tauromachie et les abattoirs, ne visent pas des espèces
nullement menacées, mais bien les individus. Les amis des bêtes, les végétariens, défendent
les individus, l'utile et l'agréable sont des valeurs qui qualifient l'individu. La pensée de
l'espèce vient plus tard, lorsque la sensibilité plus mûre se tourne vers tel papillon ou telle
fleurette dont l'espèce est menacée par le tracé d'une route, suscitant comités de défense et
arrêtés de sauvegarde. L'utilité réelle ou supposée des individus, dans la nature ou pour nous,
est la première ébauche de défense des espèces.
Une façon de mettre tout le monde d'accord serait d'en référer à l'utilité naturelle. Si
l'on parvenait à savoir à quoi chacune sert, alors on pourrait évaluer toutes les espèces. On
montrerait par exemple que les espèces menacées, étant les moins adaptées aux conditions
actuelles et locales et aussi les moins abondantes, sont donc les moins utiles, condamnées par
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l'histoire. Puisque leur rareté réduit mécaniquement leur impact écologique, elles jouent donc
le moindre rôle dans leur biocénose : pourquoi les sauver ? Malheur au vaincu. L'espèce
cheval a une valeur mais l'espèce zèbre est sans valeur puisque aucun zèbre n'est utile.
Cependant clamer la survie du plus fort et du plus rentable scandalise l'ami des bêtes, et pire
même, l'utilitarisme est un scandale pour la pensée, le plus bas degré de la valeur, tout juste
bon pour l'homme prédateur qui ne désire que tirer profit des animaux et des plantes. Il faut
un niveau de conscience inhabituel pour que le chasseur-cueilleur ou le pasteur ou
l'agriculteur ou même l'industriel pharmaceutique chercheur de molécules, porte intérêt envers
des animaux ou des plantes inutiles.
2 Plus un individu est agréable, plus son espèce a de valeur
« Echangerait un chien à 100 000€ contre deux chats à 50 000€ »
L'agréable, comme l'utile, s'attache à l'individu et non pas directement à l'espèce.
L'amour envers les animaux de compagnie est une sensualité ou une sentimentalité envers
l'individu. L'odeur d'une fleur, le passage d'un oiseau sont goûtés aussitôt perçus, directement
et par chacun, le ravissement à voir téter un agneau ou le frisson à voir cavaler une araignée,
éveillent une émotion sensible mais non pas un intérêt pour la pensée de l'espèce. La valeur
d'agrément dépend de la taille, la force, la beauté, le comportement des individus, si bien que
le plaisir ne dépasse pas la vie sensible du sujet, sans atteindre sa vie intellectuelle ni son
intérêt pour un au-delà de l'objet. Demandons pourquoi sont protégées certaines araignées
venimeuses et non les bébés phoque, pourquoi le chat sauvage tellement hargneux et non pas
le chat domestique ?
3 Valeur intellectuelle : mieux une espèce est connue, plus elle a de valeur
Au zoo (inspiré de Quine) :
- (montrant du doigt) "Papa, c'est quoi ça ?
- (lisant l'étiquette) C'est un Oryctolagus cuniculus (lapin)
- Papa, c'est quoi un Oryctolagus cuniculus ?
- (montrant du doigt) Et bien c'est ça."
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Le désir d'espèce se distingue de l'intérêt porté à l'individu utile et agréable. L'espèce
plait pour son antiquité et sa permanence indéfinie, l'abondance ou la rareté, la répartition, la
complexité des cycles de reproduction, les énigmes évolutives, les équilibres écologiques. Ces
valeurs ne se voient pas chez l'individu. Analyse-t-on une trace d'ADN, classe-t-on les
captures dans une forêt ? Cet ADN est celui d'une espèce, et l'écologie débute par l'inventaire
des espèces. La réussite d'une espèce n'a rien à voir avec la fragilité de ses individus : quoi de
plus facile à écraser qu'un moustique et quelle ténacité de l'espèce à résister à des générations
d'insecticides.
La première valeur intellectuelle, c'est le nom. Depuis Adam le naturaliste tire de
l'anonymat et désigne chacune des formes vivantes par « son nom » en hapax, et parce qu'une
espèce est reconnue, nous pensons qu'elle a part à l'absolu – c'est l'argument platonicien.
La longévité ou l'ancienneté d'une espèce est-elle une valeur ? L'espèce étant ce qui
dure par opposition à l'individu qui se perd, la plus durable serait donc la plus valeureuse. Par
exemple des mollusques sont restés inchangés durant des millions d'années. Doit-on juger
plus vénérables les espèces les plus anciennes, affublées du titre douteux de fossiles vivants,
ou plus séduisantes les plus récentes ou innovantes ? L'abondance et l'expansion géographique
sont aussi des indices de réussite, ainsi le chat domestique qui pullule vaudrait-il mieux que
les autres félidés (lions, lynx, guépards, etc.) tous menacés ? On réplique que la prolifération
n'est pas une valeur, car ce n'est pas le nombre qui fait l'espèce mais la relation, et la relation
ne dépend ni de l'effectif ni la réussite. En résumé, ni le temps ni l'espace ne sont des valeurs
de l'espèce.
Les individus trop sensuels fixent nos pensées sur les formes et les couleurs, sur la
prouesse et le spectacle. Il faut descendre vers les êtres les plus vils pour mieux percevoir
l'espèce, vers les obscurs qui sont là pour nous détacher de ces apprêts et faire ressortir la vie
cachée de l'espèce. La valeur intellectuelle réside souvent dans le dépouillement à l'égard du
sensible, l'économie des moyens matériels : la bactérie qui a le moins de gènes a une valeur
fascinante puisqu'elle évoque une sorte de degré zéro de la vie. Du coup l'échelle des espèces
est mise à mal. Les espèces dites « supérieures » ne sont pas plus des espèces que d'autres
« inférieures » : la reconnaissance mutuelle des hyphes de deux champignons filamenteux est
aussi spécifique que la cour sexuelle exubérante des oiseaux de paradis.
L'activité opiniâtre du naturaliste peut seule connaître donc évaluer les différences
entre les espèces. L'attention portée aux espèces ajoute une activité créatrice, une adhésion
intime, met en œuvre ma volonté consciente, c'est alors que chaque espèce s'enrichit d'une
valeur plus féconde. L'espèce conserve aujourd'hui son pouvoir de séduction et de curiosité
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jusque dans les domaines les plus avancés de la science. Ainsi le séquençage de l'ADN trouve
son application la plus massive et prestigieuse dans l'identification automatisée des espèces
par code-barre à ADN.
Plusieurs avis de défense, pourtant très argumentés, ne résistent pas à l'analyse.
Sauver la biodiversité. On ne parle plus guère d'espèces « nuisibles » car désormais il est de
bon ton de les proclamer toutes « utiles », pièces uniques de tel écosystème dans lequel
chacune joue un « rôle », occupe une « fonction » irremplaçable, et dont la perte trouble
l'identité et appauvrit la perfection du meilleur des mondes. Finalisme, anthropomorphisme, et
optimisme conservateur de l'ordre l'emportent. Certes, sans telle espèce l'équilibre écologique
serait autre, mais qui nous dit qu'un nouvel ordre vaudrait moins ? Notons qu'aucune espèce
vivant à une époque pas si lointaine n'a survécu de nos jours, ni qu'aucune actuelle n'existait
alors, ce qui relativise leur utilité. Nous avons noté aussi que les espèces protégées parce que
rares, parce que rares jouent le moindre rôle. La question de la valeur se réduit à ceci : les
espèces valent comme éléments de la biodiversité et la biodiversité vaut comme totalité des
espèces ; mais puisqu'il n'est rien dans la biodiversité qui ne soit dans les espèces, quelle est la
valeur ajoutée par cette tautologie ronflante ?
Bonnes à tous les services les espèces garantissent non seulement la stabilité, mais
aussi sont les acteurs de l'évolution – valeur s'il en est. La tautologie est presque la même :
l'espèce vaut comme pièce de l'évolution, et il n'est rien dans l'évolution qui ne soit dans la
suite des espèces. En résumé ni la stabilité ni le progrès évolutif, pourtant de mieux en mieux
connus, ne parviennent à définir une valeur générale a priori qui à son tour ferait le lit de
Procuste où chaque espèce trouverait sa juste place.
Les espèces éteintes n'étaient donc pas indispensables, étaient-elles agréables ?
Nostalgie, mystère du passé, férocité des brutes primitives, mâchoires cauchemardesques des
dinosaures : c'est la mythologie des temps héroïques. Curiosité, savoir de l'évolution,
reconstitution des lignées : chacune est un morceau de notre arbre généalogique.
L'archæoptéryx a connu l'ancêtre des oiseaux, le cœlacanthe a connu l'ancêtre des tétrapodes,
et cette familiarité avec nos secrets aïeux nous concerne : quelle espèce étions-nous - disons
nos aïeux - il y a cent millions d'années ?
La survie de l'espèce est passionnante. Pour se perpétuer le moindre ver éclate et se
vide de ses oeufs, le crapaud traverse les routes, le saumon remonte les cascades, et tous se
donnent à leur espèce jusqu'à l'épuisement mortel. L'émerveillement qui accompagne la
découverte d'une espèce nouvelle, surtout dans un milieu inattendu, lac glacé ou source
bouillante, ou celle d'un "fossile vivant", ou la possibilité d'une vie extraterrestre, tout comme
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le trouble à l'idée de créer une espèce nouvelle, témoignent d'un empressement envers
l'espèce. La valeur intellectuelle n'est évidemment ressentie que par nous, le monde des
dinosaures était sans valeur tant que personne n'était là pour le penser, et lorsque la presse
annonce la prise d'un cœlacanthe "vieux" de trois cents millions d'années, chacun comprend
qu'on ne désigne pas ce poisson mais son espèce.
Neuf espèces sur dix sont inconnues dit-on. Que valent-elles ? Si le savoir est une
valeur, elles ne valent donc rien puisqu'on ne peut rien en dire. Mais le principe de précaution
laisse au contraire une place au non-savoir : c'est précisément parce que nous ignorons leur
valeur que toutes les espèces doivent être sauvegardées. Nous verrons plus loin comment cette
idéologie l'emporte finalement sur tous les autres arguments.
L'Arche de Noë : à ressources fixes (techniques, financières, humaines, etc.) on ne
peut tout sauver, quelles espèces seront prioritaires ? Certains groupes tels les insectes
contiennent un nombre immense d'espèces parfois très semblables les unes aux autres. 3000
espèces de drosophiles ! On pourrait supposer que la perte de l'une d'elles serait moins grave
parce qu'elle passerait plus "inaperçue" que celle des tigres ou des échidnés. Raisonnement
incertain : chacune de ces drosophiles est une vraie espèce, avec son écologie et ses
adaptations, sa cour sexuelle et son isolement reproductif, peut-être aussi ancienne que le
tigre ; malgré leurs similitudes et leur parenté, elles ne sont ni équivalentes ni échangeables
entre elles car on ne peut subordonner la valeur d'une espèce à celle d'une autre - ni supprimer
une corde au piano.
4 Valeur esthétique : l'espèce est une œuvre d'art
Après la jouissance soudaine, après la curiosité intellectuelle, survient un nouvel
approfondissement, une nouvelle démarche du sujet qui se réjouit du sensible parce qu'il est
devenu intelligible, et qui pressent qu'à l'origine de ses satisfactions il existe dans l'espèce
comme une raison cachée, une secrète valeur non élucidée par la science. Le plaisir
nonchalant qui se borne à quelques animaux familiers méconnaît la richesse inépuisable du
monde vivant ; à son tour l'objectivité distante du savant affaiblit l'émotion sensible car la
biochimie, les diagrammes et les pourcentages, troublent le charme de l'espèce. Dans
l'esthétisme ces deux domaines de valeurs, le plaisir sensuel et la pensée réfléchie, se
combinent et retravaillent les satisfactions précédentes, s'unissent pour mieux pénétrer la
nature, pour discerner et savourer ce pouvoir admirable qui permet aux êtres de vivre en
harmonie. La ruse de la proie ou du chasseur, les calculs de la sélection, les trouvailles de
l'évolution, les techniques du piège, l'art des cours sexuelles, deviennent plus attrayants et
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donc mieux compris – par exemple dans les films documentaires. Merveille de la Création ou
aveugle réussite de l'évolution : chacun trouve naturel que des moucherons soient ordonnés en
espèces, selon les ressemblances, les rythmes reproductifs, les accouplements, qu'il identifie
sans hésitation ni honte comme évidemment semblables aux nôtres.
L'universalité de l'espèce procure une satisfaction qui va au-delà de la science. Une
valeur nouvelle affleure avec la diversité goûtée pour elle-même. Aimer les espèces est chic.
"Le changement est à propos, afin qu'il y ait plus d'espèces ou formes de perfection, quand
même elles seraient égales en degré." "la nature est également parfaite mais variablement",
écrit Leibniz dans un lettre du 3 avril 1716 à Bourguet. Le désir d'espèce apparaît avant le
savoir des espèces. Un jardin botanique, une animalerie, un aquarium de salon, satisfont un
désir d'espèce. Que paye l'acheteur d'une espèce longuement choisie ? Dans une société avide
de nouveauté, l'originalité à posséder la plus rare ou incongrue voire dangereuse ou
répugnante, ébauche une identification du moi avec les traits de certaine espèce.
La valeur esthétique est désintéressée vis à vis de l'utile et de l'agréable, mais aussi
envers le savoir scientifique. Paradoxes, la notion d'espèce sur laquelle il y aurait tant à dire
est supposée connue de tous, et le savoir objectif joue un rôle formel, souvent formulé a
posteriori comme un hommage pour « faire plus sérieux ». Le défenseur militant ne se fatigue
pas à connaître, ou bien il exhibe un discours militant, un argument tronqué, un docte
bavardage, un océan de généralités inoffensives sur l'évolution et l'utilité l'écologie, qui noient
le sujet. Mais au fond peu importe car la valeur esthétique ignore l'objet, elle est non
cognitive, c'est un acte libre qui se dispense de raisons objectives.
La valeur esthétique s'écarte de la sensibilité attachée aux individus, pour éprouver la
valeur du tout. L'espèce mérite d'être pensée et aimée comme un tout A côté d'une beauté ou
d'un savoir qui adhèrent en priorité à chaque spécimen, une autre beauté goûte le tout de
l'espèce, savoure non seulement la forme particulière de chacune d'elles, mais aussi la
présence de la forme universelle commune à toutes les espèces, qui confère son ordre naturel
à toute vie, et ouvre au naturaliste l'accès à l'inventaire total. Car l'espèce comprend tout, aussi
bien les ancêtres morts que les enfants à naître, qui évoquent des origines mystérieuses et des
futurs possibles. L'harmonie du tout est supérieure à la somme des parties et l'espèce plus
qu'une somme d'individus car, dans un tout, les relations prennent sens. C'est pourquoi nous
pensons obscurément qu'un tout est quelque chose, surtout s'il a reçu un nom.
L'espèce, toute espèce, est belle parce qu'elle organise la variété. Toute organisation
parle à l'esprit scientifique qui veut la comprendre et c'est pourquoi on peut décrire,
sélectionner, modifier, manipuler une espèce; mais ces opérations ne sont jamais belles car
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elles renvoient à une idée extérieure, par exemple l'idée d'une machine. Pour l'esthète au
contraire, les espèces ne signifient qu'elles-mêmes car c'est le propre du beau de se suffire et
de ne pas renvoyer à quelque autre chose. Ce que nous appelions plus haut la valeur utile
apparaît désormais le comble de l'inutile : chaque espèce est inutile et son existence est sans
but ni profit. Depuis la Genèse (multipliez-vous…) jusqu'au darwinisme, la valeur d'un être
vivant a toujours été celle d'un étalon borné à sa bestiale répétition. Epuisé par l'effort, parfois
sacrifié, le parent ne connaît pas toujours ses enfants, ni même son partenaire : pourquoi
autant de perfection pour perpétuer ce qui toujours doit mourir ? C'est précisément dans cette
tension sans fin que réside la séduction de l'espèce. L'espèce se perpétue pour elle-même
c'est-à-dire pour rien ; et pour cette raison nous la jugeons belle, car les seules choses que
l'homme admire pour rien, c'est l’œuvre d'art et les étoiles1. L'ordre de l'espèce (dans le mythe
de création autant que selon le savoir de l'évolution, j'insiste) est incommensurable avec nos
sens et notre savoir. Or cette démesure est une valeur qui séduit car l'homme aime se
représenter ce qui le dépasse. Et cette disposition de la pensée à s'appliquer vainement à une
recherche impuissante, comme l'inventaire des étoiles, s'appelle le sublime.
Chaque espèce est unique, souveraine et indéchiffrable ; elle est ce que jamais on ne
verra deux fois, son existence, sa présence ici et maintenant ne s'expliquent ni n'obéissent à
aucune loi, elle est le fait du prince, elle ne répond pas aux questions, elle est isolée envers les
autres, dont elle diffère toujours, sans concession aux déviants ni tolérance aux hybrides. Au
naturaliste chacune dicte ses formes, ses aptitudes, sans justification connue ni même
concevable, sans expérience possible. Une espèce se goûte comme un roman de Balzac ou un
opéra de Mozart. Les chercheurs qui étudient les vers intestinaux, les grands corbeaux ou les
sangsues, aiment leurs héros.
Ceci nous conduit à un aspect fascinant de l'espèce : la luxuriance. Le luxe combine
les valeurs économiques aux valeurs esthétiques. Le véritable luxe n'exige pas la richesse, sa
valeur est un superflu paresseux, libre et ostensible. Le luxe n'a pas de définition en biologie
et c'est dommage car la gratuité est une des valeurs les plus étonnantes de la vie des espèces :
pourquoi des organes ou des fonctions nouveaux alors que les anciens réussissent – pourquoi
un art moderne si l'ancien nous plait ? Nous aimons ce qui ne sert pas à la conservation,
l'inutile, le défit à l'adaptation et à l'économie bourgeoise. La profusion des fonctions de cour,
l'opulence des organes reproductifs, donnent son envoûtant mystère à l'idée d'espèce - excès
1
« Les étoiles on ne les désire pas, on se réjouit de leur splendeur. » Goethe.
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sexuels que le vendeur de papillons ou de fleurs sait bien faire payer aux amateurs, car la
générosité de la nature finit toujours par déchoir dans le mercantilisme.
L'espèce est divertissante. Le musée des espèces et l'écotourisme, les réserves et les
conservatoires, nous enchantent par le rappel de notre animalité et l'admiration pour ce qu'elle
a de bon. Le spectacle des espèces donne à penser et c'est en cela qu'il est intellectuel, sans
pourtant aller au fond de la réflexion donc laissant l'esprit dans le vague des attirances
troubles qui satisfont le dilettante amateur de curiosités.
Peut-on rire de l'espèce ? Le ridicule atteint d'abord le maniaque qui porte à ses
animaux ou plantes favoris un intérêt qui nous semble déplacé, tel l'avare pour sa cassette,
telle la passion d'herboriser partagée par les uns et persiflée par d'autres ; ensuite on rit de ces
espèces parce que les objets de cette manie sont rendus à leur tour risibles. Puisque celui qui
s'intéresse (un peu trop) à telle espèce est cocasse, puisque protéger des crapauds ou élever
des araignées est un égarement risible et une profanation des valeurs esthétiques, alors le
burlesque s'en prend à ces espèces. Après s'être moqué du collectionneur, le railleur
disqualifie l'espèce collectionnée, et se moque de tel triton comme il le ferait de vieilles
assiettes accrochées au mur. En forçant jusqu'à la caricature l'admiration et les éloges l'ironie
dénonce le relativisme et vilipende l'enthousiasme fade et inepte. Le sophisme et le persiflage
sont des moments de jouissance pour l'ironiste : doit-on aimer, sauver les poux, qui se
ressemblent, s'assemblent, s'apparient avec frénésie et garantissent à leurs petits les meilleurs
morceaux – comme nous le faisons nous-mêmes ? Insister sur la parenté ou la ressemblance
de l'animal à l'homme est malicieux.« Il ne lui manque que la parole » est le fin mot de
l'ironie, la phrase comique qui rend la valeur esthétique insoutenable. Lorsqu'il rit de l'espèce
l'esprit refuse la médiocrité et se débarrasse d'une image dérisoire qui lui semble indigne de la
noblesse de sa vocation, rire des espèces c'est refuser l'insignifiant.
5 Valeur morale : l'obligation morale s'étend au-delà de l'espèce humaine
Les valeurs morales dépassent l'agrément, l'utilité économique et la contemplation
intellectuelle et esthétique. Elles sont en rapport à notre volonté, à ce qui dépend de nous : que
peut-on, que doit-on faire des espèces ? Toute espèce a-t-elle le droit de subsister, même les
espèces inconnues et même si on ne sait pas ce qu'est une espèce ?
La sociobiologie met en formules les Maximes de La Rochefoucault qui fait de
l'entraide une sorte de transaction entre apparentés. Péniblement explicable dans l'espèce, une
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telle « morale » grossièrement finaliste devient carrément absurde2 entre espèces puisque la
réciprocité est impossible. D'ailleurs cette morale de l'intérêt nous ramène aux piètres valeurs
de l'utile : aidons ceux qui nous aident, et tant pis pour les autres.
La libéralité est une amitié entre inégaux. La dignité de l'homme méprise le calcul, sa
grandeur lui enjoint de donner sans recevoir - non plus prédateur mais protecteur. Que mérite
une espèce ? Rien. Et quelle est ma récompense ? Protéger pour rien est ma récompense : c'est
ça un geste moral, un mixte d'obligation, de solidarité et de compassion qui nous incline vers
les autres espèces. L'alpiniste premier de cordée se retourne et se penche vers ceux qui peinent
ou même renoncent, de même notre conscience répugne à délaisser ceux pour qui l'évolution
s'est arrêtée, ceux qui ne savent pas qu'ils sont des bêtes, ces enfants dont nous sommes les
adultes et qui ne grandiront jamais.
Plus profonde est l'inégalité, plus le libéral se valorise. Les missions de sauvegarde, les
comités de défense, exploitent le créneau du misérabilisme. Le mérite des sauveurs se
rehausse du contraste entre l'insignifiance de l'espèce défendue, la générosité de l'effort
consenti en devient d'autant plus méritoire en même temps qu'il donne à leur protégé un éclat
inattendu. D'ailleurs, la menace écartée, tout ceci se dévalue. La commisération
approximative envers les animaux reste au-dessous de la morale, elle n'a que la forme du
respect parce qu'au fond cet apitoiement marque la supériorité condescendante de notre
espèce sur les autres. Le beau geste qui les protège est aussi une satisfaction de soi.
C'est par analogie que nous étendons la relation morale aux autres espèces. Le sourire
du dauphin, la démarche de l'ours et les mimiques du chien nous amusent, les gentils koalas
séduisent plus que les vilains moustiques. Une empathie et un attendrissement spontanés
naissent d'une apparente similitude qui est donc une valeur. De même la parenté phylétique
étend notre solidarité à nos cousins évolutifs les grands singes, tels ces amateurs d'arbres
généalogiques éprouvant une brusque tendresse envers un parent au Nième degré dont ils
avaient jusqu'alors ignoré l'existence. Demandons plutôt : quelle solidarité envers ceux qui ne
nous ressemblent pas ?
Ce qui rend incertaine la fonction morale de l'analogie est justement qu'il existe aussi
un refus très vif de l'analogie allant jusqu'à l'opposition morale absolue de l'homme contre la
bête : les rapports du sentiment religieux aux espèces sont ambigus voire hostiles. On connaît
certes des religions et des sociétés qui respectent les animaux mais taxées d'animisme et de
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Les écologistes qui aident les crapauds à traverser les routes ne pensent pas sérieusement que les
crapauds les aideront à leur tour à traverser la rue lorsqu'ils seront devenus des petits vieux.
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polythéisme donc opposées au monothéisme, lui, souvent marqué du rejet dévalorisant envers
l'animal. On ne peut pas croire que Dieu aime les bêtes car il est trop lointain et trop lié à
l'homme pour que son éminence écoute la souffrance animale ni que sa complaisance
s'abaisse à sauver des espèces, fussent-elles réputées chef d'œuvre de sa Création. La citation
de Leibniz mise en tête ouvre la question.
On nomme sacrifice, sous l'hypocrite prétexte d'honorer les dieux, l'abattage rituel et
festif des animaux domestiques habituellement destinés à notre alimentation. Le choix des
espèces, cheval, mouton, obéit à des mythes compliqués et des rites précis qui dépassent notre
exposé. A vrai dire il ne s'agit pas d'immoler une espèce, le sacrifice au contraire rend
hommage à sa permanence et sa vitalité, puisque d'autres individus toujours renaissent dans
leur espèce. Il faudrait aussi parler des totems, des mythes étiologiques, des fables…
Quelles espèces ? L'égalité brutale et indistincte est insoutenable : accorder à toutes
les espèces la même valeur universelle, sans degré ni réserves, est un idéal noble mais hâtif,
une abstraction fragile qui menace d'indifférence. En face, l'échelle des espèces est élitiste. On
porte intérêt d'abord aux animaux familiers, puis de proche en proche la liste s'allonge :
grands singes, petits singes, mammifères, oiseaux, serpents, tortues, grenouilles… On descend
jusqu'à la Barrière de corail - cousin plutôt éloigné mais d'ailleurs très protégé - sans
rencontrer aucune limite à notre soin. Les pigeons et les rats parisiens se valent-ils ? Dupe ou
hypocrite la bonne conscience en cache une mauvaise qui privilégie son espèce de
prédilection sans raison et selon sa sensibilité. Il n'existe pas d'universalisme de l'espèce mais
un spécisme qui abandonne l'une pour sauver l'autre.
Nous aimons que les choses continuent, les êtres et les actes. La mort d'une espèce
n'est pas une mutilation, un changement ou une diminution de qualité, c'est une privation
d'être. La petite mort des individus, renouvelés par le temps cyclique, s'oppose à la grande
mort des espèces., détruites dans le temps linéaire. L'espèce ne vieillit pas, celle qui meurt
avait donc un potentiel évolutif qui évidemment se perd. Elle enfermait l'espoir de s'adapter,
se transformer, c'est pourquoi la spéciation n'est pas appelée une mort mais une naissance.
L'espèce qui meurt remontait, à travers des changements innombrables, jusqu'à l'origine de la
vie, et brutalement tout finit, en cet instant des millions de siècles d'évolution sont perdus.
Quel gâchis évolutif, et quelle injustice : pourquoi cette espèce ! ? Le protecteur des espèces
redoute sa propre mort. Il projette donc son anxiété vers la permanence des espèces qui
satisfait son désir d'éternel. Mais si à son tour une espèce menace de s'éteindre, alors c'est un
peu d'éternité qui tombe et l'angoisse renaît. Le transfert pour la défense d'une espèce
11
menacée justifie sa détresse mais détourne sa propre peur par un acte de courage envers plus
malheureux que lui.
Héroïsme et victimisation de l'espèce. Il n'est pas nécessaire de subir le martyre pour
accéder au mythe mais ça aide - Jeanne d'Arc serait moins intéressante si elle n'avait pas été
brûlée. La fragilité et le péril permanent, la menace qui pèse sur le futur de certaines espèces,
leur mise en danger par la violence des éléments, l'ignorance et la cupidité de l'homme, ne
sont pas des valeurs mais attirent l'attention sur les victimes, éveillent une sollicitude que nous
ressentons comme une valeur. Tourmentée, l'espèce gagne en dignité, le précaire devient
précieux. Tel triton des plus ordinaires menacé dans une mare qui se comble, fait la une de
l'actualité, et plus encore sacrifié par l'extension d'un parking ou d'un hypermarché. Pire que
mourir, laisser ou faire. Pour l'écologie il n'est pas bien ou mal de laisser mourir une espèce,
c'est interdit ! Toute espèce est sacrée.
Après les victimes la morale aime trouver des coupables. L'homme évidemment. Les
loups, tigres et ours, jadis prédateurs sont désormais victimes. Les acariens, les vers
intestinaux seront-ils sur la prochaine liste ? Sauver un virus, pourquoi pas ? La belle âme, le
Don Quichotte des espèces, en lutte contre les moulins à vent des industriels, promoteurs et
défricheurs, qui menacent les habitats, entre dans des conflits de valeurs qui reflètent les
courants écologiques rivaux, jusqu'à ceux qui réclament la disparition de l'homme.
L'humoriste raille les valeurs morales attachées à l'espèce comme l'ironiste raillait les
valeurs esthétiques. L'ironiste faisait rire en surévaluant la moindre espèce animale,
l'humoriste le fait en dévalorisant l'espèce humaine, en ridiculisant le projet moral, la piété et
le recueillement des sauveurs d'espèces – « les bêtes valent mieux que les gens », est une
sentence hautement comique. Rabaisser l'homme en le comparant à tels animaux est d'ailleurs
un ressort comique qui se perd dans la nuit des temps (le carnaval, Aristophane...) La nature
s'est bien moquée de nous : prédateur monstrueux, ravageur de la Planète, l'espèce humaine
est non seulement la plus mal douée, mais elle nuit aux autres. Au passage l'humour introduit
le péché : l'homme pèche contre les autres espèces, et pour se racheter doit se consacrer à leur
défense et leur bien-être. Sans doute ce jeu masque par l'irrision un réel pessimisme, car
l'affinité de l'homme aux animaux est un oubli de soi qui amuse un moment, mais qui
rencontre l'énigme du bestial et du mauvais. La communauté des espèces avec la nôtre a
quelque chose de désespérant si l'on songe que les hommes se reproduisent ni mieux ni plus
mal que les méduses ou les trilobites du Cambrien. En définitive l'argument moral, comme
l'esthétique, succombe au comique. Il faut l'abandonner et comprendre que le respect envers
les espèces appelle des valeurs au-delà d'une obligation morale.
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6 L'espèce est un idéal
Que reste-t-il au défenseur des espèces après qu'un à un tous les arguments précédents
ont été laborieusement réfutés ? L'homme est la seule espèce se connaissant comme étant une
espèce. A ce titre et d'après l'idée qu'il se fait de la sienne propre s'offrant comme valeur de
référence, l'idéaliste juge légitime de reconnaître aussi une valeur à toute espèce - non de
chaque ver de marée basse, mais de l'entité espèce, tellement semblable à la nôtre.
L'idéalisme désigne plutôt un mode de pensée individuel, tandis que le culturel renvoie
au collectif ; cependant l'un et l'autre ont en commun que tout jugement faisant référence à un
idéal est irréfutable puisqu'il n'exige pas qu'il lui corresponde aucun objet réel, mais plutôt
l'idée qu'on s'en fait. Concrètement le principe de précaution est de très loin l'argument
décisif. Il suffit d'affirmer « tout est bon sauf l'homme » qui pour se faire pardonner ses
méfaits doit protéger le Paradis mis à sa disposition par Dame Nature. Etant irréfutable l'idéal
est étranger à la science ; peu importe puisque le culturel est politiquement correct et que le
rêve de tout politicien est précisément d'être irréfutable. Donc ça marche. Les Japonais tuent
et mangent des baleines, les chasseurs canadiens assomment les bébés phoques, au nom de
leur culture, et leurs opposants militent avec l'énergie que l'on sait, eux-aussi à coups
d'arguments culturels. Il n'est donc pas étonnant que les déclarations unanimes des grands
programmes de sauvegarde, après des allusions maladroites aux arguments précédents,
concluent tous par la référence à la valeur culturelle. Comme si en définitive personne, pas
même les naturalistes, n'était capable de répondre objectivement à cette simple question :
pourquoi sauver une espèce, et que perd-on sinon ? Peut-être la question n'est-elle qu'un
exorcisme, un appel angoissé à l'avenir incertain de notre propre espèce, comme si la
protection des autres nous protégeait aussi. Chacun sent que la réponse culturelle est un refus
de répondre, qui le renvoie à sa propre réflexion.
Les rapports des grandes cultures et civilisation aux espèces animales et végétales sont
infiniment compliqués, et comme les débats entre créationnistes et darwiniens, sont plus
culturels que scientifiques. Que pense le monde Arabo-musulman de la protection des
espèces, qu'en pensent les Chinois, les Indiens et leurs transmigrations ? Selon l'usage la
culture nord-occidentale donne des leçons, oubliant qu'en 1960 à Toulouse, pour Noël, on
pouvait acheter en boucherie de la viande d'ours garanti tué en Andorre, et que du chien était
encore au menu des repas de fêtes en Allemagne dans les années 1950.
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Conclusion : le désir d'espèce.
Suivant Aristote l'idéalisme est une négation du réel au profit d'un idéal chimérique,
mais suivant Platon il est la conquête du réel par la puissance de l'idée. L'idéalisme actuel
affirme que la valeur de l'espèce ne réside pas dans l'objet mais émane dans la pensée. Donner
une valeur à l'espèce est le fait des consciences délicates et profondes dont les pensées se
redoublent d'un désir de valeur qui justement est une valeur, tandis que l'indifférence marque
un défaut de culture. Oublier le désir d'espèce serait atteindre une passivité où la chose même
s'évanouirait, les inventaires scientifiques, les élevages, le commerce ou la sauvegarde des
espèces, plus rien n'aurait de sens si l'espèce ne suscitait plus aucun désir. La pensée humaine
fonctionne par associations de perceptions sensibles : associations par ressemblance, par
contiguïté dans le temps et l'espace, et par continuité causale dans l'action. Et justement
l'espèce associe le plus fortement les formes vivantes, tous se ressemblant par quelque trait et
différant par d'autres, tous apparentés à divers degrés, et féconds dans les accouplements
légitimes. C'est en pensant à l'espèce que l'homme le plus ignorant analyse, compare et
ordonne, le monde vivant.
Mais je reviens vers les naturalistes : les naturalistes désirent des espèces. Le
picoplancton, les bactéries marines ou de la flore intestinale se prêtent mal aux descriptions et
plus mal encore aux cultures. Les étiquettes d'ADN r16S, CO1, entassées dans des banques in
silico désignent des UTO (Unités Taxonomiques Opérationnelles), qui ont exactement valeur
d'espèce. Les séquences de nucléotides des biochimistes valent noms d'espèces, la première
connue a fonction de type (par exemple tel échantillon des Sargasses), les dénombrements
d'UTO valent inventaires d'espèces. Quand le cladiste subdivise l'arbre des données par des
distances arbitraires ou quand il les rassemble selon des pourcentages de similarité, c'est
l'espèce qu'il a en tête.
Le désir d'unifier la science nous pousse à unifier aussi les réalités naturelles car
l'ordre est le plaisir de la raison, jusqu'à faire de l'espèce le mode de relations universel pour
tous les êtres vivants, de l'homme aux virus. L'espèce est ce qui paraît simple dans ce qui
paraît complexe – ce qu'on appelle la simplexité - l'idée qui guide et oriente la pensée du
naturaliste, c'est peut-être là sa plus grande valeur.
Résumé
La biodiversité est acclamée de façon unanime comme une valeur incontestable et la
sauvegarde des espèces saluée comme une mission louable. Interrogé, chacun y va de sa
réponse, mais définir la valeur de l'espèce s'avère bientôt une gageure. Nous proposons de
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classer en six rubriques les multiples arguments. 1 et 2 ) l'utile et l'agréable des animaux de
rente ou de compagnie, 3) valeur de savoir de la taxonomie, 4) valeur esthétique devant la
contemplation de la nature, 5) valeur morale de l'homme engagé et responsable, 6) valeur
idéale ou valeur culturelle évoquée par les grands programmes de protection. On constate
aussitôt qu'aucun de ces arguments ne résiste à la critique, ce qui affaiblit dramatiquement les
positions des défenseurs des espèces. Notre exposé est un appel envers les naturalistes au sens
le plus large du mot : que perd-on lorsqu'une espèce s'éteint ?
Summary
Biodiversity is universally acclaimed as an absolute value, and the species is admitted,
without hesitations, as its universal yardstick. When interrogated about the value of species to
protect, everybody has a different answer. A literature survey reveals that many of the
arguments are vague and incoherent. I have tried to classify the species into six groups. The
least valued are the pets and other domestic species. 1) useful species: this is the huntergatherer criterion; but what should be do with the useless species? 2) pleasant species: baby
seals and domestic cats are not protected, whereas the bad-tempered wild cat and some
poisonous spiders are; 3) taxonomic knowledge value: named species have been recognized
and as such, they are recognizable; but then, are unknown species worthless? The ecological
role is weak for rare species; hence, rarity is not a value, and neither is biodiversity because it
is the sum of species of unknown value. 4) aesthetic value: the humblest species is a beautiful
creation of nature and must be contemplated and protected as an art object, precisely because
it is useless. 5) moral value of the engaged, responsible man: to protect species is a duty, just
as it is for handicapped children, without us expecting anything in return. 6) ideal or cultural
value: great world programs of species protection refer to a nebulous and hence politically
correct ideal. All these arguments contradict each other massively: useful or useless, abundant
or rare, known or unknown, ancient or recent, similar to, or different from man, named or
real, etc. In addition, the scale of beings is crucial: protect great apes first, then lesser apes,
then mammals, vertebrates, and flowers. Why not save a virus? Faced with the great
confusion of naturalists, nobody can say why we must protect species, and what is lost when a
species becomes extinct.
Mots clés : espèce, biodiversité, valeur
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