Le Théâtre des divers cerveaux du monde de Tommaso Garzoni

Transcription

Le Théâtre des divers cerveaux du monde de Tommaso Garzoni
Le Théâtre des divers cerveaux du monde de Tommaso Garzoni, Paris, 1586
Copyright (c) 2009 by Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance
Si vous utilisez ce document pour la recherche, prière de référencer l'URL du document.
If you use this document for research, please reference this URL.
Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons "Paternité - Pas d'utilisation
commerciale - Pas de modification" .
This work is licensed under a Creative Commons "Attribution-Noncommercial-No Derivative
Works" 2.0 France License .
Première publication : 23 juillet 2009
Mise à jour : Jeudi 23 Juillet 2009
Garzoni, Tommaso (1549-1589)
LE
THEATRE DES
DIVERS CERVEAUX
DU MONDE.
AUQUEL TIENNENT PLACE,
selon leur degré, toutes les manieres d'esprits &
humeurs des hommes, tant louables que vicieuses,
deduites par discours doctes & agreables.
Traduict d'Italien, par G.C.D.T.
A PARIS,
Pour Felix le Mangnier, Libraire juré en l'Université de Paris, au Palais en la Gallerie allant à la Chancellerie.
M.D.LXXXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Jehan [unclear]
( Le Mangnier, Félix - Paris - 1586)
[1v]
EXTRAICT DU PRIVILEGE
du Roy.
LE Roy par ses Lettres patentes données à Paris le septiesme jour de Febvrier 1586. signé Yver[sic], est permis à Jean
Houzé Libraire à Paris d'Imprimer
ou faire Imprimer Le Theatre des divers Cerveaux, traduit d'Italien en François, Par
Gabriel Chapuis pendant le temps & terme de
neuf ans: Et deffenses à tous autres Libraires &
Imprimeurs d'en imprimer ny faire imprimer
vendre ny distribuer autre que ledict auroit
faict imprimer, pendant ledict temps de neuf ans,
sur peine de confiscation desdicts Livres & d'amande, arbitraire comme plus emplement est declaré en ses Lettres données à Paris le jour & an
que dessus.
[2]
A NOBLE ET TRES-VER
tueux, Pierre Habert
Conseiller du Roy, Secretaire de sa
Chambre, de ses Finances, & de la
Maison et Coronne de France: Bailly
de son Artillerie, & Garde du scel
d’icelle. &c.
MOnsieur, attendant chose plus digne
de vous, & accomplie de tous poincts
comme vous estes accomply de toutes
vertuz, j’ay osé, veu votre facilité & humanité si grande, vou[sic] acheminer ce Theatre des divers Cerveaux, procedé d’un gentil Cerveau Italien, & faict François, par
vostre accoustumé labeur, & diligence. Je
croy que vous aurez du plaisir, à remarquer
selon vostre grand jugement, quels sieges y
doivent tenir tant de nobles Esprits, & rares Cerveaux, qui embelissent la Court du
plus grand, magnanime & Religieux Prince
du monde, entre autres, ce Phoenix des bons
Cerveaux: cet exemplaire de toute vertu, &
A.ij.
[2v]
d’une miraculeuse memoire, vous le conois
sez sans que je le nomme, & un bon nombre
d’autres, lesquels par leur perfections, paroissent & eclairent entre une infinité d’hommes lettrez, comme le Soleil entre les autres
estoilles. Bref vous aurez du plaisir & contentement d’y assigner lieu propre & pecu-
lier, à un nombre infiny d’autres cerveaux,
de quelque humeur qu’ils soient menez en
ce miserable temps, où le vice ha prins tel
pied & racine, qu’il semble braver la vertu
& lui tenir le pied sur la gorge. O temps!
ô moeurs! Je prie Dieu de changer tellement
les bizarres cerveaux des hommes, qu’en fin
l’heresie face place à la religion, le vice à
la vertu, l’hypochrisie à la verité, la simulation à la sincerité, & les mauvais aux bons.
Passez donc icy le temps: & ce pendant je
prieray Dieu:
Monsieur, vous donnez en santé tresheureuse & longue vie. De l’Université ce
20. May. 1586.
Vostre tres-humble & tres-affectionné
serviteur, Gabriel Chappuys.
3
PREFACE,
LE THEATRE DE
l'Hauteur aux spectateurs.
NE trouvez chose merveilleuse, tresnobles spectateurs, de voir les merveilles
antiques estre susciteés[sic] de nostre
temps: comme si le siecle present,
differant de ceux là qui sont passez,
en la maniere que le fer rouillé dif
fere de l'or, requeroit choses moin
dres: ne vous esmerveillez dy-je,
voyant les Theatres, uniques exemples de la grandeur Romaine, se
former aujourd'huy, & se presenter devant voz yeux ornez & ceints
ou entournez des plus beaux ornemens, que les modernes ouvriers
ayent peu recueillir &. tirer des
A iij
PREFACE.
[3v]
anciens & vieils Architectes. Carbien que les forces des nepveuz
soient inegales à celles de noz ancestres, les esprits neantmoins des
modernes ne sont tels, qu'ils se lais
sent vaincre & surmonter d'eux: ains
par une singuliere grandeur d'enten
dement, ils aspirent aux choses mesmes, voire à plus grandes, comme
il est advenu, à nostre Ouvrier, lequel tres-debile de force & valeur,
a voulu neantmoins par une treshaute hardiesse & entreprinse essayer de bastir un Theatre, non toutesfois materiel, mais intellectuel,
pour plusieurs conditions (se remettant au jugement des autres)
ou egal ou superieur à ceux des anciens. Me voicy en prospective de
vant voz yeux: daignez voir les por
tes, les arcs, les sieges, & vous rendre
en tout & par tout diligens specta
PREFACE.
4
teurs de mon edifice, & vous verrez
la hauteur, la capacité & la grandeur
ou egaller ou surpasser celle de tous
les autres Theatres precedens. Je
me rejouy en moymesme, pource
que je me voy pouvoir contendre &
debatre en partie, avec celuy de
Marcellus basty à la Dorique, & à
l'Ionique ensemble avec ses triglif
fes, metopes, colonnes & bases de
singulier ornement, pource que
j'ay deux ordres d'artifice, quasi le
Dorique & l'Ionique aussi: l'un de
louange artificielle, l'autre de blasme, comme vous pouvez voir, &
j'ay pour bases & pour colonnes,
certains cerveaux & grands esprits
(ce qui me sert d'ornement particu
lier) ornez de mille bordures, & d'in
finies palmes & trophées. Je ne pense devoir ceder en capacité & grandeur à celuy d'Emilius Scaurus, veu
Theatre
de Marcellus.
Theatre
Scaurus
A iiij
PREFACE.
[4v]
qu'il ne comprenoit en son tour
& pour pris plus de septante mille personnes: & je tiens (si je ne
m'abuse) en mes tresamples & spa
cieux sieges, tous les hommes qui
sont au monde. Je pourrois, mais
je ne le veux, me preferer, sans autre chose, à celuy que le superbe
& victorieux Titus Quintus Flamminius bastit, avec l'ayde de soixante mille esclaves, veu qu'il est
tout certain & manifeste, qu'une
grande structure & edifice est plus
honorable, quand il est faict &
composé par une seule personne, que
par plusieurs congregees ensemble. Je pourrois aussi, si je voulois
me vanter & glorifier de quelque
concurrence à celuy de Pompee,
lequel, par une grande multitude
de Paintres, fut par le commandement de Neron, tout mis en
Theatre
de Flamminius.
Amphitheatre
de Pompée.
PREFACE.
5
or, en une seule nuit, afin de le
monstrer, le jour ensuivant, au
Roy des Armeniens: au lieu que
j'ay esté par un seul Paintre, en
peu de jours, sans modelle d'autre
devant luy, & basty & orné tout
ensemble, par l'estude indefatigable, & travail invincible de l'es
prit d'iceluy. Trouverez vous pas
que ce mien Architecte ait beaucoup faict, reprenant quasi comme un Antée nouveau, du bas de la
terre, où l'envie le tient enseve
ly, une courageuse force & vigueur, à ces entreprinses de Thea
tres, tant magnanimes & gene
reuses? a il pas introduit, comme au cheval Troyen, une si
grande quantité d'Heroz en
mes sieges, qu'il me fait reputer
à la seule apparence telle que
je demonstre exterieurement,
PREFACE.
[5v]
une tressuperbe machine? M'a il
pas faict au moyen de ces cerveaux pacifiques & tranquilles, en la
maniere du magnifique Temple de
la Paix, jadis edifié à Rome? m'a il
pas faict un Arsenal Pireen, par les
hardiz, braves & belliqueux? un
simulachre de Jupiter Olimpique,
par les Joviaux? un Temple de Minerve, par les sages? une Forteresse d'Athenes & de Sion, par les
vertueux? Un mur de Babylone,
par les stables & fermes? Un Licée
de Platon, au moyen des doctes &
sçavans? Une Tour de Phare, par
les accorts? Un Colosse Rhodian,
par les graves? Une Piramide du
Nil, par les subtils & aiguz? Un
temple de Diane Ephesienne, par
l'entrée des vertueux? Or quelle
grandeur me pouvoit il donner
plus grande? Les cercles, rondeurs,
PREFACE.
6
estudes, Obelisques antiques, les
Termes de Diocletian, la Machine d'Adrian, le Pantheon tant superbe, me feront quasi dire, qu'ils
n'ayent concurrence suffisante &
egalle à ceste mienne grandeur: &
n'estoit que ma gloire est fort dangereuse, à cause du mauvais peuple
qui a prins place aux plus bas sieges, entré par force au dedans, j'oserois dire, que quant au superbe bastiment, je suis un autre Olimpe,
soustenu non par la force & valeur,
ains du grand esprit au moins d'un
nouveau Atlas. Mais ceste tres vile
canaille me ruine, pource qu'elle
m'occupe indignement tant de sieges, & avec une si grande presomption & insolence, que d'un Theatre tres noble, je sembleray paravanture à quelqu'un faict & devenu une estable tres deshonneste, ou
PREFACE.
[6v]
une cuisine de personnes viles &
basses seulement. Les Vains me
feront sembler & paroistre une
vanité du monde: les inconstans
une legereté de jeunesse: les Curieux, une vraye curiosité exterieure: les delicats & dedaigneux
un mont de fiente fumeuse: les
passionnez un labyrinthe obscur & tenebreux: les ocieux, & pa
resseux me feront paroistre un
songe transitoire: les morts & insensez, une roche: les Goffez &
lourdauts, une pure gofferie: les
timides, & irresoluz, justement une
brouillerie: les debiles & lourds
une cabanne de paisan: les despourveuz de soin & memoire, une fausse imagination, les sots &
simples, une simplicité & bestise:
les diminuez, une cuve de celles
de Bergame: les vuides, un hospi
PREFACE.
[7]
tal de fols de Milan. J'ay peur que
les causeurs & languagers me fassent sembler une chaire de chansons & balivernes: les Pedantésques & Sophistiques, une escole
puerile: les Glorieux & Scavantereaux, une prospective de Paintres: les Glorieux & solennels, un
chasteau basty en l'air: j'ay peur
que les incivils me fassent sembler une maisonnette de paisan:
les ignorans, un pilier, qui ne se
mouve: les doubles & malicieux,
une de ces Galeaces Venetiennes,
de la flotte, quand elles deceurent
& abuserent la flotte ennemie:
les Bouffons, une scene de Come
diens: les Dissoluz, une table pour
gourmander & jouer: les immoderez,
une machine temeraire & arrogan
te: les Vicieux, en general, un barquerot desjoinct de toutes parts:
PREFACE.
[7v]
En fin j'ay peur que les non reposez, qui n'ont aucune cesse, me fassent sembler une maison caduque
& rompue, les Contentieux, une
sale du Criminel: les Malins & per
vers, un Conciliabule d'iniquité:
les fascheux & audacieux un vieil
escueil de mer, rompu & cassé: les
Melancholiques & sauvages, une
forest de bestes: les Alquimistes, une boutique de phiole, chapelles &
Alembics: les Astrologues, une sphere toute rompue: les fols, une chose extravagante: les Brutaux, une estable de bestes: les Terribles & en
diablez un Enfer: ceux qui font &
ordonnent à leur teste, un basti
ment & fabrique, sans mesure, sans
ordre, & sans aucun moyen, & ceux
desquels le diable (comme l'on dit)
ne se veut mesler ny empescher, une chose trop fantastique & trop
PREFACE.
8
extreme. Parquoy me trouvant en
ceste maniere, je ne me veux pas
trop eslever, de peur que ne m'advinst, tant plus grand seroit le faut,
par l'insolence de ces bestes, une
plus grande descente, voire ruine.
Et pourtant je me descouvre & ma
nifeste volontiers aux yeux d'autruy tel que je suis, afin que chacun
me pouvant à son aise voir & contempler, des pieds jusques à la teste,
l'on voye, si je suis un Theatre, ou
vraiment une chose estrange, & dif
ferente de ceste cy. Il est bien vray
que je juge & estime qu'en la ma
niere que les hideux masques, mis
& appliquez par artifice aux belles
tapisseries de Flandre, les rendent
aux yeux d autruy plus excellens &
merveilleux: ainsi pourroyent bien
d'avanture ces cerveaux difformes
accommodez par l'art & industrie
PREFACE.
[8v]
de mon Architecte, me faire pareillement, de ceste part, apparoi
stre un Theatre Roial & seigneurial. Regardez moy donc par le
menu, tel que je suis, je me tiens
ferme, & ne suis aucunement esmeu, ny esbranlé par voz yeux &
prefences.
[9]
TABLE DES DISCOURS.
Des cerveaux paisibles & tranquilles, discours I.
Des cerveaux hardiz & belliqueux,
disc. 2.
Des cerveaux gaillards & Joviaux,
disc. 3.
Des cerveaux facetieux. disc. 4.
Des cerveaux arguts. disc. 5.
Des cerveaux accorts, fins & rusez
disc. 6.
Des cerveaux vifs, pronts & esveillez.
disc. 7.
Des cerveaux subtils, aiguz, & de jugement. disc. 8.
Des cerveaux scavans & entendus.
disc. 9.
Des cerveaux vertueux & nobles. disc.
I0
B ij
[9v]
Legers de Cerveau.
Des cerveaux vains. disc. II.
Des cerveaux instables, inconstans &
lunatiques. disc. I2
Des cerveaux curieux. disc. I3.
Des cerveaux dedaigneux, despiteux
& plein de caprices. disc. I4.
Des cerveaux passionnez & descoura
gez. disc. I5.
Ecervellez.
Des cerveaux ocieux & paresseux. disc.
I6
Des cerveaux morts, stupides, insensez & lourdauts. disc. I7.
Des cerveaux goffes, sans goust ny grace, ineptes & miserables. disc. I8.
Des cerveaux timides, irresoluz, embarassez & enveloppez. disc. I9.
Des cerveaux debiles, bas, infirmes,
rebouschez & lourds. disc. 20.
Des cerveaux, sans memoire, soucy, &
negligens. disc. 2I.
[10]
Des cerveaux sots & simples. disc. 22.
Des cerveaux diminuez & de prime
face. disc. 23.
Des cerveaux desnuez & vuides. disc.
24.
Cerveaux petits.
Des cerveaux causeurs, langagers &
mordans. disc. 25.
Des cerveaux Pedantesques & sophistiques. disc. 26.
Des cerveaux glorieux & scavantereaux. disc. 27.
Des cerveaux glorieux & solennels.
disc. 28.
Cerveaux grands.
Des cerveaux pratics, experimentez
& masles. disc. 29.
Des cerveaux stables, massifs, constans
& forts. disc. 30.
Des cerveaux libres. disc. 3I.
B iij
[10v]
Des cerveaux resoluz & hardiz. disc.
32.
Des cerveaux se resentans. disc. 33.
Des cerveaux universels, industrieux
& ingenieux. disc. 34.
Des cerveaux sages & graves. disc. 35.
Des cerveaux Cabalistiques. disc. 36.
Sans cervelle du tout.
Des cerveaux niais & incivils. disc.
37.
Des cerveaux ignorans. disc. 38.
Des cerveaux doubles & malicieux.
39.
Des cerveaux boufons, plaisans & flateurs principalement. disc. 40.
Des cerveaux dissoluz en jeux, gourmandises & deshonnestetez. disc.
4I.
Des cerveaux immoderez en avarice,
ambitions, en arrogance, fierté naturelle, en temerité & impudence. disc.
42.
[11]
Des cerveaux vicieux en general. dis.
43.
Des cerveaux fantastiques, sans repos,
& rompuz. disc. 44.
Des cerveaux estranges, litigieux &
contentieux, disc. 45.
Des cerveaux malins & pervers, divisez en desloyaux parjures, mesdisans
& envieux. disc. 46.
Des cerveaux facheux & fiers par l’ingratitude, pertinacité & obstination
de coeur: rigueur & severité de nature, impieté & cruauté. disc. 47
Des cerveaux melancholiques & sauvages. disc. 48.
Des cerveaux d’Alquimistes. discours
49.
Des cerveaux d’Astrologue. disc. 50.
Des cerveaux étourdiz & extravagans.
disc. 5I.
Des cerveaux fols, furieux & brutaux.
disc. 52.
B iiij
[11v]
Des cerveaux terribles, indontez, endiablez, entraversez, precipiteux, trepanez, bijarres, heteroclites. disc. 53.
Des cerveaux, qui ordonnent & sont
faicts à leur fantaisie. disc. 54.
Des cerveaux desquels le diable mesme (comme dit le vulgaire) ne se veut
empescher. disc.55.
[12]
TABLE DES AUTEURS
allegez en cete oeuvre.
A
August. S.
Augustin.
Augurel
Alan
Albert le Grand
Alexis Poete
Alsidius
Ambroise S.
Anacharse Scithe
Anaximandre
André Alciat
André Anguillara
Ange de Chavazze
Ange de Constanzo
Ange Politian
Annibal Caro
Antagoras
Antiphanes
Antisthenes
Apulée
Appian Alexandrin
Aratus
Archelaus
Aristophane
Aristote
Arnaldus de Villa
nova.
Athenée
Averroes
Avicienne
Aule Gelle
[12v]
B
Balde
Balthazar Castiglioni
Baptiste Egnace
Benoist Varchi.
Bernard S.
Bernia
Berose
Bias
Boetius
C
Cariston
Cassiodore
Celius
Cristofle Parisien
Ciceron
Cirille
S. Ciprian
Claudian
Clearque
Concile D’Ispal
Corneille Tacite
Crates
D
Damascene
Dante
David
Democrite
Demosthene
Didimus
Diogenes Laertius
Diomedes
Dionisius Areopagite
Dominique Venier
E
Elian
Empedocles
Ennius
Epicarme
Epicure
Esaie
Esope
Eudoxe
[13]
Euphron
Euripide
Ezechiel
F
Fabius Galeota
Fabius Qintilianus
Fortunius Spire
Fançois Marie Molza
François Petrarque
Hieremie
Hierocles
S. Hierosme
Hoichilace
Homere
Hortulan
Horace Poete
I
Jamblic
S. Jean
G
S. Jean Chrosistome
Galen
Jean Boccace
Giacopo Bonsadio
Jean Guidiccion
Gilgilides
Jean Picus
Gorgias
Jean Textor
S. Gregoire Romain
Jean de Tabia
S. Gregoire Nazianzene Joel Prophete
Guglia Poete
Joseph Hebrieu
Joseph Salernitan
H
Isidore
Hamai Rabbin
Isocrate
Halicarnasse
Julian Goselini
Heraclide
Herodote
[13v]
Julius Camille
Julius Firmicus
Julius Morigi
Justinian Empereur
Justin historien
Juvenal
L
Lactance Firmian
Laura Terracina
Lincee Poete
Lisides
Louis Arioste
S. Luc
Lucain
Lucrece
Lucian
Luigi ou Louis Groto
Luigi ou Louis Transillo
Manetius
Marc Aurele
Martial
Martian
S. Matthieu
Mercure Trismegiste
Modestin
Moise
Moriene
Musée
O
Oldracus
Orphée
Ovide
P
S. Paul
Pausanias
Philemen
M
Macrobe
[14]
Philon
Philostrate
Pierre Bembe
Pierre Gradanico
Pindare
Pisistrate
Pithagore
Platon
Plautus
Pline
Plotin
Plutarque
Pomponius legiste
Pomponius Spreti
Porphire
Priscian
Pronape Poete
Properce Poete
Ptolomee
Raimond Lullius
Remy Florentin
Rosin
S
Salomon
Saluste
Saxon Grammerien
Second
Seneque
Simmacq
Simonides
Sinesius
Socrate
Sophocle
Solin
Stisbon
Strabon
Strozzapere
R
[14v]
Suidas
V
Valere le Grand
T
Virgile
Terence
Victore Colonne
Theodontius Ugue de S. Victor
Theodore
Ulpian
Tibulle
Tite Live
Z
Troge
Zenocrate
Thucidide
Zoroastre.
I7
Le
THEATRE DES
DIVERS CERveaux du monde.
L'ON trouve aucuns au
monde ayans une si grande persuasion & estime
d'eux mesmes, qu'outre la sotte reputation, qu'ils monstrent dehors,
par laquelle ils cheminent plus superbes que Paons, & volent plus
haut que les Aigles: ont en l'esprit,
au dedans, une telle pensee imprimee, & ferme opinion, que l'on
ne puisse aisément trouver un cerveau semblable au leur: & quand
l'on chercheroit d'un pole a l'auC
[17v]
THEA. DES DIVERS
tre, & d'un bout de la terre, aux
extremes limites d'icelle, il semble à celle maniere de gens, qu'ils
n'ont leur semblable, d'entendement & sçavoir, ny en la maniere
de se conduire & gouverner, tant
ils sont allechez & aveuglez par
leur propre estime, qui les rend
vraiement fols & ridicules à l'endroit des hommes sages. O la grande misere & infelicité de ces hommes là, lesquels, tandis qu'ils se
haussent d'eux mesmes, à un degré tant eminent & sublime, sont
par le commun advis, abaissez au
centre de la plus grande temerité
& sottise, qui se trouve au monde:
& ceste leur infortune ne procede
plus proprement d'autre chose,
que de se reputer trop eux mesmes: car il ne faut pas se reputer,
mais estre reputez, ou bien monstrer par effects au monde, que
I8
CERVEAUX.
l'homme, au moins doive estre tenu
& reputé. Cresus se tenoit le plus
heureux de tous, en monstrant ses
thresors: mais le tressage Solon
confondit sa temerité, par le propre jugement, reputé du monde
tresprudent & divin. Alexandre
mesmement se tenoit pour le fils
de Jupiter Ammon, immortel:
mais la tourbe des Philosophes, se
moqua, à sa mort, par divers Epitaphes, de la sotte persuasion
de l'immortalité receuë. Qui estce qui s'est reputé d'un cerveau,
plus merveilleux, qu'a fait Sapor
Roy des Perses, qui s'appelloit
Roy des Roys, compagnon des
Estoiles, & frere du Soleil & de la
Lune? & neantmoins il fut estimé
de tous, en ceste sienne vaine &
sotte pensee, un fol des plus solennels & glorieux, qui fussent au monde. Estant donc l'arrogance & re-
Hardies
se de Cre
sus.
D'Alexandre
le grand.
C ij
[18v]
THEA. DES DIVERS
merité des hommes si grande, qu'ils
presument non moins de leur cerveau, que faisoit Marsias du sien, &
Thamiras, du chant: l'un desquels
trop audacieusement enorgueilly,
deffia Apollon à sonner, & l'autre
les Muses à chanter, quant & luy:
& advenant le plus souvent à telles gens, ce qui advint à Phaeton,
& à Icare presomptueux, à l'un,
pour le chariot, à l'autre, pour les
ailes du pere, lesquels tombans miserablement tous deux, donnerent
matiere au monde de rire, & se
moquer de l'extreme arrogance
& presomption de leurs esprits.
J'ay entreprins & me suis chargé
de confondre les miserables &
maladvisez cerveaux, principalement de nostre siecle, & mettre
un miroir devant les yeux, particulierement de ceux cy, qui presument tant, auquel regardant, ils
De Sapor
Roy des
Perses.
presumption de
Marsias
& Thamiras.
Phaeton
& Icare
presomptueux.
I9
CERVEAUX.
puissent voir la deformité & laideur, qu'ils ont en eux mesmes: &
puis des autres, tandis qu'ils se reputent les plus beaux & merveilleux cerveaux du monde, comme
ils font souvent. Et pource que
les choses opposees, quand elles
se mettent pres l'une de l'autre,
rendent leur opposition plus claire, comme la lumiere se monstre
plus claire, pres des tenebres, & la
beauté devant la laideur: par ceste raison, je me suis advisé de discourir generalement de tous les
cerveaux & humeurs des hommes,
que j'ay reduicts à particuliers
chefs & determinez: & toucher,
par un brief discours, les louables,
& les vituperables, à fin que ceux
cy tant sages en eux mesmes, entrent en cognoissance de leur propre arrogance & presomption. O
Dieu immortel! qu'il y a de cerCiij
[19v]
THEA. DES DIVERS
veaux au monde, je ne scay pas, si je
pourray jamais suffisamment deter
miner, une si grande diversité d'humeurs, ou caprices, ou natures, ou
cerveaux: comme on les voudra nommer, si je ne cherche un cerveau
plus grand que le mien, lequel soit
meslé de l'impression & idee de
celui de tous les autres. Mais quoy
qu'il en soit, ainsi debile que je
suis, je me mettray & hazarderay
à ceste tant haute entreprinse, qui
n'a onques esté attentee, par une
vraye & derniere determinaison:
& par paroles, ores graves, ores
mediocres, & ores entremeslees de
plaisir & gayeté, selon les sujets des
cerveaux, que j'entreprendray d'expliquer, je sortiray de ceste ombreuse forest, à esclaircir generalement tous les cerveaux, par les louan
ges & blasmes qui leur conviennent.
Pour commancer donc, je dy,
20
CERVEAUX.
que laissant à part de traiter du
cerveau, en la maniere que les Medecins & Philosophes, lesquels
considerent seulement le cerveau,
comme membre premier & principal
de la vie humaine, maison de l'ame
raisonnable, instrument & principe de toutes les vertus animales,
comme Galen le considere, au premier
De
Comme
Regimine l'Ausanitatis , teur le
& au
prend.
livre
qu'il a fait, De invamento pulsus . Et
laissant d'en parler en la signification, par laquelle il est prins pour
l'esprit humain seulement, suivant
laquelle signification Bocace a dict,
Combien qu'à la grandeur de vostre cerveau, ce soit petite chose:
entendant par le cerveau, l'esprit,
& voulant en parler, en ceste particuliere signification seulement,
en laquelle il est communément
prins en tous les lieux d'Italie,
pour une certaine humeur natu-
Comme
Bocace a
prins ce
nom de
cerveau.
Conside
ration de
Galen
touchant
le cerveau.
Ciiij
[20v]
THEA. DES DIVERS
relle, ou jugement: ou pensee, ou
proprieté du cerveau, suivant laquelle maniere lon dira, qu'Octavian Auguste a monstré en sa vieillesse un noble cerveau, à sçavoir
une noble humeur, ne priant, en
ce temps là, les Dieux, d'autre chose, sinon, qu'ils luy donnassent la
force de Scipion, la bien-vueillance de Pompee, & la fortune de Cesar. Et se dira que C. Caligula a
monstré un cerveau fort terrible
Cerveau
noble
d'Auguste.
& endiablé, à sçavoir une humeur
fantastique, de ceste forte, desirant
que le peuple Romain n'eust
qu'un col, pour pouvoir les tuer
tous, d'un coup d'espee. Je trouve
qu'en la maniere qu'un arbre ou
plante, se divise en divers troncs
principaux, & ses troncs se departissent en divers rameaux, ainsi ce
nom de cerveau est divisé en diverses significations, ains especes
Cerveau
diabolique de
C. Caligula.
2I
CERVEAUX.
rdes cerveaux, nommez au monde:
car en sa premiere division, il appert, que les uns veritablement se
peuvent appeller cerveaux, pour
ce que par le jugement & esprit,
ils se rendent dignes de ce louable nom. Les autres diminuans un
peu de ceste perfection, diminuent
aussi du vocable, & s'appellent Cerveaux legers, en Italien, Cervellini ,
d'où, en la langue Latine, se trouve le terme, de Cerebrosus : les autres diminuans encores plus, sont
appellez de nous, Cervelluzzi: comme
retenans en eux la moindre partie du cerveau. Les autres degenerans & forlignans des premiers,
n'estans toutesfois tant imparfaits,
que les seconds, se peuvent appeller de ce nom derivé du vulgaire, de Cervelleti, petis cerveaux. Les
autres meritent ce fameux & resonnant nom, de grans cerveaux,
Division
generale des
cerveaux.
[21v]
THEA. DES DIVERS
pour l'abondance de cerveau qu'ils
possedent, & pource qu'en eux
consiste l'entiere perfection de
l'esprit de l'homme. Les autres dependans des extremitez, acquierent plustost blasme, que louange,
& sont appellez vulgairement de
nous, Cervellazzi. Mais il y a une
autre plus particuliere partition
ou division de Cerveaux, qui se
divisent tous en plusieurs parties
comme par similitude, lon a coustume de diviser un genre subalterne en ses especes: car de ceux
qui s'appellent Cerveaux, les uns
sont les paisibles & reposez: les autres les Braves & belliqueux: les
autres les Joviaux & alaigres: les
autres les facetieux: les autres, les
arguts: les autres, les accords, fins &
rusez: les autres, les vifs, pronts & esveillez: les autres, les subtils, aigus
de jugement: les autres, les sça22
CERVEAUX.
vans & entendus: les autres les vertueux & nobles. Les legers de cerveau se divisent en vains, en re
muans, legers, instables, inconstans, & lunatiques: en curieux, en
delicats, dedaigneux, despiteux,
capricieux & semblables: en passionnez, & descouragez. Ceux que
nous appellons, Cervelluzzi, ecervelez, establissent: l'espece des
ocieux & paresseux, des morts, stupides, insensez & lourdauts, des
goffes, sans goust, sans grace, ineptes & miserables: des timides,
irresolus, embarrassez, & envelopez des debiles, bas, infirmes,
rebouchez, & lourds, des
despourveus de memoire, sans
soucy, & negligens: des sots & simples: des diminuez & de prime face, des desnuez & vuides. Les petits cerveaux que nous appellons
Cervelleti contiennent ces causeurs,
Division
particuliere
des cerveaux.
[22v]
THEA. DES DIVERS
langagers & mordans, ces pedantesques & sophistiques: ces glorieux, & sçavantereaux, ces glorieux & solennels. Ces grands
Cerveaux sont aussi de plusieurs
sortes, pource qu'il y a les prati-
ques, & masles, les stables, massifs,
constans & forts, les libres, les resolus, & les hardis: les resentans,
les universels, industrieux & ingenieux: les sages & graves, & les
Cabalistics. Ceux qui sont du tout
sans cervelle, appellez de nous,
Cervellazzi, comprennent finalement les lourdauts & incivils: les
ignorans, les doubles & malicieux,
les bouffons, les plaisans, les basteleurs, & principalement les flateurs, les immoderez en avarice,
les ambitions: la naturelle fierté,
la temerité & l'impudence, & generalement les vicieux. D'avantage tombent sous ceste espece, tous
23
CERVEAUX.
les fantastics, comme ceux qui
n'ont repos, & les rompus: les
estranges, les litigieux & contentieux, les malins & pervers, divisez en perfides, ou desloyaux, parjures, medisans & envieux, les fascheux & houtains, par l'ingratitude, pertinacité, & obstination d'esprit, la rigueur & severité de nature, l'impieté & cruauté: les melancholiques & sauvages: ceux de
l'Alquimiste: ceux de l'Astrologue: ces fols & extravagans: ces
fols furieux & brutaux: ces terribles, indontez, endiablez, entraversez, precipiteux, trepanez, bijarres, heteroclites: ceux qui en
donnent & font à leur fantasie: &
finalement ceux, desquels (comme dit le vulgaire, en commun
proverbe) le Diable mesme ne se
veut empescher.
Ayant donc distingué en tant
[23v]
THEA. DES DIVERS
de divers fils, ceste grande toile du
cerveau humain, reste de considerer seulement, l'un apres l'autre,
quels, à bon droict, se doivent accepter, & quels par demerite, se doivent fuir & reprouver. Parquoy
pour donner un bon ordre à nostre
propos encommencé, reprenant
les especes des cerveaux, lesquels
veritablement se rendent ornez de
ce nom digne & glorieux nous dirons que les cerveaux paisibles &
reposez, ausquels nous avons assigné le premier lieu, en l'ordre particulier de ce nostre Theatre, sont
par merites & par raison, tresdignes de toute louange & honneur,
& principaux à la gloire, qui les
accompagne & suit.
DES CERVEAUX
tranquilles & reposez
DISCOURS 1.
24
CERVEAUX.
PEUT on pas bien dire,
que là où regnent les cerveaux tranquilles, regne
une paix seraine, une tranquillité
doree, ains Dieu mesme, lequel est
la mesme paix, & la mesme tranquillité, puis que le Prophete
Royal met sa demeure au milieu
David.
de la paix, disant que, Factus est in
pace locus ejus? Et pour quelle occasion Hierusalem est appellee, és saintes lettres, cité de Dieu, là où Esaie
dit: Hierusalem civitas Sancta : Sinon
pource qu'estant ce nom vulgairement exposé, Vision de paix
nous est denoté, que Dieu n'a autre retraite ny repos, qu'és esprits,
lesquels regardent seulement à la
paix, & à la tranquillité? Nostre
Seigneur a il pas en un autre lieu,
d'une pure affection, appellé ces
heureux là ses vrais enfans, disant,
Beati pacifici, quoniam filij Dei voca-
Cerveaux.
Esaie.
[24v]
THEA. DES DIVERS
buntur? Le dict de Platon s’est trouvé tresveritable & tressainct, quand
il a descrit l’homme pour un animal tranquille & doux, car l’homme ne peut mieux demonstrer ce
qu’il est, que de se descouvrir en
effect tel, sçavoir est paisible &
humain, qu’il a esté faict de la nature. Pour ceste cause Aristote, au
premier des Politiques a dict, que
l’homme est naturellement un animal politique & civil: à quoy
Ovide se conformant, a dit aussi
Candida pax homines, trux decet ira
feras.
C'est-à-dire que la paix candide
est convenable aux hommes, &
l’ire cruelle, aux bestes. Ces esprits
paisibles & aggreables servent de
grande beauté, de grand ornement,
& honneur à l’estat commun d’une Republique, ou d’une Religion:
car comme à voir le Ciel nubileux
L'homme
descrit
par Platon.
Aristote.
Belles com
paraisons à pro
pos de
la paix.
& cou-
25
CERVEAUX.
& couvert, on ne sçauroit voir
chose plus hideuse & espouvantable, & à le voir en paix, avec la
clarté accoustumee de ses flambeaux, on ne sçauroit regarder cho
se plus belle, & plus plaisante, &
comme la nuict, avec les tenebres
& l'obscurité, est seulement la mere d'horreur: par la lumiere aussi
de la Lune, elle emplit de joye &
de plaisir, les esprits errans. Et l'orageuse mer agitee des vents, & de
l'impetuosité des tempestes, semble
une chose trop terrible & espouvantable à voir: & quand elle est
bonace, calme & paisible, c'est une
chose tresagreable, & un spectacle
de grande beauté & plaisir à nos
yeux. Ainsi fait il tresbon voir une
Republique, & une Religion,
quand ayant retranché le voile obscur de la discorde, lon voit en maniere d'une scene doree, le joyeux
D
[25v]
THEA. DES DIVERS
& agreable appareil, des esprits
tranquilles, cois, pacifiques & serains. Pour ceste cause Platon, és
livres de la Republique, conseilloit l'union des citadins, à la defense & conservation de tout le
corps. Quelle plus parfaite union
peut lon trouver que ceste cy, où
tous s'accorder à entonner ce tressainct & vrayement tresheureux
nom de paix? Quel plus doux estat
civil peut on voir, que d'habiter
entre les cerveaux paisibles & reposez, qui donnent aux ames d'autruy, les delices de Paradis? Pour
ceste raison, sainct Augustin, au
traicté, De Verbis Domini , louant la
paix, a dict, Pax serenitas mentis, tranquillitas animi, simplicitas cordis, ameris vinculum, consortium charitatis.
C'est à dire, la paix, serenité de
l'entendement, la tranquillité de
l'esprit, la simplicité du coeur, le
Platon con
seilloit
l'union
entre les
citadns.
S.Augu
stin a
loué la
paix.
26
CERVEAUX.
lien d'amour, la compagnie de
charité. Et pourtant le Psalmiste
a dict: Ecce quàm bonum & quàm jucundum habitare fratres in unum.
Voicy, qu'il est bon & aggreable,
que les freres habitent ensemble.
Qui fait sembler & estre en effect
heureuse, la vie eternelle des Heureux, sinon ceste paix, de laquelle
ils jouissent tresheureusement? Pour
ceste raison, le Prophete Esaie a
dict: Sedebit populus meus, in pulchritudine pacis. Mon peuple se serra en
la beauté de la paix: expliquant la
David.
Esaie.
felicité des heureux estre assise en
la beauté de ceste paix. Et pour
ceste cause, l'Apostre sainct Paul a
bien dict aux Romains: Non est regnum Dei esca potus: sed & justitia
& pax. Le Royaume de Dieu, n'est
viande & breuvage, mais justice
& paix. Par semblable raison, le
Royaume de Salomon fut réputé
Dij.
[26v]
THEA. DES DIVERS
tresheureux, pource qu'il regna,
selon le nom, & selon les progres,
pacifique & tranquille en tout
temps. Et pour ceste cause Boetius
s'escrioit: O foelix hominum genus, fi
vestros animos, amor quo Coelum regitur, regat. O race des hommes heureuse, si l'amour qui gouverne le
ciel, regit vos esprits. Et partant,
Josephe Hebrieu estima la maison
d'Herode un enfer, pource qu'il
n'eut jamais paix, ny avec ses femmes, ny avec ses enfans, ny avec ses
nepveux, ny avec soymesme. Parquoy le tresgentil Petrarque, sçachant comme la paix est profitable,
a monstré qu'il la desiroit fort en
ce Sonnet, qui commence,
La maison d'He
rode esti
mee un
enfer.
S. PAul
Royaume de Sa
lomon
tresheureux à
cause de
la paix.
Che sai alma? che pensi? haurem mai
pace?
Et à la fin de la chanson, où il dit
en ceste maniere:
Iuò gridando, pace, pace, pace.
27
CERVEAUX.
Et ainsi le tresdocte Venier, au
Sonnet, qui commance:
Mentre, misera Italia, &c.
Entre les autres Symboles Pythagoriques, on lit cestuy cy assez
plein de mystere: Tu ne prendras
le rouge. Où par un secret caché,
Pythagoras entend de nous persuader la paix, & le repos, pource
que selon les Cabalistes Hebrieux,
la couleur blanche attribuee à la
dextre de Dieu, appellee d'iceux,
Chesed, à sçavoir clemence, signifie
la benignité de l'ame, & son affabilité. Et la couleur rouge, vermeille & sanguine, attribuee à la
senestre, laquelle ils appellent Geburah, signifie la colere, le courroux & despit. Parquoy disant
que lon ne prenne le rouge, il nous
conseille avec mystere & profondité, l'affabilité & le repos d'esprit
& du coeur. Reste donc que les
D iij
[27v]
THEA. DES DIVERS
Et ainsi le tresdocte Venier, au
cerveaux tranquilles & reposez,
honorez du premier siege de nostre Theatre, soient, pour les susdictes raisons, honorez, par tout
le monde, de toute sorte de
louange.
DES CERVEAUX BRAves, valeureux & belliqueux.
DISCOURS II.
APRES ceux cy, viennent
les Cerveaux braves &
belliqueux, lesquels ont le
chef & les mains environnees de
palmes & de couronnes, ayans par
la hardiesse du coeur, par la force
du corps, & par leurs gestes victorieux & signalez, assemblé & congregé mille gloires & mille triomphes, à leur nom, à jamais faict sa-
cré, divin & immortel. Et à la
verité, la vertu militaire doit estre
28
CERVEAUX.
fort estimee & prisee, pource que
l'on n'acquiert pas moins, par le
moyen des armes, le chemin à l'immortalité, que par celuy des lettres tant louees & exaltees de tous.
Scipion Africain se glorifie dedans
le Poete Ennius, de s'estre faict
voye au ciel, par le sang, & occision
des ennemis: à quoy Ciceron consent aussi, disant, que par ce mesme moyen, Hercule belliqueux est
monté au ciel. Mais devant ceux
cy, Orphee, antique Theologien,
colloqua au ciel, entre les Dieux
pour le mesme respect, le guerrier
Jason, disant,
Clarior in cunctis Divus splendebat
Jason.
Justin Historien, à ce mesme propos, narre que, Leonide de Sparte
promettoit à ses soldats, apres la
bataille valeureuse, un tresjoyeux
festin au ciel. Ainsi le tresdocte
Exemple
de Leonide de
Sparte,
tiré de
[unclear]
Exemple
de Scipion
Africain.
Dict de
Ciceron
touchant
Hercule.
Jason
mis entre les
Dieux,
par Orphee.
D iiij
[28v]
THEA. DES DIVERS
Camille, en l'Ode, pour la mort
du Daulphin de France, l'a mis
au ciel, disant:
Dove eri Marte fero,
Quando sali il tuo Sole,
Dando stupor al ciel del novo lume?
Ce qui veut dire: Où estois tu furieux Mars, quand ton Soleil est
monté, estonnant le ciel, d'une
nouvelle lumiere? C'est la cause
pourquoy Valere le grand, louant
la vertu militaire des Romains, a
dict, que ceste cy leur avoit acquis
la principauté d'Italie, donné le
Royaume de plusieurs villes,
Jules Ca
mille
loue le
Dauphin
de France.
Valere le
grand
loue les
Romains
octroyé l'Empire sur plusieurs
Roys, subjugué des nations tresvaleureuses, ouvert les destroicts
& goulfes de mer, aplani les montagnes, & haussé leur nom par dessus les estoiles du ciel. Et pourtant
madame Victoire Colonne, louant
aussi la grande valeur de l'Empe29
CERVEAUX.
reur Charles V. & magnifiant sa
vertu militaire, a dict que le ciel
l'avoit esleu aux armes, pour exemple de sa vertu. Or qui dira que la
valeur militaire ne soit digne de
ces louanges & de plus grandes encore, veu que tous les peuples &
nations non seulement l'ont prisee, mais aussi reveree d'un singulier honneur & veneration? Les
Romains n'avoient un Dieu, qui
leur fust plus devot & sainct, que
Mars, Dieu de la milice, non pour
autre respect, que cestuy cy seul.
Et les Lacedemoniens avoient de
coustume de porter en leurs estendars. Mars enchainé, à fin qu'il ne
peust partir d'avec eux, & que par
son moyen, ils eussent plus grande
force de vaincre, & surmonter les
ennemis. On lit aussi des Atheniens, qu'ils portoient la Victoire, Deesse de la guerre, depainte
Mars de
vot &
affection
né aux
Romains.
Mars tenu lié
par les
Lacedemoniens.
Victoire
depeinte
[29v]
THEA. DES DIVERS
sans ailes, à l'opposite de la commune painture, à fin de monstrer,
qu'ils estoient fort estimez à la guer
re, & qu'ils ne vouloient en sorte
du monde que la victoire s'envolant,
demonstrast faire peu de compte
de leur valeur militaire. Que vouloient signifier les loyers, les triomphes, les couronnes donnees aux
braves soldats & Capitaines, de
ce siecle antique, sinon la grande
estime, & reputation en laquelle
sans ailes par
les Atheniens.
ils avoient la vertu militaire? Diomedes en Virgile, en l'onziesme
de l'Aeneide, louant la valeur
d'Aenee, combien qu'il fust son
ennemy & emulateur, veut que
les dons à luy apportez, du pays,
retournent à Aenee, quand il dit:
Munera quae patriis ad me portastis ab oris,
Vertite ad Aeneam, &c.
Pline & Aule Gelle racontent
30
CERVEAUX.
Pline &
Aule Gelle
louent L.
Cicinius Dentatus.
chose merveilleuse, de la vertu &
valeur de L. Cicinius Dentatus,
appellé par son extreme hardiesse,
l'Achille Romain, qu'il se trouva
en diverses batailles, six vingts
fois, & en rapporta, par la partie
de devant, quarante cinq coups, &
nul par derriere: & sur tout, qu'on
luy donna huict couronnes d'or,
une obsidionale, & de siege, trois
murales, qu'il fut seize fois couronné de la Civique, outre les loyers
de quatre vingts trois chaines, plus
de cent soixante brasselets, dix huict
haches, vingt cinq tasses, & d'avantage, qu'il se trouva neuf fois, au
triomphe, en la compagnie de ses
Empereurs. Voyla la gloire,voyla
donc la splendeur, deuë aux braves & belliqueux cerveaux, admirables & signalez. Ce n'est pas peu
de chose, que le Poete Mantuan
ait eslevé la valeur d'Evandre sur
Diomede
loue Aenee en
Virgile.
Virgile
loue Evandre.
[30v]
THEA. DES DIVERS
tout autre, pour avoir occis de sa
propre main, le cruel & terrible
Herile, lequel il faint avoir eu
trois ames, pour signifier les prodigieuses forces d'iceluy,
Et regem hac Herilum dextra, &c.
Ce n'est peu de cas, ce qu'escrivent
Troge & Herodote, de Cinigere
Athenien, lequel en la guerre de
Perse, suyvant les navires de l'ennemy, qui fuyoient, arresta de sa
main droite, une navire des leurs,
estant chargee, & comme on la luy
eust coupee, il y mit la senestre, laquelle aiant perduë, il y mit les dents
& s'efforça d'un grand coeur & hardiesse & d'une force incredible de
la retenir: Et n'est peu de cas de
la valeur du magnanime & tres
Chrestien Roy François, demonstree en la malheureuse journee de
Pavie, tant celebree par le divin
Aristote en ces vers:
Troge &
Herodote louent
Cinigere
Athenien.
3I
CERVEAUX.
Vedete quante lancie, & quante spade
Han do' gn' intorne il Re animosocinto,
Videte chie'l destrier sotto li cade,
Ne' per questo si rende, ò chiama vinto.
Par lesquels il veut, dire, Voyez
combien de lames & d'espees ont
environné le vertueux Roy de
tous costez: voyez que son cheval luy est tombé sous luy, & toutesfois il ne se rend ou repute vaincu.
La valeur de l'invincible Prince
de Parme n'est peu de chose, louee
par Julian Goselin, Poete moderne, mais rare & de bon jugement.
Que nous reste il pour parachever les louanges de ceux cy, sinon
louer les ordonnances & les loix
militaires, par eux excellemment
gardees: les assauts, les escarmouches, les batailles, les sieges, les defenses, les rempars, les ruses, les stratagemes, les prises, les sacs, les victoires innombrables obtenues par
Goselin
loue le
Prince
de Parme.
[31v]
THEA. DES DIVERS
eux? Qu'est ce qu'il nous reste, sinon
de louer l'esprit, demonstré es ba-
stimens des forteresses, des citadelles, des bastions, des boulevers, des
fossez, des mines, des casemattes,
des scarpes, des contr'escarpes, & de
mille autres ingenieuses inventions?
Que nous reste il, sinon de louer
la valeur, par laquelle ils jettent le
feu, les pierres, la poix, les dards,
les sagettes, les balles, & autres
choses sur les ennemis? Que nous
reste il sinon de là conclure par la
louange des vertus particulieres,
qui accompagnent bien souvent la
valeur militaire, comme l'a notablement conclue Annibal Caro,
en l'Ode Heroique tant divulguee
& espandue, au Roy Henry : où il
dit,
Mirate al vincitore
D’Augusto invito, al glorioso Henrico,
Come di Christo amico,
32
CERVEAUX.
Con la pietà, con l’honestà, con l’armi,
Col sollevar gli oppressi, & punir gli
emp’,
Non co’ bronzi, o co’ marmi,
Si va sacrando i simulacia & i tempi.
Voulant dire, Regardez au vainqueur d’Auguste invincible, au glorieux & magnanime Henry, lequel est comme amy de Jesus Christ,
par la pieté, par l’honnesteté, par
la vertu, par les armes, soulageant
les oppressez, & punissant les meschans: & se va consacrant les simulacres & les temples, non de bronze & marbre.
Annibal
Caro loue
le Roy
Henry de
France.
DES CERVEAUX
alaigres & joviaux
DISCOURS III.
DISCOURONS maintenant
un peu des cerveaux Joviaux & alaigres, lesquels
simbolisent fort avec les tran-
[32v]
THEA. DES DIVERS
quilles & reposez, estant proprement l'alegresse, une tranquillité,
& un repos de l'esprit, des soucis
& fascheuses pensees, comme disent les sages. Ces gais & joyeux
cerveaux monstrent quasi le serain
du ciel, tant au visage, par le dehors,comme au coeur interne: meslant ensemble les ris modestes, les
chants alaigres, les jeux plaisans,
les recreatifs propos, les joyeuses
nouvelles, & gestes & contenances tant agreables, que les coeurs
de tous impriment en eux merveilleusement leur contentement &
plaisir infiny & en demeurent
fort esmerveillez. On ne peut
à juste raison, blasmer une telle
allegresse: pourveu qu'elle ne
soit dissolue & immoderee, &
qu'elle ne passe les limites de l'honneste, s'accostant des plaisirs d'Epicure, qui a fait la vertu serve d'i-
Epicure.
ceux
33
CERVEAUX.
ceux: des joyes de Sophocles, lequel en son Antigone, a comparé
les contempteurs d'icelles aux hom
mes d'ame morte: des delices d'Aristippe, lequel mis en icelles le
souverain bien, & la souveraine
felicité de ceste vie: des plaisirs de
Poliarque, lequel a obtenu le nom
de Voluptueux, pour s'estre du
tout abandonné aux effrenez &
debordez plaisirs de ce corps. Il
faut seulement que ces esprits alaigres & joyeux gardent le moyen
& la mesure, & accompagnent les
exterieures gaietez, qu'ils monstrent
souvent, de l'honesteté, & de la vertu. Pour ceste cause Heraclides Pontique, au livre qu'il a fait de la vo-
Sophocles
Aristipe.
Poliarque
lupté, a beaucoup loué la maniere
de volupté, qui rend les coeurs genereux, & la nature magnifique,
vertueuse & en l'apparence &
Heraclides Ponti
que a loué
la volupté vertueuse.
E
[33v]
THEA. DES DIVERS
en l'effect. Un cerveau gay &
joyeux, tel que je le descry, sera
plustost digne de louange que de
blasme, car retenant en soymesme ces esprits joviaux, il apportera un joyeux reconfort & ayde
aux esprits plus severes, & un temperament à ceux plus graves, lesquels en leurs grandes pensées &
soucis, sont fort recreez & restaurez, par ceste gayeté, & allegresse.
En ceste maniere le Philosophe
Socrates, apres ses estudes graves,
se plaisoit en l'aymée compagnie
d'Alcibiades, jeune homme Athenien, de cerveau joyeux & jovial,
descrit par Athenodore, & desaigrissoit les pensées philosophiques, en l'alegresse & vivacité
d'esprit de cestuy là. Un cerveau
alegre & gaillard a en soy de tresbonnes conditions, car l'homme
Socrates
se resjouis
soit en la
compagnie
d'Alcibiades.
34
CERVEAUX.
vit d'autant plus longuement, que
plus il se maintient en allegresse,
il a un plaisir infiny en l'esprit, il
n'a crainte des ennuyeuses pensées & estranges: il resjouit les autres, par sa gayeté, il resveille les
esprits paresseux & endormis, console les melancoliques: & en somme là où est l'alegresse, se trouve
une tresgrande partie de la felicité
mondaine. C'est pourquoy le tresprudent Ulisses en Homere, reputa une tres-heureuse vie, l'estat de
l'esprit gaillard & alaigre, recitant
son advis, devant le Roy Alcinous
& parlant d'une vie honneste, convenable à l'estat seigneurial. C'est
pourquoy aussi le Poëte Simonides a laissé escrit, qu'il ne pourroit jamais avouer & mettre pour
desirable, la vie, laquelle seroit du
tout privée de l'alegresse & du
Simonides a loué
l'alegresse
Ulisses en
Homere,
loue l'estat de
l'esprit
joyeux.
E ij
[34v]
THEA. DES DIVERS
Exemple
de Philemon.
plaisir. On lit de Philemon, qu'il
prioit les Dieux de quatre choses,
de se conserver en santé, de ne
devoir, de pouvoir faire du bien,
& de vivre joyeux & gaillard.
Pour ceste cause Pindare Thebain
escrivant à Hieron Tyran de
Siracuse, a dict: Ne te prives, ô
Hieron, du tout de plaisir: car la
gaye & joyeuse vie, est une chose
convenable à l'homme. Le Philosophe Antisthenes, discourant
touchant la volupté de l'esprit, l'a
mise au nombre des biens, adjoustant, pourveu qu'elle soit telle,
qu'elle ne t'induise à repentance.
Parquoy l'alegresse seule & joyeuseté, sera recommandée, laquelle
ne sera meslée du vice, mais accompagnée de la vertu. Pour ceste
cause, les Poëtes anciens, depeignans Venus, Deesse du plaisir,
Pindare
Thebain
a suadé
l'alegresse
Le Philosophe An
tisthene
a mis entre les biens
la volupté vertueuse.
35
CERVEAUX.
l'ont depeinte & representée avec
deux tres-blancs Cignes, pres d'elle, par le chant desquels, ils ont
signifié la joye: & par la couleur
blanche, la purité vertueuse, honneste & gentille, qui la doit accom
pagner. Pour ceste mesme raison,
Pythagoras certifioit que Jupiter,
lequel, comme dit Julius Firmicus, excellent Astrologue, favorise
d'une naturelle proprieté, les cerveaux alaigres & joyeux, estoit
Venus depainte
par les an
ciens avec
deux Cignes
Pythagoras.
Julius
Firmicus.
une vertu, une harmonie, un temperament de l'esprit, une santé &
tout bien: ne voulant separer l'alegresse des personnes, de la vertu,
laquelle la doit tousjours approcher & suivre. Et à ceste mesme
intention, le docte Molza a accompagné les allegresses d'un heureux
Hymenée, d'un desir vertueux,
disant en un sien Sonnet:
E. iij
[35v]
THEA. DES DIVERS
Molza
Cortese aspira à desir nostri, ô Giove.
C'est assez discouru des cerveaux
allaigres & joyeux.
DES CERVEAUX
facetieux
DISCOURS IIII.
MAis devons nous passer
sous silence, les louanges
lesquelles conviennent à
ces cerveaux, mis au quatriesme
lieu du Theatre, que nous appellons communément cerveaux facetieux? Qui ne voit de combien
grande joye & gayeté ils sont, en
leurs affaires familieres? Qui est
celuy qui ne loue le cerveau d'Esope ? Qui est celuy qui ne fait cas
de la grace & gayeté de Crassus ?
Qui est celuy, qui ne parle avec
delectation de tous ceux, lesquels
Cerveau
facetieux
d'Esope
& de
Crassus.
36
CERVEAUX.
ont en eux une certaine gayeté &
gaillardise, tres-facile & propre
pour acquerir la faveur, & grace
d'autruy? Ceux cy jouyssent gratieusement de la vertu, appellée,
par Aristote au quatriesme de ses
Ethiques, έυβαπελία, par laquelle ils tirent les choses joyeuses, &
de plaisir, à un certain repos, & à
un certain soulas & contentement,
principallement des esprits d'autruy. Quels sont les vrais facetieux,
selon le docte Averroës, au quinziesme commentaire, sur le quatriesme de l'Ethique, sinon ces
cerveaux plaisans & gaillards, mis
entre les mordans ou piquans, &
les goffes & sans goust. Un cerveau facetieux se demonstre communément en cinq choses, és sentences ou dict, és proverbes, és
brocards, és responces,& aux con-
Aristote.
E. iiij
[36v]
THEA. DES DIVERS
ceptions: Es sentences, comme aucunesfois Diogenes nous a demonstré,
appellant les riches ignorans, brebis à la laine d'or: & la jeunesse
belle, mais vicieuse, un magnifique logis, habité d'un hideux &
diforme estranger & hoste: és proverbes, comme ce facetieux cerveau, qui dit, par proverbe, à son
maistre, qui murmuroit des vices
des modernes serviteurs & subjects, que le poisson commence à
devenir puant & se corrompre
par le chef: & d'avantage, que telle est la petite chienne, qu'est la
maistresse: Es brocards, comme
celuy de Philoxene, lequel estant
en un festin à soupper, où les serviteurs portoient sur table du pain
noir, dist en broquardant facetieusement, le maistre, je vous prie,
monsieur n'en faites pas apporter
Dicts facetieux de
Diogenes
Averroës
Proverbes
Broquard
de Philoxene.
37
CERVEAUX.
beaucoup, de peur que les tenebres ne surpassent & gaignent les
lumieres: Es responces, comme
celle de Pontidius Romain, au
quel comme l'on eust demandé,
Que te semble l'homme trouvé
en adultere? Il respondit, Lent,
ou tardif. Es discours, ou conceptions, comme celle de Bemba,
lequel, en Castiglioni, discourt
touchant la sottise du Podestat
Florentin, qui fit entendre à ses
ennemis, que s'ils perseveroyent
à faire la batterie si aspre & furieuse à la Castelline, il la feroit
aussi à la desesperade empoisonnant les bales de l'artillerie, & les
envoyant, en ceste maniere. La
conception de Louys Grotto fut
aussi facetieuse, quand requis de
sa dame, de baiser une sienne petite fille, il luy desplia gentiment
[37v]
THEA. DES DIVERS
Responce
facetieuse
de Pontidius Romains.
Discours
facetieux
de Bembe.
ces vers?
Madonna, se volete
Ch'un dono in nome vostro io porti
altrui,
Convien, ch'io prenda il don prima
da vui
Però, s'hor mi chiedete,
Ch' à la fanciulla vostra un bacio
i'dia,
Da voi convien ch'io lo riceva pria.
Voulant dire, Madame, si vous
voulez, que je porte, de vostre
part, un don à autruy, il faut, que
vous me le bailliez premierement,
parquoy si vous me requerez à
present que je donne à vostre petite fille, un baiser, il faut que je
le reçoive premierement de vous.
Comprenant donc le cerveau facetieux l'urbanité & grace, chose,
ingenieuse & de personne subtile,
comme dit Aristote, au troisies-
Conception facetieuse de
Louis
Grotto.
Aristote
38
CERVEAUX.
au 3. de la
Rhetorique.
me livre de sa Rhetorique, je ne
sçay comment on le pourroit passer, sans grande louange. Outre
ce que la facetie & gaillardise delecte les esprits, allege les fascheries, chasse la melanchoIie, reveille les esprits endormis, & donne
une merveilleuse recreation à l'entendement chargé & lassé de plusieurs hautes pensées, qui ont de
coustume d'y regner.
DES CERVEAUX
arguts.
DISCOURS V.
CEs cerveaux que nous appellons communément arguts, sont pareillement louables,
lesquels sont quasi de la mesme
espece que les precedents, se trouvant entre eux ceste seule differen-
[38v]
THEA. DES DIVERS
ce, que les facetieux ont plus de
plaisanterie que de subtilité: mais
les arguts, au contraire, ont plus
de subtilité que de plaisanterie
& gayeté. Et ordinairement l'argutie consiste plus és responces,
qu'en autre chose, comme en l'exemple de Caius Lelius Romain,
lequel estant nay de tresnoble sang,
comme quelqu'un nay de bas lieu,
luy eust dict, qu'il estoit indigne
des ses ancestres, il respondit: Certainement tu es digne des tiens,
se moquant à l'opposite, subtilement. On lit un exemple d'Esope,
en l'estude duquel estant entré un
paysan, & l'ayant trouvé seul sur
ses livres, luy demanda curieusement, comme il pouvoit vivre ainsi
Responce
argue de
C. Lelius
Romain.
Responce
argue d'E
sope.
seul: & il luy respondit, j'ay commencé à estre seul, depuis le temps
que tu es entré icy dedans, voulant
39
CERVEAUX.
subtilement signifier, que l'homme docte est seul alors, qu'il se
trouve en la compagnie des ignorans. De ceste maniere de cerveau
fut celuy de Guidon Cavalcanti,
duquel entre autres arguties, on
lit, qu'un jour estant rencontré,
se promenant, en un certain Cimetiere, par aucuns citadins ignorans,
qui souloyent se moquer de sa solitude, & enquis, par risée, ce qu'il
faisoit à ceste heure là, il respondit, Je parle avec les morts, entendant d'eux, lesquels pour estre
sans lettres, se pouvoient appeller hommes morts. D'un tel cerveau fut aussi le tres-argu & subtil Dante, lequel moqué d'un homme de petite stature, & quasi nain,
respondit avec grande argutie,
par ces vers:
Response
argue de
Guido
Cavalcanti.
Response
argue de
Dante.
O, tu, che noti la nona figura,
[39v]
THEA. DES DIVERS
Esei da men, che la sua antecedente:
Va, & radoppia la sua sussequente,
Ch'ad altro non t'ha fatto la natura.
Entendant par la neufiesme figure, la lettre de l'alphabet appellée I. qui est la plus petite de toutes, notée en luy, de tel. Et par la
precedante, la marque d'aspiration, appellée H. se mocquant de
luy, qui ne valoit pas une H. Et
par la suivante, il entend le K: par
le redoubler de laquelle lettre, il
l'a traitté en homme, qui n'estoit
bon à autre chose, qu'aux services
incivils du corps. Ces cerveaux
arguts ameinent aux auditeurs,
delectation & merveille tout ensemble: car nous nous delectons
en la grace & gaieté des responses, & nous admirons la subtilité
du sens, qu'elles comprennent en
elles. Et pour ceste cause elles par-
40
CERVEAUX.
ticipent de grande louange, servans aux esprits de recreation, &
à l'entendement de tres-gentille
speculation.
DES CERVEAUX
accorts, fins, & rusez.
DISCOURS VI.
APRES ceux-cy, suivent
eles cerveaux accorts, fins
& rusez, lesquels retiennent en
eux mesmes une image, & une similitude de la prudence humaine,
persuadée mesmes par les sainctes
lettres, en ces paroles: Estote
prudentes sicut serpentes. Laquelle
astuce consiste particulierement,
en trois choses: en pensées, en paroles, & en faicts: en pensées, comme celle de Daue, en Philostrate,
auquel la putain Lucille ayant
Astuce de
Dave en
Philostra
te.
[40v]
THEA. DES DIVERS
dict, que la nuict precedente, elle
avoit tousjours songé, qu'elle luy
prenoit la bourse, il respondit finement, qu'il avoit aussi songé
toute la nuict, qu'il la gardoit bien.
En paroles: comme Ciceron à
l'accusateur de Milon son amy,
qui avoit tué Clodius, lequel de-
mandoit, que Ciceron luy dist, à
quelle heure Milon l'avoit tué: il
respondit, Tard: trompant par
sa cauteleuse responce, l'attente
d'iceluy: car par ceste parole, il
a entendu l'heure de la mort, laquelle Codius, à cause de ses vices
meritoit plustost: & non pas de
l'heure du jour auquel il fut tué,
selon que l'adversaire attendoit.
En faicts: comme Denis le Tyran,
lequel ayant promis grande recompense à un sonneur, tandis qu'il
le delectoit, par le son, comme
Astuce de
Ciceron.
apres
4I
CERVEAUX.
apres ledict son, le joueur eust demandé le promis salaire, il respondit, Te suffit il pas de cecy, que
tandis que tu m'as delecté par le
son, je t'ay delecté aussi par l'esperance Finesse de
du loyer? Laure en
En ceste Petrarpartie
que.
d'astuce, Ulisse est loué par Homere : Annibal, par Plutarque : Jugurtha, par Saluste : & Sertorius
Romain, par Valere,& fort exalté d'autres. En quoy Petrarque
aussi a gentiment loué sa Dame, la
depeignant fine & accorte, contre les dards d'Amour.
Ruse d'Ulisse, Annibal, Jugurtha &
Sertorius.
DES CERVEAUX
vifs, prompts & esveillez.
DISCOURS VII.
MAis parlons un peu des cerveaux, qui s'appellent vifs,
prompts, resolus & esveillez,
lesquels ne different que bien peu
F
Astuce de
Denis Ty
ran.
[41v]
THEA. DES DIVERS
des arguts. Ceux cy ont aussi un
honorable Siege, au Theatre,
pource qu'ils retiennent en eux,
la vivacité de l'esprit, & de l'entendement propre à respondre,
avec grace, à toute proposition,
sans y penser & à l'improuveu
& sont merveilleusement prompts
& appareillez à tout conseil & deliberation. Tel fut veritablement
le cerveau de Dante: duquel l'on
narre, qu'il respondit tres-vivement, par une seule responce, à
trois propositions, tout en un coup.
Que dirons nous de la promptitude du cerveau, qu'avoit Picus
de la Mirande, duquel l'on raconte qu'il repliqua à l'improuveu,
& d'un ordre retrogradant, cent
argumens de Caietan, si promptement qu'il esmerveilla & estonna
tous les assistans? Le cerveau de
Cerveau
de Dante
Cerveau
de Picus
Mirandula.
42
CERVEAUX.
Carafulle (encore qu'il fust de
profession peu honorable) qui fut
tant agreable au Cardinal de Medici, obtiendra aussi le renom, à
bon droict, de tresprompt & esveillé, duquel, entre mille, se racontent ces deux vives & prestes
responces qu'il a données, l'une
sur la Bombarde: enquis à l'improuveu, pourquoy elle s'appelloit ainsi, il dist, en respondant,
que la Bombarde s'appelle ainsi
pour trois effects d'icelle, elle
retentit, tard & donne. Lautre,
sur les armes d'un seigneur peu
propre, par merites, à la Seigneurie, lesquelles estoient d'une vigne
attachée & liée à un poirier, au
milieu d'un champ de grain, sur
lesquelles enquis à l'improuveu,
par son maistre, de la signification,
Cerveau
de Carafula.
respondit promptement que ces
F ij
[42v]
THEA. DES DIVERS
armoiries ne signifioient autre
chose, sinon que c'estoit une grande honte, qu'un tel homme fust
monté à ceste dignité là. Ces cerveaux ont en eux de l'admiration
beaucoup, pource que leur esprit
n'est aucunement endormy, ains
en un instant se souleve à sa hauteur naturelle, & par une vigueur
infinie, donne vivacité à la pensée,
& à l'oeuvre que l'on doit faire.
Pour ceste cause le tres-gentil Petrarque a nommé son amour vigoureux ou vif, disant:
Vivace amor, che ne gli affanni
cresce.
Pource qu'il estoit de nature,
tant pleine d'esprit, qu'és ennuis
& angoisses, esquelles il semble
que l'homme perde la vigueur,
iceluy plus eslevé, alloit croissant.
Pour ceste occasion aussi Quidic-
Petrarque.
43
CERVEAUX.
cion a appellé l'esveillé Seigneur
Duc d'Urbain, une vive flamme
de Mars, retenant un cerveau vigoureux en toute maniere d'entreprinse militaire, au Sonnet commençant,
Viva fiamma di Marte &c.
De ceste maniere de cerveau vif
& prompt, les Historiens narrent
Semiramis Royne des Assiriens,
avoir esté prouveue: car ayant eu
à l'improuveu, nouvelle de la rebellion de Babylone, tandis qu'elle
peignoit ses cheveux elle recouvra par les armes, la ville perdue,
avant qu'elle se racoutrast & ragençast sa tresse desfaicte & esparpillée. Cesar estoit de ceste
Le duc
d'Urbin
de cerveau
vif.
La Royne
Semiramis de cer
veau vif.
mesme promptitude & vivacité
duquel l'on recite ceste tres resolue expedition, comprinse en ces
paroles, cogneues, Veni, vidi, vici
Cesar de
cerveau
vif.
F iij
[43v]
THEA. DES DIVERS
De maniere, que ces esveillez &
vigilans esprits, passent, avec grande gloire & honneur, en l'infinie
multitude & compagnie des autres.
DES CERVEAUX
subtils, aigus & pleins de
jugement.
DISCOURS VIII.
OR faisons passage aux cerveaux subtils, aigus &
pleins de jugement: ceux
cy demonstrent en eux une grandeur admirable d'entendement,
penetrant par la subtilité de l'esprit, où l'homme sensible ne peut
de soymesme arriver. Et se descouvre leur subtilité principalement en deux choses, en l'aigue
resolution des doutes, & des que-
44
CERVEAUX.
stions speculatives, & en l'invention des choses incogneues devant, à l'endroit de tous. Le cerveau d'Aristote s'est monstré de
la premiere subtilité, lequel par
la bonté de son entendement a
tresbien resolu & desmelé tant
de questions entremeslées, de Logique & de Philosophie: Et celuy
du grand pere S. Augustin, si grand
Dialecticien, & tant subtil, qu'il
a merveilleusement confondu la
Aristote
de cerveau
subtil &
autres.
s. Augustin.
subtilité des Pelagiens, celle des
Manicheens, & la perversité de
toute la secte Arriane : & celuy de
Scotus, lequel en la saincte Escole Theologale a dignement acquis
le nom de Docteur subtil, combatant subtilement avec l'invincible
Docteur, lequel embellit & illustre d'une angelique doctrine,
tout ce ciel doré de la sainte EgliF iiij
[44v]
THEA. DES DIVERS
se. Le divin Petrarque a parangonné á ces cerveaux là, celuy du Philosophe Porphire, en quelques
siens vers. Et de seconde subtilité se sont monstrez ceux, lesquels
de leur propre esprit, ont trouvé
les choses devant non inventées,
amenant nouveauté & merveille
aux yeux & aux oreilles d'autry.
Apollon fut de ceux cy lequel
trouva la Medecine, & pour ceste
cause, il dit de soymesme en Ovide
au premier des Metamorphoses,
Inventum Medicina meum est, opifexque per orbem
Dicor, &herbarum subjecta potentia nobis.
Zoroastre trouva la Magie: &
ainsi le divin Arioste la luy attribue disant:
E Zoroastro, che su dell'arte magica
inventore.
Porphire
loué par
Petrarque
Scotus.
Apollon
en Ovide
a trouvé
la Medecine.
Louange
de S. Thomas.
Zoroastre
inventeur
de la Magie en l'A
rioste.
45
CERVEAUX.
Belus trouva l'Astrologie: Amphion, la Musique: Cleantes, la
painture: Rhadamante, les loix:
Zenon, les Dialogues: Empedo
cles, l'art oratoire, & va discourant par infinis exemples de cerveaux, en ces inventions tressubtiles. Je ne pense qu'aucun fust de tant
folle temerité d'oser oster tant soit
Belus inventeur de
l'Astrologie, avec
les autres
inventeurs
des autres
choses.
peu de la deuë louange à tels hommes, lesquels en maniere d'une aigle, ont la veuë aigue, & tressubtile, pour penetrer jusques à la
lueur du Soleil mesme. Et d'autant
plus, que les doctes auteurs sont
d'iceux une fort honorable & glorieuse mention: Plutarque, en la
vie d'Alexandre, loue comme tressubtils, les Gimnosophistes, lesquels s'acheterent la vie, par la resolution des doutes, qui leur furent
à l'improuveu proposez par Ale[45v]
THEA. DES DIVERS
xandre. Pline celebre au septiesme livre de ses Histoires, quasi
tous les premiers inventeurs des
choses, comme plusieurs ingenieux,
& tres-aigus. Parquoy ils marchent ornez & parez des deubs prix
& convenables honneurs.
Pline.
DES CERVEAUX
sçavants & entendus.
Plutarque
DISCOURS IX.
DEPARTANTS de ceux là,
allons nous en trouver les
cerveaux sçavans & entendus, desquels il semble qu’Aristote ait parlé au douziesme livre des
animaux, quand il a dit: Cerebrum hominis est membrum divinum, in quo est operatio sensus, & intellectus. Je ne me
travailleray pas beaucoup pour le
present, à louer les sciences & les
Aristote
au I2. livre des animaux.
46
CERVEAUX.
lettres, lesquelles sont d'elles mesmes tant louables, qu'elles n'ont
pas besoin d'estre louées de moy:
elles ont eu tant d'auteurs de leurs
louanges & modernes & anciens,
que j'aurois honte de me vouloir
maintenant mettre en l'honorable rang de ceux là. Cecy seulement suffit que les cerveaux sachans & entendus se sont de tout
temps, rendus dignes de prix, comme les exemples de ceux qui sont
passez ont demonstré à nous autres, leurs nepveux. Pline au septiesme livre de ses Histoires, narre le memorable exemple d’Homere, duquel le Poëme, conception & fruict d'un cerveau tant
entendu, fut tellement estimé d’Alexandre, qu'és despouilles de Darius Roy des Perses, il le prefera à
l'escrin d'or, de perles, & de pier[46v]
THEA. DES DIVERS
res precieuses, qu'il print & recueillit en son pavillon. Diogenes
Laertius raconte que le Philosophe Zenon, fut tant honoré par
les Atheniens, à cause de son sçavoir, qu'on luy laissoit en garde
les clefs de la ville, & mesmes ils
l'ornerent d'une couronne d'or &
d'une image de bronze. Plutarque ne se peut saouler de celebrer
ce sçavant & entendu cerveau de
Platon, racontant que Denys le
Tyran, autrement superbe & arrogant, en fit tant de cas, que venant iceluy aux rivages de Sicile,
il envoya au devant de luy, un tresbeau vaisseau, pour l'honorer: &
estant descendu au rivage, il le receut honorablement, en une caroche, tirée par quatre chevaux
blancs. Ces cerveaux sont desirables, à l'endroit du monde: &
Diogenes
Laertius
de Zenon.
Pline au
7. livre de
ses histoires narre
du poeme
d'Homere
Plutarque, de
Platon.
47
CERVEAUX.
pourtant Philippe Roy de Macedoine, selon qu'escrit Aule Gelle ne se
glorifioit principalement d'autre
chose que de ce que son fils Alexandre luy estoit nay, au temps de
l'entendu cerveau d'Aristote, duquel il peust apprendre & la vertu
& la doctrine tout ensemble. Artaxerxes Roy des Perses, comme
raconte Suidas fut tant affectionné à la doctrine & sçavoir d'Hipocrates, qu'il escrivit à Hiscanus
prefect & gouverneur de l'Hellespont, qu'il ne laissast, pour or, ou
pour loyer, d'autre sorte, de se le
rendre agreable & amy, desirant
l'avoir, en sa Cour, sur toute autre personne vertueuse! ô esprits
genereux! ô pensées élevées! ô desirs heroïques! ô esprits divins.
Ces cerveaux ont esté desirables,
pource que les sciences & les let-
Aule Gel
le, de Philippe Roy
de Macedoine.
[47v]
THEA. DES DIVERS
tres sont naturellement, en soy
desirables. Omnis homo (dit lePhilosophe) naturaliter scire desiderat .
C'est pourquoy les hommes sages
les ont tant estimées, qu'ils ont
travaillé infiniment, pour s'en rendre maistres, & ont monstré en plusieurs manieres, qu'ils en faisoient
plus de compte, que de toute autre chose De Pitha
du
goras.
monde. Le pauvre
Philosophe Cleantes, tirant de
nuit, de l'eau des puits, soustenoit,
son indigence & pauvreté, pour
ouir à son aise, de jour, la doctrine de Chrisippus. Pithagoras navigea expressement & courut par
le monde jusques aux pays des
Perses, pour apprendre la Magie,
comme Pline raconte. Democrite
(exemple memorable) se tira les
yeux de soymesme, & se les arracha, pour mieux vaquer, & plus
Suidas
narre de
Artaxer
xes Roy
des Perses
Aristote.
De Cleantes.
Exemple
des amateurs de la
vertu
De Democrite.
48
CERVEAUX.
commodément à l'estude de la Philosophie, Sainct Hierosme fut
bien tant desireux de sçavoir, qu'ores à Rome, ores à Byzance, ores
en Antioche, il voulut ouir les
fameux & sçavans hommes Donatus, Victorinus, Gregorius Naianzenus, Appollinaris Antiochenus, & Didimus Alexandrin.
Scipion Africain avoit toujours
entre les mains la Pedie de Cirus.
Alexandre le Grand tenoit soubs
son chevet, avec son poignart, l'Iliade d'Homere. Platon mourant
se laissa trouver au lict, les Nombres de Sophron. Le docte Ciprian
prenoit un si grand plaisir en la lecture de Tertulian, que demandant
ses livres à lire, il souloit dire, comme narre S. Hierosme, Da Magistrum, Da Magistrum.
Que nostre siecle est miserable:
[48v]
THEA. DES DIVERS
& les temps modernes malheureux, esquels le sçavoir & la doctrine sont tant peu estimées, qu'on
les tient à neant? que dy-je estimées? ains avilies: quoy avilies?
ains conculquees & mises sous le
pied: quoy conculquées? ains
trahies, assassinées & malheureusement oppressées. Un livret de
Comtes est la Pedie de Cirus, que
aujourd'huy l'on tasche d'avoir
en la main: une bourse pleine
d'argent, est l'Iliade d'Homere,
que l'on tasche de tenir soubs le
chevet: une perpetuelle Tariffe,
bonne seulement pour dérober,
& assassiner, sont les Nombres de
Sophron: Un je ne sçay quel abregé des goffes qui ont esté cy devant,
est le maistre que l'on prend volontiers, à toute heure, à lire &
manier. Sont ce là (ô siecle aveu-
De Saint
Hierosme
De Scipion
D'aleAfricain.
De
Platon.
Cixandre le
prian.
grand.
Deploration des
temps modernes, esquelles let
tres sont
foulées
aux pieds.
gle!)
49
CERVEAUX.
gle!) les choses qui te semblent
donner honneur? Sont ce là tes
ornemens? Est-ce l'honneur que
t'apporte ton estude, bas, negligé
& vile? considere en tous les temps
& estats, que tu verras que les lettres (presupposant tousjours la
preeminence de la bonté & de la
discipline) ont donné le vray honneur à toutes les republiques, à
toutes les villes & à toutes les religions. Qui a illustré la republique Romaine (je tais pour le present les personnes de guerre) sinon un Caton, un Ciceron, un
M. Varron, & tant d'autres seignalez aux lettres? Qui, la Republique des Atheniens, sinon
Demosthene, Aeschines, Isocrates, Zenon, & infiniz autres sçavans cerveaux? Qui a honoré The
bes, sinon Pindare? Mantoue,sinon
Discours
des hommes lettrez
anciens &
modernes,
qui ont illustré les
Republiques villes
& Religions.
G
[49v]
THEA. DES DIVERS
Virgile? Verone, sinon Pline? Padoue, sinon Livius? Naples, autres
que les Portiens, & les Sannazars?
Florence, autres, que Dante, Marsile, Bocace, Petrarque, Alamani?
Siene, autres, que Sominati, Tolomei, Piccolomini? Peruse, autre
que le docte Balde, honneur de
celle patrie? Ravenne, autres que
les Pieri, les Ferrets, Thomai, Rosti, & sur tous Desiderio Spreti?
Bolongne, autre que l'estude &
la doctrine propre de celle ville là
tant studieuse? Ferrare, autres, que
le divin Arioste, son moderne Giraldi Cinthien, les Brasaoli, les
Pigni, & ses Seigneurs, tant amateurs & protecteurs des vertus?
Cremonne, autres qu'un Vide;
Milan, autres que les Corii, les
Bossi, les Busti, les Cardans, les
Crotti, les graves Senateurs, les
50
CERVEAUX.
Oracles & Sibilles de tous les peu
ples de ce gouvernement là? Pavie, autres que les Corti, les Menochi, les Alciats, les Guali, les Bereti ? l'excellente Venise, autres
que les Barbari, les Gradenighi,
les Gabrielli, les Venieri, les
Contarini, les Justiniani, les Zeniles Lippomani, les Navagei, les
Valieri, les Giorgi, les Dolci, &
sur tous ce fameux Bembe, lequel
est egal à son Hermolaus? Je laisse
à part tant d'autres honorables
villes & fameux chasteauxs veu
que la trouppe infinie de leurs hommes doctes ne pourroit se nombrer sinon par une grande prolixité. Qui est-ce qui a orné de mille
palmes, les Religions de l'Eglise Saincte, sinon les lettres?
A bon droict se glorifient les
G ij.
[50v]
THEA. DES DIVERS
Chanoines Reguliers de Latran,
tres-anciennes lumieres, sur les
autres, de la saincte Eglise, de leur
Hugues de sainct Victor, de son
disciple Richard, de Prospere,
Fulgentius, Aimon, Juon de Chartres, je ne parle pas du Maistre
des sentences, Chanoine de S. Geneviesve: & de ces premiers, Hilaire, Cirille, Isidorus, Rosetus
& plusieurs autres, qui ne sont
pas cogneus sinon des studieux
de plusieurs histoires. Et avant
tous, du grand Pere, S. Augustin,
lumiere des doctes, flamme des
vertueux, splendeur tresluisante
des lettrez, l'ornement & l'honneur de l'habit canonical. Les
moines tirent leur gloire & hon-
neur de Cassianus, de Climmachus, Rupertus, Isidorus, Pierre
Bercorius & d'infinis autres tres5I
CERVEAUX.
renommez aux lettres: desquels
si je me tais, c'est pource qu'il ne
m'en souvient pas bien pour le
present, & n'en ay bonne memoire maintenant: & aussi pource que je ne procede icy par maniere de Cronique, mais j'entens
faire un brief discours: & pour
ceste cause, si je me tais d'aucuns
pareillement renommez, je ne pretens les injurier, ou leur faire tort.
Et pareillement la Religion de
S. Dominique marche glorieuse,
de son Albert le Grand, du Docteur Angelique, du docte Caietan, de Rupert Holcoth, d'Hugues Cardinal, & d'autres vertueux inombrables. La Religion
de S. François est exaltée, par Scotus, S. Bonaventure, Alexandre
d'Ales & Nicolas de Lyra, & d'une grande trouppe de personnes
G iij
[51v]
THEA. DES DIVERS
tresdoctes. La Religion des Hermites florit en gloire, & honneur,
à l'occasion d'Egidius, de François Mairon, de Seripand & de
plusieurs autres. Ainsi les autres
Religions se vont glorifiant, de se
voir honorées d'hommes excellens
& fameux en toute sorte de lettres, & avec tresgrande raison: car
elles ont toutes cogneu le vray
honneur consister en la doctrine
& au sçavoir. Pourquoy s'exaltent
aujourd'huy tant de Predicateurs
signalez, de toute Religion, un
Fiamma, un Caracciolo, un Hebreo, un Panigarola, un Vollera,
un Lupo, un Toledo, sinon pour
cet honneur? Pourquoy sont estimez tant de fameux Theologiens
modernes, un Maistre Octavian
de Ravenne, auquel je doy graces
infinies, comme à mon tresdocte
52
CERVEAUX.
& tresamiable precepteur, un
Ambroise Barbanara, un Maistre
Lucius de Piacenze: un Maistre
Joseph, de Vercelli: un Quaino,
un Salmeron, & tant d'autres,
que je passe plustost sous un indigne silence, que de souiller ou obscurcir les louanges d'iceux, par
ce que ma plume rude, non faconde & inepte en pourroit escrire, sinon pour cet honneur
mesme? Oyez vous nommer ceux
qui semblent rebelles aux estudes
& aux lettres? Oyez vous que le
monde en face cas, ou les honore d'aucune gloire? Oyez vous
que leur renommée sorte hors
d'une cuisine, ou hors d'un clocher? Oyez vous qu'on leur donne
autre louange, que d'esprits mecani
ques & plebees? Or laissons les là,
Giiij
[52v]
THEA. DES DIVERS
je vous prie de peur qu'ils fussent
trop honorez de trop parler d'eux
DES CERVEAUX
vertueux & nobles.
DISCOURS X.
LA derniere espece des cerveaux, est celle des vertueux & nobles, lesquels
embrassent en maniere d'une grande mer, tous ceux, lesquels par
quelque vertu qu'ils ont en eux,
acquierent à l'endroit du monde,
la noblesse, reverée & prisée de
tous. Les vertueux & nobles sont
generalement en tresgrand prix
& consideration, pour toute voye
de justice, de raison & devoir,
pource qu'ils ont l'entendement
tousjours eslevé à choses dignes
53
CERVEAUX.
Ô Louange
de la vertu.
& honnorables d'eux. O Vertu!
Noblesse, choses vraiement enviées:
y a il un plus beau jardin de delices, que celuy de la vertu? quelle
fontaine de tous biens est plus precieuse? quelles drogues & senteurs plus souesves & odoriferantes que ses fleurs? quel puits d'eau
vive, plus distillant que le sien?
quelles roses, quelles violettes,
quels narcisses, quels amaranthes,
plus gracieux qu'icelle? Quelles
perles, quelles pierres precieuses,
quel plus riche thresor que cestuy
là? Le Philosophe Bias se glorifioit estant desnué de toute chose,
hors mis de la vertu, & disoit,
Omnia bona mea mecum porto . Ceste
est la derniere perfection de la
nature, qu'Averroes a ainsi appellée. Ceste est l'Ethique tirée du
ciel du tressage Socrates. Ceste est
Dict de
Bias.
Averroes.
[53v]
THEA. DES DIVERS
la flamme, que par la verge hardie, Promethée ravit de la sphere
du feu. Ceste est le rameau d'or,
Aeneas. C'est icy la toison d'or,
que la Sage Cumaine enseigna à
que Jason ravit en l'Isle de Colchos. Ceste est la lame d'or, que
le Prestre ancien devoit porter au
front. Elle est ce grand prodige,
que le tres-docte S. Hierosme nomme. Elle est la sapience, que Cice-
Louanges
de la vertu.
ron a dict estre paisible es tempestes, luisante es tenebres, ferme es
dangers, sans crainte & hardie
aux combats, honorable en la
honte & vitupere. Elle est finalement la Beatrix de Dante, qui guide l'homme par toutes les spheres
celestes à la gloire immortelle. O
tresprecieuse vertu! ô vertu de
lumiere, de gloire, de prix incomparable! Je ne puis trouver une
54
CERVEAUX.
plus seure escorte que ceste cy:
pour ceste cause, les Romains avoient ce dict, sur toute chose,
pour agreable, Virtute dure . Je ne
puis trouver plus chere & douce
compagnie, & pour ceste cause le
penible & laborieux Hercules
s'esleut la vertu, pour chose singuliere, & pour son aymée & agreable compagnie. Je ne puis voir
chose plus asseurée qu'elle est. Et
pour ceste cause le Poëte Tuscan
a bien dict,
Che ne ferro, ne foco à Virtu nuoce.
Que le fer & le feu ne nuisent à la
Vertu. Je ne puis voir chose plus
belliqueuse. Pour ceste raison
Fortunio Spira a dict gentiment,
Virtute è combattuta à prima
vista:
Ma vince al fine, e'l Vitio mette al
fondo:
Exemple
des Romains.
Exemple
d'Hercules
Dict de
Petrarque.
Dict de
Fortunio
Spira.
[54v]
THEA. DES DIVERS
Elungamente gloriosa regna:
La vertu est combatue de prime face, mais elle surmonte à
la fin, & met le vice au fonds, &
l'abat, & regne long temps glorieuse. Je ne puis voir chose plus
riche qu'elle est: & pour ceste occasion Seneque disoit que la vertu estoit contente de l'homme nud,
& qu'elle suffisoit seule à le vestir
Dict de
Seneque.
& l'orner. Pour ceste raison mesme. le Philosophe Stisbon, ayant
au sac de sa patrie, perdu tout son
bien & avoir, disoit gayement
qu'il n'avoit rien perdu, luy estant
demeurée la vertu, seule & vraye
richesse, outre toute chose. Je ne
puis voir chose plus heureuse que
la vertu, à ceste cause Macrobe
disoit bien, que Solae virtutes beatum faciunt . Je ne puis trouver chose plus glorieuse & pour ceste rai-
Dict du
Philosophe Stibson
55
CERVEAUX.
son la vertu a d'elle mesme acquis
un si grand train de personnes.
L'oisiveté desplaisoit à Achilles,
le silence à Nestor, le repos à Ulisse, la tranquillité à Thesée, & Hector haissoit d'avoir les mains à la
ceinture, pource qu'ils estoient sectateurs de la vertu, Alexandre
souspira pour l'infinité des mondes establie par Empedocles, voyant qu'à peine par sa vertu, il en
avoit surmonté un demy. Themistocles disoit que les vertueux trophées de Milciades le tenoyent
esveillé du sommeil. Jules Cesar
regardant l'image d'Alexandre,
en l'aage de jeunesse, gemissant de
fascherie, se blasmoit soymesme
de paresse, en ce qu'en l'aage mesme, il n'avoit faict aucune entreprinse de valeur, en laquelle il avoit vaincu & surmonté quasi tout
Exemple
d'hommes
sectateurs
de vertu.
D'Alexan
dre.
De Themistocles.
De Jules
Cesar.
[55v]
THEA. DES DIVERS
le monde. Ceux cy estoient les emulateurs des vertus, & les corrivaux & concurrens des vertueuses entreprinses. La noblesse, la
grandeur, la magnificence consiste
toute en la vertu: & de là sont venus à l'endroit des anciens, tant
de loyers donnez aux vertueux,
pour remunerer leurs dignes a-
Dict de
Macrobe.
ctes, glorieux & immortels. Les
Carthaginois donnoyent autant
d'aneaux aux vaillans & vertueux
soldats, qu'il y avoit de batailles,
ausquelles ils s'estoient trouvez.
Les Hespagnols dressoient autant
d'obelisques à l'entour du sepulchre du mort, comme il avoit occis d'ennemis. Et entre les Scythes
ceux là seulement pouvoient boire en une tasse, que l'on portoit
tout entour, lesquels par leur valeur avoyent tue un ennemy. Les
Coustume des
Carthaginois.
56
CERVEAUX.
Macedoniens avoyent une loy,
que celuy lequel n'avoit occis &
mis à mort aucun ennemy, en signe de deshonneur, estoit tenu
d'aller ceinct d'un chevestre. Et
pour ceste raison les Romains donnoyent aux vertueux & nobles,
tant de sortes de coronnes: les
Triomphales, les Civiles, les Murales, les Obsidionales, les Ovales, les Navales, & tant de dons
militaires, brassarts & brasselets,
haches, piques, bardes, chaines, aneaux, statues, images, & simulacres. Les coronnes & les guirlandes sont marques Hieroglyphiques d'éternité, & de victoire: &
pour ceste cause, il est escrit es Pseaumes, Tu leur as mis sur le chef,
une coronne de pierres precieuses.
Et pourtant Aratus ancien Theolo
gien a dit, que Bacche, pour une eternelle memoire de l'amour qu'il
Coustume
de Macedoniens.
Coustume
des Romains.
Coustume
des Hespa
Coustume
gnols.
des Scythes.
Aratus
ancien
Theologien
Psalmes
de David.
[56v]
THEA. DES DIVERS
portoit à sa femme Arianna, mit
& colloqua au ciel, la couronne
d'icelle. De là vient, que les nobles enseignes, armes & devises se
sont trouvées pour favoriser les
vertueux & monstrer la hauteur de
leurs pensées: comme le fouldre
pour les Scithes: l'arc pour les
Perses: le chef armé pour les Ciliciens: Mars pour ceux de Thrace: Hercules pour les Pheniciens:
le Lion pour les Milesiens: le Pegase pour les Corinthiens: le cheval pour l'Italie: les trois Serpens,
pour l'Asie: l'Elephant, pour l'Afrique: & de nostre temps, à ceste
cause, la Republique de Genes
a pour armes, un chevalier armé:
& la Venetienne un Lion ailé, de
couleur d'or, avec un livre entre
les pattes & griffes, attribué au
glorieux S. Marc. Les grands per-
Armes &
enseignes
diverses
pour les
vertueux
& nobles.
sonnages
57
CERVEAUX.
sonnages pour ceste occasion, portoient anciennement, armes honorables & illustres, comme Agamemnon, selon que Pausanias
raconte, avoit accoustumé de porter en son escu la teste du Lion,
avec ces paroles: Cestuy cy est la
terreur des hommes, & qui le porte
est Agamemnon. Antiochus avoit
le Lion avec le Caducée, & l'Aigle, qui tenoit un Dragon, entre
ses ongles: Thesée avoit le Beuf:
Seleuque le Taureau: Octavian,
le Sphinx, en son cachet. Pompée
le Grand, le Lion avec l'espée:
Caius Marius, deux beufs, joints
à un joug: Attila, l'Esprevier coronné. Quoy? les Dieux anciens
mesmes, pour faire preuve de leur
vertu & noblesse, & la monstrer
aux hommes de la terre, eslevrent
des enseignes honorables & ilh
[57v]
THEA. DES DIVERS
lustres. Et pour ceste cause Jupiter choisit le foudre: Neptune
le Trident: Mars l'espée: Bacche
le Thirse: Hercules la masse: Saturne la faux: Apollon les escorgées: Mercure la verge. O tresnoble vertu, ô noblesse tres-vertueuse. La vertu de l'homme principalement se descouvre, en la benignité de l'esprit, en la modestie
de l'entendement, & en l'honneste
& civile honte, de la nature ayant
respect, sans infinis autres moyens
particuliers que nous laisserons
comprins es louanges generales des
cerveaux nobles & vertueux. Elle
se descouvre pareillement en la
benignité, gaillardise & gentillesse de l'esprit, se demonstrant traitable, doux, humain, en tous temps
& en tous les estats. Pour ceste
cause Ciceron a dit en ses Offices,
58
CERVEAUX.
que la gaillardise, est une vertu de
l'esprit, qui pese, par une juste balance, l'un & l'autre estant du monde: à sçavoir celuy de la prosperité, & celuy de l'advesité, pource
que le veritable, benin & gaillard
& affable, ne se fasche & irrite en
l'adversité, & ne s'enorgueillit
pas és choses prosperes. Parquoy
sainct Hierosme, sur sainct Matthieu descrivant la nature de l'homme doux & affable, l'a orné de ces
belles conditions, Mansuetus seu
mitis est qui nec irritat, nec nocet, nec
nocere cogitat: nec ira, nec furore afficitur. C'est à dire: le doux & humain est celuy, lequel ne s'irrite & ne nuit, & ne pense pas
à nuire, & n'est point poussé
de colere ny de fureur. Tel fut
ce rare & singulier exemple de
benignité & mansuetude, David,
Ciceron.
Saint Hie
rosme.
H ij
[58v]
THEA. DES DIVERS
duquel est escrit: Memento Domine David, & omnis mansuetudinis
ejus. Souvienne toy Seigneur de
David, & de toute sa mansuetude & douceur, lequel ne s'esmeut ny Joel
Virgile
Mercure
le ca
pour
nonise Ce
TrismeProphete.
outrages, giste.
sar à caune s'irrita se de sa be
pour
nignité.
injures, ne se courrouça pour
offenses, & oncques pour disgraces ou infortunez evenemens, ne
se troubla, ne desmit de son pristin estat entierement doux et bening. Ceux cy sont appellez heureux par nostre seigneur en l'Evangile: Beati mites . Ceux cy sont
colloqués par Homere, en l'onziesme de son Odyssée, aux champs
Elisés. Cesar à cause de cete vertu,
est canonisé par Virgile, en sa Bucolique. C'est la Vertu, laquelle
Mercure Trismegiste souloit dire
estre alliée de la nature divine: ce
que le Prophete Joel a tresbien ex-
Exemple de
David hu
main &
doux.
Homere
establit les
benins aux
champs
Elisés.
Evangile.
59
CERVEAUX.
primé en ces paroles: Convertimini
ad Dominum Deum vestrum, quoniam benignus & misericors est. C'est à cause
de ceste vertu, que le seigneur Julian Goselini a loué beaucoup la
majesté du Roy Philippe, en un
sien sonnet. Et mesmes la vertu de
l'homme consiste en la modestie de
l'esprit, comme on lit de Caton,
lequel plein de modestie ne voulut pas permettre, qu'on luy dressast aucune statue, disant qu'il aymoit mieux que les nepveux demandassent pourquoy elles ne luy
auroient esté dressées, que s'ils s'enqueroient de l'occasion de les voir
debout eslevées sur pieds. Par
semblable modestie Terence Varron rejetta librement la Dictature, qui luy avoit esté gracieusement
offerte par le Senat, & tout le peu-
Terence
Varron.
ple. Par semblable modestie aussi
H iij
[59v]
THEA. DES DIVERS
Pompée.
Pompée deffait par Cesar, aux
champs Pharsaliques, entrant en
Larisse, comme tous les citadins
de ceste ville là fussent venus au
devant de luy, il dist: Allez & faictes ceste faveur au victorieux.
Ainsi le docte Venier a descrit la
gentille modestie de Trifon Gabrieli, es vers qui commencent:
Tu con piena humiltade &c.
Elle consiste aussi en la honte,
comme l'on lit le notable exemple
de Spurinus, jeune homme de grande beauté, lequel voyant sa beauté
sollicitée des yeux de plusieurs femmes, meu d'une merveilleuse honte
se difforma tellement le visage, de
coups & de playes, qu'il perdit
quasi du tout sa naturelle beauté.
Sainct Ambroise en ses Offices,
descrivant la honte de Susanne,
Exemple de
Spurinus
honteux.
Saint Am
broise de[sic]
60
CERVEAUX.
dict, qu'en ce tresgrand danger
des deux vieillards, elle se taisoit, reputant plus griesve la
perte de la honte que de la vie.
O honte amie de l'honnesteté,
compagne de la modestie: soeur
de l'honneur: emulatrice de la gloire: unique voye à la vraye eternité, je t'admire, je t'honore, je
te revere, & te loue, & exalte,
avec un sainct respect: tu honores
les femmes mariées: tu ornes les
pucelles, tu pares & embellis le
sexe feminin, tu magnifies les
hommes, tu hausses & esleves les
vieillards, tu es gracieux au moyen
des yeux: en manieres, civile: en
actions, honorable: de gestes &
Susanne
honteuse.
contenances, humaine: de paroles aggreable, & de faict, pleine de
grace & de courtoisie. C'est pourH iiij
[60v]
THEA. DES DIVERS
Ciceron.
quoy Ciceron au livre de l'Orateur, louant ceste tresgentille vertu de la honte, dist qu'elle estoit la
gardienne de toutes les vertus. Et
Valere le Grand l'a appellée mere
des honnestes conseils: la tutele
& deffense des solennels offices:
maistresse de la pureté & innocence: chere aux prochains, agreable
aux estrangers, & chose favorable
en tout lieu, & de tout temps. Et
pour ceste cause le gentil Molza,
louant sa dame d'une tres-honneste
honte, l'a comparée au visage, à la
couleur de la rose: & Varchi en a
faict de mesme, pour la sienne. Parquoy je conclus qu'en toutes manieres les cerveaux vertueux & no
bles meritent supremes & infinis
honneurs, à l'endroict de tout le
monde.
Valere le
Grand a
loué la honte.
Molza
loue sa da
me de honte
6I
CERVEAUX.
DES CERVEAUX
vains.
DISCOURS XI.
AYANT assez parlé de ceux,
que nous appelons proprement de ce nom celebre & honorable de cerveaux: passons à ceux
de la seconde espece, appellez en
Italien, Cervellini , comme eventez ou legers de cerveau, & parlons
en premier lieu, des cerveaux eventez, vains, ainsi appellez de tous.
Les Cerveaux tels & vains, sont
L'Italien
dit Cervelini, comeventez &
legers d'es
prit.
ceux lesquels en choses messeantes, non convenables, & de
trespetite valeur, occupent le temps
& leurs esprits. Et pource que la
vanité des choses est infinie, comme des richesses, des delices, de la
gloire du monde, d'affections, &
[61v]
THEA. DES DIVERS
peines tresinutiles & vaines, c'est
pourquoy il y a une infinité de
cerveaux legers de ceste espece
& maniere: & ce seroit une trop
laborieuse entreprinse de les descrire tous. Mais nous soit pour
un memorable exemple, le cerveau
leger de l'Empereur Domitian,
lequel tandis qu'il devoit s'appliquer à choses tresgraves & dignes
de sa majesté, entendoit seulement
aux choses vaines, legeres & de
nulle consideration: & estoit tant
vain & inutil, que tout le jour il
s'amusoit à piquer & percer les
mousches, en sa chambre, avec un
poinçon: & donna un jour occasion à un sien chambrier de donner ceste gentille responce à un Senateur, lequel voulant parler à
l'Empereur, luy demanda, s'il y
avoit des personne au dedans,
Cerveau
leger de
l'Empereur Domitian.
62
CERVEAUX.
quant & luy, disant: Nec muscae
quidem, Non mesme la mousche.
Les femmes, pour la plus part, ont
leurs esprits frappez à ce coin, &
sont legeres de cerveaux: car elles
sont tant vaines, que si on leur ostoit la vanité, ne resteroit (selon
le dire d'un homme d'esprit & jugement) aucune autre chose. Vous
voyez que tout leur soucy & cure
est seulement en choses vaines, à
se polir, à s'orner, à s'embelir, à se
farder, aneller leurs cheveux, les
Cerveau
leger communement.
cresper, blanchir le visage, &
colorer leur front, ayans devant
elles, des phioles, boites, &
petits vases, remplis seulement
de mille vanitez. Je ne parle
pas de toutes, car l'on sçait
bien que plusieurs entendent &
s'appliquent à autre chose, &
[62v]
THEA. DES DIVERS
en cecy principalement employent
l'honnesteté & l'honneur, qui est
requis. Pour ceste cause Simmachus, louant les anciennes Romaines d'honnesteté, a dict: Vittae earum
capiti decus faciunt. Leurs voiles sont
l'honneur & l'ornement de leurs
testes, cheminans couvertes, avec
gravité, contre la coustume des vaines. Ainsi le divin Petrarque voulant louër l'honnesteté de sa Laure,
a dict:
Lasciar il velo, o per Sole, o per ombia,
Donna non vi, vid' io.
Je ne vous ay veu laisser le voile
ou pour le Soleil, ou pour l'ombre. Homere en l'Odissée parlant
de la chaste & pudique Penelope,
escrit des vers de ceste substance,
Quand la dame illustre vint à ses amans, elle assit le pied sur le sueil de
son palays bien fondé, ayant le visage
Simmachus
loue les da
mes Romaines.
Petrarque
loue mada
me Laure.
Homere
loue Penelope.
63
CERVEAUX.
couvert d'un gros drap ou voile. Et
Musée entre tous les Poëtes tresancien, introduit Ero pucelle, ayant
le chef & le visage couvert, en vers
Grecs, de ceste substance: La pucelle
tenoit les yeux fichez en terre, muette,
sans dire mot, & ayant le visage couvert d'un voile qui luy estoit devenu
vermeil de honte. Mais les femmes
vaines ont accoustumé de faire
tout à l'opposite, pource qu'elles
ont un cerveau seulement aveuglé
en leurs vanitez. Et pour ceste
Museus des
crit Ero
voilee.
cause, Dante a dict de ces cerveaux
legers, en son Enfer:
Noi siam venuti al loco ove t'ho detto,
Ove udirai le gentil dolorose,
C'hanno perdito il ben dell' intelletto.
C'est à dire Nous sommes venus au
lieu où je t'ay dict: où tu oyras les
peuples douloreux, qui ont perdu
le bien de l'entendement. Ceste
[63v]
THEA. DES DIVERS
vanité tant frivole a esté appellée
par Bias, Platon.
Democriune maladie de l'ame: par
te.
Democrite, une mer ocieuse &
morte: par Platon, en sa Republique, une peste, & une mortelle
contagion. C'est pourquoy les sçavans auteurs, par leurs dicts ont
excité les entendemens, de se destourner de ceste vanité, la congnoissant trop vile & defectueuse.
Saluste a laissé par escrit ceste sentence dorée: Omnes homines, qui sese student praestare cateris animantibus summa ope niti decet, ne vitam silentio transeant, veluti pecora. C'est à
dire, tous les hommes qui veulent
exceller par dessus tous les autres
animaux se doivent efforcer de
tout leur pouvoir, à ce qu'ils ne
passent leur vie, sous le silence, com
me les bestes &c. Ovide encou-
Bias.
Sentence de
Saluste.
Dante.
64
CERVEAUX.
rageant l'homme à choses dignes
de luy, a escrit ces vers dorez:
Prondque cum spectent animalia caetera
terram,
Os homini sublime dedit, caelumque
tueri
Jusit, & erectos ad sydera tollere
vultus.
C'est à dire, veu que tous les autres animaux regardent naturellement la terre: il a eslevé le
visage à l'homme, luy a com-
Sentence
d'Ovide.
mandé de regarder le ciel, &
de dresser sa face en haut, &c.
Homere avoit accoustumé de dire que se travailler en ces choses vaines, est donner à l'esprit un
jeusne trop insuportable. Quand
Dieu crea, selon qu'il est escrit
au Genese, les oiseaux du ciel,
il leur donna sa benediction &
[64v]
THEA. DES DIVERS
Conception
de l'escriture.
ne la donna autrement aux bestes
brutes, qui meinent leur vie en terre, pour nous monstrer, avec mystere que ceux là sont benis de Dieu,
qui ont la pensée & le cueur elevé
aux choses hautes & supernelles,
& non pas ceux qui l'ont occupé
aux fantasies & fanfreluches de la
terre. Le Prophete Jeremie plora
sur la ville de Jerusalem, disant:
Ses immondices sont à ses pieds,
sachant que le peuple estoit seulement addonné aux choses terriennes tres-vaines & fresles. Je ne
la puis mieux resouldre, que de
prier avec le Prophete, nostre Seigneur, & dire: Averte oculos meos,
ne videant vanitatem. C'est à dire,
Destourne mes yeux qu'ils ne voy
ent la vanité: car de cete vanité de
cerveau on ne tire sinon dommage, ignominie & des-honneur.
Jeremie.
Dit D'Ho
mere.
Le Prophe
te David.
Des
65
CERVEAUX.
DES CERVEAUX LEgers, remuant, instables, inconstants, & Lunatiques.
DISCOURS XII.
LEs Cerveaux qui changent
& sont instables en leurs
pensées & actions, n'acquie
rent pas moindre perte & deshonneur. L'instable & legere femme
du juste Loth, convertie en une statue de sel, peut servir de manifeste
exemple de la perte & dommage
qui vient de ceste volubilité. L'inconstant Semei, lequel s'apliqua
mal à la charge & commission de
son Maistre, monstra, par la mort
qui luy en advint, comme c'est une chose nuisible & dommageable
d'estre inconstant & leger. Le suplice & la peine de devenir un vaI
Exemple
de la femme
de Loth.
[65v]
THEA. DES DIVERS
gabond & errant tout le temps de
sa vie monstra à Cain de quelle
perte & dommage est l'instabilité
du corps & de l'esprit. Petrarque
a exprimé, en peu de paroles, mais
clairement, le mal & prejudice de
ceste legereté, en ces vers:
Exemple
de Semei.
Petrarque
E del mio vaneggiar vergogna e'l
frutto,
E'il pentirsi e'l conoscer chiaramente,
Che quanto piace al mondo, é breve
sogno.
C'est à dire, & de ma volubilité, le
deshonneur est le fruict, le repentir, & cognoistre, manifestement
que tout ce qui plaist au monde,
n'est qu'un brief songe. Et ainsi
les a tresbien declaré Grotto, au
Sonnet qui commence,
Io che dal primo di vaneggio
vago,
66
CERVEAUX.
La spoglia, é l'adma al precipitio
porto.
C'est à dire, quant à moy, qui des
le premier jour erre leger, je porte le corps & l'ame, au precipice.
Et nous pouvons voir manifestement par plusieurs passages de l'Escriture, comme en apres se rend
vile un homme leger & instable,
pource qu'à cause, de sa vilité, ores
il est comparé à la pouldre de la
terre, comme en ce vers du Pseaume, Non sic impii, non sic: sed tanquam
pulvis, quem proiicit ventus à facie
terrae. C'est à dire, non ainsi, les meschans, mais comme la poussiere,
que le vent jette de dessus la face de la terre: ores à la mer instable & orageuse, à cause des vents,
qui y soufflent continuellement:
comme en Es. où il dit: Cor impit quasi mare fervens, quod quiescere non potest.
Psaume.
Esaie.
I ij
[66v]
THEA. DES DIVERS
C'est à dire, le coeur du meschant,
est quasi comme la mer orageuse
& bouillante, qui n'est jamais en
repos: ores aux oiseaux vagabonds,
en l'air, comme aux Proverbes, où
il est escrit, Sicut avis transmigrans
de nido suo, Sic vir qui relinquit locum
suum : Et pour le dire en un mot les
instables sont figurés en l'Evangile, & signifiez, par le fils Lunatique, pour lequel le Pere dit à
Jesus Christ, Domine miserere filio
meo, quia lunaticus est : car ils sont
proprement muables comme la
Lune. Pour ceste cause, quand le
sage voulut en l'Ecclesiastique,
blasmer ceste legereté & changement, le comparant au vent, il dit,
Non ventiles te in omnem ventum.
Et quand nostre seigneur, par u-
Proverbes
Evangile.
Ecclesiaste
ne occulte signification, voulut reprendre ceste legereté, il dict, en
67
CERVEAUX.
S.Luc.
S. Luc, Noli transire de domo, in domum. Ne passez de maison, en maison: comme s'il vouloit dire, Il ne
faut pas estre leger & inconstant
de pensée & d'actions, s'apliquant ores à une chose, ores à une
autre: de maniere que l'on vueille
aujourd'huy estudier, demain le
plaisir du son: aujourd'huy les devotions, demain le bal & danses:
aujourd'huy les peines, demain le
repos: aujourd'huy la vertu, demain le plaisir. Le divin Arioste a
noté fort sententieusement l'humaine instabilité en ceste Stance,
qui commance:
Arioste.
O de gli huomini inferna e' instabil
mente:
Come siam presti à variar disegno.
Pource que veritablement, nous
ne sommes jamais fermes & ar
I iij
[67v]
THEA. DES DIVERS
restés en un propos, mais, tournons, comme la girouette à tous
vents, çà & là, & changeons bien
souvent de pensée. Ceste instabilité fut singulierement notée par
Petrarque, en la personne d'Amnon, ores prins d'amour, ores aveuglé de haine, contre sa soeur Thamar, là où il dit,
Vedi quel, che in un punto ama é disamar.
Voy ce qu'en un instant il ay-
Petrarque
me, & n'aime plus.
Ce que Guidiccion a bien exprimé en soymesme, & gentiment,
quand il escrit,
Se ben s'erge tal hor lieto il pensiero
A caldiraggi del suo amato sole:
E vede il volta, & ode le parole,
Quasi in un punto poi l'attrista il
Vero
68
CERVEAUX.
C'est à dire, Bien qu'aucunes fois
s'esleve ma pensée gaye aux
chaulds rayons de son aymé soleil, & voit le visage & oit les paroles, apres le vray, tout en un instant l'atriste. Parquoy pour estre
tant dommageable & vile, elle
merite le blasme, que l'on a coustume de donner & attribuer aux
choses vicieuses: & d'estre tenu en
la haine, que sa miserable & abjecte nature requiert.
DES CERVEAUX
curieux.
DISCOURS XIII.
LAissant les cerveaux vagabonds & instables, discourons en
brief de ceux, que nous appellons curieux, lesquels ont la pensée
I iiij.
[68v]
THEA. DES DIVERS
assez vaine, le desir vain, le voir, le
parler, & toutes les manieres &
actions, de leur vie vaines. Ceste
vaine curiosité de pensée a esté reprinse par le Sage, en ces paroles,
de l'Ecclesiaste: Proposui in aio meo
quarere & investigare sapienter de omnibus, qua fiunt sub sole. Hanc occupationem pessimam dedit Deus filiis hominum, ut occupentur in ea. Où apertement il la nomme une chose tresmauvaise & inique. Seneque, le
Philosophe, la reputant du tout inutile, a dict à ce propos: Quid te torques in illa quaestione, quam utilius est,
contempsisse, quàm solvere? Pourquoy te
mets tu en peine, en ceste question
là, laquelle il est meilleur & plus
utile avoir en contemnement que
la souldre? Car de s'occuper & empescher en la consideration de
certaines extremes curiositez,
Eccles.
69
CERVEAUX.
c'est une chose, non seulement vaine, mais digne de haine & de mespris. Le desir curieux n'est pas
moins vain & dommageable aussi, comme l'exemple nous declare,
en Dina fille de Jacob Patriarche,
laquelle meuë d'un vain desir, de
voir les manieres des femmes de
la region de Sichem, en tira en fin,
le vitupere & le deshonneur que
luy fit le dissolu fils d'Emor Evée.
Le voit aussi, est cause de grandes
pertes & maux: pour ceste cause,
on lit qu’Acteon fut converty en
cerf, pour avoir trop curieusement,
assis l'oeil, sur les belles deesses
nues. Aglaure fut changée en
pierre pour avoir descouvert d'un
oeil cupide, le monstre, que la deesse Minerve luy avoit secretement
donné en garde. Procris fut tuée
d'une sagette, par son mary, pour
Dina curieuse.
Acteon &
Aglaure
curieux.
[69v]
THEA. DES DIVERS
avoir voulu, par une trop grande
anxieté voir s'il estoit point ravy
de l'Aure,comme elle avoit soupçon. Le divin Petrarque attribue
quasi tousjours les miseres de son amour, aux curieux regards. Le miserable Ariodant, trop curieux de
regarder ce que le saint Polinesse
s'offrit de monstrer, de Genevre,
attribua la faute à ses yeux, en l'Arioste: Et en ceste maniere, le gentil Remy Florentin, attribue les
peines de son amour, aux yeux de
sa Dame, & à son propre regard.
Quand l'Escriture Saincte depeint la douleur des deux faux
vieillards, amoureux de Susanne,
il en rend la cause, disant,que, Videbant eam senes quotidie ingredientem
& deambulantem: & exarserunt in
concupiscentiam ejus. Là où toutes
chose est attribuée au curieux re-
Procris
curieuse.
Ariodant
curieux en
l'Arioste.
70
CERVEAUX.
gard de leurs yeux. Le curieux parler aussi est blasmé & reprins, comme S. Paul escrivant à Timothée
reprint les Maistres & Predicateurs, lesquels il preveut devoir,
avec le temps, declarer & expliquer seulement les fables & nouvelles. Les femmes sont communement notées, es actions & gestes pleins de curiosité, pource
qu'elles s'appliquent plus à cecy, qu'à
aucune autre chose digne de louange: pour ceste cause l'Arioste descrivant les curieuses actions d'Al
cine, l'a proprement declarée &
deschifrée en quelques siens vers.
Mais parlant en general, est demonstré que la curiosité est digne de
blasme & de reprehension, par le
dire du Poete Antagoras, lequel
ayant esté trouvé par le Roy Antigone, en son propre pavillon, faisant
cuire certains poissons, par luy
S.Paul à
Timothee
Daniel le
Prophete.
Alcine cu
rieuse en
l'Arioste.
Exemple
du Roy
Antigone
curieux.
[70v]
THEA. DES DIVERS
decouverts, par une trop grande
curiosité: & enquis, par jeu, s'il
pensoit qu'Homere, tandis qu'il
escrivoit les faicts d'Agamemnon,
s'amusast à faire cuire des poissons, il fit responce: Pensés vous
qu'Agamemnon, tandis qu'il faisoit ses entreprinses, fust curieux
de sçavoir, comme vous estes, si en
son armée, l'on faisoit cuire des
poissons? En quoy il a manifestement reprins & noté, la trop grande curiosité d'iceluy. Le dict de S.
Augustin aussi blasme la curiosité:
car comme le Philosophe Simplicius luy eust demandé ce que Dieu
faisoit avant qu'il creast le monde,
on lit qu'il respondit, que Dieu
estoit en une forest, où il couppoit
le bois, pour en faire un grand feu,
à brusler tous les curieux rechercheurs de ses hauts secrets: auquel
CERVEAUX.
lieu il se moqua manifestement du
doute trop curieux du temeraire
Philosophe. Estant donc ceste curiosité telle, que nous l'avons depainte, s'ensuit & reste que les
cerveaux curieux se rendent dignes de blasme & de vitupere:
d'autant plus qu'ils ont le livre du
pourquoy en toute chose, es yeux
qui veulent voir toutes choses, es
aureilles qui veulent ouir la cause
de toute chose, en l'odorer & flairer, pource qu'ils veulent mettre
le nés par tout, au goust, entant
qu'ils veulent engloutir toute cho
se. En somme, Seneque, en ses Epistres, ne leur peut donner epithetes plus convenables, que de
cerveaux ennuyeux & trop à contrecoeur, desquels il est force que
je me deporte de parler d'avantage,
pour l'horreur de leur nature.
7ILe Philosophe Sim
plicius curieux
Seneque.
[71v]
THEA. DES DIVERS
DES CERVEAUX DEdaigneux, despiteux, capricieux
& sauvages.
DISCOURS XIIII.
JE me tourne maintenant,
avec non moindre horreur
& fascherie aux cerveaux
lesquels nous appellons delicats
& desdaigneux, pource qu'ils sont
de tant fascheuse nature, ayant
tout à contrecoeur, qu'il semble,
qu'ils ayent tousjours le rubarbe
en la bouche, ou la rue sauvage au
nés. L'on en trouve aucuns tant
despiteux & sauvages, qu'un seul
signe ou clin d'oeil ne leur venant
à fantasies, les rend comme enragez,
& ont une poison au dedans trop insupportable. On lit que le Philosophe Euvilocus a esté d’une telle
Exemple
du Philosophe Eurilocus.
72
CERVEAUX.
maniere de cerveau: car comme
son cuisinier n'eust une fois accommodé son soupper à l'heure deuë,
il print le rosti & la broche tout
ensemble, & courut apres luy, jusques en la place de grande colere
& despit, afin de l'embrocher.
Speufippe fils d'Eurimodon se
monstra pareillement d'un tel cerveau, quand quelqu'un ayant en
jeu, touché la queuë d'un sien petit
chien, oyant abbayer, il le jetta,
par despit, dedans un puits. Que
dirons nous de ces cerveaux despiteux d'Aman, duquel on lit es
sainctes lettres, qu'il voulut pendre
Mardochée, pource qu'il ne luy
plioit les genoux, & ne luy faisoit
reverence comme les autres?Ce
que Dante a gentiment touché
en ces vers,
Poi piove dentro all' altra fantasia
Exemple
de Speusip
pus.
Exemple
d'Aman.
[72v]
THEA. DES DIVERS
Un crocefisso dispetto è fero
Si è la sua vista, & cotal si moria.
Telles gens, à la verité, meurent de
rage & de despit, & n'est possible,
ce croy-je, de voir plus grandes viperesque tels ecervelés,qui se ruent
sur autruy, aussi tost seulement que
l'on tourne les yeux sur eux: toute chose
leur desplaist, toute chose
les fasche, & peut on dire que l'eau
rose, le musc, la civete, toutes
les odeurs & parfuns de Perse &
de l'Arabie tout ensemble, leur
puent. Ils sont eschars à rire, retirez en la joye, fascheux es caresses, affables, obstinez & dedaigneux, es paroles, & brief toute chose leur vient à contrecoeur ne trouvent rien à
leur gré. Boeme n'estoit pas
tant despiteuse à la personne de
Exemple
de Boeme
despiteuse
Marc
73
CERVEAUX.
Marc Aurele, que ceux cy en tout
& par tout, sont fascheux & hargneux en paroles, en gestes, manieres, & en leurs actions. Aussi
tost que j'en voy un de ceux là, il
me souvient incontinent de la despiteuse Gabrine de laquelle les
estranges conditions ont esté descrites par l'Arioste : ou bien de la
femme de Pinabel, de laquelle le
mesme auteur a depaint la desplaisante nature. Parquoy haissant
tels ecervelez, tant delicats, dédaigneux & estranges, je me tourne en fin d'autre part, & vay trou ver les passionez, & hommes
Gabrine
despiteuse
La femme
de Pinabel
despineuse
ayans perdu cueur.
DES CERVEAUX
passionez & descouragez.
DISCOURS XV.
K
[73v]
THEA. DES DIVERS
LEs cerveaux passionnez
pour royent bien, en plusieurs manieres, demonstrer
leurs passions differentes & diverses comme d'ire, d'envie, de convoitise, & de beaucoup d'autres: mais
nous entendons parler, pour le present de ceux qui descouvrent en
diverses manieres & occasions, la
passion amoureuse, subject des
jeunes cueurs, trop miserablement
transportez & menez de l'aveugle
affection & cupidité: laquelle passion ils declarent eux mesmes, en
paroles, signes de l'oeil, en regards,
oeillades, en ris, en changement de
visage, en lettres, en promesses, en
messages, en presens, en armes, en
livrées, & devises, outre les affections interieures exterieurement
exprimées, & mentionnées par
Marsile Ficin, au commentaire
Marsile
Ficin
74
CERVEAUX.
sur Platon de l'Amour, à sçavoir
des larmes, desirs, lamentations,
tristesses, jalousies, allegresses,
décharges du cueur, ires, vengeances, faute de bonne volonté,
& sentiment du cueur: & outre
quelques signes exterieurs qu'ils
pratiquent tant seulement pour
la chose aimée, en s'ornant, ballant,
chantant, sonnant, estudiant, courant, sautant, joustant, & prenant
les armes pour icelle, avec demonstrance manifeste d'aucuns
extremes desirs, à sçavoir d'aller
invisibles & transformez, pour la
posseder, endurant, outre tout cela,
pour elle, risée, vitupere, les coups
& sur tout la cruelle mort, toutes
lesquelles choses donnent indice
& argument assez exprés & certain, d'une grande legereté. S'il
faut regarder aux vaines paroles
K ij
[74v]
THEA. DES DIVERS
& affectées, elles ne defaillent point
ny en public ny en secret, par messager & par eux mesme: dolentes
& joyeuses, craintives & languissantes, presomptueuses & hardies, lascives & ocieuses, sans
goust & pleines d'artifice. Dequoy
font foy les paroles d'Amnon à sa
soeur Thamar : celles des deux
vieillards à Susanne : celles d'Holophernes à Judith: celles de Dalile à Sanson. Si l'on prend garde aux
signes, ils se peuvent voir en tout
lieu par les personnes accortes, es
Eglises, es places, es rues, aux
fenestres, aux portes, aux jalousies,
aux bals, aux festins, aux banquets,
au moyen des yeux, des mains, des
gans, des mouchoirs, sans aucun
regard d'honneur, & sans honte
aucune. C'est pourquoy les tresvains Poetes amoureux, ont ra-
Exemple
des propos
amoureux
75
CERVEAUX.
menteu les signes en leurs amours.
S'il est question des regards, il n'est
pas besoin de dire, comme ils sont
prests, accorts, larrons, trompeurs,
couverts, malicieux, & lascifs.
Pour ceste cause le Poete Sophocles introduisant Hippodamie di-
sputant de la beauté de Pelops,
l'induit à dire, qu'il avoit au regard, un éclair tresaccort & ardant
es yeux, par lequel, elle se sentoit
enflammer son oeil, comme aucunefois le fer s'enflamme, quand il
est mis par le forgeron, au milieu
de la fournaise. Ainsi le Poete
Toscan parle des amoureux regards de sa Dame,
E'l bel guardo sereno,
Ove i raggi d'amor si caldi sono.
Le trescelebre Pindare descrivant
les beautez & la cruauté de Theossene, luy attribue les luisans rais
Sophocles
Poete.
K iij
[75v]
THEA. DES DIVERS
des yeux mestez à une ame de fer
& de diamant, laquelle il appella ame noire, & composée par un
forgeron. On lit aussi en Athenée,
que Sapho en Athenée, dist à un
qui sembloit admirer les belles
contenances & manieres de la personne d'un autre: arreste toy, ami,
n'advise autre chose, que les gracieux regards de ses yeux, comme
estant le principal siege de l'amour
lascif, mis au seul regard des yeux
de la chose aymée, comme Ovide
certifie aussi, disant:
Si nescis, oculi sunt in amore duces.
C'est à dire, si tu ne le sçais, les
yeux sont conducteurs en l'amour.
Et aussi,
Et formosus eras, & me mea fata irahebant,
Abstulerant oculi lumina nostra tui.
Jules Camille, & Pierre Gra-
Sapho en
Athenée.
Petrarque
Pindare
Ovide.
76
CERVEAUX.
dinique l'ont mis aussi en leurs
vers. S'il faut adviser aux ris, l'on
ne sçauroit dire, comme ils sont
dolents, joyeux, vains, artificiels,
feints, simulez & sots. Le divin
Arioste a attribué telles manieres
de ris à la trompeuse & cauteleuse
Alcine, en certains vers de ceste
substance & signification: Elle
avoit en toute sienne partie, un
lacet tendu, soit qu'elle parle, ou
rie, ou chante, ou chemine. Et ailleurs: De là se forme ce doux ris
qui ouvre en terre le paradis, à sa
discretion. Si l'on regarde les
changemens du visage, on les
trouvera fort frequents & divers:
car ils deviennent ores joyeux,
ores melancoliques, ores timides,
ores hardis, ores pasles ores honteux. Pour ceste cause, le Philo
sophe Epicarme comparoit les
K iiij
Alcine en
l'Arioste.
[76v]
THEA. DES DIVERS
pensées lascives, qui causent
ces externes dispositions, aux flux
& reflux de la mer, laquelle
n'est jamais en repos, ny tranquille, mais en continuel mouvement, comme l'on voit, les comedies de Terence & de Plaute,
& celles des modernes, donnent
en mille vains amans, à toute heure exemples tresmanifestes, de
ces frequentes mutations. Si l'on
prend garde aux lettres & aux escrits, ils ne montrent avec plus
de moyen, avec plus d'artifice, ny
avec moindre respect, moins de
crainte, ny avec plus grande asseurance, les passions enracinées
dedans le cueur, escrivant les pensées, les desirs, les conceptions, les
esperances, les signes, les infortunez evenemens, les choses prosperes, & l'estat auquel ils se trou-
Le Philosophe Epicarme.
77
CERVEAUX.
vent, remplissant les lettres de lar-
mes, de souspirs, de peines, de
douleurs, de martyres, de despits,
indignations, de plaintes, de jalousies, avec une extreme folie, de
leurs esprits: comme l'on voit les
lettres de Penelope à Ulisses :
d'Helene à Paris, de Phillis à
Demophon, d'Ariadne à Thesée,
d'Hero à Leandre, & celles des
modernes, qui ne signifient autre
chose qu'embrasemens de cueur,
departemens des ames, dards mortels, flammes du mont Aetna, feux
du Montgibel, lacets d'amour,
rets, ceps, prisons, avec mille autres folies, que la plume mesme
a honte de coucher par escrit. Si
l'on note les messages & les ambassades, l'on voit, avec quel art,
maniere secrette, avec quelle
crainte, avec quelle attente, avec
[77v]
THEA. DES DIVERS
quel desir & fin, on les envoye & attend: lesquelles choses
demonstrent apertement l'aigre
passion, & la peine infinie, que
les miserables souffrent. Avec ceste
peine là, le miserable Petrarque
a dict,
E mi par d'hora in hora vidir il messo
Che mi mande Madonna a se chiamando.
Il m'est advis que j'entens d'heure
en heure, le message, que madame
m'envoye m'appellant à elle. Et
mesmes est escrit de la miserable
Bradamant, en l'Arioste:
Se disarmato, o viandante a piede,
Che sia messo di luy, speranza piglia.
S'il faut regarder aux promesses,
ô qu'elles sont grandes, qu'elles
sont amples, qu'elles sont frequentes, combien allechantes,
combien malicieuses, & combien
trompeuses. Ulisses, en Properce,
Petrarque.
Arioste.
78
CERVEAUX.
faillit de sa promesse, à la gentille
& gaillarde Nymphe Calipso.
Heleine, en Virgile, faillit à Deiphobe Troyen, Jason, en Ovide,
à l'amoureuse Medee: &, pour
ceste cause, le Poëte Ferrarois a
bien dict,
L'amante, per haver quel che desia
Senza guarda, che Dio tutto ode e
vede,
Aviluppa promesse e giur amenti,
Che tutti spargoii poi per l'aria i venti.
C'est à dire: L'amant pour avoir
ce qu'il desire, sans regarder que
Dieu oit & void toute chose, fait
des promesses & serments, que les
vents, en apres, espandent tous
parmy l'air. Si l'on note les presens de ces amoureux, l'on note
pareillement la sottise & la misere
de leur esprit, pource que non seulement ils donnent des roses, fleurs,
Arioste.
[78v]
THEA. DES DIVERS
violettes, bouquets, avec diverses
significations des herbes, du fil &
soye, dont ils sont entourez, phioles d'eaux odoriferantes, petits
vases de parfums, pommes de muse,
mais aussi bagues, aneaux, brasselets, pendants, chaines, & besongnes tissues d'or & d'argent de
tresgrande valeur, dissipans le bien,
& se destruisans, par semblable,
eux mesmes. Heraclides Ponticus
escrit, que Pericles Olimpien consomma quasi tout le sien, à donner
& faire des presens, à Aspasia sa
favorite. Le Poëte Claudian, au
livre, de Raptu, introduit Mars &
Apollon, amoureux de Proserpine, avant que Pluton l'eust ravie,
s'efforçans avec dons & presens, de
la gaigner en ces vers:
Personat aula procis, pariter pro virgine certant,
Heraclide Ponticus.
Le Poete
Claudian.
79
CERVEAUX.
Mars donat Rhodopen, Phoebbus largitur Amyclas.
Jean Bocace en une sienne Nouvelle mesle aussi les presens d'un
vain amant, expressement faicts,
disant: Et pour pouvoir gaigner
l'amitié & privauté de madame
Belle-couleur, il luy faisoit bien
souvent des presens. Si l'on considere les armes, ou en casaques, ou
en escus, ou autrement, la multitude, la varieté, l'invention, &
les significations descouvrent le
grand aveuglement & folie qui
regne en eux. L'un porte un coeur,
l'autre une pomme: qui un Cupidon, qui un dard, qui un lacet, qui
un cerf frappé, qui un abricotier,
qui une enclume, qui une montagne, qui une flamme, & qui une
chose, qui une autre, comme on lit
en l'Arioste, que la dolente Bra-
Boccace.
[79v]
THEA. DES DIVERS
damant a porté, comme desesperée
de son Roger, les troncs de l'arbre
que l'on nomme Ciprés, lequel
une fois couppé, ne repousse jamais plus, voulant inferer le desespoir & la volonté qu'elle avoit
à ceste heure là de mourir. On lit
d'Alcibiades jeune Athenien, qu'il
portoit, en son escu, le Dieu Cupidon, avec le foudre en main, signifiant les extremes embrasemens de l'amour, qu'il soufroit.
Si l'on regarde les tresbelles livrées, de diverses couleurs, on
ne sçauroit voir une plus grande folie. La couleur passe (comme escrit
elegamment le sçavant Alciat en
ses Emblemes) descouvre la pasleur des amans: la couleur brune,
la douleur & la tristesse: & pour
ceste cause, Petrarque a dict,
E cosi avien che l'animo ciascuna
Invention
de Bradamant
desespérée
Exemple
d'Alcibiades.
Petrarque.
80
CERVEAUX.
Sua passion sott e'l contrario manto
Ricuopre con la vista hor chiara, hor
bruna.
Le verd denote vivacité, comme
le mesme Poete a dit,
Per far sempre mai verdo i miei desiri.
La couleur de pourpre signifie la
privation de la vie: & pour ceste
cause Homere a appellé la mort,
pourprée, à cause du sang amassé
& espaissy: ce que Virgile imitant
escrit,
Et envoya dehors l'ame pourprée.
Si l'homme prend garde aux devises, il verra les plus grandes sottises, & les plus grandes vanitez
qui soient au monde, comme encelle, du Chameleon, qu'à feinct
un amant avec l'escrit prins d'un
vers de Petrarque, qui disoit,
I' per che non della vostr' alma vistat
Homere.
Virgile.
[80v]
THEA. DES DIVERS
desirant se paistre de la veue de la
personne aymée comme le Chameleon se paist de l'air: Et ceste
autre de celuy, lequel aymant une
dame Violante, print pour devise,
un bouquet de fleurs & violettes,
avec ces paroles: Sola mihi redolet ,
Elle est seule me sentant bon: entendant par ceste touffe & bouquet sa
maistresse, laquelle il aymoit tant.
Je ne diray combien de larmes jettent les pauvres & infortunez amans: car les larmes de Didon,
pour l'amour d'Aenée: celles de
Briseis, pour Achilles : celles Andromede, pour Perseus: celles de
Tisbe, pour Pirame: celles de Meleagre, pour Athalante : celles
d'Hemon, pour Antigone : celles
d'Herode, pour Mariamne, en
donnent tresample tesmoignage
à tout le monde. Je ne parleray des
Les larmes
de plusieurs &
divers.
lamen-
8I
CERVEAUX.
Les Lamentations de
divers.
lamentations & des plaintes avec
cuisans souspirs, qui enflamment
l'air, pource que Nason en fait foy
manifeste, pour Corinne: Catulle, pour Lesbie : Properce, pour
Cinthie: Tibulle pour Delia:
Licinius, pour Quintilia: Terence Varron, pour Leucadie : Hortence, pour Martie : Dante, pour
l'amour de Beatrix: & Petrarque,
pour l'amour de Laure. Je ne parleray aussi des tristesses & des afflictions: car (comme dit Anaximandre) les plaisirs de Venus n'apportent autre chose à l'homme, que
repentance: & la painture de Cupidon avec l'arc en main & les
fleches, ne signifie autre chose que
les tourmens & les peines, qu'il
donne à ceux là qui le suivent: ce
que Petrarque a tresbien declaré
en ce Sonnet:
Anaximandre.
Petrarque
L
[81v]
THEA. DES DIVERS
Per far una leggiadra sua vendetta,
E punir in un di ben mille offese,
Celatamente Amor, l'arco riprese,
Com' huom ch' a nuocer luogo e tempo
aspetta
C'est à dire: Pour faire une sienne
gentille vengeance, & punir en
un jour bien mille fautes ensemble, amour a reprins secretement
son arc, comme un homme lequel
pour nuire attend & espie le lieu
& le temps. Je tairay les desirs,
pource qu'ils ne sont jamais contens, & jamais ne reçoivent fin,
comme Guglia a bien manifesté en
un sien Sonnet, commenceant.
Guglia.
Quando fia mia &c.
Je ne feray mention, des jalousies:
car on sçait bien, ce que fit le jaloux Vulcan, pour Venus, laquelle il accueillit & surprit avec
Mars, au reth: ce que fit Circe
82
CERVEAUX.
fille du Soleil à la Nymphe Scille,
que Glauque, Dieu marin aimoit,
empoisonnant par jalousie la fontaine, où elle avoit accoustumé se
laver, ce que fit Dirce à la jeune
Antiope, la liant, par les cheveux,
au col d'un taureau, pour descharger & assouvir le despit qu'elle avoit contre elle, pour luy avoir
derobé son mary. Je tairay les vaines & fallacieuses joyes & allegresses, qu'ils ont des rencontres,
des salutations, des signes, des regards, des ris, des rapports, des
advis, advertissemens, & de mille
autres occasions qui advienent,
comme Ange de Constanzo l'a
tresbien declaré en un sonnet commanceant:
Novo pensier, &c.
Je ne diray mot des courroux: car
l'on sçait bien, comme ces pauvres
Exemple
des jaloux
Ange de
Constanzo
L ij
[82v]
THEA. DES DIVERS
amans se deschargent en paroles & escrits, appellans la personne aymée,
desloyale, cruelle, ingrate, inhumaine, barbare, Ourse nouvelle,
mechante Tigre, & devorante Lionne, avec mille autres epithetes, de
marbre, de diamant, d'enclume
d'aspics: seulement pour descharger l'aigre & ennuyeuse passion,
qu'ils souffrent au dedans: dequoy
peuvent donner manifeste tesmoignage, les Ariadnes, Olimpies,
Bradamant, subjects particuliers,
à l'endroit desdicts Poëtes, de telles descharges, de courroux. Je tairay les ires, qu'ils monstrent en paroles, en gestes, és yeux, au visage,
au front, en plusieurs occasions particulieres: car Petrarque a assez
bien declaré cecy, en ce Sonnet,
Geri, quando tal hor meco s'adira
La mia dolce nemica ch'e si altera.
83
CERVEAUX.
Je ne diray mot des vengeances:
car l'on sçait assez, comme on les
desire, & comme on les met à effect, ce qu'a tresbien expliqué
l'Anguillara, en ceste Stance qui
commence:
Anguillara.
Torna con le none armi alla vendeta,
E trouva il biondo Dio, non meno altiero
Tosto l'aurate straltira, e saetta
Il cor al forte, & oltraggioso, arciero.
Petrarque
Je tairay semblablement les defauts
& evanouissemens de cueur, puis
que le Poete Martial les a tresbien
desmontrez en ces vers:
Martial.
Quicunque ille suit puerum qui finxit
Amorem,
Nonne putas miras hunc habvisse manus,
Is primum vidit sine sensu vivere amantes,
Et levibus curis, multa perire bona.
C'est à dire, Quiconque a esté ceL iij
[83v]
THEA. DES DIVERS
Ornemens
& habits
luy, lequel a faint Amour enfant:
pensez vous pas qu'il ait eu de merveilleuses mains? Il a veu premierement que les amans vivent sans
le sens, & que beaucoup de biens
perissent, par legers souciz. En apres, les ornemens de la personne,
les diverses façons d'habits, les
vestemens polis, passent en eux les
limites, & s'apliquent tant soigneusement à leurs cheveux, à leur
visage, à leur front, & à leurs mains
pour les faire belles, que le monde en demeure non seulement
esmerveillé, mais aussi estonné.
O folle jeunesse! ô temps & années trop mal employées! C'est
pourquoy le Poete Ovide, advertit les femmes de se garder de ces
jeunes hommes qui se parent & ornent avec si grande affectation, & dit.
Sint procul à vobis juvenes, ut foemina compti.
Ovide.
84
CERVEAUX.
Et en un autre lieu, il advise au
contraire, les jeunes-hommes, de se
garder des femmes qui sont tant
industrieusement polies & agencees, disant.
Ad mea decepti juvenes praecepta venite,
Quos ferus ex omni parte fefellit amor.
Les diverses chansons, partie joyeuses, partie dolentes, donnent indices manifestes, de leurs folles
pensees: comme les poursuivans &
amoureux de Penelope ont demonstré, s'at tendans d'attirer à leur
volonté par le chant, les sourdes aureilles de la pudique dame, & le
sot Polipheme, lequel eut esperance, par le chant d'adoucir le coeur
de sa gaye & belle Galatee. Les
bals & danses sont pures lascivetez, comme celles des Faunes,
des Satyres, des Bergers & des
Chanson
des vains
amans.
L iiij
[84v]
THEA. DES DIVERS
Nymphes, descrites par les
Poetes: comme celles de Diane,
pres le fleuve Eurote, mentionnées
en l'Aeneide de Virgile. Les sons
mesmes, ne sont autre chose, que
expresse vanité: comme ceux là
d'Orphée pour l'amour d'Euridice, duquel parlant le Poete Mantuan, en son sixiesme, a dict:
Si potuit manes accersere conjugis Orpheus,
Threicia fretus cithara, fidibùsque
canoris.
Et ceux de la belle Lamie, qui attirerent les aureilles du Roy Demetrius, comme Plutarque escrit.
Les estudes sont vrayes dissolutions de Poesie, de Stances, Sonnets, Madrigals, Chansons: de lettres amoureuses, livres lascifs, compositions inutiles du tout, comme
ont monstré & monstrent tousjours
Sons des
vains amans.
85
CERVEAUX.
tant de modernes, n'ayans autre
plaisir & soulas en leurs peines,
que de comprendre, en un sonnet,
la cruauté de Victoire: l'arrogance
de Domitie, & l'ingratitude d'Olimpie, & faire que Echo retentisse
& redie les dolentes voix, es profondes cavernes, & és obscures
grottes, & és antres chargez de tenebres & d'horreur. Ils courent avec tresgrande vanité, comme Atalante eut contention avec Hippomenes, à la course: Ils saultent,
en maniere d'une autre Herodias
vaine & dissolue. Ils joustent comme
AEnée, pour Lavinie contre Turnus, en Virgile, & Nessus Centaure, & Hercule pour Deianire
en Seneque.
Ils prennent les armes, pour la
chose aymée comme Orestes, contre Pirrhe, pour Hermione: Piri[85v]
THEA. DES DIVERS
thous,contre les Centaures, pour
Hippodamie, laquelle Properce a
appellé en langue Grecque, Ischomache, qui signifie chose acquise
en combatant. Menelaus, contre
les Troyens, pour Heleine la belle. Ils ont en pensee d'aller invisibles, taschans de trouver l'Elitrope d'Albert, les secrets de Pierre
d'Aban , & les conjurations des
diables, comme faisoit l'amant de
Faustine. Ils se transforment souventesfois le mieux qu'ils peuvent,
pour obtenir, souz diverse forme,
la chose aymée, comme Jupiter se
changea en Taureau pour Europe:
Apollon, en pluye d'or, pour Danae: Hercules en femme filandiere, pour l'amour de la Roine des
Lidiens. De là, ils reçoivent moquerie, comme Echo, de Narcisse,
Mars d'Ilice: vitupere: comme Tar86
CERVEAUX.
quin pour l'amour de Lucresse:
playes & coups, comme les fils d'Egiste, par les filles de Danaus: &
finalement la mort, comme Alcibiades, pour l'amour de Timandre:
Pirame, pour Tisbe, Antoine,
pour l'amour de Cleopatra: Phillis, pour Demophon, Deianire,
pour Hercule, Sapho pour Phaon:
& ainsi ces legers de cerveau passionnez & descouragez ont en fin
une convenable & tres-juste recompense de leurs vanitez.
DES CERVEAUX
moindres, ocieux & paresseux.
DISCOURS XVI.
PUis que nous avons assez parlé
de toutes les especes des cerveaux legers, il faut consequemment
passer, aux especes des moindres
cerveaux, & trouver en premier
[86v]
THEA. DES DIVERS
lieu, les ocieux & paresseux, ausquels nous avons assigné le principal lieu, en la division generale
mise cy dessus. Parquoy entre les
plus petis cerveaux, se presentent
de prime face, les ocieux & paresseux, lesquels ne se veulent resoudre à choses d'aucune consideration.
O que ceux cy sont dignes de blasme & de vitupere! On ne sçauroit
voir plus grand mal'heur & infelicité qu'un esprit ocieux. Pithagoras disoit qu il falloit retrancher
beaucoup de choses du monde: la
luxure du ventre, la sedition de la
ville, la discorde des maisons, &
l'endormissement des esprits, &
tiedeur qui regne en iceux. Le
tres docte Dante, au purgatoire
excite ces esprits ocieux, & les reveille de la paresse, disant:
Ratto, ratto, che'l tempo non si perda.
Pithagoras.
Dante.
87
CERVEAUX.
Pour ceste cause, Empedocles appelle l'oisiveté, une perte de
temps, qui ne se peut recouvrer.
Et à ceste intention, nostre Seigneur, en S. Mathieu, maudit le
figuier ocieux & sans fruict: à raison de quoy il devint incontinent
sec & aride. Le sage, és Proverbes, envoye le paresseux & ocieux
à la fourmis, disant: Vade, piger, ad
formicam , à fin qu'il prenne exemple d'icelle, de fuir l'oisiveté & la
paresse de ceste vie. Aristote au
dixiesme livre des animaux, re-
Empedocles.
S Mathieu.
Salomon,
es Proverbes.
Aristote.
prenant la paresse de ceux-cy a dit,
Nullum ens naturale natum est ocio sum :
comme s'il vouloit dire, qu'ils aprennent de la nature, laquelle
n'est aucunement ocieuse, en ses
operations: pource que, Nihil otio sum est in natura : dict il plus.
clairement, au second de la Me[87v]
THEA. DES DIVERS
Salomon
és proverbes.
taphisique. Salomon, és Proverbes appelle tresfol, celuy qui se
donne en proye & s'abandonne à
l'oisiveté, disant. Qui operatur terram suam, satiabitur panibus: qui autem
sectatur otium, stultissimus est . Seneque en ses epistres, a appellé l'homme ocieux, un homme mort, disant. Otium, sine literis, mors est, &
vivi hominis sepultura . Ce vicieux
loisir, qui retire l'homme des veilles, des estudes, des travaux, & de
toutes les louables operations, &
qui procede proprement de la pusilanimité de coeur, est cause de
beaucoup de maux ensemble, comme de lasciveté, de gourmandise,
de mensonge, de vanité, & d'autres pechez infiniz, en la maniere
que l'eau arrestée & ocieuse, des
marests & estangs n'est cause que
de crapauts, serpens, & mille autres
Seneque.
88
CERVEAUX.
Petrarque
corruptions. C'est pourquoy Petrar
que, pour detester l'oisiveté, a dit:
La gola e'l sommo, e l'otiose piume
Hanno des mondo ogni virtu bandita.
C'est à dire, la gourmandise, le
sommeil & les ocieuses plumes,
ont banny du monde toute vertu.
C'est pourquoy mesmement, Caton souloit dire, que les hommes
ne faisans Trismegirien,
ste.
aprennent à faire
mal. Et Mercure Trismegiste a dit
Dict de
Mercure
Dict de
Caton.
que l'homme ocieux devient une
beste, pource que le sens domine
seulement, en luy, comme il fait aux
bestes. Ceste maudite oisiveté est
cause aussi d'un tresgrand dommage, comme il nous appert, par
l'exemple de Sanson, lequel est lié
tandis qu'il dort entre les genoux
de Dalide. Jonas dormant ocieusement en la navire, est quasi submergé & jetté en la mer, par les ma-
Exemple des
personnes
endommagées, à cau
se de l'oisiveté.
[88v]
THEA. DES DIVERS
mariniers. Sisara dormant au lict
de Jahel, fut en un instant occis
& tué, avec un clou, que ceste
femme vigilante, à son mal, luy
ficha en la teste. Et pour ceste cause, je conclu que c'est une tresbonne chose, de fuir l'oisiveté, & s'esforcer de tirer ce clou, hors de la
teste endormie de ceux cy, avec les
tenailles des paroles, qui sont escrites, en S. Mathieu: Quid hio
statis tota die otiosi? & d'autant plus
qu'il se voit que ceste paresse & oisiveté enrouille les esprits, infecte
les entendemens, tient les corps
appesantis, & en toutes occasions
n'ameine que perte & dommage
à l'homme.
DES CERVEAUX
de ceste espece susdicte, morts, stupides,
insensez & lourds.
DISCOURS XVII.
Entre
89
CERVEAUX.
ENtre les plus petis cerveaux ceux là ont le second
lieu au Theatre, que le
Vulgaire appelle communement
morts, & sont de ces hommes là,
qui ne sçavent ny parler, n'y res-
pondre, ny deliberer ou discourir
en aucune chose, & semblent proprement comme insensez & morts,
à l'opposite de ceux qui sont vifs,
prompts & esveillez en leurs operations. Diogenes les apelloit a
nimaux muets, pource que la langue & la raison par mesme moyen,
sont muettes en eux, lesquelles
choses ils ne peuvent pratiquer
ny employer, au temps & besoin.
On lit que tel fut le cerveau d’un
certain Bagas, duquel recite un
homme docte, que le Proverbe est
venu, Ut Bagas constitisti : tant stupide & mort, qu'il sembloit une
M
[89v]
THEA. DES DIVERS
Diogenes.
pierre insensée, en toutes ses actions. Qui ne dira que ceux cy sont
cerveaux de trois au sol, puisqu'ils
ne valent rien, ny pour eux mesmes, ny pour autry? Le vulgaire
les appelle hommes venuz des Indes, pource qu'ils semblent proprement de ces Antipodes, qui sont
tout neufs. J'ay souvenance d'avoir leu l'exemple d'un Chevalier
de ceste sorte, auquel comme l'on
eust proposé, en une assemblée,
qu'il discourut un peu aussi (pour
ce que se taisant, il estoit tenu
pour un homme sage) touchant la
maniere de vaincre le Turc, il demeura, comme un homme estourdy, long temps, à ouvrir la bouche,
& en fin ne sçachant discourir, il
dist, avec la risée de tous, qu'on luy
pardonnast & que l'on l'excusat,
pource qu'il n'avoit jamais esté en
Turquie. La proprieté de telles
Exemple
de Bagas.
Exemple
d'un Chevalier incensé.
90
CERVEAUX.
gens,est de demourer, és occurren-
ces, pasles en face, & destituez de
sang, tremblans des mains, muets
de la langue, stupides d'entendement, de nulle memoire, & statues
mortes & sans esprit, en toute sor
te d'operation. A ceste cause, n'ayans en eux aucune louable partie,
passons au discours des autres, au
plustost.
DES CERVEAUX
goffes, sans goust, sans grace,
ineptes & miserables.
DISCOURS XVIII.
REtrouvons une autre maniere de cerveaux, que nous
avons accoustumé de nommer communement, Goffes, & sans
grace: la bestise desquels se demonstre principallement au poids de
l'intellect, & en la composition des
parolles. Cest Abbé se monstra d'un
M. ij
[90v]
THEA. DES DIVERS
goffe entendement, au Courtisan,
auquel comme le Duc d'Urbin
eust proposé, qu'il estoit en grand
soucy, de ce qu'il ne sçavoit où
mettre la terre tirée des fondemens
d'un sien palais, il respondit, qu'il
fist faire une fosse aupres, en laquelle il mist les vuidanges: & comme le Duc eust ajousté, Où mettrons nous, apres, ce qui se doit tirer de ceste fosse là? il respondit,
Vostre Excellence la face faire tant
grande, qu'elle puisse tenir l'une &
l'autre terre: n'advisant pas que tant
plus l'on en eust tiré de terres, &
plus eust l'on esté en peine, de trou
ver lieu aux vuidanges. La sottise
ne fut pas moindre, du Grammerien
ou Pedant, du Chasteau S. Jean,
pres Piacenze, auquel trop glori-
Exemple
d'un goffe
& sot, au
Courtisan
de Castillon.
eux de son sçavoir, comme l'on eust
proposé une contradiction apparente, en deux passages: l'un de
9I
CERVEAUX.
Virgile.
Virgile, qui dit:
Tu ne cede malis, sed contra audentior
Où il monstre que nous devons
allaigrement nous opposer & aller
au devant des maux: l'autre de Caton, qui dit, Rumores fuge : où il
veut manifestement que nous les
fuyons, apres avoir long temps
pensé, il respondit: Arrestez vous un
peu, je vous prie, & me laissez trou
ver le verbe Principal. Et fut tresmal advisé, en la composition de
ses paroles, l'Escolier Lombard,
lequel ayant à remercier, en l'estude de Siene, l'Assistant à ses Conclusions, pour la peine d'iceluy,
dist: Je laisseray, Monsieur & me
deporteray d'user de ceremonies
de paroles, en vostre endroit,
pource que si j'usois de ceste simonie (voulant dire Ceremonie)
ceux de mon pays diroyent, voyez
Caton.
Sottise
d'un Escolier.
M iij.
[91v]
THEA. DES DIVERS
quel homme, lequel n'a demouré
qu'un an à Siene, & veut faire du
Toscan tout en un instant. O cerveaux veritablement de Babouins.
Ceux cy seroyent bons, à envoyer,
pour Ambassadeurs aux Indes
nouvelles, pource qu’ils resemblent
mieux aux hommes de ce pays là,
qu'à ceux de cestuy cy.
DES CERVEAUX TImides, irresoluz, embarassez & embrouillez.
DISCOURS XIX.
MAis où sont ces Esprits,
que nous appellons timides, irresoluz, & embrouillez? qu'il y a aujourd'huy grande
quantité au monde de ceux, lesquels ayans à parler, ou à discourir, ou à donner leur jugement, en
une chose, semblent avoir à passer
92
CERVEAUX.
à pied sec, la mer rouge, tant ils se
trouvent espouvantez & envelop
pez. On lit de Theagenes, qu'il
eut une si grande superstition de
crainte qu'il tenoit en sa maison,
l'image de la Deesse Hecate, qui
preside aux responces, & ne vouloit sortir avant qu'il se fust conseillé à icelle, ayant peur, de choper à toute heure. Ceux cy sont de
ceste sorte pource qu'ils craignent
en toute chose, & tremblent hors
de propos, en mille occasions, faisans verifier d'eux, le dire du Prophete, Trepidaverunt timore, ubi non
erat timor . Ceux cy sont touchez,
du mal de paralisie, au cerveau qui
est semblable au mouvement de la
huictiesme sphere, ou ciel, appellé
mouvement de frayeur ou tremblement, pource qu'ils tremblent, au
Exemple
de Theagenes.
David.
M iiij
[92v]
THEA. DES DIVERS
proferer d'une seule syllabe, ou
d'un accent, comme si c'estoit le
pas de Furlo, de tant manifeste
espouvantement à ceux qui vont
devers Rome. Le Lion, autrement
animal tresfier & hardy, est noté
de coeur vil, pource que selon Pline, quand il voit la queuë & la
creste, & quand il oit le chant du
coq, il est esmeu & a peur: l'hom-
me sera il pas digne d'estre blasmé
d'une pusillanimité grande, veu
qu'en chose trespetite, il demeure
tout esperdu & mort? Entre les celebres preceptes de Pithagoras,
on trouve cestuy cy assez plein de
mystere, Ne devores le coeur: par
lequel il a fort profondement entendu la hardiesse qui regne au
coeur de l'homme, comme en son
siege naturel: mal observé de ceux,
lesquels veritablement se peuvent
Exemple
du lion en
Pline.
93
CERVEAUX.
appeller, hommes sans coeur, &
sans la hardiesse deuë & convenable. Aristophanes & Lucian se
moquent, à juste cause, d'un certain
Plutus, que l'on dit avoir esté tellement, qu'une mousche, en volant
luy faisoit peur. D'autre-part les
Lacedemoniens, avec raison, chasserent de Precepte
leurs
militaire
confins, des Role Poete mains.
Archilocus, pource que timide &
peureux, il a escrit, qu'il vaut
mieux jetter l'escu & targe que
mourir contre le precepte militai
re des Romains, qui commandoyent à leur jeunesse, Aut cum
hoc, aut in hoc : Signifians qu'ils eussent en memoire, ou de retourner
avec l'escu de la bataille: ou en
mourant estre portez dedans, en
iceluy: Pour ceste cause on lit en
Valere le Grand, que Epaminondas Thebain, blessé à mort, en une
Aristophanes &
Lucian se
moquent
de Plutus.
Archilocus chassé
par les La
cedemoniens.
Epaminondas en Valere le
Grand.
[93v]
THEA. DES DIVERS
bataille, demanda sur toute autre
chose, si l'escu estoit sauve, & comme il eust entendu, que ouy, il passa joyeusement de ceste vie en l'au
tre. Estant donc la pusillanimité,
compagne de ceux cy, & la crainte
Precepte
de Pithagoras.
leur soeur, ils ne peuvent, avec honneur, entrer en la compagnie &
trouppe des esprits gentils & honorables, mais demeurent comme
couards, viles, au rang des malheureux, à juste cause, moquez & aviliz de tous. Aristogiton de Phocion, Athenien, en Plutarque, a
esté mis du nombre de ces pusillanimes,& le tres-vil Martan en l'A
rioste, en plusieurs endroits. A ceste cause laissant le propos ville de
telles gens, nous irons trouver autres esprits & cerveaux menuz,
des especes qui s'ensuivent.
94
CERVEAUX.
DES CERVEAUX DEbiles, bas, infirmes, rebouschez, & lourds.
DISCOURS XX.
Martan
Aristogiton moqué
tresvil
en
en Plul'Arioste.
tarque.
JE ne tairay, combien sont
viles ces menuz cerveaux,
lesquels l'on appelle debi
les, rebouschez & lourds, & ignorans: ce qui procede de faute d'esprit & jugement, ne pouvans comprendre sinon trespeu, & choses
treslegeres, & de bas entendement.
Serapion fut un paintre de la race
de ceux cy, pource qu'en tout le
cours de sa vie, il representa les
scenes & theatres des comedies, & ne peut jamais peindre un homme, ou une figure,
en laquelle se peut noter l'artifice & l'esprit de son Maistre &
ouvrier. L'esprit de Philonides
Exemple de
Serapion
peintre.
[94v]
THEA. DES DIVERS
fut tant debile & rude, qu'il donna
lieu au proverbe, indoctior Philonide : quand l'on parle & est que-
Aristote.
stion de menus cerveaux rebouschez, & peu capables des lettres
ou des sciences d'aucune sorte.
Pour ceste cause, Aristote desirant
trois choses, à l'homme docile, a
mis en premier lieu, l'esprit, secodement l'exercice, tiercement, la
discipline & sçavoir. Quitilian a
estably cecy mesme, comme principalement necessaire, disant: Te
standum est nihil praecepta atque artes
valere, nisi adjuvante natura . Quelle
chose peut faire un de ces cerveaux rebouschez, par nature? qua
si rien. Et pour ceste cause, comme
la science a esté constituée, par le
tressage Socrates, pour un souverain bien aux sçavans: ainsi ceste
inhabilité naturelle qu'ont les
Esprit de
Philonides.
95
CERVEAUX.
Quintilian.
ignorans à comprendre les sciences, les disciplines & les arts, est
tenue pour un mal extreme à iceux.
DES CERVEAUX
sans memoire, negligens, &
dicts cerveaux de chat.
DISCOURS XXI.
CEux là possedent un tresdebile siege, au Theatre,
que nous avons coustume
d'appeller quasi par proverbe, cerveaux de chat, ou memoire de
chat: lesquels sont ainsi communement appellez, à cause de la negligence du jugement, & pour le
peu de memoire qu'ils ont en toutes les occurrences. Ciceron fait
mention de la grande negligence
Exemple
de Currion
en Ciceron.
[95v]
THEA. DES DIVERS
de Curion, lequel oublia du tout
en jugement toute la cause appellée & encommancée. Seneque escrit, que Calvisius Sabin avoit la
memoire tant labile, qu'ores il ou
blioit le nom d'Ulisse, ores d'Achille, ores de Priam, combien qu'il
eust tresbone cognoissance d'eux.
Philostrate escrit qu'Atticus fils
du Sophiste Herode, fut tant destitué de jugement & de memoire
qu'il ne peut jamais aprendre l'alphabet, ny retenir en son esprit,
un caractere, ou lettre d'iceluy.
Textor narre pour un grand &
memorable exemple que les peuples de Thrace sont de tant pauvre
memoire, tant estrangement subjets à l'oubly, & d'un esprit tant
rebousché, qu'ils ne peuvent, en
comptant, passer le nombre quaternaire, & arriver au cinq, sans
Exemple de
Calvisius
Sabin en
Seneque.
Atticus
en Philostrate.
96
CERVEAUX.
perdre la memoire, ou faillir en
quelque sorte ou maniere. Un esprit facetieux de ces menuz cerveaux, a dict & proferé un gentil
broquard, disant, que telles gens,
ont beu des leur enfance, & des le
berceau, à la fontaine de Boetie:
pource qu'Isidore escrit, qu'en ceste province là, l'on trouve une
fontaine, laquelle faict oublier
toute chose, & perdre la memoi
re & souvenance de tout ce que
la personne s'estoit auparavant
imprimé en l'esprit. Or c'est assez
parlé de ces cerveaux depourveuz
de memoire: tournons nostre discours ailleurs.
Brocart
d'un face
tieux cerveau.
Exemple des
Thraces
en Textor
Isidore.
[96v]
THEA. DES DIVERS
DES CERVEAUX,
sots & simples.
DISCOURS XXII.
APres ceux cy viennent les
cerveaux que nous avons
accoustumé d'appeller sots
& simples, selon la maniere de
parler de tout le vulgaire, lesquels
se descouvrent pour tels, en plusieurs sortes & manieres. Les Psilles,
peuples, sont à juste cause moquez
par Herodote, au quatriesme livre de ses Histoires, pource qu'ils
prindrent les armes (dit il) contre
le vent Auster ou Meridional, estant trop coustumier de molester,
tous les ans, par son haleine, leur
region, subjecte à iceluy. Voyez, je
vous prie, quelle espece de sottise? Une certaine vieille, appellée
Psilles peu
ples sots en
Herodote.
Acco
97
CERVEAUX.
Acco simple.
Acco par les Grecs, avoit accoustumé de deviser, à son image en
un miroir (tant elle estoit simple)
comme si elle eust esté en familier
devis, avec une autre femme. Lucian parle d'une autre sottise, d'un
appellé Corebe Phrigien, lequel
alloit souvent à la marine nombrer les ondes escumeuses, au
plus grand mouvement & orage
de la mer. Amphistides fut un homme tant simple & sot, qu'il ne sçavoit s'il estoit nay de pere, & se
consommoit à l'ouir dire, & affirmer les autres. Melitides a esté celebré par le docte Homere, pour
un homme assez sot & simple,
pource qu'il alla donner secours à
Priam, apres que la ville de Troye
fut prinse & ruinée, & de là est venu le proverbe, Melitidis auxilium.
Lequel n'est pas beaucoup diffe-
Corebe
phrigien,
simple, en
Lucian.
Amphisti
des simples
Melitides
sot en
Homere.
N
[97v]
THEA. DES DIVERS
rent de celuy, duquel nous usons
communement, quand nous disons: le secours de Pise: parlans
d'un secours vain & sot, ou mal à
propos. Il est donc demonstré,
par les susdicts, que la sottise de
tels cerveaux est colloquée, & assise en la fantasie remplie de bestise qui est en eux, ayans l'esprit
grossier & goffe, duquel s'est moqué Bocacé à propos, en une sienne nouvelle, disant ces paroles. Le
grand amour que je porte à vostre
qualifiée & grossiere humeur.
Bocace.
DES CERVEAUX
diminuez, & peu experimentez.
DISCOURS XXIII.
98
CERVEAUX.
IL y a une autre espece de
es plus petis cerveaux,
qui s'appelle les diminuez,
& peu experimentez, lesquels se
manifestent assez par leur maniere
de parler & proceder. Jean Bocace en une sienne nouvelle, met
l'exemple d'une femme de ceste
sorte là, & pour telle cogneuë du
frere Albert, disant, Frere Albert
cogneut incontinent, que ceste cy
avoit faute d'esprit, & estoit simple, peu experimentée & advisée.
On lit d'un certain Xenophantes,
qu'il fut d'un cerveau tant fol &
defaillant, que combien qu'ils s'efforceast aucunesfois, de se tenir de
rire, ce neantmoins de là à peu de
temps, il faisoit qu'il se print à rire. Ceux cy sont de ceux, que le Sa-
Bocace.
Exemple
de Zenophantes.
ge remarque, en l'Ecclesiastique,
disant, Fatuus in risu exaltat vocem sua.
N ij
[98v]
THEA. DES DIVERS
Et au livre des Proverbes, il appelle ces defaillans d'esprit, du vocable commun de fols, quand il dit,
Os fatuorum ebullit stultitiam. Le
pauvre cerveau de Parmeniscus,
n'a esté en rien dissemblable de ceux
cy, duquel Athenée raconte, qu'ayant perdu le ris, & venant en l'Isle de Dele, où estoit le simulachre
de la Deesse Latone mere d'Apollon, à laquelle l'Isle estoit dediée,
comme il eut veu une statue de
bois de la Deesse, laquelle il pensoit, qu'à tout le moins, elle fut de
bronze, il ouvrit incontinent la
bouche, pour rire avec une soudaine merveille de tous les assistans. Or ceux cy ayans faute du
sens usité, seroyent plustost dignes
d'avoir un lict, en l'Hospital des
fols, que de posseder & tenir
lieu, en un theatre. Parquoy les
Exemple
de Parmeniscus, en
Athenée.
99
CERVEAUX.
ayans par pitié & compassion seulement, acceptez au dedans, donnons par la mesme raison, lieu, à
ceux qui s'appellent cerveaux vuides.
DES CERVEAUX
vuides.
DISCOURS XXIIIIX.
LEs cerveaux vuides sont
de beaucoup plus grande
imperfection, que les de-
faillans & fols, pource qu'ils demonstrent plus souvent, & quasi
en toutes occurrences, le trespeu
d'esprit & sens qui loge en eux. Le
Poëte Philemon, escrit du cerveau vuide, lequel, en Samos, print
une si grande amour à une statue
d'une fille, formée par Cresicles,
N iij
[99v]
THEA. DES DIVERS
que jour & nuict, hiver & esté, &
par la pluie & par les vents il se pais
soit & ravissoit de la seule veuë de
l'image, qui luy estoit tant chere &
agreable. Pour ceste cause, Valere
le Grand, vient à noter le mesme
auteur d'esprit ou cerveau aussi
vuide: car quand il raconte la fin
de sa vie, il dit, qu'il mourut, pour
voir un jour, qu'en un banquet, un
Asne mangea toutes les figues,
qui avoyent esté les premieres,
aprestées, pour mettre sur la table,
selon la coustume. Que dirons
nous du cerveau vuide, de Pasi
phae, laquelle s'embrasa si fort de
l'amour d'un taureau, comme
Virgile narre? Que dirons nous
d'Alchidas Rhodien, qui entra
volontairement en pollution, avec une statue de marbre? Que
Valere le
Grand.
Alchidas
Rhodien.
Philemon
Poete.
Exemple
de Pasiphaé, &
autres de
cerveau
vuide.
I00
CERVEAUX.
Ciparisse.
dirons nous de Ciparisse, lequel
mourut, pour l'amour d'une Bische? De Passienus Crispus, qui
pleura un More & l'embrassa plu
sieursfois, comme s'il eust esté une
tres belle femme de laquelle il se
fust enamouré & esprins de son amour? Que diray-je du fol amour
de Narcisse, lequel contemplant à
la fontaine, sa belle & favorisée image, en fut extremement & d'u –
Passienus
Crispus
Narcisse.
ne maniere insupportable amoureux, & pour l'amour d'icelle, outré de douleur, mourut miserablement? ce qui a donné occasion au
gentil esprit d'Anguillara de former les beaux vers, qui commancent ainsi,
La vaga, é bella imagine chi' ei
vede,
Che'l corpo suo, &c.
N iiij
[100v]
THEA. DES DIVERS
Or laissons le propos de ceux cy,
& parlons un peu d'un autre genre de cerveaux, dicts, Cerveletti, petits cerveaux, trouvans entre les
premiers, les Charlatans, causeurs.
DES PETIS CERVEaux: Charlatans, causeurs,
& mordans.
DISCOURS XXV.
LEs Charlatans, jaseurs &
mordans sont ceux, lesquels ont accoustumé de
parler trop inconsiderement aucunefois, &plus souvent
que l'on ne doit, mal à propos &
hors le temps, exerceans leur langue, par occasions indeuës, & necessitez non convenables. Ceux
I0I
CERVEAUX.
cy sont appellez fols par le Sage,
lequel dit en l'Ecclesiaste, In multis sermonibus invenitur multitia. En
beaucoup de propos & language
se trouve la folie. On ne sçauroit
dire comme la langue de telles
Salomon
gens est blasmée par tous les auteurs du monde. Aristote, au second des animaux a dict, que l'homme, au regard & comparaison de
tous les autres membres du corps,
a la langue petite, pource que la
nature l'a retirée, afin, que comme
petite, elle se descouvre rarement.
Le Philosophe Bias disoit qu'elle
avoit esté close & enfermée de
doubles portes, asçavoir des levres & des dents, afin qu'elle demourrast là, comme en une seure
forteresse, sans se monstrer dehors.
J'ay souvenance d'avoir leu que
[101v]
THEA. DES DIVERS
Solon avoit accoustumé de dire,
Veu que tu es causeur & babillard, quelle chose es tu, sinon une
ville sans muraille, une maison
sans porte, une navire sans gouvernail & timon, un vaisseau sans
couvercle, un cheval, sans bride? Socrates (comme recite Laertius) disoit qu'il falloit bien aprendre deux choses, au monde, à bien
parler, & à se bien taire. Pour ceste
cause, la langue estoit à l'endroit
des Aegyptiens, Hieroglyphique
de Mercure : car estant Mercure
sur les sciences, ils vouloyent signifier que la langue se doit sagement employer, & non pas temerairement, comme les jaseurs s'en
servent. Par ceste mesme signification, Orphée, es Hymnes, a appellé le mesme Mercure , prononceur
de la parole. Le Philosophe Xeno
Solon.
Socrates,
en Laerce.
Aristote.
Bias.
Aegyptiens.
Orphée.
Xenocrates.
I02
CERVEAUX.
crates, entre autres enseignemens,
a donné cestuy cy, Que l’homme
ouist beaucoup & parlast peu: disant qu'à ceste occasion, la nature
nous avoit donné deux aureilles
& une seule langue. Les Esseens,
qui estoit une secte principalle
entre les Hebrieux, à ceste fin, commandoyent le silence à tous ceux,
qui entroyent de nouveau, en leur
escole. Les Pithagoriques, comme
recite Sainct Hierosme, imposoient
pour cinq ans le silence, à leurs
disciples commenceans à recevoir
doctrine & instruction. Les Aegyptiens (comme narre Platon, au
livre de ses loix) depeignoient à
l'escole, une langue fendue par le
milieu, avec un couteau, voulans signifier, que la parole vaine & inutile fust retranchée
Les Esseens.
[102v]
THEA. DES DIVERS
de la bouche des hommes. On ne
sçauroit conter les vices qui accompagnent ceste langue, ny les maux
qui proviennent & dependent d'i
celle. Le murmurer, le detracter
de la renommée d'autry, le vanter,
le moquer d'autruy, le mesdire &
blasmer, la flaterie, le parjure, le
mensonge, les iniques accusations,
les contentions, les debats, les discords, les menaces, & les outrages, sont tous les amis & familiers
de ceste langue. Pour ceste cause
Esope, par son jugement, & par
commission & charge de son Maistre, achetant la pire chair de la
boucherie, emporta la langue. Le
Poëte Ovide, en ses Metamorphoses, l'a appellée venin de l'homme, disant:
Pictora felle virent, lingua est suffusa
venino.
Les Pithagori
ques.
Aegyptiens.
Esope.
Ovide.
I03
CERVEAUX.
Le Philosophe Secundus, l'a appellée un fleau, & chastiment des
hommes du monde. Et pour ceste
cause, Virgile a attribué à Sinon
Grec, de langue mauvaise & enve
minée, la ruine de Troye, là où il
Le Philosophe Secundus.
dit:
Jam seges est, ubi Troja fuit, resecandáque falce.
Qu'est il besoin de parler des
maux & dommages causez par la
langue? Theocrite fut il pas occis
par le Roy Antigone, pour l'extreme licence de son mesdire? Les
Lacedaemoniens banirent ils pas
Archilocus, à cause de ceste mesme licence effrenée de mal parler?
Calisthenes fut il pas jugé par Alexandre à la mort, pour sa langue
trop licentieusement mordante? Tantale, pour avoir trop parlé, est
il pas fainct, par Ovide, con[103v]
THEA. DES DIVERS
damné des Dieux, à une perpetuelle soif, quand il dit:
Quaerit aquas in aquis, & peme sa
gacia captat
Tantalus, hoc illi garrula lingua
dedit.
Tantale cherche les eaux, és eaux,
& prend les fruicts qui fuyent,
voila ce que la langue babillarde
luy a occasionné. Et par icelle
mesme, les Poëtes feignent ils
pas, que le corbeau a esté changé
de blanc en noir? Que les femmes
ont esté changées en Pies? & que
Bathus babillard, lequel revela le
larcin de Mercure à Apollon, fut
pour ceste cause, changé en pierre?
En fin, le tresdocte Dante, en
son Enfer met entre les autres,
la trouppe des jaseurs, & babillards estafilez & taillez de divers
Exemples
des causeurs &
babillards.
Exemple
de Theocrite.
Exemple
d'Archilocus.
Calisthenes.
Tantale
en Ovide.
Dante.
I04
CERVEAUX.
coups d'espée, par le Diable, &
fendu, disant.
Un Diavolo è quà dietro, che n'accisina
Si crudelamente al taglio della
spada,
Rimettendo ciascun di questa
risma.
Il faut don faire une tresbonne
conclusion, avec le dire du Prophete: Quis est qui vult vitam, & diligit, dies videre bonos? prohibe linguam
tuam à malo, & labia tua ne loquantur dolum. Qui est celuy qui ayme
la vie, & ayme de voir ses jours
bons & heureux? garde ta langue
de proferer mal, & que tes levres
ne soyent fallacieuses. Or passons
aux petits cerveaux Pedantesques
& Sophistiques.
[104v]
THEA. DES DIVERS
DES PETIS CERVEaux Pedantesques & Sophistiques
DISCOURS XXVI.
CEux là, sont appellez petis
cerveaux Pedantesques &
Sophistiques, en grande
trouppe, & compagnie non moins
importune que grande, lesquels
tant és choses de nulle valeur, &
qui ne vallent parler, qu'en celles des poids & considerations, se
tiennent sur certaines petites cho
ses, comme de triqueniques, lesquelles le vulgaire appelle communement Pedanteries, & Sophi
stiqueries, & sont appellées par Aristote, vraye importunitez, pour
ce qu'elles n'ameinent autre chose, que fascherie & ennuy à qui
conque les escoute & les entend.
David
Prophete.
Aristote.
Et
I05
CERVEAUX.
Et pour monstrer avec quelle ignorance, vaine gloire & jactance, meslée de presomption & de
temerité, elles sont, sans goust &
sottement proferees, hors le temps,
hors l'occasion, & hors propos &
le devoir, les places, les boutiques,
les rues, si elles pouvoyent parler,
pourroient en rendre, au monde,
un evident & certain tesmoignage. Scauroit on trouver une plus
grande ignorance & temerité que
cete cy, en ce qu'avec quatre termes, ou quatre pauvres, Cujus ,
qu'ils ont en l'esprit, ils entrent en
champ & veulent faire de l'Aristote, & du Ciceron, en la compagnie des sçavans & entendus?
Qu'importe aux personnes lettrées, d'ouir aucunefois, quinze
pronons, comme veut Priscian,
ou vraiment davantage, comme
O
[105v]
THEA. DES DIVERS
Diomedes
Diomedes le veut? Si les gerondifs
sont noms, ou vrayement verbes?
si les verbes neutres, sont exclus
ou vraiment admis? Si les parties
de l'oraison, sont distinguees en
huict? si sum, es, est, fait seul l'oraison parfaicte? Si l'H, sur laquel
le, ils crient tant, marque d'aspiration ou vrayement une lettre?
Quelle asniere ignorance est ce
de celuy, qui se met sur ses ergots,
& debat fort, avec la compagnie,
sur un accent, sur vue diphtongue, sur une syllabe, sur une lettre,
& finalement sur un petit poinct?
Qu'importe aucunesfois de plaider & debatre si, Fero fers , veut
l'accent? si Felix requiert diphtongue.
que sert de disputer, si Cacabus , a la
syllabe du millieu longue? si Religio , marche avec deux ll? si le sens
Priscian.
I06
CERVEAUX.
imparfaict est plustost escrit, avec
le coma, qu'avec deux poincts?
qu'elle folie est-ce de debatre, si
l'Omicron & l'Omega lettres
Grecques sont requises en la langue vulgaire: si l'H, se doit retrancher, ou admettre? si Giustitia, en
Italien se doit escrire, & se prononce plustost par z, que par t?
si l'on doit dire plustost. Voi, que
vostra signora ? Quelle espece de
sophistiquerie est cete cy, que
l'espece est ores celle du Logicien, ores celle de Priam? & que
la substance ores die l'animal raisonnable, ores die l'asne? que Socrates ores soit un homme, ores
soit un cheval? que Brunel suppose ores une beste, ores un
homme? Et que le malheureux ores trotte, & ores coure?
O ij.
[106v]
THEA. DES DIVERS
Il n'est pas à mon advis tant necessaire, que sur certaines badineries
& bagatelles le Grammerien, fasse reigles & commentaires, annotations, observations, corrections,
censures, meslanges, collections,
additions, & autres compositions
& oeuvres, nonobstant lesquelles
l'on ne voit autre choses, que cecy:
Qu'est il besoin au Grammerien
se vanter, & appeller sa vraye pedanterie, un art de bien parler, &
de bien escrire? veu que les nourrices qui sont aux maisons, enseignent aussy bien les enfans, comme eux? Qui est ce qui a mis election des suffisantes nourrices,
pour les enfans, sinon Platon &
Quintilian, personnages tresdoctes & tresdignes de foy, tant en
cecy, qu'en autre chose? Qui à
faict devenir sçavant si le fils d'A-
Platon.
Quintilian.
107
CERVEAUX.
ripithe Roy de Scithie, sinon Istrine mere d'iceluy? Qui a enseigné
l'eloquence aux Graches, sinon
Cornelia? sont il pas forcez de dire eux mesmes, Janua sum rudibus?
ne pouvans par raison comparoir
& se monstrer du nombre des Cicerons, Salustes, Valeres, Tites
Lives Suetones maistres & Seigneurs, & non serfs & Pedants,
du vray latin, comme ils sont.
Qu'est il besoin faire du brave, avec quatre scabreuses concordances, avec un theme embrouillé &
enveloppé, avec un distique amphibologique, avec un enigme requerant la solution des Sphinx: avec un proverbe en diable, &
vouloir à cete occasion, estre admirez & recreuz, comme Dieux
de la langue & du scavoir? Avons
nous pas autres peres des lettres
Exemple
d'Istrine
& Cornelia.
O iij
[107v]
THEA. DES DIVERS
que Palemon ? autres maistres de
la langue, que Laurens Valles? autres alphabets, pour parler, que
le doctrinal? Qu'est il besoin
donc d'une si grande arrogance &
presomption? que sert de reprendre les autres, & s'exalter soymesme? Platon est il donc pas asseuré
de Trapezonce? Ciceron, de Valla? Saluste, de Pollion? Livius, de
Troge? Servius de Beroalde? Marc
Varron, de cete beste de Palemon? Aristote sera il appellé une
seche noire d'obscurité? Ovide
un glorieux? Pline, un menteur?
Terence, un larron? Plaute une
antiquaille, par cete tourbe tant,
jasarde & mesdisante? Quels seront les doctes & scavans en leur
endroit? Despautere? Cantalice? Sipontin ? Priscian? Que
sert à un Sophiste. d'exalter ses
Hommes
doctes arquez &
reprins
par les
Pedans &
Gramme
riens.
I08
CERVEAUX.
formalitez? agrandir: ses amplifications? se glorifier aux sophismes? s'enorgueillir en deux
equivallens? se vanter de trois
termes? que sert l'ambition
en deux noms? faire les consuls
de la Logique? les tribuns des
disputes? les juges des responces? les magistrats des sentences? que sert d'occuper avec temerité, les chaines, comme ils
sont souvent? entrer avec presomption, aux assemblees? mettre dehors, avec audace, deux
argumens? desgainer, avec colere & despit, deux instances?
& conclurre en fin que le Sort est
un asne, & Bucephale un cheval?
Que sert de noter tous, & se
moquer de tous, comme ils font?
Que sert de nommer Simplicius,
pour un simple: Boetius, pour
O iiij
[108v]
THEA. DES DIVERS
un boeuf: & se moquer du reste,
en toute chose? comme s'ils estoient l'ame d'Aristote, la fontaine & source de la vraie Logique,
& du tout les peres de la Dialectique. Que sont ils estimez aussy,
quant à eux? qu'elle reputation
ont ils à l'endroit du monde. Les
Pedans & les Sophistes donc, passent selon leurs merites & devoir
à l'endroit des hommes de jugement, pour des asnes & bouffons,
privez d'esprit & d'honnesteté
ensemble.
DES PETITS CERveaux glorieux & scavantereaux.
DISCOURS XXVII.
LEs petis cerveaux glorieux
& scavantereaux sont ceux
qui s'estiment d'eux mesmes, & se
109
CERVEAUX.
ripithe Roy de Scithie, sinon Istrine mere d'iceluy? Qui a enseigné
l'eloquence aux Graches, sinon
Cornelia ? sont il pas forcez de dire eux mesmes, Janua sum rudibus?
ne pouvans par raison comparoir
& se monstrer du nombre des icerons, Salustes, Valeres, Tites
Lives, Suetones maistres & Seigneurs, & non serfs & Pedants,
du vray latin, comme ils sont.
Qu'est il besoin faire du brave, avec quatre scabreuses concordances, avec un theme embrouillé &
enveloppé, avec un distique amphibologique, avec un enigme requerant la solution des Sphinx: avec un proverbe en diable, &
vouloir à cete occasion, estre admirez & recreuz, comme Dieux
de la langue & du scavoir? Avons
nous pas autres peres des lettres
O iij
[109v]
THEA. DES DIVERS
que Palemon ? autres maistres de
la langue, que Laurens Valles? autres alphabets, pour parler, que
le doctrinal? Qu'est il besoin
donc d'une si grande arrogance &
presomption? que sert de reprendre les autres, & s'exalter soymesme? Platon est il donc pas asseuré
de Trapezonce? Ciceron, de Valla? Saluste, de Pollion ? Livius, de
Troge ? Servius de Beroalde ? Marc
Varron, de cete beste de Palemon? Aristote sera il appellé une
seche noire d'obscurité? Ovide
un glorieux? Pline, un menteur?
Terence, un larron? Plaute une
antiquaille, par cete tourbe tant,
jasarde & mesdisante? Quels seront les doctes & scavans en leur
endroit? Despautere ? Cantalice? Sipontin? Priscian? Que
sert à un Sophiste. d'exalter ses
II0
CERVEAUX.
Rhetorique, pour avoir donné
seulement une oeillade à Cavalcante: qui de la Logique, pour
posseder deux termes, en la croix
de Pierre Hespagnol, & conclurre un argument, en Baroco à
l'improuveu: qui de Philosophie,
pour tenir plus de la premiere
matiere, & y estre mieux entendu
qu'au reste: qui de la loy civile,
pour sçavoir distinguer le Paragraphe du Digeste, & le chapitre
du Code: qui de medecine, pour
scavoir ordonner un sirop, qui
tiendra plus de Mathiole que de
Mesue: qui d'Arithmetique, pour
scavoir sonner & partir une cabanne d'un paglier: qui de Geometrie, pour scavoir distinguer
un fossé d'un antre: un coufin
d'une rive: un champ de froment, d'un de febve: qui de
[110v]
THEA. DES DIVERS
gouvernement, pour sçavoir faire, ou donner un advis de Chiurlin trompette, que l'on sent plustost au son, qu'aux paroles, qui
finalement se repute, pour un scavantereau, en toute chose, ayant
plus de prosperitez du monde, que
vertuz qui meritent: plus de fortune que d'entendement: plus de
grace & faveur des hommes, que
merites à l'endroit de Dieu. O
persuasive, insipide & de mauvais
goust! ô temeraire presomption!
ô asseurance trop intollerable!
Quand je De Calli
voy l'un pides &
de ceux Dares.
cy, il
m'est advis que je voy Bellerophon sur le cheval Pegazeen, courir parmy l'air. Le poëte Calliphanes ne faisoit pas si grande
monstre d'un sien Distique: le bateleur Callipides ne se plaisoit pas
tant en ses gestes & contenances
Exemple
du Poete
Callipha
nes.
Bellerophon.
111
CERVEAUX.
glorieuses: Dares en Virgile, n'avoit pas si grande confiance, en
ses forces, bien qu'il die:
Nec mora: continuo vastis cum viribus effert
Ora Dares, magnóque virum se murmure tollit.
O la grande presomption & jactance, qui regne en ces cerveaux
tant glorieux & scavantereaux,
laquelle est rebouschée & rabatue par ce beau dict de Valere le
grand, mis entre les propos des
hommes sages & prudens: Expedita est & compendiaria via ad gloriam, talis esse, qualis alteri videri velis : Le plus propre & court chemin à la gloire, est d'estre tel que
tu veux estre veu: ou sembler à un
autre: ce qui est aussy rembarré du
dict de madame Laure Terracine:
O quanti ne son hoggi in doglia, e'n
Valere le
grand.
Laure
terracine.
[111v]
THEA. DES DIVERS
pena,
Per questa altera vana, gloria nostra.
C'est à dire, O qu'il y en a aujourd'huy en douleur & en peine,
à cause de cete hautaine & vaine
gloire nostre. Ce neantmoins
ceux cy ont la seule apparence
dehors, comme les prospectives
des paintres, comme l'ombre des
plantes, comme les scenes & thea-
tres des Comediens, ils ont par
dehors, comme les voiles des apoticaires, l'escrit de sapience, en
grosses lettres, & sont vuides dedans. O aveugle presomption!
ô miserable arrogance! Mais passons, je vous prie à ces glorieux &
solennels, fourniz de la plus fine
marchandise de presomption qui
se trouve.
II2
CERVEAUX.
DES CERVEAUX
glorieux & solemnels.
DISCOURS XXVIII.
CErtainement tant de grils
ne vont fut terre, tant de tahons parmy l'air, ny tant de papillons entour la chandelle, que l'on
voit de ces glorieux solennels, qui
cheminent aujourd'huy en tous
les lieux & pais du monde. Les
anciens n'avoyent pas grand nombre de ces cerveaux glorieux &
solennels, au regard des modernes qui vivent à present. Et veritablement fut glorieux & solennel
le cerveau de Caius, lequel se mit
de soymesme, au nombre des Dieux,
& se fit eriger & dresser quelques
statues, souz le nom de Jupiter tresgrand. Celuy d'Annon Carthaginois n'estoit pas moins glorieux.
Caius.
Hommes
de cerveaux glorieux.
[112v]
THEA. DES DIVERS
lequel enseignoit aux oiseaux à
chanter: Annon est Dieu. Aussy
fut
Themison
solennel Domitian
celuy de Varus, qui
s'estima mieux chanter que les
Varus.
Annon.
mesmes Muses. Et Themison Ciprien, lequel se plaisoit d'estre appellé du nom d'Hercules. Et Domitian lequel publia cet edict,
Edictum Domino Deique nostri. Et
sur tous, Manes heretique, lequel
osa se dire, nay de la Vierge, & le
meschant Nestorius, lequel en une harangue au peuple de Constantinople, promet, par soymesme,
de donner à tous, le Paradis. Ceux
cy estoyent à la verité tres-solennels, mais espanduz en plusieurs
siecles passez, & l'un assez distant
de l'autre, à cause de la varieté &
diversité des temps. Maintenant
le sac est du tout plein, & la mesure est à bon escient, au comble de
ces
II3Manes,
& Nesto
rius heretiques.
CERVEAUX.
ces arrogans, & trop presomptueux de leurs propres forces, lesquels se font croire de beaux cerveaux en toute chose, admirans
eux mesmes, & mesprisans tout
le monde, pour ne dire qu'ils s'en
moquent. Les perroquets ne sont
pas tant glorieux de sçavoir trois
ou quatre mots par coeur, monstrez & enseignez du maistre, avec
mille peines, que ceux cy de quatre attaintes sur l'un & sur l'autre.
Un coq d'Inde estant en furie, ne
se fait si grand que ceux cy, quand
ils sont en debat & contention
pour se monstrer les plus beaux
cerveaux de nostre siecle. Le Paon
n'eslargit pas tant sa queuë, que
ceux cy s'estendent d'eux mesmes
à se louer & vanter. Ceux cy sont
de petis cerveaux qui vont à voile
tant qu'ils peuvent, & sont accueil-
Comparaisons.
P
[113v]
THEA. DES DIVERS
liz & surprins du garbin de gloire
& droict & à travers. O qu'il s'en
trouve beaucoup de cette race!
L'un sera un Bavipus en vers, &
fera du Virgile: un autre sera un
Molcus à sonner, & fera de l'Orphée: un autre sera un Zani,en sa
langue, & fera du Bocace : un autre, Maistre Gril en medecine, &
fera du Galen: un sera un Gratian
de Bologne, & fera du Bartole
aux loix, l’un sera un bouffon de
Carandella, & se voudra monstrer
un de ces sages de Grece. Je voy
quasi tout le theatre plein de ces
irraisonnables. Icy sont assis les
fols, qui font du Socrates, les indoctes & ignorants, qui se font Aristote & Plaute: les laids & diformes, qui font du Ganimede &
du Narcise: les pauvres & viles,
qui font des nobles: les ineptes &
Cerveaux
divers,
glorieux
& solennels.
II4
CERVEAUX.
mal propres aux gouvernement,
qui font du Licurge & du Solon: les privez de grace & gentilesse, qui font du Courtisan:
les sots & vains qui s'estiment
de gentil esprit: les Bergamasques qui sont des grands tant
qu'ils peuvent. Dieu immortel
que je voy une grande multitude, que je voy de sieges pleins,
que de testes solennes, en ce
Theatre: on ne sçauroit distinguer le peuple, on ne sçauroit pas
voir le vray nombre: on ne peut
trouver la fin que l'on cherche.
C'est icy le labirinthe de Thesée,
le Chaos & confusion d'Anaxagoras
la plus grande mer qui se trouve au
monde. Et pour ceste cause, de peur
de nous abysmer, avec eux, allons
trouver les grans cerveaux, ayans
suffisamment parlé de toutes les
P ij
[114v]
THEA. DES DIVERS
especes de menuz cerveaux.
DES GRANDS CERveaux experimentez, &
masles,
DISCOURS XXIX.
AU premier siege entre les
grands cerveaux, sont assis
ceux, que nous appellons
practiques, experimentez & masles, lesquels monstrent exterieurement qu'ils possedent l'humaine prudence & experience, en tou
tes leurs actions: comme fut
celuy de Portius Caton, entre les Romains, & de Socrates, oracle d'Apollon entre les Grecs. Jethro, en
l'escriture saincte, fut esleu par
Moise, pour un homme fort expe
rimenté, au conseil des plus grands.
Portius
Caton, So
crates,
Jethro.
II5
CERVEAUX.
L'escriture parle aussi du Prophete David, en ce sens, quand il dit
que In omnibus prudenter se agebat :
Il se portoit sagement en toutes
choses. La pratique & experience
de tels hommes (dit Seneque) consiste en trois choses, à se souvenir
des choses passées, à donner ordre
aux presentes, & à se garder des fu
tures. Et pourtant, le Prophete, à
propos de cecy, a dict des mondains
privez de ceste providence: Utinam
saperent, & intelligerent, ac novissima
providerent. Utinam saperent : à sçavoir
les choses passées: intelligerent, les
choses presentes, novissima providerent : les choses futures. Ces hommes experimentez ont en memoire les choses passées, comme ces
Anciens, qui suaderent à Roboan,
de s'accommoder avec le peuple,
Exemple
de David
Seneque
David
sçachant la facilité de leurs rebelP iij
[115v]
THEA. DES DIVERS
lions. Ils ordonnent sagement
les choses presentes, comme Salomon ordonna le temple & sa
maison. Ils prevoyent finalement, avec grande prudence,
les choses futures, comme les sages du conseil de Priam, preveurent la ruine de Troye, & Caton celle de Rome. Entre les
celebres preceptes de Pithagoras, on lit cestuy cy à nostre propos: que l'homme doit avoir soucy de deux temps, du matin &
du soir, voulant signifier, qu'il
prinst garde à se souvenir des choses passées, & qu'il devinast comme sage & experimenté, les choses futures: comme faisoyent les
Mages en Perse, les Chaldeens, en
Sirie, & les Ciliciens, entre les
Arabes, & les anciens Hetrusques en l'Italie. Ces grands cer-
Pythagoras.
II6
CERVEAUX.
veaux n'ont besoin de gloire,
pource qu'ils sont d'un esprit si
accort, qu'il acquierent la primauté par tout. Ils sont pres des Rois,
les premiers du Parlement: és
Republiques, les premiers du
Senat: és Religions, les premiers
du gouvernement: és villes particulieres, les premiers du Conseil: & jusques aux bourgs &
villages, ils ont, entre les paisans, la superintendence pour
ordonner & disposer toute chose. Les voix se donnent à leur
vouloir, les partis se prennent
selon leur conseil, les elections
se font, comme il leur plaist:
les depositions à leur discre-
tion. les executions, selon qu'ils
auront determiné & estably:
& le tout finalement se faict,
P iiij.
[116v]
THEA. DES DIVERS
selon leur volonté & desir. Or
passons aux grands cerveaux, stables, fermes, constants & forts.
DES GRANDS CERveaux, stables, fermes, constans & forts.
DISCOURS XXX.
LEs grands cerveaux, fermes &
constans sont ceux, lesquels,
principalement és choses adverses, difficiles & dangereuses,
monstrent leur valeur, resistant
par leur vertu, à la rigueur de la
fortune, & supportans par leur
force, l'aspreté des choses, qui se
viennent journellement opposer
à eux. Anaxagoras ayant entendu
la mort trop soudaine de son fils,
respondit hardiment au messager,
Exemple
d'Anaxa
goras.
II7
CERVEAUX.
Je n'oy de toy, chose nouvelle, car
je sçavois bien, que j’avois engendré une creature mortelle. On lit
du Roy Antigone, qu'il endura
tant constamment la mort d'Alcion son fils, qu'il dist, qu'il estoit
mort plus tard qu'il n'avoit pensé qu'il deust mourir. L'exemple
de Cornelie Romaine est bien memorable, laquelle ayant perdu
douze enfans, l'un apres l'autre
ayant en fin entendu que Tibere
& Caius, qu'il luy estoyent restez,
avoyent esté pareillement occis,
Antigone
Exemple
du roy
Exemple
de Cornelia Romaine.
& gusoyent sans sepulture: & pour
ceste cause, comme les autres matrones & honestes dames, l'eussent
appellée miserable & infortunée,
elle dist & profera tresconstamment ces parolles: Je ne confesseray jamais que je sois infortunée,
ayant esté mere des deux Graches
[117v]
THEA. DES DIVERS
comme j'ay esté. L'on ne parle
d'autre chose que de la constance de Socrates qui endurcit, avec
si grande patience, les injures &
les outrages de Xantippe, sa femme, en sa maison, qu'il avoit accoustumé de dire, que de là, il
apprenoit à souffrir dehors, l'insolence des autres femmes. On
ne fait mention d'autre chose,
que de la constance de Mutius
Scevola, lequel mit és flammes
du feu, en la presence du Roy
Porsenna, la main errante, & sans
peur, estant seulement faché, &
desplaisant, de n'avoir, au moyen d'icelle, occis le Roy ennemy.
Ce que Martial, descrivant, au
premier livre, a dict:
Dum peteret Regem, decepta satellite, dextra:
Iniecit sacris se peritura socis.
Constance de Socrates.
Constance de Mutius Scevola.
Martial.
II8
CERVEAUX.
C'est à dire, la main dextre ayant
esté deceuë, par le Satellite, & assistant de Porsenna, comme elle
vouloit tuer le Roy, s'est mise &
lancée courageusement dedans le
feu. Il n'est faict mention d'autre
chose, que de la constance d'Anaxarque, lequel pillé & broyé dedans un mortier de marbre, par les
bourreaux d'Anacreon , s'estant
d'un visage trespatient, retourné
aux Ministres cruels, leur dist ces
memorables paroles. Tundite pilam
Exemple
d'Anaxarque.
Anaxarchi: nam Anaxarchum non
tunditis. Broyez & pilez le mortier,
& demeure d'Anaxarque, car vous
ne broyez pas Anaxarque. Il me
souvient aussi avoir leu l'exemple d'Aristippe, lequel ayant un
jour ouy quasi injures infinies,
proferées contre luy, ne dist
en fin, autre chose, sinon ces
[118v]
THEA. DES DIVERS
paroles, signe de tresgrande constance. Tu as esté maistre du dire,
& moy de l'ouir. Pisistrate ayant
esté adverty par sa femme, qu'un
jeune homme amoureux de sa fille, la rencontrant en la rue, l'avoit
baisée, & pour ceste cause, l'enflammoit à la vengeance, dist en se souz
riant, Que ferons nous, à ceux qui
nous haissent, si nous voulons nui
re, à ceux qui nous ayment? Celuy
qui desire sçavoir la constance
d'Attilius Regulus Romain, &
du Grec Aristides, lise les histoires, & il verra une constance trop
incroyable. Qui est celuy donc
qui n'exaltera ceste magnanimité
de coeur, & ceste merveilleuse contance? qui est ce qui ne la prisera?
qui est ce qui ne sera remply de
merveille, oyant les louanges que
tant d'auteurs donnent à ceste vertu
Constance de Pisistrate.
Exemple
d'Aristip
pe.
II9
CERVEAUX.
& force de coeur, que nous appelons constance? Sainct Ambroise,
au premier livre, des offices, dit en
la louange d'icelle. Non mediocris
animi fortitudo est, quae sola defendit
virtutum ornamenta omnium, & justitiam custodit, & quae inexplicabili
praelio adversus omnia vitia decertat,
invicta ad labores, fortis ad pericula,
rigidior adversus voluptates, avaritiam effugat, tanquam labem quandam, quae virtutem effoeminat.
S. Ambroise, au
livre des
offices.
C'est à dire. La force du courage
non petit & constant est celle
seule, qui maintient les ornemens
de toutes vertus, qui garde la justice, & qui a guerre mortelle, à
l'encontre de tous les vices, qui est
invincible aux labeurs, & indefatigable, vaillante aux dangers, severe contre les voluptez elle rejette & fuit l'avarice, comme une
[119v]
THEA. DES DIVERS
certaine tache, laquelle effemine
la vertu. Ciceron, au second de la
Rhetorique la loue, disant. Fortitudo est magnarum rerum appetitio, &
humilium contemptio, & cum ratione
utilitatis, & laborum perpessio. C'est à
dire la vertu & constance, est l'affection & desir de grandes choses,
le mespris des basses, & au moyen
de l'utilité, la souffrance des labeurs & travaux. Macrobe, faisant cas d'icelle, dit, Fortitudinis
est animum supra periculi metum agere, nihilque nisi turpia metuere, vel
prospera, vel adversa tolerare. C'est
le propre de la vertu & constance,
de se porter & faire hardiment,
sans crainte d'aucun danger, &
ne craindre aucune chose, hors
mis les deshonnestes, & supporter ou les choses prosperes, ou les
Ciceron.
I20
CERVEAUX.
adverses. Le Prophete Esaie, la
suadoit au peuple d'Israel, disant,
Induere fortitudine tua, Syon.
Vests toy de ta force & constance, ô Sion : Salomon, és proverbes animoit l'homme à icelle, disant: Robusti habebunt divitias. Les
robustes & forts auront les richesses. Et és livres des Macabées, est faict. cas & exaltée la
force & constance, de ce Sainct
Prestre Eleazar, lequel mourut
Esaie.
Salomon.
constamment pour les loix paternelles, Exemplum virtutis &
fortitudinis relinquens : laissant un
exemple de vertu & de force. Ciceron, au second des Tuscula
nes, celebre & fait cas de la
force & constance de C. Marius, qui se laissa sier & coupper par le milieu, sans vouloir
Eleazar
prestre.
[120v]
THEA. DES DIVERS
estre lié, & ne changeant point de
couleur de visage, en aucune part,
pour la rigueur du suplice. Corneille Tacite exalte merveilleusement la constance l'admirable femme
appellée Ligo, laquelle ayant pour
la crainte des ministres cruels,
caché son propre fils, ne peut par
aucune maniere de tourmens, estre forcée & contrainte à le manifester: mais respondit tousjours
(monstrant son ventre) qu'il estoit
caché en cest endroit là. Que diray je de la constance des Saincts
Martyrs, tant d'hommes que de
femmes, lesquels non seulement
ont vaincu & surmonté les Tyrans
du monde, mais aussi les tourmens
mesmes, les roues, genres de supplices, les taureaux de bronze, les
machines de cruauté diabolique
se lassans plustost que leurs coeur
Corneille
Tacite
narre de
Ligo.
Ciceron
note l'exem
ple de C.
Marius.
armez
I2I
CERVEAUX.
armez de constance & de force?
Où sont les Agathes, qui reprochent à Quintianus, la torture
des mammelles?Ou sont les Simphoroses, lesquelles taschent d'animer au martire, leurs propres
enfans? Où sont les Sophies, lesquelles toute gayes & joyeuses
regardent leurs chers & bien aymez gages, tandis que leurs corps
S. Agathe
S. Simpho
rose.
S. Sophie.
sont tourmentez par les bourreaux,
les ames unies, s'en volent gayement
en la patrie celeste? Pourquoy
vay je renouvellant les croniques,
que Beda, Hierosme, & Eusebe,
n'ont peu suffisamment exposer à
la posterité, desireuse & contente
de memoire & souvenance tant
pie? Je laisseray d'en parler plus
avant, pource que la matiere surpasse de beaucoup les forces & effets de mon propos & discours
Q
[121v]
THEA. DES DIVERS
& conclurray que la constance &
force merite & requiert le stile
d'un tres sage Orateur: comme
celle d'Attilius Regulus, de Marc
Tulles Ciceron: ou bien d'un
tres-docte Poete comme celle de
la fameuse dame, louée & recommandée par Bembe, en ces vers:
Alta colonna & ferma alle tempeste
Del ciel turbato, a cui chiaro honor
fanno
Jeggiadre membra, avolte in nero
panno,
Et pensier santi, & ragionar celeste.
C'est à dire, Haute & ferme
colonne, contre les tempestes du
ciel troublé, à qui font honneur
les membres gaillards, couverts de
drap noir, & les sainctes pensées
& propos celeste. Mais parlons, je
vous prie des grands cerveaux libres, puis que nous avons suffi-
Bembe
I22
CERVEAUX.
samment parlé de ces vertueux,
forts,stables & constans.
DES GRANDS CERveaux libres.
DISCOURS XXXI.
LEs cerveaux libres sont
ceux là proprement, lesquels ont en eux, une cer
taine liberté de parler pour le
vray, louée par le Poëte Lucrece
en ce vers:
Solus veridicus purgavit pectora dictis.
Le seul vray, par les dicts a purgé la poictrine. Et de jouir d'eux
mesmes, combien qu'ils soyent miserables, ne faisans pas grand cas
des grandeurs d'autruy. Caton
Romain, de cerveau libre, estoit le
premier au Senat, lequel taxoit &
reprenoit tous les vices & imperPhocion
fections de la ville. Phocion, en Athe Athenien
nes, fait le mesme, & pour cete
an plutarque.
Q ij.
Le Poete
Lucrece.
Caton
Romain.
[122v]
THEA. DES DIVERS
cause, lit on en Plutarque, que
Demosthenes, luy dist une fois,
Les Atheniens, ô Phocion, te
tueront, un jour, s'ils le mettent
en leur teste, & deviennent fols:
ains dist-il, s'il deviennent sages,
ils te tueront seul. Heureuse liberté! comme elle ne passe les limites du vray & de l'honneste?
Ubi spiritus Dei, ibi libertas, dit l'Apostre S. Paul. Samuel, au moyen
de cete liberté reprint Saul: par
ceste liberté, Helie reprint aigrement Achab: par icelle mesmes, Jean reprint Herodes, par icelle Paul dit avoir reprins Pierre, mais il est besoin de la scavoir
pratiquer en lieu & temps & par
une maniere deuë & convenable,
si la personne en veut avoir honneur. Le philosophe Diogenes, estant en son tonneau, au droict du
S. Paul.
Exemples
de personnes libres.
Diogenes.
I23
CERVEAUX.
Soleil, il requit librement Alexandre de ne le priver de ce qu'il
ne luy pouvoit pas donner, à sçavoir de la veuë des rayons du Soleil: & au moyen de sa liberté,
de laquelle il usa à juste occasion, il fut grandement honoré par Alexandre. Sçauroit on, je
vous prie, ouir parler d'une liberté
plus grande, que celle, de laquelle
le Corsaire Diomedes usa, lors
qu'estant prins par le susdict Alexandre, & taxé de ce que son armée
faisoit trop de mal sur le pais & rivages, respondit librement: Escumant la mer avec un seul vaisseau,
je suis appellé Corsaire & voleur,
mais quant à vous, qui escumez
les mers avec mille vaisseaux, &
donnez empeschement & destourbier à tout le monde, vous estes
appellé Seigneur & Empereur. Et
Diomede
Corsaire.
Q iij
[123v]
THEA. DES DIVERS
neantmoins Alexandre l'embrassa, honora & exalta. Au contraire
chacun a en horreur & blasme l'im
portune & mesdisante liberté:
comme celle d'Antiphon le Sophiste,
lequel enquis par Denis, en quel
pais se trouvoit le plus beau cuivre & le plus exquis, respondit trop
librement, à Athenes, où Armodius
& Aristogiton, meurtriers des tyrans
avoyent de tresbelles statues de
cuivre, signifiant clairement, que De
nis fust digne de mourir, par la
main d'hommes de cete sorte là: &
celle de Democares Athenien, lequel en sa legation & ambassade
pour la patrie, au Roy Philippe,
comme le Roy luy eust demandé à son
departement, s'il luy restoit quelque chose à faire, pour le bien &
utilité de sa patrie, qu'il le dist, fit
responce rien autre chose sinon, que
Exemple
d'antiphon
Sophiste.
Democares Athenien.
tu t'en ailles pendre: en quoy il deI24
CERVEAUX.
monstra une effrenée liberté, mesdisante & enragée, meslée de sotti
se & de folie tout ensemble: la vraye
liberté n'a pas le filet à la langue, &
neantmoins elle chemine tousjours
accompagnée de la sagesse, de l'equité, de l'honnesteté, de la raison & de
l'amour. Quand l'homme libre voit
une tyrannie ouverte & sus pieds, il
la reprend discretement: s'il cognoit
les abus, il ne les peut pas dissimu
ler, s'il prend garde aux simonies, il
ne les peut taire: s'il voit les loix
dissipées, il ne le peut pas endurer:
s'il advise à la justice oppressée, il
faut qu'il crie: s'il regarde que la
raison est mise souz le pied, il faut
qu'il parle à l'encontre de cela: s'il
apperçoit l'ambition seule estre maistresse, il faut que du tout il rompe le
frein & mords de la langue. Voulez vous, qu'un homme libre ait
Q iij.
[124v]
THEA. DES DIVERS
patience, quand il voit un Grammerien qui ne fait que jaser & ne
dit rien qui vaille, un Historien
menteur: un Logicien, qui n'est
autre chose que question & debat:
un Musicien, qui est du tout lascif,
un Astrologue tresfallacieux, un
Mage tres mechant: un Cabaliste plein de desloyauté, un Phisicien, qui ne fait que resver: un
Metaphisicien, monstrueux: un
Philosophe moral, facheux, un
Politic, meschant & inique: un
Prince tyran: un Magistrat oppresseur, un peuple qui n'est autre
chose que sedition: un marchand,
qui est un parjure, un procureur,
qui est un larron, un pasteur, qui
est un loup: un subject, qui est une
vipere, un medecin, qui est un
meurtrier & assassinateur, un docteur des loix, qui est un AchitoI25
CERVEAUX.
phel: un Alquimiste, trompeur,
un Astrologue fol: un Advocat
deffenseur des meschantes causes,
un Notaire, qui falsifie les instrumens, papiers & escritures, un Juge venal pour argent & deniers,
estant assis sur haut & eslevé siege? Il faut que l'homme libre, soit
entre les Heroz, un Hercules, qui
poursuive tous les monstres: entre
les Dieux, un Pluton, qui se courrouce & irrite à l'encontre de
toutes les ombres, entre les Philosophes, un Democrite, lequel se
rie de la folie des hommes: & un
Heraclite, lequel pleure tousjours
la misere & l'infelicité de ce monde. L'homme libre ne peut endurer les larcins manifestes qui se
font, les pilleries, les torts & outrages faicts aux innocens, les faveurs qui se font aux indignes, ils
[125v]
THEA. DES DIVERS
ne peuvent supporter que les lettrez soient deprimez, & l'ignorance exaltée: que le vice soit en poupe, & la vertu abaissée & soumise, en la sentine, que le pauvre soit
mis arriere, & le favory avancé,
que la jeunesse soit assise en haut,
& la vieillesse mise au bas, & ce
qui est le pis, qu'un ambitieux
soit tousjours avec la baguette en
la main, & l'homme suffisant, &
idoine, perpetuellement subject.
L'homme libre, quand l'occasion
luy vient de le dire, dira franchement que le monde est seulement
plein de sottise & d'iniquité, que
chacun entend & s'aplique à son
propre, & que l'on laisse le commun & public, que l'ambition domine tout, que la foy n'a point de
lieu, que la charité est mise arriere, l'ordre bany, la religion foulée
I26
CERVEAUX.
aux pieds, & qu'autre chose ne
regne qu’arrogance & tyrannie.
L'homme libre, pour argent ne se
peut induire à se taire, il n'est meu
de prieres, il n'est plie de promesses, il ne se peut destourner, pour
les menaces,il ne se retire pour les
paroles, & n'est espouventé du fait.
L'homme libre monstre en tout
endroit, sa liberté, car par la langue
il parle librement: par les yeux, il
foudroye: par le geste & contenance il s'irrite, par la pensée, il imagine, par la volonté, il delibere,
par l'operation il met fin à ce qu'il
a determiné & projecté. O chere
& aymée liberté! si tu es accompagneé de la prudence de l'intellect, du
discours de la raison, de la sagesse
de l'entendement. Tu es celle qui
occis les monstres, qui espouvantes
les tyrans, qui rejectes les meschans,
[126v]
THEA. DES DIVERS
qui abaisses les orgueilleux, qui
fais trembler la tres-arrogante
audace des iniques. Les bons ont
seulement esperance en toy, les
desolez se confient en toy seule,
les miserables se tournent à toy,
& les pauvres y ont leurs recours:
tu es seule le refuge de tous les
destituez & despourveuz. Et de
qui es tu mesprisée & abaissée, sinon des viles? desfavorisee, ou disgraciee, sinon des Tyrans? chassée sinon des ignorans? foulée aux
pieds, sinon des sots? arrachée &
desracinée, sinon de la trouppe
des villains & rustiques? Glorifies
toy neantmoins de cecy, que tu
t'esjouis en toymesme: tu te consoles en la magnanimité tu te delectes en ta grandeur, tu te recrées,
en ta valeur, & cependant qu'un
autre t'estime pauvre, & miseraI27
CERVEAUX.
ble, tu jouis gaiement de ta nature: car si tu as du bien, tu en jouis
joyeusement, & si tu as du mal, tu
le mesprise d'un grand courage.
En cecy, la nature de l'homme
libre est miraculeuse, qu'il ne s'oblige aux grands, ne faict service
aux superieurs, ne fait la court à
ceux qui sont eslevez en dignitez,
ne faict cas des offices, ne demande les honneurs, & jouit de soy
seul, estimant les autres, pource
qu'ils sont, & se laissant estimer
soymesme, pour celuy que les autres veulent. Si l'ignorant appelle l'homme libre, un Philosophe,
il le traite comme une beste: s'il
dit qu'il tient de l'humeur, il ne
daigne pas seulement luy respondre: s'il l'appelle un causeur, il se
rit de son parler: s'il le dit estre un
esprit fascheux, il le rend muet
[127v]
THEA. DES DIVERS
tout d'un coup, avec un regard de
travers, accompagné de cinq ou
six synonimes à propos. Qui est
celuy qui a des propos & broquards plus subtils & penetrans
que l'homme libre? dicts de plus
grande efficace? paroles plus urgentes? sentences plus consonantes & convenables? raisons qui
concluent mieux? responces plus
vives & argues, en quelque occasion que ce puisse estre? Si l'homme libre veut, par un seul signe, il
te fait arrester & demourer: car
quand tu vois qu'il te veut toucher
au vif, & dire que tu es un pilier
& soustien d'ignorance, une fournaise d'ambition, une montagne
d'arrogance, une vallee de misere,
un hospital de folie, une loge de
vilenie, une sentine de deshonnesteté, un siege de tyrannie, il te fait
I28
CERVEAUX.
incontinent refroidir & retirer
la queue entre les jambes, comme
l'on dit, en guise d'un chien secoué
& tirassé de morsures & d'abbois.
En somme, je conclu, que cete liberté, pourveu qu'elle soit prudente, est profitable, utile & louable,
en toute part. Pour cete cause, un
sage de Grece, en la louant, a dict,
Prae cunctis animi libertas est veneranda. Sur toutes choses il faut
honorer & venerer la liberté de
l'esprit. Et le sage Esope a dict,
Hoc coelestebonum praeterit orbis opes.
Ce bien celeste passe les biens &
richesses du monde. Parlons maintenant aussi des grands cerveaux
& entendemens resoluz & hardis.
Dict d'un
sage.
Esope.
[128v]
THEA. DES DIVERS
DES GRANDS
cerveaux & entendemens
resoluz & hardis
DISCOURS XXXII.
LEs cerveaux resoluz sont
ceux, lesquels hardiment
& genereusement se mettent aux ardues & difficiles entreprinses avec ferme & certaine
esperance d'en sortir avec gloire
& honneur. Cesar se resolut à Rubicon, de passer la riviere, & se
faire Rome ennemie, disant ces
paroles escrites en Plutarque. Le
Exemple
de Cesar.
dé est jetté, pource qu'il estoit
d'un cerveau de cete sorte. Annibal print resolution, avec peu de
trouppes, d'Afrique, de descendre
en Italie, & troubler les provinces & villes d'icelle, pource qu'il
estoit
Exemple
d'Annibal.
I29
CERVEAUX.
estoit en toute entreprinse d'un
cerveau hardy & resolu. Alexandre se resolut de conquester le
monde, & de voir jusques dedans
l'Ocean, pource qu'en iceluy regnoit un coeur & une hardiesse
trop singuliere. Le Roy Pyrrhe se
resolut de faire la guerre aux Romains, & ainsi le fit il: pource
qu'il y avoit en ce Roy un grand
esprit, une valeur immense & audace incredible, en toute sorte
d'entreprinse. Au moyen de cete
resolution de cerveau, Apollonius,
Thianeus (comme sainct Hierosme atteste) entra au pais des Perses, passa, le mont Caucase, courut
le pais & regions des Albains,
des Scithes, & Massagetes, traversa les Indes, & ayant passé la riviere Phison, il arriva jusques aux
Bracmanes, pour aprendre & avoir
Alexandre
Pyrrhe
Appollonius Thia
neus.
R
[129v]
THEA. DES DIVERS
la science des choses naturelles.
Par cete resolution, Anaxagoras
(comme Laertius certifie) donna
tout son patrimoine à ses parens
& amis, & ne fit compte de ses
propres biens & moyens, pour
mieux s'adonner aux estudes de
la Philosophie. Il est besoin en
toutes choses de resolution: mais
beaucoup plus és grandes & difficiles à executer: Audaces fortuna
Anaxagoras.
juvat : dit le Poete: La fortune aide aux courageux & hardiz. Thesée & Pirithous sont louez par
les Poetes, comme de cerveau resolu, pour avoir esté courageusement en enfer, en tirer Proserpine : Jason & Tiphis, pour s'estre
les premiers hazardez & exposez
aux dangereuses mers, à peine navigables, à fin d'obtenir la toison
d'or, estant en l'Isle de Colchos.
Vous voyez donc la louange à juste
I30
CERVEAUX.
cause attribuée aux grand cerveaux
& entendemens resoluz. Je ne suis
pas esmerveillé, si Pythagoras disoit que l'on devoit retrancher la
langueur, le trainer & la paresse
des coeurs humains, voyant combien
est profitable la resolution d'iceux,
en toutes manieres d'affaires &
entreprinses. Pour cete cause Socrates, au banquet, en Platon, ordon- Socrates
na qu'il falloit perpetuellement
en Platon
banir la paresse & negligence, comme une mortelle peste de l'entenOvide.
dement humain. Ce qu’Ovide
blasme, de maniere qu'il a dict apertement luy mesme:
Dedecet ingenuos toedia ferre sui.
C'est une chose messeante aux nobles coeurs de porter ennuy de soy.
Et le Poete Lucain detestant une tel
le chose, comme les autres, a conclu que
Vanam dant semper otia mentem.
R ij
[130v]
THEA. DES DIVERS
L'oisiveté & paresse rendent
tousjours l'esprit & l'entendement
vain. Parquoy il est de besoin laisser là le propos assez suffisant de
ceux cy, & aller trouver les grands
cerveaux de resentiment ou resentans, & dire pareillement d'eux,
Pythagoras.
Thesee &
Pirithous
Jason &
Tiphiles
Le Poete
Lucain.
tout ce qu'il faut.
DES GRANDS
cerveaux resentans, ou de
resentiment.
DISCOURS XXXIII.
LEs grands cerveaux de
resentiment sont de telle
nature, que là où advient
le mespris & le deshonneur de la
personne, ils taschent d'un coeur
genereux & noble d'eux en resentir par les moyens les plus honnestes, qu'ils trouvent propres & convenables à leur degré & condition.
Pour cete cause Homere a dict au
Homere.
I3I
CERVEAUX.
second livre de l'Iliade, qu'au coeur
des Rois logeoit une grande colere
& ire: à raison dequoy il n'est pas
convenable, qu'ils permettent
& endurent que leur grandeur &
majesté vange si legerement l'offense & injure. Je ne diray pas
que se resentir & se vanger simplement, soit chose honnorable à l'homme, pource que cecy est totalement
l'office de Dieu, qui s'est atribué
& approprié cet honneur à luy
mesmes, disant, Mihi vindictam &
ego retribuam. A moy la vengeance
& je retribueray. Et je sçay bien
que le docte Huges de S. Victor,
dit que, Nobile genus vindictae est
ignoscere. La noble maniere de
vengeance est pardonner, mais je
dy bien, qu'estimer son honneur,
& se resentir honnestement à l'encontre de ceux qui te mesprisent
Hugues de
S. Victor.
R iij
[131v]
THEA. DES DIVERS
sans cause & raison, & te privent
de la renommée & de l'honneur,
est une chose louable, honorable
& vertueuse. Parquoy il est escrit
aux sainctes lettres: Maledictus homo qui negligit famam suam. L'homme est maudict, qui ne fait pas compte de sa renommée. Homere, au
premier de l'Iliade exalte & loue
la generosité d'Achilles, lequel se
courroucea contre Agamennon,
luy ayant iceluy faict injure & outrage, de luy oster le loyer & prix
qu'il avoit merité pour sa vertu.
outragé & offensé par Rodomont,
l'Arioste aussi introduit Roger
lequel pour la deffense de son honneur, se leve sur ses pieds, & luy
donne un desmentir, en la stance
qui commance,
Ruggier à quel parla dritto levosse,
Le Poete Grec reprend bien le
Homere.
I32
CERVEAUX.
resentiment d'Ulisse, lequel non
seulement creva l'oeil, en vengeance de ses compagnons, au Ciclope
Polipheme : mais pour un plus
grand tourment d'iceluy, & pour
mieux descharger son courroux,
& vanger le despit receu, il voulut
qu'il sçeust son nom, lequel luy estoit au paravant incogneu & caché, disant: Si quelque mortel ou
Ciclope te demandoit onques, par
qui tu as esté tant asprement & honteuse
ment puny, dy lui que ç'a esté Ulisse
destructeur de Troye: comme s'il
ne se fust tenu vangé, si le Ciclope
n’eust sçeu pour quelle occasion, il
avoit esté tant severement chastié, à
cete cause il dict, que l'ire estoit plus
douce que le miel, pource que l'homme en se vengeant vient à descharger
l'amertume qu'il a au coeur, & à
l'opposité, il gouste une grande dou
Ulisse se
resentant.
R iiij
[132v]
THEA. DES DIVERS
ceur, de voir l'iré desir & appetit
satisfaict. C'est donc une chose
honnorable de se resentir, mais
d'une maniere honneste, juste &
convenable. Et pour cete cause
Guidiccion a invité l'Italie à se
repentir, au sonnet commanceant,
Dal pigro a grave sonno &c.
Ainsi est reprouvé le resentiment grand duquel l'on use & que
l'on pratique du tout, en toute
faulte & offense. Pour cete raison,
Seneque a bien dict, que Maxima
culpa est, totam culpam persequi.
C'est une tresgrande faute, de
poursuivre toute la faute & coulpe. Or tournons nostre propos
aux grands cerveaux & entendemens universels, industrieux &
ingenieux.
Guidiccion
Seneque.
I33
CERVEAUX.
DES CERVEAUX
& entendemens universels, industrieux & ingenieux.
DISCOURS XXXIIII.
L'Universel de ceux cy peut estre mis & estably en deux
choses principalles, premierement en la pratique & experience
de plusieurs arts &exercices, secondement en la cognoissance de plusieurs sciences. Quintilian au douziesme livre de ses institutions,
quel outre les estudes des lettres,
loue Helius Hippias Sophiste, le
esquelles il ne fut de son temps, à
nul autre second, se presenta aux
jeux Olympiques, avec une ceinture, une robe, une paire de chausses, un aneau, & une pierre precieuse, toutes venues & sorties de
sa main. On lit de l'empereur Adrian
Quintilian
loue Helius Hippias Sophiste.
L'empereur A
drian.
[133v]
THEA. DES DIVERS
qu'il fut tres-excellent & entendu
en l'Arithmetique & Geometrie.
Il fut brave peintre, tres-noble
Musicien, & surmonta en la science
d'Astrologie, tous ceux de son
temps. Marcellin en son seiziesme
livre escrit de Jules Cesar devant
luy, qu'il fut vaillant soldat, tresbon Capitaine, excellent Orateur,
sage Empereur, parfaict & accomply Historien, & autant amy des
Muses, qu'il est possible de dire.
On trouve escrit d'Aurelie Alexandre, apres luy, qu'il estoit tres-bon
Augure, tres-noble & bon Musicien, & tes-parfaict composeur de harangues. On sçait de Socrates, Platon, Aristote, S. Augustin, Albert le
Grand, Raimond Lulius, Jean Picus,
qu'il n'y avoit quasi art, ny discipline ou science, qui ne fust par eux
entendue & aprinse. Certainement
Exemple
de Jules
Cesar en
Marcelin
Exemple
d'Aurelie
Alexandre
I34
CERVEAUX.
c'est une tres-belle chose de voir
tels cerveaux & les entendre excellemment discourir, comme ils font,
en toute profession & science. Ils
sçavent les histoires par coeur, celles de l'Escriture, celles de Berose, d'Eusebe, d'Egesippe : les Ethio
piques, par le moyen d'Heliodore :
les Troyennes, par Dares Phrygien,
les Atheniennes, par Heliodore : les
Thebaines, par le moyen de Timée
Sicilien: les Corinthiennes, par
Ephore Cumeé: celles de Perse,
avec Denis Milesien, les Romaines,
par le moyen de Tite Live, Florus,
Polibius, Dion, Cassius, Appian, Plu
tarque: les Gottiques, avec Sabellic,
Corius, Blondus, celles de Lombardie, avec Isidore Hispalois: les mo
dernes, par Guazzo, Joue, Guicciardin & une autre grande troupe
Les Histoi
res de plus
sieurs.
de braves Historiens. Ils sçivent
[134v]
THEA. DES DIVERS
La Poesie
la Poesie, la Grecque, la Latine, la
vulgaire: Entre les Grecs, les
Hymnes d'Orphée, les Odes de
Pindare, les Tragedies d'Euripide, les Comedies de Menandre,
les Bucoliques de Theocrite, les
Lyriques de Stesicore, les Jambiques d'Archilocus, les Elegies de
Melanthe, les Cantiques de Mu
sée, & les Heroiques d'Homere.
Entre les Latins, les Fables d'Andronicus, les Epigrammes de Catulle, les Epistres d'Ovide, les Sermons d'Horace, les Satires de Juvenal, les combats de Lucain, les
lascivetez & folastries de Martial,
& l'Eneide de Virgile, Poete prin
cipal. Entre les vulgaires, les sonnets de Petrarque, de Bembe, de
Venier,de Guidiccion, de Varchi,
de Benaglio, de Capello, de Molza, de Binaschi, de Bonfadio, de
I35
CERVEAUX.
Dolce. de Domemchi, d'Annibal
Caro, de Tasso, de Goselin : les
Madrigals de Parabosco, & de
Cieco d'Adria, les vers de Sannazar: du Seigneur Fabio Galeota.
Les poemes parfaicts de l'Arioste,
& de l'Aguillara avec tant d'autres
que la plume & le parler ne peuvent suffisamment exprimer. Si tu
parles de Rethorique avec eux, tu
entens autant de Cicerons, en douceur, autant de Catons, en gravité,
autant de Demosthenes, en ferveur
autant de Crassus, en gentilesse & facetie, autant d'Isocrates en la perfection des periodes, autant de Pericles, qui tonnent, qui éclairent, & qui
foudroyent & lancent de leur estomac
les dards en feu, de paroles, & les
sagettes tres-ardantes de sentences
Rhetorique.
& de conceptions: les reigles d'Aristote, les preceptes de Quintilian,
[135v]
THEA. DES DIVERS
les couleurs de Ciceron, les institutions d'Hermagoras, l'oeuvre de
Cavalcante, les discours de Traclée, les tables de Toscanella, sont
les maistres & les livres, qui leur
donnent honneur en tous leurs devis
& propos. S'il est question de Logique avec eux: ils sçavent les textes
des Grecs, les questions des Latins,
les digressions des Arabes, la facilité de Boetius, l'obscurité d'Ammonius, la doctrine de Simplicius
la briefveté de Porphire, la subtilité de Scotus, & la voye excellente
& unie des Thomistes. Si l'on parle
de quelques particulieres Mathemathiques, & l'on en confere avec
eux, ils te sçauront dire, en l'Arithmethique quel est le nombre per,
quel non per, quel est le superflu,
quel le diminué, quel le parfaict,
quel l'imparfaict: quel le composé,
quel le non composé: quel nombre est
Logique.
Arithme
tique.
I36
CERVEAUX.
harmonique, quel Geometrique,
& tout ce qu'en auront entendu Eupompe, Pithagoras, Boetius & Eucli
de pareillement. S'il faut parler avec
eux de la Geometrie, appellée par
Philon Hebrieu, mere de toutes
les sciences & disciplines, ils te
sçauront deviser des poincts, & raconter que Dicearque mesurant les
monts, trouva le mont Pelion estre
sur tous, tres-haut: que Architas de
Tarente, forma une colombe de bois
qui voloit, & Archimedes un ciel
de bronze, avec tous les mouvemens
des planetes & les revolutions des
spheres celestes. S'il est question de
l'Astrologie, tu entendras un discours de planettes, de Spheres, de
Geometrie
Philon
Hebrieu.
Astrologie
globes, de signes celestes, de cercles, d'Estoilles, d'eccentrices: de
concentrices, d'epicicles, de mouvemens, & d'eclypses, avec les
allegations d'Hipparque, de
[136v]
THEA. DES DIVERS
Manetus, de Conon, d’Eudoxe,
d'Apollonius, de Meson, de Ptolo
mée, de Julius Firmicus, d’Albate
gno, d’Avenazra, d’Abranzacuto,
du Roy d’Alphonse, de Paul Florentin, & d’Augustin Riccius, de maniere qu'il semblera que ceux cy
soyent les chefs & maistres parfaits
de cete science. Si vous devisez avec eux de Philosophie ils discou
rent avec excellence, de la matiere,
de la forme, de la privation, du lieu
du temps, du vuide, de la nature, du
mouvement, de l'infiny, du destin,
de l'accident, de la generation, de la
corruption, du tout, des parties, de
l'ame, du sens, de la fantasie, de l'imagination, de l'intellect, de la memoire, de la volonté, avec Aristote
en main, Averroes, Themistius
Simplicius, S. Thomas, Scotus,
Egidius, Paulus Venetus, Burleus, &
Philosophie.
une
I37
CERVEAUX.
ne si grande troupe de Philosophes
qu'ils font esbahir tout le monde.
Ils sont fort experimentez és cho
ses naturelles, bien endoctrinez és
morales, sages & tresprudents és
divines. Si tu viens à parler avec
eux de la medecine, tu oiras discourir de fievres, de douleurs, de
caterres, d'apostumes, de fluxions,
d'atractions, de dysenteries, d'humeurs mauvaises & cacochimes de
plusieurs sortes, à raison desquelles choses, ils sçavent ordonner emplastres, lenitifs, phlebotomies,
Medecine.
ou seignées, ventouses, incisions,
breuvages, cures, cauteres, clisteres, dietes, & medecines presque
infinies, recitans à propos les cures d’Hippocrates, d’Hermogenes, de Menecrates, d’Erasistrate,
de Galen, d’Avicenne, de Rasis, de
Mesue, d’Isaac, d’Albucasis, d''HaS
[137v]
THEA. DES DIVERS
liabas, d'Averroes, de Serapion, &
d'autres innombrables: en quoy ils
sont esmerveillables, pour leur
Theorique & pratique, usans mer
veilleusement de la Medecine
Pharmaceutique, de l'Empirique,
de la Jatraleptique, & de la Clini
que. S'il vient à propos de toucher
des loix civiles, ils te sçauront alleguer & mettre en avant les Codes, proposer les Digestes, trouver
les Infortials, former les proces,
faire les instrumens, donner les
conseils, ordonner les procurations, declarer les accusations, produire les tesmoins, citer & adjour
ner les accusez, defendre les parties, repliquer à l'encontre, opposer
aux sentences, appeller au raisonnables sieges, & chercher la raison
& le droict où il demeure & habi
te tresbien. Ils ont la pratique & ex
Loy Civile.
I38
CERVEAUX.
perience des textes, des tiltres, des
paragraphes, des convents, des interpretations, des declarations de Barto
le, de Balde, d’Accurse, d’Aretin,
de Portius, de Decius, d’Imola, de
Bossus, de Maranta, de Socinus,
d’Alciat, de Crotus, de Butrigarius
d’Aufrennius, & d'une grande troupe & compagnie de tres-excellens
Docteurs. Es loix Canoniques, ils
sont instruits des Decrets, des De-
cretales, du feste, des Clementines,
des extravagantes, des Conciles, des
Bulles, des Sinodes: ayant estudié
l'Abbé, l'Archidiacre, le Panormi
tain, Felinus, Albericus de Rosate, Angelus de Peruse, l’Hostiense, Hugues, Calderinus, Oldradus, Paul de Castro, & plusieurs
autres Canonistes. Es sommes, ils
entendent les Gloses, les tiltres, les
traitez, les doubtes, les resolutions
Loy Cano
nique.
[138v]
THEA. DES DIVERS
de voeus de mariages, de Censures, de peines, de contracts d'usures, de Restitutions, & de mille
autres choses, qui appartiennent
aux Sommistes, lesquelles leur sont
excellemment declarées par Astense, par sainct Antonin, par
Rainerius, par Raimondus, par
Caietan, par l’Angelique, par Tabiena, par Silvestrine, de l’Armilla, de Navarra, & de plusieurs autres Sommistes, tres-aprouvez &
excellens, és cas de conscience. Si
tu tiens avec eux propos de Theo
logie, tu ois comme ils parlent profondement de l'estre de Dieu, de
l'unité, de l'essence, des personnes, de la puissance, de la prescience, de la predestination, de la volonté, de la creation, du liberal arbitre, de la grace, de la foy, de la
charité, des Anges, de l'Homme,
Theologie.
Sommes.
I39
CERVEAUX.
des dons, des Sacremens, & de tous
les autres enseignemens Theologiques, de maniere qu'ils semblent
sçavoir autant que S. Augustin, S.
Ambroise, S. Hierosme, Gregoire,
Basile, Hilaire, Damascene, Irenée,
Pierre Lombard, S.Thomas, Scotus,
Alexandre d'Ales, Pierre de Tarantaise, Richard de Mediavilla, Hugues de S.Victor, & son disciple
Richard, Theologiens tresfameux,
& tresornez en toute chose, & de
gloire & de splendeur. Si vous par
lez à eux, de la Musique, ils sçavent
incontinent faire distinction des
chants, des sons, de leurs instrumens
trouvant Lyres, Luts, Espinettes,
Violes, Harpes, Manicordions, Regales, Cornets, Fleutes, Tabourins, Orgues, Cornemuses, Psalterions, Hautbois & plusieurs autres: en racontant, l'excellence des
S iij.
[139v]
THEA. DES DIVERS
anciens, d'Apollon, en la harpe,
d'Orphee, au jeu de la Lyre, de Telene, à la Flute, d’Hismenias, au
Cornet, de Pan, au Chalumeau &
siflet, & des sonneurs modernes,
de Striggio, & de Bindella au
Luth, d’Horace, à la viole, d’André Gabrieli, & du tres-gentil esprit de Claude de Coreggio, aux
orgues, outre la science du son, en
plusieurs autres instrumens musicaux. J'accompagneray ceux cy du
gracieux Vincent Bell'havere, &
de Cromatic Colombe. Il n'est
pas besoin de nommer les Chantres anciens, Timothee, Simon
Magnesius, Senophile, Terpandre,
Lesbius, Chrisigone, Nicomacq,
ny les modernes, Adrian, Cyprian,
Jusquin, Jacquer, Giaques Berchen
Orlando Lassus, Joseph Zerlin,
Costantius Porta, & infiniz autres
tresnobles Musiciens, qui ornent
Musique.
I40
CERVEAUX.
les Courts des Seigneurs, & des
Princes, par la douceur, & harmomie de leur chant. Si tu entres en
propos, avec eux de la painture, ils
monstrent tresbien qu'ils entendent les lignes d’Apelles, la sym-
Painture.
metrie de Parrhasius, la disposition
d’Amphion, les mesures d’Asclepiodore, la proprieté & netteté
d’Athennius, l'art de Michel Angiolo, l'esprit de Titian, le jugement
de Raphael d'Urbin, l'industrie
de Belinus, l'agreable colorer de
Luc de Ravenne, l'artificielle diligence de Tintoretus, de Paul Vero
nois, de Mutian, de Federic Zucca
ro, d'Alexandre Spilimberg & du
tresmoderne Palma. Si tu conferes
avec eux de l'Architecture & scul
pture, ils sçavent ordonner les temples
les labirinthes, les piramides, les o
belisques, les theatres, les mauS iiij.
[140v]
THEA. DES DIVERS
soles, les palais, les baings, les statues monstrueuses, en recitant Dinocrates, Stesicrates, Theodore,
Philon Athenien, Meleagines,
Sugila, Hermodore, Vitruve, Leon,
Baptiste, & Lucas Durerus tresexcellens architectes: & ainsi Alexandre Victorius à Venise &
Jean de Bologne à Florence, tressçavans & singuliers sculpteurs. Si
tu parles de Cabale, ils vont distinguant celle de Bresith, de Mercana,
celle de Sephiord, à sçavoir praticienne, ils te parleront de celle de
Semod, à sçavoir speculative, de la
maniere de la supposition, de la
maniere, dicte Notariaque, & du
moyen que les Cabalistes appellent Ziruf: & alleguant le Rabbin
Hamai, le Rabin Salomon, Moyse AEgyptien, Tarphon, le Gerondois, le Picus, le Salernitain, Jules
l'Archite
cture &
sculture.
Cabales.
I4I
CERVEAUX.
Camille, & plusieurs autres. S'il
est question de l'art de Raimondus, ils sçavent discourir des al-
phabets, des figures, des definitions, des reigles, des tables des
mixtions, des subjects, des applications, des questions, du moyen
d'aprendre, des habitudes, trouvant les premiers principes, Bonté,
Grandeur, Durée, Puissance, Sapience, Volonté, Vertu, Verité, & Gloi
re, & monstrans entendus en l'art
brief, de la grande, de la demonstrative, de la mistique, & de toutes les autres oeuvres & traitez de
cest auteur. En somme tu peux
noter des cerveaux tres-universels
en tout art & science. Mais si tu
descens plus bas à deviser avec
eux de la Milice, ils te rendent esmerveillé, quand ils viennent à
discourir des scadrons, des legions,
Art de
Raimondus.
[141v]
THEA. DES DIVERS
des compagnies, des armées, des
defenses, des manieres d'offenser,
des escarmouches, des embuscades
des butins, des assauts, des combats
des journées des batailles, & des
Victoires, nommant l'infanterie,
les harquebusiers, les Archers, les
chevaux legers, les hommes d'armes, l'avantgarde, les batailles du
milieu, l'arriere garde, les munitions, avec une si grande discipline
& science de camps, de murailles,
de forteresses, de Planures, de Montagnes, de Mers, d'armées par terre, d'armées maritimes, mises en
ordre & equipage, de fustes, esquits, de Galeres, de Navires, hurques & autres vaisseaux, avec armes, victuailles, soldats, artilleries
feuz artificiels, & beaucoup d'autres particulatitez, de maniere
qu'ils semblent eslevez & nourriz
La Milice.
I42
CERVEAUX.
és guerres, tant seulement & au
milieu des batailles. Or ils sont en
cet endroit mention des Camilles, des Scipions, des Silles, des
Mariens, des Flaminiens, des Torquats, des Cesars, des Pompées,
d'Alexandre, de Themistocles, d’Epaminondas, de Phocion, d’Agesislée, de Josue, de Saul, de David,
de Joab, d’Abner, de Judas Macabée, & d'infiniz autres Capitaines anciens, & vaillans Chefs, faisant en outre mention de tant & si
grand nombre de nostre âge, du
Roy François, du Roy Henry, de
Charles Quint, du Duc Alphonse d'Est, d’Anton de Leva, de
don Ferrant Gonzague, de François Maria Duc d’Urbin, d’André de Dorie, de Barbe rousse, d’André Gritti, du Marquis de
Vast, de L'autrec de Gaston
[142v]
THEA. DES DIVERS
Foix, Pierre Strozzi, Medichrino,
du Duc de Guise, du Duc d’Albe,
de Prospere, de Marc Antoine
Colonne, Virginius Ursin, & du
Prince de Parme, avec une autre
trouppe innombrable, avec les
defaictes, routes, prinses, sacs,
pertes & les conquestes, avec leur
gloires & triomphes, qui volent,
par les ailes de la Renommée, par
tout l'Univers. S'il faut discourir
avec eux du navigage & de la Marine, ils te rendent fort attentif,
parlans de la pratique & cognois
sance des Mers, des Goulfes, plages, des costes, des Rivieres, des
Isles, des Vents, du Levant, Ponent, Midy, Septentrion, du Grec,
Meridional, Garbin, venant d’Afrique & orageux, & du vent qui
souffle du costé du Soleil couchant,
dict Corus: des bourraces des tem-
Navigage
I43
CERVEAUX.
pestes, de la maniere de se condui-
re, d'aller en avant, de tourner arriere, de donner fonds, de lever les
anchres, de guinder, de caler voiles, de demeurer au timon, d'aller
à fenestre, d'aller à droicte, au
moyen des cordages, qui tiennent
de part & d'autre à l'antenne, de
voir la carte de naviguer, de l'usage
de la Boussole, de la pratique du
Nord & du Crusier & finalement
de chacune particuliere occurrence en tel mêtier. S'il est question
de l'Agriculture, ils te font esbahir, avec Palladius en main, avec
Marc Varron, & Virgile auteurs
principaux, & avec un de nostre
âge, Gallus, faisans mention, des
Mariens, des Fabiens, des Lentules, & Pisons, lesquels s'y sont appliquez, & faisans distinction des
champs, des vignes, des forests,
[142v]
THEA. DES DIVERS
des fosses, des jardins, des limites,
des conduits d'eau, des dommages
des amelioremens, des cueillettes,
avec une telle pratique & cognois
sance de telles choses, qu'ils semblent les premiers laboureurs du
monde. Si l'on entre en devis des
pasturages, ils ramentoivent incontinent & alleguent les Juniens, les
Bubulques, les Statiliens, les Tau
res, les Pomponiens, les Vitules,
les Viteliens, les Portiens, lesquels
s'y sont employez: nommans outre ceux cy, les premiers Pasteurs
& bergers de la campagne, Abel,
Jahel, Abraham, Jacob, Isaac, Saul,
David, Mercure, Admetus, Paris,
Anchises, Endimion, Pan, & Prothée, avec les trouppeaux de betail, les cabannes, loges, tentes, le chant, le son, les passetemps, les danses pastoralles,
Agriculture.
Pasture.
I44
CERVEAUX.
& bals accompagnez des Satyres,
des Faunes, des Nymphes, avec un
si grand plaisir & delectation,que
par leurs parolles tu viens à com
prendre & concevoir en ton esprit, une nouvelle Arcadie. Si tu
parles de la chasse, ils viennent à
rememorer & mettre en avant,
les premiers chasseurs de la terre, Cain, Lameth, Nembroth,
Ismael, Esau, Meleagre, Acteon, Acontée, Cephale, Hippolite, avec les premieres chasseresses du monde, Procris, Athalante, Callisto, Britone, Arethuse, Diane, sans oublier les
chasses les plus renommées, des
lievres, des Cerfs, des chevreux,
des sangliers, des loups, des Pantheres, des Ours, des Lions: & la
trace, les vestiges, tesnieres,
pas, cavernes, & retraites plus
Chasse.
[144v]
THEA. DES DIVERS
secrettes & cachées de ces bestes
là. Si tu entres en propos de la
Pesche, ils trouvent, en un instant, les nasses, les appasts, les
hameçons, lignes, les rests, & autres instrumens propres à la pesche,
se monstrans experimentez & entenduz, aux riviere, aux fossez,
aux lacs, aux estangs & aux mers,
& alleguans qu'Octavian Auguste peschoit à la ligne & hameçon
seul, & Neron avec le reth d'or,
en la compagnie de ses plus familiers & favorits. Si tu veux discou
rir de la Marchandise, tu orras
incontinent faire mention des
principalles foires, d’Anvers de
Lion, de Bolzan, de Besançon,
de Creme, de Lancian, de Nocere,
de Recanati, de Fuligno, avec les
traficques, comptes, pactions, conventions, ventes, achapts, estima-
Pesche.
La marchandise.
tions,
145
CERVEAUX.
creance, lettres de change, permutations, & tant de sortes de negoces de marchandises, qu'ils rendent esmerveillez ceux qui leur
prestent l'aureille. S'il est besoin
de parler de la Cuisine mesme, ils
parlent excellemment des pasts, avant pasts, apre-pasts, nommant les
maistres d'hostel, la varieté des
Cuisiniers descrite par Athenée,
aux soupers de ses sages, des Amnes, des Cherases, Artisilées, des
Deliens, des Sesames : avec les viandes plus prisées & exquises, les
paons de Samos, le canard de Frise, le chevreau d’Ambracie, les
huistres de Tarante, la Murene
Tartessienne, les noix de Thasie,
les dattes d’Egipte, les pigeons de
Peonie, les poules d’Afrique, les
lievres des Isles Baleares, les poissons de Benac, les perdrix de Pa-
Cuisine.
T
[145v]
THEA. DES DIVERS
phlagonie, les grives de Picenes,
les olives de champagne, les figues
de Thessalie, les chastaignes d’Aquitaine, les cardons d’Hespagne, les
capres d’Alexandrie, avec les sept
anciens maistres de cuisine, descrits
par Euphron, Agis, Nerée, Chio,
Chariades, Lamprilus, Aphthonetus, Eutinus: avec les bons compagnons qui ont esté, Filoxene,
Luculle, Aristippe, Artemon, Denis, Epicure, Sardanapale, Heliogabale, Milon de Crotone, qui
mangea en un soir trente pains, &
Phagon, lequel mangea à la table
de l'Empereur Aurelian un sanglier tout entier, cent pains, un
mouton, & un pourceau: & beut
en apres, en une petite cuve, plus
que n'eust englouty & avallé une
balaine. Or ceux sont, de ces
Euphron.
Exemple
des friands
& gourmands.
grands cerveaux & entedemens qui
146
CERVEAUX.
parlent de toute chose, & à l'improuveu, avec les histoires, les
Poetes, les Philosophes, & la cognoissance des arts & des sciences, ils font esmerveiller le vulgaire, & estonnent aussi les sçavans &
entenduz, Ceux cy se monstrent
d'une apparence tant grande, que
l'on diroit qu'ils ont veu, & environné tout le monde. Si tu
parles de la terre, ils discourent
incontinent des trois parties d'icelle, trouvans l’Asie, l’Afrique &
l’Europe: les Zones ou cercles,
les Poles, les climats, les paralleles, les assietes, les regions, les
provinces, les villes, les chasteaux, les terres, les villages,
les palais, les maisons, les places,
les rues, les temples, les valées,
les planures, les montagnes, les
grottes, les cavernes, les fontaines,
Terre.
T ij
[146v]
THEA. DES DIVERS
les rivieres, les lacs, les estangs, les
paluds, les marests, les canaux &
conduits d'eau, les animaux, les
serpens, les bestes sauvages, les
plantes, les herbes, les jardins, les
campagnes, les fleurs & les fruicts
d'icelles. Si tu parles de l'eau, ils
discourent incontinent de toutes
les mers, de l’Adriatique, de la
Tirrene, de l'Ocean, de la mer rouge, de la mer morte, de la mer Aegée, de la mer de Nicarie, de la
mer de la Chine, de la mer des Za
buques, de l’Archipelage, ou grade mer, de l’Euxine & de tant d'autres, que c'est chose merveilleuse:
& trouvent incontinent toutes les
Isles maritimes, celles de Bretai-
l'eau.
Isles mari
times.
gne, à sçavoir l’Angleterre, l'Escosse, Irlande, les isles Ebudes, les
Orcades, & Tile, qui s'appelle autrement l'Isle perdue, apres la Se147
CERVEAUX.
landie, la Novergie, la Suetie, les
Baleariques, les Fortunées, les Sti
cades, les Greques, Lisle Curzole,
Crete, Corcire, Dele, Gnide, les
Italiques, Sicile, Sardaigne, Procide,
Procite, Isquie, Palmarie, les infor
tunees, Diomedeiennes, subjettes
à tant de modernes butins & voleries: & en cet endroit ils discourent & parlent des plages &
quartiers de la mer, des ports, des
rivieres, des destroicts, des goulphes, des escueils, des poissons, des
navires, des galeres, des marsilianes, de brigantins, d'esquifs, fustes,
barques, hurques & autres infiniz
vaisseaux. S'il faut parler de l'air,
ils discourent d'une multitude infinie d'oiseaux, aigles, faucons,
Espreviers, rossignols, vautours,
corneilles, cignes, corbeaux, colombes, merles, & pelicans: nom-
l'air.
T iij
[147v]
THEA. DES DIVERS
mant les vents, les tonnerres, les
éclairs, les foudres, les esclats,
les nues, les pluyes, les tempestes, les neiges, les rosees, les
bruines, les nuages, les cometes,
les lances ardantes, les estoilles
tombantes, les dragons jettant
feu, les serpens d'or, & mille
autres Miraculeuses impressions.
Si tu parles du feu, ils scavent
dire, qu'il est mobile de soy, qu'il
a la vertu de changer, la vigueur
d'innover, qu'il est gardian de la
nature, qu'il est de soymesme
communicable, qu'il a la pro-
Le feu.
prieté de purger, & nettoyer, &
qu'il est pourveu d'une force &
valeur quasi infinie & sans mesure. Si tu viens à parler du Ciel,
ils trouvent incontinent la Lune, & l'appellent l'honneur de
la nuict, mere de la rosée, mini-
Ciel.
148
CERVEAUX.
stre & servante de l'humeur, maistresse & dominante sur la mer,
mesure du temps, emulatrice du
Soleil, & changeant l'air. Delà ils vont à Mercure, & l'appellent planete temperée, nocturne, ores masculin, ores feminin: ores bon, ores mauvais, ores
stationnaire, ores retrogradant,
ores visible, ores caché. Apres,
ils vont à Venus, à laquelle, ils
donnent vertu & puissance sur
les chants, sur les allegresses,
sur les amours, sur les delices,
& sur les plaisirs. Delà, ils vont
au Soleil, & disent la dignité, la puissance, & la multitude de ses effects, la lumiere,
clarté, la mesme forme du mou¬vement d'iceluy, en l'appellant
l'oeil du monde, la gaieté du jour,
Mercure.
Venus.
Soleil.
Lune.
T iiij
[148v]
THEA. DES DIVERS
la vertu des choses naissantes, le
principe de la lumiere, le Roy de
la nature, la splendeur de l' Olimpe, le gouverneur du monde, la
perfection des estoilles, le moderateur & guide du firmament, &
seigneur general de toutes les planetes. Ils trouvent Mars & discourent de l'ire, de la promptitude,
de la fureur, de la fausseté, des ruses & tromperies que Ptolomée
luy attribue, renouvellant en noz
esprits & memoires, la hardiesse
Mars.
Ptolomée
l'appetit genereux, le desir de vengeance, les esprits de guerre, qu'il
excite naturellement & allume en
noz coeurs. Parlans de Jupiter, ils
racontent les felicitez les allegresses, & les plaisirs & gaietez
que la gracieuse planette apporte
à tous selon l'advis de Martian: &;
comme il reprime la malice de
Jupiter.
149
CERVEAUX.
Saturne
Saturne, auquel il est conjoinct,
par sa nature plaisante & benigne. Quand ils parlent du meschant
Saturne, ils racontent les envies,
les detractions, les mesdisances,
paresse, & meschancetés qui naissent de luy: & estonnent le monde, par les nouveaux & non ouiz
méfaicts, qui tirent leur origine
de la tres-mauvaise & malicieuse
disposition d'une tant meschante
& pernicieuse planete. S'ils parlent
du firmament, tu entens incontinent nommer la voye lactée,le
Zodiac, les signes celestes, le Mou
ton, le Taureau, les Gemeaux,
l'Escrevice, le Lion, la Vierge, la
Balance, le Scorpion, le Sagitaire, le Capricorne, le Verse-eau, &
les poissons. Les estoilles fixes, à
sçavoir les Septentrionalles, l'Ourse grande, l'Ourse moindre, le
Firmament
Signe ce- lestes.
Martian
Estoilles
fixes.
[149v]
THEA. DES DIVERS
Dragon, Cephée, Cassiopée,
la couronne d’Ariadne, Hercules, le Vautour tombant, les
Pleiades, le char, Persée sur
l’Hippogrife, le serpent, l'aigle,
le daulphin, les deux chevaux,
Peubolie, le Triangle, & les
Meridionaux, à scavoir l’Orion,
la Baleine, le lievre, le grand
chien, la canicule, ou chien
moindre, la navire Argos, l'autel, la couppe vuide, le Cor-
beau, le Centaure, l'Encensoir, l'Hidre, le poisson Austral,
la couronne ou guirlande australe, & autres infinies qui ne se
peuvent nommer: finalement,
ils viennent à parler & discourir
des Hierarchies celestes, & de
Dieu mesmes, avec une si grande
profondité de doctrine, qu'ils
semblent, en une fraisle despouil150
CERVEAUX.
le corporelle, esprits tres-sublimes, & divins. O cerveaux &
entendemens vraiment dignes,
de ce nom honorable, & sur
tout autre magnifique & excellent.
Je vous laisse donc, pource que
vostre merite est plus grand que
ma louange: vostre gloire plus
puissante que ma langue, vostre
valeur de plus grande efficace que
ma plume. Partons donc aux grands
cerveaux & entendemens, que
nous appellons en general sages
& graves.
DES GRANDS CERveaux & entendemens sages &
graves
DISCOURS XXXVI.
LEs cerveaux & entendemens
sages & graves sont proprement ceux, lesquels par la
lumiere de leur sagesse, ou
[150v]
THEA. DES DIVERS
soit humaine, ou soit divine, ont
acquis à l'endroit du monde, credit, reputation & reverence tout
ensemble: se monstrans plus que
les hommes vulgaires, & se descouvrans à l'endroict des peuples,
pour personnes miraculeuses &
quasi divines. Et tels personnages
estoyent appellez des Perses, Mages, les Latins, Sapientes, des
Grecs, Philosophes, des Indiens,
Gymnosophistes, des Egyptiens,
Prestres, des Cabalistes, Prophetes, des Babiloniens, Assiriens &
Caldeens, Druides, Bardes, &
Semnotées. C'est pourquoy anciennement les Perses ont tant
honoré leur Zoroastre, les Gimno
sophistes, Tespion, les Egyptiens
Hermes, les Babyloniens, Buda, les
Hiperboleens Abbares, & les
Thraces, Zamolsis. Qui est celuy
15I
CERVEAUX.
qui ne scait combien les Atheniens estimoyent le simulacre, ou
l'image de Pallas armée, laquelle
ils disoient née du chef de Jupiter seulement pource qu'ils la tenoyent pour la Deesse de Sapience? Qui ne sçait la grande estime
que les Arcadiens faisoient de leur
Dieu Demogorgon, pour ce qu'ils
le tenoient au rang d'un Dieu tressage? Qui est-ce qui ignore l'honneur & reverence que les Delphiens portoyent à l'Oracle d’Apollon, seulement pour l'opinion
qu'ils avoyent que la divine sagesse reluisoit en luy? Qu'elle estoit l'occasion pour laquelle les
Aegyptiens adoroyent Apis, sinon
cete cy? Pourquoy Annicetus Cirenée, desboursa une grande somme de deniers, pour racheter Platon, faict ssclave, sinon pour ce seul
Plusieurs
louez pour
sages.
[151v]
THEA. DES DIVERS
regard de la sapience d'iceluy?
Pourquoy Marc Antoine Romain dressa il une statue, au Philosophe Phronton, sinon à cause de sa sagesse? Pourquoy les Atheniens dresserent & esleverent
Sages, Pla
ton Phron
ton.
trois cens soixante statues à Demetrius Phalereen, sinon pour ce
regard mesme? Pourquoy Alcibiades faisoit il tous les jours, de
tres beaux presens à Socrates, sinon pour cet cause susdicte? La
Sapience fut celle, qui incita
Monime Corinthien de se retirer
de son maistre, & faire du fol &
insensé, pour s'accoster de Diogenes. La sapience est celle qui
poussa Pythagoras à aller trouver
les Mages de Perse, pour apprendre d'iceux, la vraye Magie. La sapience est celle qui persuada Euclides de laisser Megare, & aller
Demetrie
phalerée.
152
CERVEAUX.
en habit dissimulé, à Athenes, vil
le ennemie, pour ouir seulement,
la sagesse de Socrates. La sapience
est celle, qui des derniers confins de
la terre, attira la grande Roine
Orientale, pour ouir le tressage
Salomon. Minos.
Solon.
Licurge.
Les Cretois ont loué leur
Minos, à cause de cete sapience seulement. Les Lacedemoniens ont
faict grand cas de Licurge, seulement à l'occasion d'icelle. Les Athe
niens reveroyent Solon, seulement
pour icelle. Les Romains adoroyent
Numa
Romule.
Bele.
Orphée.
Pompilius, pour cete seule
cause. Linus & Musée ont esté exaltez & celebrez de la Grece
pour hommes tres-sages: Orphée,
en Thrace, reveré pour tel: Bele
honoré entre les Chaldeens, pour
un homme prouveu de sagesse: & Romule adoré par les
Romains, à cete seule occasion
Socrates.
Solomon
Euclide
Linus &
Musée.
[152v]
THEA. DES DIVERS
de sagesse. O qu'il se trouve d'excellens & dignes auteurs, lesquels,
ont espandu & divulgué les bel-
Diogenes.
Mages de
Perse.
Numa Pom
pilius.
les & honorables louanges, de cete sapience qui regne & loge aux
grands cerveaux & entendemens
humains. Un Aristote, en sa Phisique, qui l'appelle la derniere perfection de l'homme, un Orphée,
l'a appellé le feu Ethereen du monde: un Homere l'a appellée Pallas
divine: un Virgile l'a entendue
par la Sibille qui servit de guide
& deffense à Aenee pour avoir le
rameau d'or: un Dante l'a signifiée
par Beatrix qui le gnida de sphere en sphere, jusques au dernier
ciel. Avec combien de hauts secrets, est figurée la premiere sapience, en l'escritute saincte?
Elle est premierement signifiée
au livre de la vie, où Sainct
Augu-
153
CERVEAUX.
S. Augustin sur les
Pseaumes.
S. Augustin dit, sur ce vers du Pseaume: Deleantur de libro viventium.
Soient effacez du livre des vivans,
que, Liber vitae est notitia Dei . Le livre de vie, est la cognoissance de
Dieu: chose conforme à ce passage de S. Paul, Prudentia Sipritus est
vita & pax. La prudence de l'esprit
est la vie & la paix. Ceste cy est denotée, au fleuve d'eau vive, duquel
Jesus-Christ parle en S. Jean, disant. Qui crediderit in me, flumina de
ventre ejus fluent aquae vivae. Les
rivieres d'eau vive couleront du
ventre de celuy qui croira en moy.
Ceste cy est entendue, au celier du
Cantique, aux mamelles odoriferantes, & de souesve odeur de l'Es
pouse: au mortier des tresdouces
Cabalidrogues d'icelle mesme. Ceste cy
stes.
est la roue d’Ezechiel: La vraye
Cochmach des Cabalistes: la
S. Paul.
Evangile.
Cantiques.
Ezechiel.
V
[153v]
THEA. DES DIVERS
precieuse fontaine des delices.
Qui n'aimera la sapience? qui
ne la louera? qui n'embrassera
une tant chere & agreable mere: ouy ce qu'elle dit d'elle mes
mes aux Proverbes: Beatus vir,
qui audit me, & qui vigilat ad
fores meas, quotidie: qui me invenerit, inveniet vitam & hauriet,
salutem à Domino. Heureux celuy qui m'oit, & qui veille
tous les jours à mon huis: celuy
qui me trouvera, trouvera la
vie, & puisera le salut de Dieu.
Entens, comme, elle nous appelle clairement, en disant, Audi fili mi, & esto sapiens, & dirige
in via animum tuum: audi patrem
tuum, qui genuit te, & ne contemnas
cum senverit mater tua. Entens
mon fils, & sois sage, dresse ton
Proverbe
de Salomon
154
CERVEAUX.
esprit en la voye, preste l'aureille à ton pere, qui t'a engendré
& ne contemnes ta mere, quand
elle sera envieillie. On ne sçauroit dire ou narrer combien ceste sapience est honorée, prisée & digne. Le Prophete
Sainct luy a donné pour ceste
cause le nom de Roine tresluisante, disant en un Pseaume.
Astitit Regina à dextris tuis in vestitu de aurato, circumdata varietate. La Roine a assisté à ta dextre, en habit doré, enironnée de diversité. Elle est la
Royne, qui gouverne tout le
Royaume de l'ame, l'intellect,
le jugement, les pensées, &
la memoire. Elle gouverne l'intel
lect, pource qu'elle ne veut, qu'il
s'amuse à entendre les choses peu
David
Prophete.
V ij
[154v]
THEA. DES DIVERS
utiles, ou celles qui sont trop difficiles, suivant ce conseil. Altiora
te ne quae fieris. Ne cherches les choses plus hautes que toy. Et suivant
ceste sentence, In supervacius rebus,
noli scrutari multipliciter. Es choses
superflues & vaines, ne recherches
ou sondes, en diverses manieres.
Elle gouverne le jugement, pource qu'elle ne permet que la raison.
Juge ce qui n'est licite. Et pour
ceste cause, il est escrit en l'Evangile. Nolite judicare. Ne jugez. Elle gouverne aussi les pensées, voulant que non seulement les dommageables mais aussi les ocieuses
soient eslongnées de la partie raisonnable, suivant ce que dit Esa.
Auferte malum cognitationum vestrarum. Ostez le mal de voz pensées.
Elle gouverne finalement la memoire, ne permettant qu'en ses
Salomon.
Evangile.
Esaie
155
CERVEAUX.
thresors & cabinets se gardent &
conservent autres que les choses
sainctes, religieuses, profitables, &
honnestes. Le Poete Juvenal l'a de
painte une chose divine, en ces vers,
Nullum numen abest, si fit prudentia:
sed te
Nos facimus, fortuna, Deam, Caelóque locamus.
C'est à dire, Toute deité se trouve
là où la prudence, mais, ô fortune, nous te faisons Deesse, & le
logeons au ciel. Ovide, en ses Me
tamorphoses, a descrit le tribunal
Achée avoir honoré Ulisse des
armes d’Achille, plustost qu’Ajax, à cause de la prudence & singuliere sagesse d'iceluy. Nestor
est loué & celebré par Homere
pour l'un des tres-principaux Heroz du camp Grec, seulement à
Juvenal.
Ovide.
V iij.
[155v]
THEA. DES DIVERS
cause de la tresgrande sapience,
qui logeoit au coeur du signalé
Chef. Les Poëtes anciens ont
fainct, que Promethée ha par sa
verge, ravy le feu du ciel, seulement pource qu’il estoit homme
tres-prudent, & remply de toute
gravité & sagesse, par laquelle
il s’acquit le renom d’estre monté
à l’element du feu, & l’avoir de là
enlevé & emporté, avec la verge.
Ils ont fainct eux mesmes aussi,
Fiction
poetique
de Promethée.
que le vieil Atlas a soustenu &
supporté l’Olimpe de ses espaules, pource qu’il estoit homme
doué de tres grande sagesse, par
laquelle l’on soustient facilement
toute pesante charge & gouvernement. C’est pourquoy le tres-noble Chevalier Pomponius Spreti,
gentil’homme de Ravenne, louant
le tres-illustre Cardinal d’Urbin,
Fiction
d'Athlas.
Pomponius Spreti.
156
CERVEAUX.
& le tres-reverend General des Car
mes Jean Baptiste Rossi Ravennois, de singuliere sagesse les a avec jugement parangonnez à Atlas, en ses vers. Reste donc que les
grands Cerveaux sages & graves
passent à l'endroit du monde, avec
toute sorte de gloire, honneur &
reputation. Or transportons nous
de ce pas, aux derniers Cerveaux
& grands entendemens, qui sont
communement appellez de tous,
Cabalistiques.
DES CERVEAUX ET
grands entendemens Cabalistiques.
DISCOURS XXXVII.
LEs grands Cerveaux Cabalistiques sont ceux là proprement, qui font profession
d'une certaine science eminente,
cogneuë à peu, & laquelle non
V iiij
[156v]
THEA. DES DIVERS
seulement demeure incogneuë à
l'endroit du vulgaire, mais aussi
se trouve manifeste en peu de sages: rendant esmerveillez les idiots,
par les nouveautez, non jamais en
tendues & plaisir aux suffisans,
par les voiles des mysteres & secrets qu'ils leur declarent aucunefois, lesquels ils appellent Cabale en Hebrieu, qui ne signifie
autre chose que revelation à l'endroit de nous: & communement
ils se prennent, pour les grands cer
veaux lesquels retiennent une cer
taine proprieté de prononcer quasi
tousjours choses hautes & obscures & voilées, en la maniere que
l'on tient les secrets & mysteres
de tres grande importance. Ceux
cy enseignent d'estre secrets, par
l'authorité de Mercure Trismegiste, lequel souloit dire estre à fai-
Mercure
Trismegiste.
157
CERVEAUX.
te à un entendement irreligieux,
de publier legerement & pour peu
de cas, les devis pleins de majesté
& de deité: & mesmes par l'autho
rité de Denis Areopagite, lequel
enseignant Timothée, dist: O Timothee divinus, in divina doctrina factus, secreto animi, quae sancta sunt, circumtegens ex immuda multitudine
tanquam uniformia haec custodi. O
Timothée devenu divin en la doctrine divine, garde au secret de
l'esprit comme uniformes, ces
Denis A
reopagite.
choses, qui sont sainctes, les tenans
à couvert à l'entour de l'immonde multitude: Par celle de Gregoire Nazianne qui dit que nous
devons philosopher & parler de
Dieu, quand il est besoin, en la ma
niere qu'il faut tant qu'il faut, & à
qui il faut mettant en escrit ce que
Dieu permet, estre revelé & reser[157v]
THEA. DES DIVERS
vant entre les sages, ce qui se doit
communiquer seulement de paro
le. Il me souvient que Lisides Pythagorique escrivant à Hiparque,
enseigne que c'est une chose pie de
tenir cachez les mysteres de la
vraye Philosophie, qui tiennent
du divin, & non les rendre communs à ceux, qui n'ont l'esprit purifié, pource qu'un oeil chassieux
& immonde (comme le dit Hierocles) ne peut voir les choses trop
luisantes & claires. Davantage
l'Apostre S. Paul crioit aux HePaul Abrieux, n'estans encore les Sacrepostre.
mens de Jesus Christ cogneuz: Nous
avons une parole grande, & qui ne se
peut interpreter, pour dire, pource que
vous estes faicts imbeciles à ouir: &
au lieu que vous devriez estre maistre vous avez besoin d'estre enseignez quels sont les elemens de l'exorde
Lisides
Pythogorique.
Hierocles.
Gregoire
Nazianzent.
Evangile.
158
CERVEAUX.
des paroles de Dieu. Nostre Seigneur, à propos de tout cecy, dit
aussi, que les choses sainctes, ne se
doivent pas donner aux chiens. J'ay
souvenance d'avoir leu, en confirmation de cela mesme, que Plotin & Origene (comme Porphyre escrit au livre de la nourriture & doctrine de
Plotin) jurerent à leur maistre Ammonius, & donnerent la foy, qu'ils tien
droient secrette l'importante doctrine,
qu'ils avoient aprinse de luy. The-
Porphire
escrit de
Plotin &
Origene.
mistius raconte pareillement, qu’Aristote a mits hors ses livres de la Phi
losophie naturelle, pensant que person
ne ne les peut entendre, sans l'interpretation de luymesme. On lit finalement qu’Ezechiel & Jean l'Evangeliste, cacherent souz mille clefs du
secret, les mysteres & visions qu'ils
eurent en divers temps de nostre Seigneur. Quand donc un grand cerveau
[158v]
THEA. DES DIVERS
& entendement Cabaliste te veut
dire quelque chose, ne penses pas
qu'il te vueille dire chose frivole,
chose vulgaire & chose commune: mais un mystere, & pour ceste
cause, il veut que tu le tiennes pour
tel & que tu ne penses de luy, sinon
choses grandes & hors opinion
du vulgaire. Il te desplie & monstre
en un instant souz noms voilez,
la Cabale de Bresith, laquelle s'appelle aussi Cosmologie, & ne declare autre chose que les forces
des choses crées & naturelles &
celestes & expose par raisons Philosophiques, les mysteres de la loy
& de la bible, laquelle n'est aucunement differente de la magie naturelle, en laquelle Salomon se
monstra tant excellent, qu'il disputa du cedre, du Liban, jusques à
l 'Hisope: & des bestes aussi, des
ThemiExemple
stius.
d'Ezchiel
& de Jean
l'Evangeliste.
159
CERVEAUX.
oiseaux, des plus petis animaux,
monstrant les forces de la naturelle sapience inserée en luy. Ainsi il
t'expose celle de Mercane, qui
n'est autre chose, qu'une Theologie symbolique, des plus hautes &
sublimes contemplations, que l'on
puisse avoir, touchant les divines
& angeliques vertuz, & touchant
les sacrez noms & signes, trouvant
de tresprofonds mysteres és let-
tres, és nombres, és figures, és choses, és lignes, aux poincts, aux accents, principallement en la langue
Hebraique, laquelle, comme dit S.
Hierosme, est en ces choses, toute
pleine de mysteres: & en cela t'est
depaint un cerveau vraiment Cabaliste. Il te divise incontinent,
suivant Picus, la Cabale symbolique en la praticienne & actuelle,
appellée Sephirod, & en la specu[159v]
THEA. DES DIVERS
lative, appellée Semod, ou bien par
une autre division (suivant Joseph
Salernitain) en celle qui considere le nombre, en celle qui considere le poids, & en celle qui considere la figure. Ou bien és cinq
parties establies par Rabbin Hamai, Droicture, Combination, Oraison, sentence & supputation. Il
te revele par cest art, les Hierogly
phiques secrets de Aegyptiens, qui
sont de marques & de figures d'animaux, trouvez (comme dit Cor
nelius Tacitus,) afin que les choses sainctes & venerables ne soient
profanées par l'intelligence vulgaire, & que la voye Deifique &
Anagogique, laquelle Jamblic affirme & certifie, aux mysteres, avoir esté trouvée par Mercure
avec ceux cy, aux instructions divine, ne demeure ouverte &
Joseph Sa
lernitain.
Hamai
Rabbin.
S. Hierosme.
Cornelius
Tacitus.
Jean Picus.
Jamblic.
160
CERVEAUX.
manifeste à tous. Parquoy, par
la painture de l'oeil, il t'explique
ra la divinité, pource que l'oeil,
comme Cyrillus nous enseigne,
au neufiesme livre de l’Apologie
contre Julian l'Apostat, est le symbole de la nature divine: par la pain
ture de la verge, la sapience: & pour
cete cause la verge a esté attribuée
par Homere à Pallas: par la paintu
Cyrillus.
re du serpent, l'esprit humain, symbolisant avec la prudence du serpent:
& pour cete cause nostre Seigneur
a dict, Estote prudentes sicut serpentes.
Soyez prudents, comme serpens. Par ce
moyen, il te revele tout ce que sur
les Hieroglyphiques ont anciennement escrit Cheremon, Hotus Apollon
Heraiscus, & nouvellement Pierius.
Par cet art, il te revele les noms de
l'Orphique Theologie, tressecrete en
elle mesme: sous le nom de Pan,
[160v]
THEA. DES DIVERS
cest univers: souz le nom du Soleil,
l'entendement humain: sous le nom
de la nuict, Dieu le Pere, souz le
nom du Ciel, le fils engendré: souz
le nom d’Aether amoureux, ou de
l'air, ou de l'element du feu, le Sainct
Esprit. Par ce moyen, il te revele
les sentences, les nombres, & les
symboles Pythagoriques: les sentences, comme cecy, que c'est une
chose bien aisée à l'enfant bien
nay, de devenir bon. Les nombres:
par l'unité desployant l'unique es
sence divine: par le dix, la perfection de l'univers: par l'infiny, le mes
me Dieu. Les symboles: comme,
laisse les voyes populaires & chemine par les sentiers non frequentez: entendant la voye des sens, qui
se doit fuir, & celle de l'entendement que l'on doit suivre. N'ou
trepasse la balance, nous ensei-
Homere.
gnant
16I
CERVEAUX.
gnant la Justice. Ne couppes en la
voye, nous enseignant de cheminer hastivement, au chemin de l'ascension de l'esprit, & de la contemplation, sans s'amuser & tarder ocieusement. Par ceste Cabale
donc les grands cerveaux Cabali-
stiques se descouvrent eux mesmes
pour magnifiques, & hauts, & sou
slevent les autres à la consideration
des mysteres sacrez, qui appartiennent à la vraye contemplation de
l'entendement humain: & pour
ceste cause, ils sont dignes de grande louange, & gloire, à l'endroit
d'un chacun.
DE CEUX QUI SONT
du tout sans cervelle, lourdauts & incivils.
DISCOURS XXXVII.
X
[161v]
THEA. DES DIVERS
PUis que nous avons assez long temps parlé de
toutes les especes de
grands cerveaux, il faut
qu'en fin, nous discourions un
peu touchant toutes les especes de
ceux qui sont du tout sans cervel
le, appellez Cervellazi, lesquels
tiennent le dernier lieu, en nostre
Theatre. Et premierement s'offrent à nostre veuë, ceux de ceste
maniere, lourdauts & incivils, qui
sont ceux là, lesquels ne retiennent
en eux, la convenable grace, &
deües manieres à parler & converser, comme ils devroient les demonstrer: mais plustost ils se descouvrent tant incivils, & tant mal
nés & nourris, que le monde les
estime, & leur donne à juste cause, le nom d'entierement ecervellez ou sans cervelle
lourds & incivils, & d'esprits
162
CERVEAUX.
proprement viles & rustiques.
Leur mauvaise grace, nourriture,
voire mesmes, leur vilenie & rusticité se manifeste à toutes heures, car en parolles, ils ne sont autre chose, que vice, en oeuvre, &
faict, rien autre chose, que deshonnesteté. Le Courtisan appelleroit
ceux cy, insupportables, pource
que les personnes d'honneur, ne
les peuvent supporter en la maniere qu'ils se demonstrent. Ils
sont sales & ords au deviser, tresvains, à rire: incivils au regard,
fascheux à pratiquer, & mettre
quelque chose en effect, & tant
emvieux & à contrecoeur, en leur
conversation, que rien plus, Boca
ce parlant d'un de ceux cy a dict,
Le mal morigené Juge Marchian :
c'est à dire privé de grace, &
de contenances. Et le divin
X ij
[162v]
THEA. DES DIVERS
Arioste a attribué un coeur ainsi
lourd & rustique à Rodomont,
quand il l'a faict comparoir devant Charles & ses guerriers, pour
desfier Roger à la bataille, là où
il dit.
Senza smontar, senza chinar la testa,
E senza segno alcun di reverenza:
Mostra Carlo sprezzar con la sua
gesta.
C'est à dire, sans mettre pied à ter
re, sans baisser le chef, & sans aucun signe de reverence, il monstre, par sa contenance, & geste,
qu'il a Charles en mespris &c.
Ceste mauvaise grace est à juste
cause, blasmée & reprinse de tous:
& pour ceste occasion Petrarque
voulant retrancher de Madame
Laure, de grace tres-gentile, ceste
vicieuse action, luy attribua des
façons & manieres toutes civiles,
Bocace.
Aristote.
163
CERVEAUX.
principallement au deviser, disant en une chanson.
Il pensar, e'l tacer: il riso, e'l gioco:
L'habito honesto, e'l ragionar cortese:
Le parole, chi' intese
Haurian fatto gentil d'alma Villana.
C'est à dire, le penser & le traire:
le ris & le jeu, l'accoustrement hon
neste, & le parler courtois, les
paroles entendues, eussent faict de
rustique & abestie, l'ame gentile.
Et en ceste maniere Jacques Bonfadie, celebra en un sien Madrigal,
sa dame, pour civile & courtoise,
disant,
Senno, gratia, valor, & cortesia,
Vaghi &c.
Or laissant à part ces esprits sans
cervelle, incivils, allons trouver
ces ignorans, & demonstrons au monde leurs demerites, comme nous
Petrarque.
X iij
[163v]
THEA. DES DIVERS
avons faict de plusieurs qui ont
precedé.
DES IGNORANS SANS
cervelle.
DISCOURS XXXVIII.
J'Appelle du terme & vocable d'ignorans, non seu
lement ceux lesquels ont
faute de lettres, & qui sont privez
des sciences & disciplines: mais
beaucoup plus ceux, qui n'ont volonté ny desir d'aprendre aucune
chose bonne. Les sages reprennent
l'Empereur Valentinian, de ce
qu'il estoit embrasé d'une haine
immortelle à l'encontre des hommes lettrez: & pareillement l'Empereur Licinius, qui fut tant enne
my des lettres, qu'il les appelloit
l'Empereur Valentinian
haissoit
les lettrez.
Licinius
Empereur
une poison, & une peste publique,
combien que Baptiste Egnatius
rende une bonne raison de sa
164
CERVEAUX.
haine, disant, qu'il en estoit tant
privé & exempt, qu'il ne pouvoit souscrire ses edits & ordonnances. Les Atheniens se demonstrerent ignorans à l'heure, qu'ils
Domitian
Antioignorant.
chus
Roy
ignorant.
pourchasserent la mort tant injuste de Socrates pere de la Philosophie. Les Romains, au cas pareil, quand ils envoyerent en exil
tous les Philosophes, & les chasserent de Rome: & encores plus
les Messaniens & Lacedemoniens,
lesquels ne les admicent ou receurent onques. Domitian aussi est
reprins pour tel, lequel les banit
d'Italie : & beaucoup plus le Roy
Antiochus, lequel fit une expresse
deffense & inhibition d'apprendre la Philosophie. O miserables! ô insenses! qu'elle chose doit
on aprendre? l'ignorance? quel bien
peut demourer en la compagnie
Messanians &
Lacedemo
niens igno
rans.
Les Athe
niens com
me ignorans.
Romains
ignorans.
X iiij
[164v]
THEA. DES DIVERS
d'icelle? Aristote a il pas escrit au
troisiesme de l’Ethique ou Morales que, Omnis ignorans malus. Tout
homme ignorant est mauvais? Pla
ton escrit il pas au neufiesme de sa
Republique,que l'ignorance est
une vacuité & privation de toutes
les bonnes habitudes & vertuz?
quelle est la vraye enfance entendue par Zoroastre, sinon l'ignorance? qu'elle est la cause de tous
les maux, la ruine de tous les biens,
Aristote.
Platon.
sinon ceste aveugle & dis graciée
ignorance du monde? à quoy est
elle bonne, sinon à exalter soymesme, abaisser la vraye vertu, priver
les lettrez, des offices, retrancher à
ceux là qui en sont dignes, le chemin des honneurs, faire statuts &
ordonnances contre les loix divines & humaines, changer les
loix vieilles & anciennes, trouver
165
CERVEAUX.
nouvelles inventions, dissiper du
tout les Sainctes reigles, & ne
commander autre chose que les
caprices & fantasies? l'ignorant
n'a pas les yeux pour voir le bien,
il n'a les aureilles, pour ouir le juste: il n'a pas les mains, pour faire ce qui est honneste & vertueux,
il n'a pas l'entendement pour comprendre: il n'a pas le jugement
pour discourir: il n'a esprit qui
vaille rien. Quelles sont communement les louanges d'un ignorant? se seoir avec incivilité au
dessus des sçavans & doctes: s'estimer non seulement autant, mais
plus qu'eux: estre bienaise qu'un homme de lettres luy fasse reverence,
s'eslever & enorgueillir, d'une faveur tres debile de fortune, avoir
en horreur la compagnie des vertueux, se retirer avec ses sembla[165v]
THEA. DES DIVERS
bles & egaux, murmurer tout le
jour, avec eux, à tort, des hommes
studieux & rire de leurs oeuvres
tres-utiles & moquer de leurs ver
tueuses estudes, avilir les vertuz le
plus qu'il peut, prendre son plaisir & passetemps de leur humilité:
se glorifier des propres felicitez:
jouir de la possession qu'il retient,
d'une bourse pleine, & triompher
avec l'alegresse d'une grasse cuisi-
ne. Voila les louanges, les prix, les
honneurs, & les trophées de l'ignorance. Quelle chose est l'ignorant, sinon un paon d'arrogance,
un oiseau, d'entendement, une pecore, de jugement, un cocu, de
raison & discours, & un chathuant ou Hibou de sens & sçavoir, & un vray asne, (selon Pythagoras) de science & de cognoissance? Voire mesmes l'on peut
166
CERVEAUX.
bien prouver par plusieurs raisons, qu'un asne est plus qu'un ignorant, premierement pource
que l'on trouve des asnes, lesquels ont tresbien parlé, & raisonnablement, comme l'asnesse
de Balaam, & l'ignorant ne peut
former une parole, ne peut exprimer une conception, & à peine
sçait ouvrir la bouche, & s'il parle, ou devise, il le fait sans jugement
& sans raison. L'asne de Marius
fut une guide tresloyale & asseurée à iceluy, quand il fuit des mains
furieuses de Silla: & l'ignorant a
besoin de guide en toutes ses actions: pource qu'il est aveuglé de l'en
tendement & du jugement. Pour cete
cause Platon appelloit aveugle l'a
me de l'ignorant. L'asne, és sacrifices du vieil testament, & pouvoit changer à une brebis, afin
Exemple
de l'asnes
se de Balaam.
l'Asne de
Marius.
Pythagoras.
Platon.
[166v]
THEA. DES DIVERS
qu'il ne fust occis: & si ceste disgrace advenoit à l'ignorant, il ne
pourroit trouver ce change, pource
qu'il est aussi bien une pecore qu'un
asne. Une maschoire d'Asne fut
bonne & propre à tuer, un si grand
nombre de Philistins: & un ignorant n'est bon, sinon à estre
occis luymesme, estant une beste, gouvernée seulement par le
La maschoire d'as
ne que Sa
son mit en
oeuvre.
sens, comme a dict Hermes. Un
asne a esté auditeur de la sapience
d’Ammonius Alexandrin, & l'ignorant fuit, là ou les doctes parlent de Sapience & de vertuz. Et
ne se faut pas esmerveiller (a dict
Pythagoras) de ce que le Pourceau, se couche & veautre plus
volontiers en la fange. & bourbier, qu'entre les herbes & fleurs.
En somme, la sottise, & brutalité est seulement là où se trou-
Asne auditeur
d'Ammonius.
Hermes.
167
CERVEAUX.
ve l'ignorance. Or passons aux
depourveuz de cervelle, de la
troisiesme espece, appellez communement doubles & malicieux.
DES DEPOURVEUZ
de cervelle, doubles &
malicieux
DISCOURS XXXIX.
LEs depourveuz de cervelle,
doubles & malicieux sont
ceux, qui ne marchent rondement,
en leurs pensées, parolles & actions,
mais seulement employent une
certaine malice couverte, souventesfois entendue & comprinse des
hommes d'esprit, & cogneuë à leur
profit & utilité: de laquelle a entendu parler Hieremie, quand il
dit, Lava à malitia cor tuum, ut
munda fias. Lave & purge ton
Pithagoras.
Hieremie
[167v]
THEA. DES DIVERS
coeur de la malice, afin que tu sois
nette. Sainct Augustin descrivant
ceste cy a dict, Malitia est, cum
moribus deceptoriis, veritate palliata,
proprium commodum, vel alterius incommodum attenditur. C'est une ma
S. Aug.
lice, quand au moyen des moeurs
cauteleuses, par une verité pasliée,
l'on s'applique au propre & particulier proffit, ou au detriment
d'autruy. Ceux cy sont proprement des serpens (dit Isidore)
appellez Amphisibenes, ayans
deux testes, l'une en son propre
lieu, & l'autre en la queuë, pour
ce qu'ils ont deux intentions:l'une de faindre au commancement,
l'autre de te tromper à la fin. A
cete cause est escrit de ceux cy au
livre des Rois. Reddet Dominus
malitiam tuam super caput tuum.
168
CERVEAUX.
Le Seigneur rendra ta malice sur
ton chef. Le serpent Ceraste est
de si grande malice (escrivent
les Physiciens) qu'il cache son
corps de forme de serpent, &
descouvre seulement ses cornes,
qui semblent d'un belier, afin de
prendre les animaux à despourveu, & les devorer: l'Iragne tend
sa toile tres-deliée, pour y surprendre la mouche. La Sirene
ou Sereine chante, pour tromper
& abuser les peu accorts mariniers. L'hiene faint la voix humaine, pour se repaistre, à souhait, du sang de l'homme.
Ceux cy faignent pareillement,
au dommage seulement & prejudice d'autruy. L'usurier va
pasliant ses injustes contracts, par
la pitié des pauvres, pour saouler
son avarice, laquelle y est cou-
Isidore.
Exemples
du Ceraste, de
l'Iragne
de la Sirene &
de l'Hiene.
[168v]
THEA. DES DIVERS
verte. Les Juges font semblant de
garder & entretenir la justice
pour opprimer secretement l'in
nocence. Les superieurs se monstrent de paroles galants hommes
& de faict, foulent leur subjets.
3.Reg.2
Les luxurieux font semblant d'aymer aucunesfois, pour decevoir &
abuser les sottes & simples femmes, trop faciles à croire ce qu'ils
leur disent. Les faints amis tiennent compagnie en la bonace &
prosperité: mais ils se retirent aus
si tost qu'il survient quelque tempeste. Phrinondas est diffamé
par Aristophanes pour un homme tant double & malicieux que
les doctes en ont faict un Proverbe. Impurior Phrinonda. Plus
impur & malicieux que Phrinondas. Denis le Tyran estoit tenu pour un homme plein de malice,
169
CERVEAUX.
plein de malice, pource qu'une
fois, monstrant avoir compassion
de la statue de Jupiter, vestue d'un
manteau d'or, le luy osta, & luy en
bailla un de drap leger, disant que
ce manteau d'or, estoie trop pesant l'esté, & trop froid l'hiver,
& que cet autre serviroit commodement en toute saison. La
ctance Firmian escrit d'iceluy
mesme, que faignant tenir compte
de l'honneur d’Aesculape, qui avoit la barbe d'or, il le priva d'icelle, disant que c'estoit une honte
expresse, veu qu'Apollon son pere estoit depaint jeune homme,
sans barbe, de faire qu’Aesculape,
le fils, semblast un vieillard avec
ceste barbe. Aristote nomme dommageable, és livres des animaux
l'eguillon de la guespe, & mousche
à miel, pource qu'il est caché: ainsi
Denys le
Frinondas
double en
Tyran.
Aristophanes.
Lactance
Firmian
Aristote.
Y
[169v]
THEA. DES DIVERS
est pernicieuse & dommageable
la pensée des malicieux, pource
qu'elle est couverte & cachée. Le
Prophete Royal parlant du coeur
qui faint & simule a dict, que Verba ejus iniquitas & dolus. Les paroles d'iceluy sont iniquité &
fraude: pource qu'il ne trame autre chose que tromperie contre le
prochain, & n'entend qu'à la ruine & destruction du frere. Le sage s'escrie, au second de l'Ecclesiastique, contre ceux cy, disant.
Vae, duplici corde: vae labiis scelestis,
manibus malefacientibus, & peccatori
terram ingrediendi duabus viis: Vae
duplici corde: Voila le coeur, double qu'ils ont. Vae labiis scelestis,
Voila les paroles doubles, qu'ils
proferent: manibus male facientibus.
Voilà les doubles & malicieuses
operations ou actions. La nature
David.
170
CERVEAUX.
Salomon.
a donné le coeur à l'homne, entier
& non divisé, à ce que la pensée
ne soit double en luy: une langue
entiere, non my partie, à fin que
les paroles ne soient divisées, les
mains pareillement entieres, à fin
que les operations soient simples,
sinceres & nettes, non doubles,
trompeuses & fallacieuses. Quand
l'homme double parle, il ha le
miel en la bouche, & la poison au
dedans: les promesses tresgrandes
& hautes, l'intention tres vile &
basse: il te loue par dehors, il te
trompe par le dedans: s'il t'est amy
de paroles, il t'est ennemy, de
faict. Pour cognoistre l'homme
double & malicieux, il est besoin
d'une tresgrande consideration, pource que la prospective & apparence est
tant belle, qu'aisement elle deçoit
l'oeil des simples: parquoy ne te
Comme
l'homme
double se
cognoist.
Y ij
[170v]
THEA. DES DIVERS
pais du bon visage & de paroles,
pource que ces choses là luy sont
propres. Il faut bien considerer la
nature interieure, les actes passez,
l'observation de ses promesses, les
succes qu'il a eu avec autres, la renommée qui vole de son faict, le
recit des amis mesmes, la maniere
qu'il a à negocier, le ris qui ne
vient du coeur, les paroles qui
sont proferees avec grande affectation, les promesses qui sont
faictes trop extremes, & sans les
deues & convenables occasions,
aux ennemis mesmes, & en cete
maniere, l'on entre sagement, en
la cognoissance de la duplicité &
malice du coeur d'autruy. Par ces
cauteles & considerations demourent aujourd'huy descouvers aucuns, qui cuident facilement tromper par leur faintise & simulation,
171
CERVEAUX.
les hommes d'esprit & accorts
trois fois plus qu'eux, & demourent confus par la naturelle providence de ceux cy, lesquels par
art, se mocquent de l'art trompeur & malicieux, dont ceux la
font quasi apertement profession.
Il faut qu'un Catilina soit descou
vert par un Ciceron: un Jugurtha, par un Marius, un Sertorius,
par un Metellus. Ces coeurs doubles ne peuvent longuement demourer cachez: car en fin estans
descouverts d'un, ils sont manifestez & donnez à cognoistre à chacun. Voyez si leur nature est tresbien descouverte, en ce qu'aucuns
les comparent à Antolique, qui
faisoit du noir le blanc, & du
blanc, le noir, les autres au poisson
nommé Poulpe, qui resemble à
toute couleur: autres, au Cha-
Exemple
d'Antolique du
Poulpe, du
Chameleon
Y iij
[171v]
THEA. DES DIVERS
du Prothée
de Periclimene, de
Vertunne
Dieu de
la Deesse
Diane, de
Circe.
meleon, auquel toute couleur
mesmes apparoist, hors mis le blanc
& le rouge: autres à Prothée &
Periclimene, qui se changeoient
d'une forme en une autre: autres
au Dieu Vertunne,qui prenoit ores une semblance, ores une autre:
autres, à la Deesse Diane, que les
tes, comme de trois formes, autres à
Poetes ont nommée de trois sorla Magicienne Circe, qui changeoit de forme, quand elle vouloit. Et ceux cy souz divers habits & formes, cheminent à toute heure, pour tromper par leur
malice & duplicité, l'un & l'autre, bien qu'ils soyent le plus souvent cogneuz, de personnes accortes & advisées. Or parlons de
ceux que le vulgaire a de coustume d'appeller Bouffons.
172
CERVEAUX.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, bouffons, plaisans,
& principalement flateurs.
DISCOURS XL
LEs hommes de cete espece sont
proprement ceux qui sont des
plaisans, flateurs & Bouffons,
avec tous, sans avoir egard, ny au
temps, ny au lieu, ny à aucune condition de personnes. L'arrogance
du Bouffon Callipides fut bien
rebouschée par le Roy Agesilaus,
pource que faisant du plaisant devant que le saluer, & disant, sur
ce qu'il ne se voyoit recueilly comme il pensoit, ne me cognois tu pas,
ô Agesilée ? il merita cete ridicule responce: Penses tu pas que
Callipides
Bouffon.
je te cognoisse? tu es Callipides
Bouffon. La flaterie d'un Client
despleut bien tant à Celius
Y iiij
[172v]
THEA. DES DIVERS
Celius
Curion a
en haine
l'adulation
d'un sien
Client.
Curion, tandis qu'il plaidoit, voyant que toute parole qu'il proferoit, estoit confirmée d'iceluy
qu'ennuyé de cela, il dist, Parle à
moy à l'encontre, je te prie, à fin
que nous semblions estre deux &
non pas un seul. Les Atheniens
hairent tant l'adulation & flaterie de Demagoras, lequel appella
Alexandre Dieu, qu'ils le condannerent en l'amende de dix talents
d'argent, pour la peine de sa faute.
Et le mesme Alexandre, comme
Seneque escrit, estant blessé en une bataille, d'un coup de flesche,
ayant esté au paravant appellé par
les flateurs, fils de Jupiter Ammon
invulnerable, s'escria contre eux
disant, Ah flateurs, flateurs!
Omnes me jurant esse filium Jovis: sed
vulnus istud me esse hominem clamat.
Tous jurent & affirment que je
Les Athe
niens hai
rent Demagoras
flateur.
Alexandre
hait
les
flateurs:
selon Seneque.
173
CERVEAUX.
suis fils de Jupiter, mais ce coup &
playe monstre que je suis un homme. On lit de l'Empereur Sigismond, qu'il couvrit la joue &
donna un souflet à celuy qui le
flatoit: & comme il luy eust demandé pourquoy il l'avoit frappé, il fit response. Et toy, pourquoy me flates tu, & me donnes
attainte? De combien de noms
odieux ces Bouffons sont appellez au monde? Terence & Plaute les appellent Gnatons & Parasites: Boece, les nomme Sirenes,
le sage, le laict des pecheurs.
l'Empereur Sigismond
hait les
flateurs.
Terence
Plaute.
Boece.
Si te lactaverint peccatores, ne acquiescas illis . Si les pecheurs t'allectent, ne leur acquiesces, dit il
es Proverbes. Le Prophete les
appelle rasoir aigu, en ce passage:
Sicut novacula acuta fecisti dolum.
Comme le rasoir aigu, tu as
Salomon
[173v]
THEA. DES DIVERS
faict le mal & la tromperie: Salomon les nomme le Reth du diable.
Qui blanditur, fictisque sermonibus
loquitur rete expandit proximo suo.
Celuy qui flate, & parle par
faintise tend le reth à son prochain. Esaie les nomme trompeurs, Popule meus, qui te beatum
dicunt, ipsi te decipiunt. Mon peuple, ceux qui te disent heureux,
te trompent & deçoivent, Alan
les appelle Onction du diable au
livre, De complanctu naturae.
Veritablement ceux cy doivent estre odieux, pource qu'ils sont
ennemis de toutes vertuz. C'est
à eux certainement de faire, que
l'impatience soit patience, la
luxure, chasteté, la folie, prudence, la pusillanimité & lasche-
Salomon.
Esaie.
Alan.
174
CERVEAUX.
té, force & generosité: la crainte, audace, & finalement que
toutes les vertus perdent leur
honneur & ornement. Pour cete cause Cassiodorus, en une
sienne Epistre, fait ce tres beau
discours de l'Adulation, &
dit.
Adulatio blande omnibus applaudit, omnibus salve dicit: prodigos
vocat liberales, avaros, parcos, &
sapientes: lascivos curiales, obstinatos, constantes, pigros, maturos &
graves. Haec sagitta leviter volat, &
cito infigitur.
Cassiodorus.
L'adulation applaudit à tous,
elle faict chere à tous, elle salue chacun: elle appelle les
propigues liberaux: & aussi les
avares, eschars & sages: avec
les lascifs, courtisans, & les
[174v]
THEA. DES DIVERS
obstinez, constans: les paresseux
meurs & graves. Cete sagette vole legerement, & se fiche soudain.
Le Philosophe Antisthenes disoit
bien, qu'il valloit mieux tomber
entre les ongles & grifes des corbeaux & des vautours, qu'en la
bouche des flateurs. Oleum peccatoris non impinguet caput meum,
L'huile du pecheur n'engraissera
mon chef, disoit le Prophete
Royal. Le flateur merite la haine
du Createur contre soy, & de toutes les creatures de ce monde,
pource qu'il confessera en un Seigneur, les choses appropriées au
Createur, & à toutes les creatures, suivant ce proverbe Poetique,
Omnia Caesar habet.
Cesar ha toutes choses. Si en
un Seigneur se voit, une majesté
venerable, cetuy cy dira: qu'il y a
Antisthe
nes.
David.
Proverbe.
175
CERVEAUX.
en luy une deité, comme fit Timagoras Athenien, lequel adora Darius
Roy des Perses, comme un
Dieu. Si un Seigneur est grand,
ce flateur dira, que toute la grandeur du monde est en luy colloquée: comme fit Decius Laberius, lequel invité par Caesar
d'entrer pour l'amour de luy, en
la sçene, fit responce, qu'il ne
pouvoit refuser cete petite chose
à luy auquel les Dieux avoyent
octroyé toute chose. Si un Seigneur est digne, il confessera en
luy la dignité mesme, comme fit
Timagoras flateur Athenien.
Decius
Laberias
flateur.
Nicesias
flateur.
Nicesias flateur, lequel voyant
les mousches attachées à Alexandre, ores sur le front, ores sur
les mains, dist, pour le flater:
O que ces mousches sont beaucoup plus heureuses que les autres, puis qu'elles ont la faveur
[175v]
THEA. DES DIVERS
de gouster vostre sang Royal.
Et luy mesme le voyant blessé profera par adulation, ce vers d’Homere, en sa louange.
Qualis divorum percurrit corpora
sanguis?
Quel sang des Dieux va courant par les corps?
Homere.
Le Seigneur sera un Thersite miserable & vile, un Irus d'Itaque,
& neantmoins les flateurs le feront sembler un Agamennon, un
Ajax, & un Achilles. Il sera
nouvellement monté & parvenu
à l'estat, & ils le feront sortir &
prendre origine des Priams, des
Romules & des Pompiles. Il sera plus instable qu’Ixion en sa
roüe, & neantmoins ils le feront
sembler un Socrates, qui ne
176
CERVEAUX.
changea jamais de visage, mesmes en sa mort. Ceux cy sont
les singes des Seigneurs, qui disent & font en tout & par tout,
à leur fantasie. Ceux cy sont
l'Echo depaint par Ovide, lequel en la voix, & parolles retentit le mesme. Ceux cy sont le
Chameleon de Solin, qui prent
& change la couleur, selon la
chose à laquelle il se joint. Ceux
Singes.
Echo d'O
vide.
Chameleon
de Solin.
cy sont les trompettes de l’Evangile, qui sonnoyent & bruyoient entour la pauvre trespassée fille de l'Archismagogue,
pource que par le son de la flaterie, ils nourrissent les pauvres ames des Seigneurs, mortes &
ensevelies au vice & au peché.
Ceux cy sont les Prestres du diable qui ne chantent jamais sur
Trompettes de l'E
vangile.
[176v]
THEA. DES DIVERS
leurs morts, le Dirige: mais tousjours le Placebo. Pour cete cause
l'Evangile dit, Sinite mortuos, sepelire mortuos suos. Laissez les
morts ensevelir leurs morts. Ceux
cy sont le Verse-eau des Poetes,
lequel pour estre l'echanson des
Dieux, & leur donner l'eau en la
main, fut mis & colloqué au
ciel, pour signe celeste; pource
que donnans de l'eau és mains des
Seigneurs & Prelats, ils sont eslevez au ciel de leur faveur. Ils
sont secretaires de leurs pensées,
chambriers de leur licts, dispensateurs de leur bien, maistres d'hostel en toute chose, ils
ont toutes leurs graces, toutes
leurs faveurs,tous leurs privileges, toutes leurs preeminences, & toutes leurs exemptions:
car ils deschaussent le Seigneur
Le Verseeau des
Poetes.
Prestres
du diable.
& le
177
CERVEAUX.
& le Prelat: ils luy tirent la botte,
ils sont à la table devant luy, ils
l'entretiennent de leurs balivernes, ils luy donnent plaisir, de leurs
risées & passetemps, par leurs sottises & bouffonnories. Mais laissons je vous prie ces bouffons mai
gres, & parlons un peu des dissoluz.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, dissoluz en jeux,
gourmandises & deshonnestetez du monde.
DISCOURS XLI.
LEs despourveuz de cervelle, dis
soluz sont ceux, qui monstrent
communement leur dissolution,
en jeux, en gourmandises, & en
choses deshonnestes. Des jeux disso
luz fait mention ce passage de l’Exode. Sedit populus manducare &
Exode.
Z
[177v]
THEA. DES DIVERS
bibere, & survexerunt ludere. Le
peuple s'est assis pour manger &
pour boire, & s'est levé, pour jouer. Laquelle dissolution cause
mille pechez, comme risées non
modestes, & sans mesure, folies
inutiles, paroles sottes & de badineries, & meschantes blasphemes.
Pour ceste cause, apres qu'Esaie,
reprenant le peuple, du jeu, eut
dict. Super quem lusistis? il a adjousté. Super quem apervistis os, & ciecistis linguam? Sur qui avez vous
joue? sur qui avez vous ouvert la
bouche, & avez vous employé la
langue? Nous ne parlons maintenant, des jeux plaisants & civils,
pource qu'ils servent d'honneste
passetemps & recreation à nos esprits, & sont à approuvez par la sentence du Philosophe, lequel recitant l'advis & opinion du Scithe
Esaie.
178
CERVEAUX.
Anacarse, dist qu'il estoit aucu
nesfois necessaire se recréer, par le
moyen des jeux, afin que l'esprit se
Anacarse Scithe.
reposast un peu, de maniere que
reprenant vigueur il interpretast
apres, plus subtilement les choses
haultes & difficiles de la Philosophie. Mais parlons des jeux prohibez & deffenduz, de dés, de
cartes, & de tous les sorts, &
semblablement de toutes danses
& trepignemens remplis de moleste & de lascivité, esquels se
commettent mille pechez le jour,
voire l'heure. Là s'entremesle
& survient la cupidité, racine de
tous maux, voire mesmes la rapine qui veut despouiller le prochain: l'immisericorde, vers iceluy, qui luy oste jusques à la chemise, si elle peut, la tromperie, laquelle souvent se trouve
Z ij
[178v]
THEA. DES DIVERS
entremeslée au larcin: le blaspheme contre Dieu, le mespris de l'Eglise:la corruptelle & depravation
du prochain, le peché de l'ire, l'injure contre le frere & la villenie,
le contemnement de la feste, & au
cunesfois l'homicide. Là adviennent & tombent les sermons, les
parjuremens, le tesmoignage inique souventesfois, l'injuste desir
du bien d'autruy. Là adviennent,
toutes les sottises & les folies, que
l'homme sçauroit imaginer. Un
joueur devient serviteur du jeu,
ains esclave, qui ne s'en peut aucu
nement desfaire ny despestrer: il
perd vainement le sien, il cognoist
la malice du jeu, & ne la fuit, il
reçoit perte & dommage d'iceluy
& tourne la colere contre Dieu,
il prefere le plaisir de trois dés à la
divine louange, pour n'estre oci179
CERVEAUX.
eux, il est la plus part ocieux. A
raison dequoy S. Bernard a dict,
Pro vitando otio, otia sectari ridiculum est. C'est une chose ridicule de suivre l'oisiveté, pour eviter l'oisiveté. Il consomme le temps
plus precieux que l'or, il s'aplique au jeu, tandis qu'il chemine
tousjours à la mort. A ceste cau se Job a dict: Ducunt in bonis
dies suos, & in puncto ad inferna
descendunt. Ils passent leurs jours
en plaisirs, & en un instant ils
descendent aux enfers. Il n'est
enfant, & neantmoins il se demonstre enfant au possible, s'appliquant proprement aux choses
vaines & pueriles. O folie, ô grande sottise des joueurs. Cabilon
Lacedemonien estant envoyé à,
Corinthe, Ambassadeur, pour
faire ligue, trouvant les princi-
S. Bernard.
Job.
Z iij
[179v]
THEA. DES DIVERS
paux & les plus anciens des Corinthiens, qui jouoyent aux dés,
s'en alla tout scandalizé, sans
faire autre choses, disant qu'il ne
vouloit tacher la gloire des Lacedemoniens, de ceste infamie &
deshonneur, qu'ils fussent dicts
avoir faict ligue avec des joueurs. On lit du Roy des Parthes, qu'il envoya au Roy Demetrius des dés d'or, pour reprendre seulément sa legereté. Sara
fille de Raguel, monstrant qu'elle avoit fuit toutes les dissolutions des jeux, dist à nostre Seigneur en une sienne priere:
Nunquam cum ludentibus me miscui: neque cum bis qui in levitate
ambulant. Je ne me suis jamais
meslée avec les joueurs, ny
avec ceux qui cheminent en choses frivoles & s'adonnent à la
Les Corin
thiens reprins par
Calibon
Lacedamo
nien.
Le Roy
Demetrius moqué
par le
Roy des
Parthes.
Exemple
de Sara,
en Tobie
3.
180
CERVEAUX.
legereté & inconstance. Combien se commettent aussi de pechez, aux danses, qui ne sont
autre chose qu'un artifice de baller merveilleusement agreable
aux filles & aux amans, composé
de gestes ordonnez, & pas mesurez au son des cimbales ou des
piffres, pour faire (comme ils
croyent), tres prudemmnent, &
avec une grande grace & gaillardise, la chose la plus sotte & vaine du monde & peu differente de
la folie mesme. Cecy est un indice
& argument de la délicatesse, amie
de la meschanceté, incitation de
la luxure & paillardise, ennemie
de la pudicité, & origine de
mort, & de meurtres le plus souvent. En cest endroit la gentil femme perd son honneur: la jeune fille
aprend ce qu'elle ne sçavoit auZ iiij
[180v]
THEA. DES DIVERS
paravant: en cet endroit la renommée & l'honnesteté de plusieurs
demeure estainte, infinies retournent de là, deshonnestes en leur
maison, plusieurs, avec un coeur,
douleux, mais nulle plus chaste
qu'elle estoit au precedent. En cet
endroit les regards lascifs sont
employez, les ris ocieux marchent
en campagne, les parolles trompeuses entrent au bal, les deshonnestes touchemens ont une secrette & cachée intelligence pour
prendre en brief, la ville combatue. Les anciens Romains, hommes graves avoyent ces danses, en
grande horreur. Pour ceste cause
Saluste reproche à Sempronie,
qu'elle chantoit & dansoit plus
dextrernent, qu'il n'estoit convenable ou seant à une femme de
Saluste
reprend
Sempronie.
bien. On lit aussi que Marc Ca181
Le Poete
ton taxa Alexis.
L. Murena d'avoir dansé
& Saulté en Asie. Comment fut
reprins Gabinius, lequel apres avoir esté Consul, se laissa voir au
bal? Et comment, M.Celius, pour
avoir eu trop de science à ce metier? Le Poëte Alexis appellé ces
danses & trepignemens vrayes
lascivetez, disant,
CERVEAUX.
Gabinius
reprins des
bal &
Celius de
sauter
Marc Ca
ton reprend
L. Murena d'avoir
ballé.
Nam lascivorum hominum video
Accedentem multitudimen bonis, probisque
Hic existentibus.
Herodias
taxée de
danser par
S. Chriso
stome.
Car je voy la multitude, des hommes lascifs &c. Combien est blasmée la danseresse Herodias, par
Sainct Chrisostome? Le pere S.
Augustin, condamne tellement
les danses & bals, qu'il dit. Melius
est in dominicis diebus arare vel sodere, quàm choreas ducere. Il vaut mi-
[181v]
eux labourer ou fouir la terre, aux
jour du Dimanche, que danser.
Lors que Moyse, descendant de la
montagne, vid les danses & bals,
du peuple, devant le veau d'or,
tout iré, il jetta les tables de la
loy, & de courroux & indignation grande les rompit, voyant
leurs festes, & danses. Nostre
Seigneur, menacea pour ceste cause, en Ezechiel, le peuple d'Israel de grande perte & ruine, disant. Pro eo quod
plausisti manu, & persecussisti pede, & gravisa és toto affectu super
THEA. DES DIVERS
Les danses
despleurent à
Moyse.
S. Augustin.
Ezechiel.
terram Israel, idcirco ego extendam manum meam super te, & tradam te in direptionem gentiu & interficiam te de populis. Pource que
tu as touché de la main, en esjouissance & frappé du pied,
& pource que tu t'es resjouie de
182
CERVEAUX.
toute ton affection, sur la terre,
Israel, j'estendray ma main sur
toy, & te livreray en proye &
pillage aux gentils, & te feray
mourir &c. Les dissolutions des
gourmandises sont pareillement
pernicieuses & veneneuses. Pour
ceste raison ne sont blasmées les
tables dressées & mises par Homere, à ses anciens Heroz, pource qu'elles estoient du tout meslées de frugalité & temperance. Menelaus, dedans le mesme Poëte, és nopces de ses fils,
fit servir & mettre sur table
devant Telemacq un dos de
boeuf, & Agamemnon fit mettre devant Nestor ja vieil, de
la chair commune rostie, pour
chose delicate. L'on ne blasme point les banquets Attiques,
lesquels à cause de la sobrieté
Tables com
stituees
par Homere.
Menelaus
en Home- re.
Exemple
d'Agamem
non.
[182v]
THEA. DES DIVERS
& espargne, furent moquez par
Linceus, en Athenée, & appellez
une Attique desplaisance. L'on ne
blasme aussi les banquets Laconiques, tels qu'ils semble que Pausanias monstra au Prince des Medes, lequel denota la tres-grande
folie des Medes, & la sagesse singuliere des Sparthes. L'on ne taxe la deité Pythagorique, recueillie & rangée dedans une pauvre
grotte, de laquelle Antiphanes
s’est ry & moqué par ces parolles:
Deité Pithagoriquemoquée par
Antipha
nes.
Banquets
Attiques
moquez
par Linceus.
Banquets
Laconiques louez
Quidam miselli forté Pythagorici,
Vescuntur in specu altera.
Certains miserables d'avanture
Pythagoriciens, vivent en autre
caverne &c. Mais l'on blasme les
festins des Perses, les gourmandises d'Epicure, les souppers de
183
CERVEAUX.
Cleopatre, l'ebrieté de Sardanapale, qui consistent seulement en
vrayes dissolutions de la bouche.
O gourmandise, vraiment peste
ains poison, voire la mort des per
sonnes! Tu és celle qui troubles
le cerveau: tu empesches la raison,
tu prophanes le parler: tu desordonnes & desreigles le ris: tu rends
les gestes deshonnestes, tu induis
mauvaises tentations, tu dresses
embusches aux chastes pensées: tu
provoques le corps, aux immondices: tu remplis l'esprit de lasciveté: tu es seule occasion d'extremes & infiniz dommages & pertes. O gourmandise,gourmandise! tu
es celle, qui as occis les premiers
peres: tu as mis le premier embrasement au monde: tu as vendu la
primogeniture d'Esau, tu as
massacré le peuple au desert, apres
Maux de
la gourman
dise.
[183v]
THEA. DES DIVERS
le manger des cailles: tu as faict
mourir Holofernes, tu as ensevely le banqueteur & gourmand
en enfer. O inique gourmandise,
gourmandise detestable. Tous
les auteurs du monde, en leurs
dicts, ont blasmé ceste insatiable gourmandise. Aristote au
neufiesme des animaux, l'appelle
gueule de loup: Architas Tarentin, suinant Ciceron, au livre.
De senectute : peste tresmortelle de
l'homme: Platon, l'amorce de
Auteurs
qui ont
blasmé la
gourmandise.
Aristote.
Architas.
tous maux: Bias, sepulchre de
l'entendement: Pithagoras, monstre prophane, Galen , expresse
maladie, & mort de l'homme,
disant ceste sentence commune:
Gulosi nec vivere possunt diu, nec sani esse. Les gourmands ne peuvent long temps vivre, ny estre
sains. Tous les grands personna184
CERVEAUX.
ges l'ont condamnée par exemples infiniz: Aristote, au troisiesme de ses secrets, louant Hippocrates tressobre & echars: Homere alleguant Priam, qui taxe ses
enfans, de gourmandise: Virgile,
en sa Bucolique blasmant Celuis,
lequel, pour faire bonne chere,
vend toute chose, & reservant
seulement autant d’espace de
terre, qu'il luy suffisoit pour estre
ensevely: Valere le grand blasmant Xerxes, lequel donnoit de
grandes recompenses aux inventeurs de nouveaux assaisonnemens
de viandes: Diogenes appellant
Aristippus Cirenean, chien Roial
de Denys, le suivant tant seulement
pour la gourmandise: Theodore
se moquant de Milon de Crotone qui mangea vingt mines de
chair, & autant de pains, beut
Aristote
loue Hippocrates,
de sobriété
Homere
dit que
Priam taxe
ses enfans
de gourmandise.
Virgile
blasme
Celius de
gourmandise.
Valere le
Grand
blasme
Xerses.
Diogenes
blasme
Aristippe.
Theodore
se moque
de Milon.
Pithago- ras.
Bias.
Platon.
Galen.
[184v]
THEA. DES DIVERS
trois grands mesures de vin & un
veau gras, en un repas, Clearque
blasmant Philoxene Erissien, qui
pria le grand Jupiter, de luy donner un col de Grue, pour recevoir
un plus grand plaisir au goust des
viandes: autres, par exemples memorables, blasmans Claude Albin qui mangea en une matinée,
Clearque
blasme
Philoxene
cinq cens figues, cent pesches de
champagne, dix melons d'Ostie,
vingt livres de grappes de raisin,
quarante huistres, & cent Becquefigues. Et Cambles Roy des Lidiens, lequel surpassa tous en gour
mandise, pource qu'en une nuict,
ils mangea, en son lict, sa femme,
qu'il avoit pres de soy. Peut on
ouir choses plus deshonnestes que
celles cy? exemples plus detestables?
gourmandises plus grandes?
gloutonnies plus engouffrantes?
disso-
Claude
Albin
gourmand.
185
CERVEAUX.
dissolutions de bouche plus vicieuses & brutales? pour cete
cause le Poete Toscan a bien conclu, disant:
La gola, e'l sonno, e l'ociose piume
Hamno del mondo ogni virtu s bandita.
La gourmandise, le sommeil &
les plumes ocieuses, ont bany toute vertu du monde. Et en outre,
combien attirent apres soy de
blasmes & vituperes les dissolutions deshonnestes? combien causent elles de maux, au monde? Icy
se perd la honte & s'acquiert la
puanteur de l'infamie: l'esprit se
contamine, le corps se tache, l'ame
s'avilit, la chair s'enflamme, l'intellect s'affole, la raison s'aveugle,
le Seigneur est outragé, l'Ange
gardian est offensé, l'on fait tort
au prochain, l'homme se tue de
soy-mesme, il se fait compagnon
au diable & se procure l'enfer de
Cambles
Roy des
Lidiens,
gourmand.
Aa
[185v]
THEA. DES DIVERS
soymesme. On ne sçauroit dire les
pertes & les ruines, qui sont derivées d'icelles à une infinité de
personnes. Ces dissolutions en-
voyerent le deluge sur terre, l'embrasement sur Sodome & Gomorrhe, la ruine aux Sichimites: la
mort au peuple d'Israel, une tresgrande vengeance & fleau au Roy
David, une fin honteuse à son fils
Amon, une totalle extermination
à la lignée de Benjamin, la mort
tres-mauvaise à Holophernes,
perpetuel vitupere & deshonneur
aux deux vieillards. Il ne se faut
pas esmerveiller en apres, si l'escriture les a appellées subversion
de l'entendement, en Daniel, où il
dit, Species decepit te: concupiscentia
subvertit cor tuum. La beauté t'a deceu, la concupiscence ha subverty
ton coeur: si Hugues de S.Victor les
186
CERVEAUX.
Aristote.
a nommées fausse joye: Sainct Gregoire, soulphre puant: Aristote
à Alexandre, conjonction des beBoece.
stes brutes, Platon, au livre, De vo
lupate, venim du corps. Boetius,
au premier livre de la Consolation Philosophique, Sirenes mortelles: Euripide, une mer, avec le
flux & reflux, pleine de tempestes: Antisthenes, un mal extreme
& la perfection & somme de tous
maux. Sainct Ambroise les reS. Ambroi
jettant, par un tresbeau discours,
se
escrit, Luxuria tantae est improbitatis, quòd ubi se ingerit, reserat palatia
Principum, penetrat cameras Praelatorum, possidet aulas Clericorum, subvertit currus contemplativorum, rumpit
cellulas. Religiosorum in senibus sumigat, in invenibus militat, mulieribus
imperat, totum soedat, totum inficit, totum aquis diluvii consumit.
Aa ij
[186v]
THEA. DES DIVERS
La luxure est si mauvaise que là
S. Gregoire.
Plato.
Daniel.
Hugues de
S. Victor.
Euripide.
Antisthene.
où elle se fourre, elle ouvre les Palais des Princes, penetre les chambres des Prelats, possede les
Cours des Prestres, renverse le
char des contemplatifs, rompt les
chambrettes & cabinets des religieux, fume és vieillards, combat
és jeunes, commande aux femmes,
gaste & infecte tout, & consomme tout des eaux du deluge. Macrobe en ses Saturnales, a descrit
la Luxure, pour une chose tresdeshonneste, disant: Ea quae ex
tactu, & gestu voluptas est, omnium
foetididdima est. Celle qui par le
toucher & geste, semble volupté,
est tres sale & deshonneste. Aristote escrivant à Alexandre, exagere, & amplifie encore plus sa
vilenie & deshonnesteté par ces
paroles: Nolite inclinare ad coitum
Macrobe.
187
CERVEAUX.
mulierum, quia coitus quaedam proprietas est porcorum. Ne tends &
ne te vueilles apliquer à la charnelle conjonction des femmes,
pource que l'acte Venerien est une certaine proprieté de pourceaux. Valere le grand, au neufies
me livre, discourt à ce propos, disant: Quid luxuria foedius? quid ne
ea damnosius? à qua virtus atteritur,
ratio languescit, sopita gloria in infamiam commutatur, & animi vires &
corporis expugnantur. y a il chose plus
deshonneste que la luxure? y a il chose plus dommageable? par laquelle
la vertu & suprime, la raison devient languissante, la gloire assopie est changée en deshonneur, &
les forces de l'esprit & du corps
sont vaincues, & debellées. Par
combien d'anciens exemples est il
manifeste & evident, qu'il faut
Aristote.
Valere le
grand.
Aa iij
[187v]
THEA. DES DIVERS
fuir cete deshonnesteté du monde,
tant dommageable & pernicieuse aux esprits & corps humains?
Ajax fils d'Oileus est fainct par
Virgile, au premier de l'Aeineide, foudroyé par Pallas, pour avoir opprimé Cassandre fille de
Priam, au temple. Le mesme descrit, au quatriesme, Didon, qui
brusle d'amour lascif à cause d'Enée, & qui se donne & avance la
mort. Troge raconte, que Semiramis fut occise par sa tres grande
deshonnesteté, par Ninus son fils,
lequel elle aymoit lascivement.
Thucidide escrit que Hipparque
fils de Pisistrate fut tué par une conjuration de jeunes gens, à cause
de sa désordonnée & incroyable
luxure. Concluons en cet endroit,
que la deshonnesteté est le dernier dommage des personnes. Pour
Ajax fils
d'Oilée
deshoneste
Didon lascine.
Troge a[unclear]
re de Semi
ramis lascive &
deshoneste
Thucilide
escrit d'Hi
parque lu
xurieux.
188
CERVEAUX.
cete cause Seneque a dict au premier de ses declamations, que la
deshonnesteté est une victorieuse
peste de tout le monde. Or parlons
un peu, & discourons de toutes
les especes des Despourveuz de
cervelle, immoderez.
Seneque.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, immoderez, & excessifs,
en avarice, ambition, arrogance, &
naturelle hautaineté & outrecuidance, temerité,& impudence.
DISCOURS XLII.
LEs écervellez immoderez, demonstrent leur excez, en l'avarice, ambition, en l'arrogance,
naturelle fierté & impudence, la
-quelle ils discourent en diverses
occasions, qui adviennent aucunefois.
Quant à leurs avarice, je trouve
Aa iiij
[188v]
THEA. DES DIVERS
en tous les auteurs, une mer proprement de blasmes & vituperes
d'icelles. Albert le grand en l'abregé de sa Theologie, nomme
l'avarice une insatiable & trop
deshonneste convoitise d'avoir.
Ciceron en ses Tusculanes, l'appelle un amour vehement & immoderé enraciné au coeur, d'avoir
& de posseder. Aristote en ses Politiques, prouve que les citadins
viennent en tres-grandes discordes & dissensions, seulement à
cause de cet effrené desir que tous
ont, d'assembler, & amasser les
biens & richesses du monde. Pour
cete cause Platon, au livre des loix
a dict, que toutes les guerres ont
eu leur premiere origine & nais sance de cete immodérée & extreme cupidité que chacun a d'enrichir. Boetius, au livre de la Con-
Albert le
grand.
Ciceron.
Aristote.
Platon.
Boetius.
189
CERVEAUX.
solation Philosophique, se moquant
de ceux qui mettent & establissent
la mondaine beatitude aux richesses a dit: O praeclara opum mortalium
beatitudo, quam cum adeptus fueris,
securus esse desisti. O l'excellente
beatitude des richesses humaines,
laquelle apres que tu as obtenue,
tu cesses d'estre asseuré & tranquil
le. Parquoy Gorgias Leontin a
appellé les richesses du monde une fausse & apparente grandeur,
laquelle est à toute heure sur le
poinct de ruiner & venir au bas.
Pisistrate meu & induict de cete
cause, avoit accoustumé de les nommer estrangeres & pellerines, n'ayans aucune stabilité en elles, mais
estans à toute heure, prestes de de-
Gorgias.
Pisistrate.
faillir & d'abandonner les possesseurs d'icelles. Isocrates, Demosthe
ne, Charisthenes, & Manerius, les
[189v]
THEA. DES DIVERS
avoyent en si grande horreur, que
le premier les a appellées serves
de toutes meschancetez: le second,
Imperatrices de tous les vices: le
troisiesme, precipice de tous les
mortels: le quatriesme, tres-viles
chambrieres de tous les pechez
du monde. Quand Saluste voulut
detester cete aveugle avarice du
monde, il usa de ces paroles. Avarita fidem, probitatem, caeterásque bonas artes evertit: & pro his, superbiam
crudelitatem, Deum negligere, omniáque venalia habere edocuit. L'avarice a renversé la foy, la bonté, &
les autres bons arts & vertus: &
au lieu de ces choses, a enseigné
& introduit l'arrogance, la cruauté, le mespris de Dieu, & la maniere d'avoir toutes choses venales.
A ce dernier & confirme le dict
de Philippe Roy de Macedoine,
Isoerates
Demosthe
ne.
Caristhenes.
Manetius.
Saluste.
Dict du
Roy Philippe.
190
CERVEAUX.
lequel avoit accoustumé de dire,
que toute forteresse, tant inexpugnable d'assiete fust elle, se pouvoit prendre, pourveu que dedans
peust entrer un asne chargé d'or.
Pour cete cause les Poetes faignent
qu'Apollon, embrasé de l'amour
de Danae, qui estoit gardée en une tour, par un grand nombre de
gardes, ne courut à autres miracles qu'à se transformer, en pluye
d'or: au moyen dequoy il fut recueilly d'icelle, rompant toute
garde, par cete seule maniere &
force de l'or. Didimus escrivant à
Alexandre, en detestation de cete
Avarice a dict: Est ferocissima pestis
cupiditas quae solet egemos, quos capit
Apollon
en pluye
d'or.
Didimus.
efficere, dum finem acquirendi non invenit, sed & magis quô fuerit locupletata, mendicat. C'est une tres cruelle peste, que la cupidité, la[l90v]
THEA. DES DIVERS
quelle a de coustume de rendre soufreteux ceux la qu'elle prend, ce
pendant qu'elle ne cesse d'acquerir & trouver fin à son desir insatiable, mais elle mendie & est d'autant plus pauvre, que plus elle est
enrichie. Pour cete cause le Philosophe Seneque a tres-bien dict,
Quae est maxima aegestas? Avaritia.
Quelle est la tresgrande pauvreté & indigence? l'Avarice. Car
comme dit Sainct Hierosme en la
Preface de la Saincte Bible, Avaro tam deest quod habet, quàm quod
non habet. L'avaricieux a faulte aussi
bien de ce qu'il a, que de ce qu'il n'a
point. Et pourtant le Prophete aussi
a bien dict à ce propos: Nihil invenerunt viri divitiarum in manibus suis :
Les hommes n'ont rien trouvé de
richesses en leurs mains. Car
combien que l'Avaricieux sem-
Seneque.
S. Hieros
me.
David
Prophete.
191
CERVEAUX.
ble posseder beaucoup, n'usant de
ses richesses, il ne possede rien. Et
pour cete cause, Sainct Ambroi
se, sur Sainct Luc, a dict, que
l'avare est tousjours necessiteux
& miserable. Les auteurs ne se
peuvent saouler de blasmer ce vice abominable, meschant & detestable. Virgile depaint l'Avarice, & la dit estre cause de tous
maux, en ces vers.
Quid non mortalia pectoracogis.
Auri sacra fames?
Ovide, au premier de ses Metamorphoses nomme l'Avarice plus
nuisible que le fer, quand il dit,
S. Ambroise.
Virgile.
Effodiunt opes irritamenta Deorum,
jámque nocens ferrum, ferróque nocentius aurum.
Juvenal en la sixiesme satire, attribue tous les vices & crimes à l'a[l91v]
THEA. DES DIVERS
varice, là où il dit,
Nullum crimen abest, facinúsque libidinis ex quo
Paupertas Romana periit, hinc fluxit
ad Indos.
Prima peregrinos obscaena pecunia
mores
Intulit, & turpi fregerunt saecula luxu
Divitae moles.
Tout crime & mesfaict regne,
depuis que la pauvreté Romaine
est perdue, d'icy elle est coulée aux
Indes, la deshonneste pecune a amené & introduit la premiere
les estrangeres moeurs, & les effeminées richesses, par un excez &
superfluité deshonneste, ont rompu & depravé les siecles. Le Poete
Martial l'appelle une expresse
inutilité, quand il dit,
Non sibi non aliis prodect, dum vivit
avarus.
Martial.
Juvenal.
192
CERVEAUX.
Ny à soy, ny à autre, ne profite,
l'avare.
Epicure une evidente misere, par
ces parolles icy.
Si cui sua non videntur amplissima,
licet
Tot jus mundi dominus fit, miser est.
Si aucun se trouve, auquel ses
moyens ne semblent tres-grands,
combien qu'il soit seigneur de
tout le monde, il est toutesfois
miserable. Pour cete cause sont
nommez & mentionnez en mauvaise part, tant d'avares, tant de
miserables, tant de vaincuz, d'une
aveugle convoitise, qu'ils remplis-
sent mille fueilles & livres de divers auteurs, lesquels les haissent &
abhorrent en leurs escrits. L'avare
Dalide, laquelle pour argent livra
& trahit son amant Sanson aux Phi
listins, est fort blasmée à cause
[l92v]
THEA. DES DIVERS
de ce vice, en la saincte Escriture?
Es livres des Rois est merveilleusement blasmé Nabal, qui fut tant
cruel & impiteux, qu'il ne voulut
aucunement subvenir au miserable David, combien que par ses
messagers, il se recommandast humblement à luy. Es mesmes livres
est taxé & reprins d'une grande avarice Achab, lequel par une tant
grande injustice, voulut oster au
pauvre Naboth Iezraelite, une
pauvre vigne, que le miserable
possedoit, comme heritage de ses
ancestres & predecesseurs, pres le
palais du Roy. Midas en Aristote,
au premier des Politiques est moqué, pource qu'il mourut de faim,
ayant par avarice prié Jupiter, que
tout ce qu'il toucheroit se convertist en or. Appian Alexandrin recite de Crassus, qu'ayant esté occis
par
Nabal avare.
Achab avare.
Midas avare.
Avarice
de Crassus
193
CERVEAUX.
par les Parthes, ausquels il avoit
faict la guerre, pour son avarice
& convoitise insatiable d'avoir
de l'or, ils luy emplirent la teste
d'or, par derision & moquerie, disant ces paroles, Aurum sitisti, aurum
bibe. Tu as esté alteré d'or, boy
l'or. Valere le Grand narre, que
Lucius Septimilius fut tant avare,
qu'il divisa le chef de Caius Gracchus son familier du reste du
corps, & le porta plein de plomb
devant le Consul pource qu'il avoit promis de donner au porteur
Lucius Septimilius
avare.
autant d'or, qu'il pesoit. O avarice
inique, desloyale, meschante &
detestable. Le profond Toscam
Poete, à bon droict l'a comparée
à une Louve, en ces vers,
Et una luppa, che di tutte brame
Sembrava carca, nelle sua magrezza,
Che molte genti sé già viver grame
Bb
[l93v]
THEA. DES DIVERS
Les Poetes anciens, par une signification pleine de mystere, ont estably Pluton Dieu d'Enfer sur
intendant des richesses, pource qu'ils
ont veu l'avarice estre proprement
entour d'eux un Enfer insatiable
& plein de tourment. Pour cete
cause Ciceron a dict en ses offices
Egens aeque is est, qui non satis habet,
& is cui satis nihil esse potest. Celuy
est egallement souffreteux, qui n'a
assez, & celuy qui ne peut avoir assez. Et le Poëte Juvenal a escrit à
ce propos:
Crescit amor nummi, quantum ipsa pe- Juvenal.
cunia crescit.
L'amour croist de l'argent, comme
fait l'argent mesme.
Ainsi Ovide a escrit en ses Fastes,
Quò plus sunt potae, plus sitiuntur aquae.
Plus on boit l'eau, plus on la veut
boire.
M. Ciceron
Dante.
Ovide.
194
CERVEAUX.
Iceux mesmes ont signifié l'avarice, sous l'espece des dangereux
escueils Scille & Caribde, denotant le grand danger, auquel se
trouve le miserable & infortuné
avare de tomber en ruine, en un
instant, par la perte de ces fallacieuses richesses mondaines. Pour
cete cause le Poëte Claudian a
bien dict,
Claudian
Quas malè collegit fallacis dextra parentis
Has pejus nati dextra refundit opes.
Iceux mesmes, sous le nom des
gloutonnes Harpies, ont signifié
la grande cupidité & gloutonnie
de l'avare vraiment odieuse & detestable à l'endroit de tous. Pour
cete cause Saluste a introduit,
jusques à l'inique Catilina, à
son yssue de la ville de Rome,
Bb ij
[l94v]
THEA. DES DIVERS
s'estre escrié contre la ville, disant,
O venalem Urbem: O ville venale!
Où il a clairement noté la tresmeschante Avarice de sa patrie,
digne de blasme & vitupere. Le
Poete Mantuan, depeignant l'extreme avarice de Polinestor Roy
des Thraces, lequel pour posseder
librement le thresor de Priam occit son fils Polidor, & ensevelit
en l'arene le miserable corps de
l'infortuné jeune homme, a usé
de ce propos, en s'escriant:
Heu fuge crudeles terras, fuge litus avarum.
Helas! fuyez les cruelles terres,
fuyez le rivage avare: comme si à
cause de l'extreme cupidité & avarice demonstrée, les rivages de
Thrace eussent esté dignes de haine, & de la fuite de tous les passagers.
Virgile.
Saluste
195
CERVEAUX.
Parlons maintenant aussy un peu
de l'ambition. L'on ne sçauroit
vraiment narrer combien est miserable &aveugle cete ambition,
pource qu'elle vuide les coeurs
de repos, les remplit de sollicitude
& soucy, aveugle les entendemens,
les esleve en haut, & finalement
De l'ambition.
leur rompt le col, & les consomme miserablement. Pour cete
cause, Sainct Bernard, au livre,
de Consideratione, appelle l'ambition
une croix des personnes qui briguent l'honneur & la grandeur,
en disant. O ambitio ambientium
crux, quomodo omnibus places, omnes
torques? nil acrius cruciat, nil molestius inquietat.
O ambition, la croix & tourment
de ceux, qui appetent & briguent
l'honneur, comme tu plais à tous,
comme tous sont menez & tourBb iij
[l95v]
THEA. DES DIVERS
mentez de toy? il n'y a chose qui
afflige plus griesvement, il n'y a
rien qui donne plus de facherie.
Et le Prophete a appellé l'ambition un feu, & une flamme, que
les ambicieux ont au coeur, en ce
verset du Pseaume. Exarsit ignis in
Sinagoga eorum flamma combusit peccatores. Le feu s'est esprins en la
sinagogue d'iceux, la flamme a bruslé les pecheurs. De jour ils debatent pour les honneurs, de nuict
ils n'ont autres pensees: ils s'affligent & tourmentent à toute heure en l'entendement: ils se lassent
le corps, à les rechercher, ils tremblent, ils ahannent, ils suent, ils
ne sont jamais en repos. Un homme ambicieux n'a jamais bien: car
s'il n'a les honneurs, il les pourchasse, avec tresgrande peine &
ennuy: & s'il les a, il est tou-
S. Bernard
David.
196
CERVEAUX.
sjours en crainte de les perdre
tout d'un coup, & à un instant.
Quel ennuy estoit celuy du Poëte
Caliphanes, de s'obliger d'aprendre par coeur, les commance-
mens de diverses harangues, &
vers de plusieurs Poëtes, à fin
qu'en les recitant, il semblast un
Poete & un Orateur signalé?
Quelle peine estoit celle d'Absalon, fils de David, de demourer
si souvent devant la porte du
Roy son pere, & baiser l'un &
l'autre, à fin de gangner les coeurs
du peuple, aspirant par son ambition, au Royaume paternel?
O aveugle, ô infortunée, ô miserable ambition humaine! Qu'est
finalement l'homme ambicieux,
sinon un ver, qui se ronge de soymesme? une fournaise, qui se consomme
de son feu? une voile en pieces,
Bb iiij
Le Poete
Callipha
nes ambitieux.
Absalon
ambitieux
[l96v]
THEA. DES DIVERS
par trop de vent? une montagne,
qui ruine en peu de temps? En
quelle estime & reputation est tenu l'homme ambitieux, sinon d'un
enfant, qui va apres les papillons?
d'un frenetique, qui ouvre la bouche, pour engloutir l'air? d'un fol
qui se fait Pape & Roy de soymesme? Qui est celuy qui ne rit
du Medecin Menecrates, qui affectoit que les malades l'appellassent Jupiter? Qui est ce qui ne se
moque du Grammerien Palemon,
qui desiroit estre dict celuy lequel
en vivant, donnast la vie aux lettres, & en mourant, la mort? Qui
est ce qui ne prend son plaisir &
passetemps de l'ambicieuse humeur de Senecion, qui ne desiroit
sinon choses grandes? Il vouloit
de grands chevaux, de grands serviteurs, de grandes chambrieres,
Quelle cho
se est l'homme ambitieux.
Palemon
Grammerien ambi
cieux.
Menecrates medecin ambitieux.
Senecion
ambitieux
197
CERVEAUX.
& mesmes sa concubine estoit
tres-grande: & pour une plus
grande folie, estant iceluy assez
grand il cheminoit sur la pointe
des orteils ou doigts des pieds,
pour se monstrer plus grand.
L'arrogance en apres & cete naturelle fierté & presomption, meslée avec une insolence, qu'aucuns
ont, par laquelle à peine peut l'on
converser avec eux, est fort estrange & reputée de tous ennuyeuse:
pource qu'elle est superbe en elle
mesme, mesprisante les autres, desireuse de vaine gloire, remplie de
jactance, singuliere en elle mesme,
presomptueuse de ses merites, audacieuse & fiere, en l'humilité, &
tousjour cupide & desireuse de
nouveaux & inusitez honneurs.
Virgile, en son Aeneide, se fache
de l'audace & fierté de Numanus
Fierté &
arrogance
de nature.
[l97v]
THEA. DES DIVERS
Remolus, lequel se vantant de soy
mesme, taxoit les Troyens assiegez de paresse & lascheté, disant,
Virgile.
Is primum ante aciem digna, atque indigna relatu
Vociferans, &c.
Ovide au troisiesme de ses Metamorphoses deteste fort l'arrogance du beau Narcisse, lequel passa les limites de raison, s'estimant
tant à cause de sa beauté & gaillardise, qu'il ne daigna complaire
aux tres-belles Nymphes, esprinses de son amour, en disant.
Multae illum invenes, mullae cupiere
puella,
Sed fuit in tenera tam dura superlia
198
CERVEAUX.
forma,
Nulli illum invenes, nulla tetigere
puella.
Plusieurs jouvenceaux, plusieurs filles l'ont desiré: mais s'est
trouvée, en cete beauté, une telle
arrogance, que personne ne l'a
touché. Tite Live blasme la
grande fierté d'Hannibal, lequel
apres la victoire de Cannes obtenue, s'esleva de tel orgueil & outrecuidance, que ses Citadins estans venuz pour parler à luy, il
ne daigna parler à eux, sinon
par le moyen d'interpretes &
tiers. L'arrogance de Nicanor,
est pour une chose singuliere, magnifiée par l'escritute, car comme on luy eust dist, pour rabatre & rebouscher son orgueil, que le Seigneur estoit
Ovide.
Tite Live
[198v]
THEA. DES DIVERS
au Ciel, maistre de tout, il respondit: Je suis aussy puissant en terre, & Seigneur de la guerre & des
armes. Le Poete Juvenal, en la
troisiesme Satyre, blasme l'arrogance Romaine, disant:
Quid das, ut Cossum aliquando salutes?
Où il la depaint telle, qu'ils ne
daignoient pas mesmes respondre
à une salutation. Et le Poëte Mantuan ayant en abomination l'arrogance Troyenne, s'en moqua
quand il la vid abbatue, en ces
vers:
Nicanor
tres-super
be.
Juvenal.
Ceciditque Superbum
Ilium, & omnis humo sumat Neptunia Troia.
La superbe Troye est à bas, elle
est bruslée. De laquelle le tresdocte Dante se moquant aussy, a dict,
Vedea Troian cinere, &c.
Dante.
199
CERVEAUX.
Que diray-je de la temerité de
telles gens, à bon droict blasmée
& condamnée de tous? Certainement c'est une chose tres-mauvaise, de voir qu'un ignorant vueille confondre un homme scavant,
un veillaque & poltron, se vueille
parangonner à un honorable capitaine, un plebée entreprendre
de combatre à l'encontre d'un gentilhomme, un miserable resister à
un puissant, & luy vouloir faire
teste, un sot plaider contre un scavant & entendu, un boufon & badin s'estimer autant qu'un rusé &
accort. O temerité vraiment folle & ridicule! Qui ne rid de Timée Sicilien, qui pensa surmonter
le tresdocte Thucidide en l'histoire Grecque? Qui ne rid, avec
Virgile, de Misene, qui défia les
Dieux marins au son de la trom-
De la temerité.
Misene te
meraire.
Temirité
de Timée
Sicilien, en
Plutarque
[199v]
THEA. DES DIVERS
pette? Qui ne rid avec Ovide
d'Aradne, qui voulut, à l'oeuvre
de la laine, s'estimer aussi habile
que Minerve? Qui ne rid, avec
les Poetes, de la temerité des
Geans, qui voulurent avec les armes, offenser Jupiter, & lancer
contre luy les escueils de la terre?
Qui est ce qui ne se moque, avec
l'escriture de la sotte temerité de
Nembroth, lequel edifia la treshaute tour de Babel, pour combatre le ciel? Qui n'eclate de rire,
voyant un pedant, qui fera du Theologien? un faulcon de cuisine, qui
fera du Sommiste, un mecanique,
qui fera du suffisant escrivain? un
Beelfegor, qui portera l'espée? un
Brunel, qui fera du Rodomont? un
Martan treslache & couard qui fera du Mandricard? un plus que Ganes, traistre, qui fera du S. homme?
Aradne
temeraire.
Geans temeraires.
Nembroth
temeraire.
200
CERVEAUX.
Qui est ce qui ne meurt de rire,
voyant un malheureux & miserable, qui fera du Duc? un idiot &
ignorant, qui fera du Ciceron? un
diforme, qui fera du Ganimedes?
un sot, & niais, qui voudra sembler la sage Sibille? une beste, &
lourdaut, qui fera de l'Aristote? une pecore, qui fera du Quanquam ?
un tresmiserable, tant en parolles, que de faict, qui s'estimera
plus que Charles Quint? Qui ne
meurt de force de rire, voyant qu'un
Nain s'arme contre un Geant? une
chauvesouris brave à l'encontre
d'un esprevier? un coucou se parangonner à un perroquet, au
parler? une grenouille vueille sifler, comme faict un serpent?
un boeuf vueille courir comme
un cerf? un oiseau pesant puisse
voller comme une arondelle,
[200v]
THEA. DES DIVERS
un asne vueille marcher comme
un Lion? en y a-il d'avantage que
cete troupe Indiane?
Mais ces impudens ne sont
moins que ceux là, pource qu'ils
ont perdu la honte l'ornement &
honneur de l'esprit civil. Il semble que toute chose leur soit licite,
ils ont l'audace en toute chose: la
presomption au parler, la temerité à regarder, la sottise à rire, la va
nité au vestement, l'impudence, en
tous leurs actes & operations. Les
putains & maquereaux tiennent le
principal siege de l'impudence. C'est
pourquoy Justin Historien, note
l'impudence des femmes Cipriotes,
lesquelles mettoyent leurs filles, avant
le temps des nopces, sur le rivage de
la mer, à fin de gagner leur dot &
mariage, & pour payer à Venus, les
premices de leur chasteté. Et Hero-
De l'impu
dence.
Justin Hi
storien.
Herodote.
dote
201
CERVEAUX.
dote blasme les Babyloniens, pource qu'ils avoyent la coustume de
faire que ceux là qui avoyent consommé leurs moyens, envoyassent
leurs filles, gangner, en prostituant
& abandonnant leurs corps. Ovide en une sienne Elegie, blasme
aussi Dipsa impudente maquerelle, en ces vers.
Est quaedam (quicunque volet, &c.
On ne sçauroit raconter le peu
de honte qu'ont ces éhontées &
impudiques: combien de deshonnestes ris, combien de deshonnestes paroles, combien d'actes meschans, combien de propos vilains,
combien de lascifs regards, combien de fallacieux allechemens,
& deshonnestetez ont elles en
soy? Leur escole est un abisme, leur
art un labirinthe, & leur mestier
un enfer hideux & infame. Cetes
Ovide.
Cc
[201v]
THEA. DES DIVERS
cy sont les Louves de Romule &
Remus, les estables de Jupiter, les
vaches d'Apollon, le betail de
Mercure, pour ceste cause laissons
les en la fange & bourbier où elles sont, & tournons nostre propos
ailleurs.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, Vicieux en
general.
DISCOURS XLIII.
J'Ay estimé estre chose necessaire & convenable de
parler en ce lieu, des Ecervelez vicieux en general: car com-
me auparavant nous avons discouru des Cerveaux vertueux,
souz le nom commun & general,
pour n'avoir occasion de discourir
& traiter en l'infiny des particuliers infiniz, ainsi reputay-je & pen
se estre chose propre & necessaire
202
CERVEAUX.
pour ne discourir infiniement des
infiniz Ecervellez, ou despourveux de cervelle, qui se trouvent au
monde, assigner un siege commun
dedans nostre Theatre à tous ceux
qui se tairont, lequel sera appellé:
le siege des vicieux en general:
laissant à ceux qui sont nommez,
joyeusement jouir des places parti
culieres, que nous leur avons disposés, en l'ordre du Theatre. Je dy
donc que les Ecervellez vicieux,
sont tres-viles en eux mexsmes, &
indignes d'estre à peine nommez
au monde: pource qu'ayans en eux
le vice, que S. Augustin, sur S. Jean,
dit estre un rien & neant, tant pour
ce que c'est une corruption de tous
biens, que pource qu'il anichile
& aneantit le vicieux, le prive
du vray estre, qui est celuy de la
grace, & mesmes le rend desplai-
Augustin.
Cc ij
[202v]
THEA. DES DIVERS
sant & odieux à tout le monde, ils
ne peuvent estre sinon viles &
abjects en leur estat. Pour ceste
cause, le Prophete Jeremie, parlant de Hierusalem pleine de vices a dict, Quàm vilis facta es meretrix civitas fidelis : Que tu es devenue vile putain & paillarde, cité
fidele. Davantage les vicieux sont
personnes sans moyen, sans ordre, & sans aucune reigle au mon-
Jeremie.
de, & pour ceste cause ne fait l'on
aucun compte d'eux, non plus que
d'hommes desbandez & abandonnez du tout, car la vertu gist au
milieu, dit Aristote, & ils dependent des extremitez en toute chose. Pour ceste cause Seneque disoit, que Vitia sine modo, & sine ordine, persequenda sunt, quia modum
& ordinem non hahent. Il faut poursuivre les vices, sans moyen & sans
203
CERVEAUX.
ordre, pource qu'ils ne gardent &
n'ont ny ordre ny mesure. J'ay
souvenance d'avoir leu, que Platon, en sa Republique parlant du
vice, en a parlé, souz le nom d'une
grande beste & espouvantable, &
S. Jean mesmes en son Apocalypse l'a figuré & representé en celle
beste ayant tant de chefs & tant
de cornes. Ovide la descrit souz le
nom de Prothée monstrueux,
Virgile souz le nom de Briarée, &
souz le nom de l'Hidre Lerneane, qui avoit tant de testes, & vaincue par Hercules. Le tresdocte
Dante aussi la descrit souz le nom
de beste, disant.
Tal misere la bestia senza pacem,
Che venendomi incontra à poco à
poco,
Mi repingena là, done il Sol
tace.
Platon.
S. Jean.
Aristote.
Virgile.
Ovide.
Seneque.
Dante.
Cc iij
[203v]
THEA. DES DIVERS
Telle me fit la beste sans paix, que
venant peu à peu au devant de moy
elle me repoussoit &c. Aristote, au
troisiesme de l'Ethique, a agrandy
davantage ce que nous avons dict,
& l'a exageré, adjoustant, que le
vicieux estoit pire qu'une beste.
Homo pravus deterior est bestia. Au-
Aristote.
cuns le figurent en cest Antiochus, lequel pilla le temple de Hie
rusalem,& emporta tous ses orne
mens. Les saincts Docteurs luy
donnent le nom d'un vray enfer,
pource qu'il contient en soy les
tenebres d'ignorance, la fumée de
vaine gloire, la glace de la paresse,
le soulphre de la luxure, les vers
de l'envie, les bruits & tumultes
de la maudite & aveuglée ire de
l'homme: de maniere que les vicieux ont un detestable renom à
l'endroict de tous. C'est pourquoy
204
CERVEAUX.
est nommé en tresmauvaise part,
un Catilina, duquel escrit Saluste, lequel cachoit dedans son ame, mille Clodius
vices
vicieux.
profanes & malheureux. Un Verres, duquel Ciceron est tant ennemy en ses Harangues
contre luy: Un Clodius tres-vicieux, & plus que l'on ne sçauroit
croire, depaint par plusieurs auteurs. Un Marc Antoine, duquel
Plutarque & autres font mention
pour un signalé vicieux: un Commodus fils d'Aurelius, qui fut plustost ou pere du vice, ou fils du vice mesme. Or laissons ces signalez
vicieux, discourons des diverses es
peces de fantastiques, & trouvons
en premier lieu, ceux que l'on appelle communement remuans,sans
repos & rompus.
Verres vi
cieux
Marc An
toine &
Commodus vicieux.
Cc iiij
[204v]
THEA. DES DIVERS
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, & esprits fantastiques, sans repos,
& rompus.
Saincts
Docteurs.
Catilina
vicieux en
Saluste.
DISCOURS XLIIII.
LEs esprits remuans & sans
repos sont ceux, lesquels
peu contens en soy, ont la
volonté d'asseoir la mesme inquie
tude és autres, avecque bruits, tumultes, noises & contentions ou
seditions injustes, inventées seulement par le remuant cerveau,
qui n'a aucune cesse. Là ou entre
les esprits remuans & sans repos,
ne se peuvent vraiment mettre &
nombrer, ceux là tels, ausquels les
sots attribuent ce nom, pource
qu'avec la raison en main, s'efforceans de defendre leur innocence,
d'opprimer la tyrannie, de res-
205
CERVEAUX.
veiller la justice endormie, exciter, celle distributive, laquelle est
assopie de sommeil és chambres
des grands & puissans, ont aucunesfois contention avec eux, &
procedent, In puncto juris , par le
poinct de droict, qu'ils haissent
plus que la mort: ores gagnant,
ores perdant, selon que la prudence de l'un, ou la puissance de l'autre peut plus prevaloir. Quel est
l'esprit tant plein de jugement, &
esveillé, qui puisse nier, que la nature ne t'enseigne cecy, veu que le
chien abboye contre le loup, la
poule, se defend contre le Milan,
& une mousche guespe, tant petite, s'atache à ton visage, si tu l'agaces ou molestes? Qui peut nier
que telles gens ne fassent une chose juste voyant que la justice n'est
autre chose, selon l'Empereur Ju-
Quelle
chose est
la justice,
selon l'Em
pereur Ju
stinian.
[205v]
THEA. DES DIVERS
stinian, au premier livre de ses In-
Exemples
pour se
deffendre
des tyrans
stitutions, qu'une constante & perpetuelle volonté, de donner à chacun ce qui luy appartient, laquelle
defaut és grands, & pour ceste cau
se est recherchée des subjects.
Quelle chose est la justice, selon
Ciceron, sinon une habitude de
l'esprit, qui garde la commune utilité, & qui distribue à chacun, se
lon sa propre dignité & valeur?
Qui ha ceste justice distributive?
qui est-ce qui la retient? qui la
possede? qui est ce qui n'usurpe
volontiers le bien d'autruy? qui ne
s'aproprie le commun? qui est-ce
qui ne se cognoist seul? qui ne deroge volontiers aux merites d'autruy? qui est celuy qui ne se monstre
un Argus & clair-voyant, pour re
marquer ses propres merites? & si
l'on crie, si l'on use d'exclamation,
Ciceron.
206
CERVEAUX.
si l'on ne se peut taire, appellez
vous cela une inquietude de cerveau? Ah faux Grammeriens, qui
falsifiez les vrais noms des Esprits
& cerveaux de nostre Theatre,
ceux cy sont proprement les libres, & non les remuans ou sans
repos. Les remuans & non reposez sont ceux, qui bruient &
remuent mesnage contre le devoir:
seditieux, comme Catilina, contre la patrie: murmurateurs, comme les enfans d'Israel, contre
Dieu, bruyans, comme Absalon,
contre le pere, amateurs de nouveautez, comme tous les Tyrans.
Ceux cy veritablement sont remuans & sans repos. Sçais tu
quel est un cerveau proprement
remuant & n'ayant jamais cesse? celuy qui oste l'autruy,
Quel est
le cerveau
sans repos
[206v]
THEA. DES DIVERS
celuy qui usurpe le commun &
bien public, celuy qui occupe la
liberté ordinaire, celuy qui veut
dominer & maitriser tous, celuy
qui cherche, par quelque moyen
que ce soit les preeminences du
monde, celuy qui va par la porte
de derriere, comme un larron, pour
desrober les honneurs & les grandes dignitez: celuy qui trouble la
paix universelle: celuy qui retranche les loix, & les communes ordonnances: celuy qui dissippe &
trouble le bien & repos de la Republique: celuy lequel par ambition, & par la simonie, donne de
soymesme exemple indigne aux
autres: celuy qui exalte les amis
indignes & poursuit ceux, qui ont
le moindre signe d'inimitié avec
eux, celuy qui ne se soucie de l'honneur public, pourveu qu'il jouisse
207
CERVEAUX.
luymesme du Royaume usurpé:
celuy qui laisse dire au monde ce
qu'il veut, pourveu qu'il fasse ce
qu'il a volonté de faire, & accom
plisse sa superbe & ambicieuse intention: celuy qui monstre & publie au monde sa honte & deshonneur, & celuy des autres aussi &
puis se plaint si un autre particulierement signifie & monstre au
doigt le sien: celuy qui donne occasion de murmurer aux impatiens,
de s'escrier aux libres, de rire aux
fols, & de plorer, aux sages.
Le Philosophe Seneque dit à ce
propos, que les hommes vivroyent
en soy, fort paisiblement, si ces deux
pronoms estoyent retranchez,
Mien, Tien: mais ceux cy sont amoureux de l'inquietude, pource
qu'ils veulent toute chose pour
eux. Quand ils se contentent, ils
Seneque.
[207v]
THEA. DES DIVERS
ne prononcent autre chose que
Mien, pour se travailler, ils ont ce
mot en la bouche, Tien. Propter
inaequale fit seditio . La sedition advient à cause de l'inegal, dit Aristote, au cinquiesme de ses Politiques. La chose est mal partie & di
visée, disoit Diogenes, quand les
peines & fatigues touchent l'un
& les loyers, l'autre. Le prix & la
recompense devroit appartenir au
coureur, & non pas à celuy, qui de
moure à voir. La teste du Taureau
devroit seulement appartenir à ce
luy, lequel dedans l'entour, combat
valeureusement contre luy. La
Coronne de la victoire, disoit He
ctor en Homere, se donne proprement au soldat, lequel a vigoureusement espandu son sang en la bataille.
Ce neantmoins les loyers des peines
militaires de ceste vie, sont aujour-
Aristote.
Diogenes.
208
CERVEAUX.
d'huy divisez & separez de celles
là: les honneurs appartiennent à
celuy, qui est le plus dissolu: les di
gnitez, à celuy qui se voie le plus
ambicieux: la domination & Seigneurie vient à celuy qui est le plus
injuste, la liberté à celuy qui est le
plus immoderé, les accueils & caresses à celuy qui est le plus ignorant, le credit à celuy qui est le plus
grand simulateur, le bien à celuy
qui en est le plus indigne: le plaisir
à celuy qui est le plus effrené, le
contentement à celuy qui presente plus que les autres, corrompant la justice & raison, pour son
profit particulier. On ne sçauroit
nier, qu'icy ne se trouve une
vraye injustice, pource que Justitia (comme dit Isidore,) est ordo & aequitas, qua homo cum
unaquaque re benè ordinatur.
Hector en
Homere.
Isidore.
[208v]
THEA. DES DIVERS
La justice est ordre & equité, par
laquelle l'homme avec chacune
chose est bien ordonné & gouverné. Et neantmoins icy se rompt
tout ordre, toute reigle se deslie &
dissoult, toute mesure de justice &
de devoir se vient à enfraindre.
Pourquoy veux tu, inique tyran,
les plaisirs & delices, veu que les
autres ont les tourmens & peines?
pourquoy pourchasses tu les allegreffes & contentemens, les autres ayans pour leur part les travaux & les labeurs? pourquoy
veux tu la liberté de courir ça &
là à ta fantasie, estans les autres liez
& attachez à la cadene de la servitude & subjection? pourquoy
demandes tu ta particuliere volonté & appetit, veu que les autres
endurent & patissent mesmes és
choses necessaires, comme ils font
souvent
?
209
CERVEAUX.
souvent? Pourquoy veux tu porter
ceste verge & sceptre en la main,
aux autres tant severe, & à toy mesme tant doux & misericordieux?
pourquoy veux tu seoir en ce siege, où ta puissance s'exalte & haus
se, & la vertu s'abaisse? la violence
domine, & la justice ne trouve
lieu? mets arriere miserable, mets
arriere la particuliere ambition,
le profit & plaisir particulier, car
ceux cy ne sont pas les vrais moyens, pour te faire estimer un homme
de bien, & une vertueuse personne, ains d'une commune voix, l'on
tient tout l'opposite, & se divulgue par tout le contraire. Parquoy quiconques fois tu souillé
de ceste tache, despouille toy de
tes particuliers habits, & chacun, te verra orné & ceind de
vraye gloire, & d'une tresclaire
Dd
[209v]
THEA. DES DIVERS
splendeur. Mais passons à ces autres, qui s'appellent ecervellez, estranges, litigieux & contentieux.
DES DESPOURVEUZ
d'entendement ou ecervellez, estranges, litigieux &
contentieux.
DISCOURS XLV.
CEux là sont appelez Despourveuz de cervelle ou Ecervellez, estranges & contentieux,
lesquels pour peu de chose, & sou
vent plus qu'il ne seroit convenable, debatent outre raison, ores avec l'un, ores avec l'autre. C'est
une chose honorable (dit le Sage
aux Proverbes) de s'exempter &
distraire de telles contentions &
noises & les fuir tant qu'il est possible. Honor est homini, qui separat se
Salomon.
210
CERVEAUX.
à contentionibus. Pource qu'elles ne
donnent aucun credit au monde,
ains sont communement reputées
de tous folles & sottes. Et Seneque
a dit, que Muliebre est litigare ,
C'est à faire à une vile femme de
de debatre & quereller: c'est à elle
de crier & avoir noise & contention, estant le propre de la femme
de faire grand bruit & debatre vo
lontiers pour un oeuf. Parno estoit
un homme, lequel ayant perdu une petite barque, querelloit un
chacun qui passoit. A ceste cause
a il donné lieu au Proverbe. Oh
Parni scaphuam. Pour la petite bar
que de Parne, quand l'on de-
Seneque.
Parne litigieux.
bat de chose de trespeu de consequence & valeur. Telle fut
Xantippe femme de Socrates,
laquelle crioit à toute heure, à
son mary, pour chose legere &
Xantippe
litigieuse.
Dd ij
[210v]
THEA. DES DIVERS
de nul effect, & consideration.
Ces litiges & contentions ameinent aucunesfois quant & soy,
telles discordes & inimitiez, que
l'on vient aux mains, & se trouble
du tout le repos des personnes.
Pour ceste cause, le Sage, en l'Ecclesiastique a bien dict: Certamen
festinatum accendit ignem, lis festinans effundit sanguinem. Le debat &
la contention hastive allume le
feu, & la querelle prompte espand
le sang. On ne sçauroit trouver
chose pire, que ces cerveaux litigieux, & pleins de contention,
pource qu'en tes fautes, ils s'attachent sur une lettre, sur un point,
& font un bruit & tumulte aussi
grand que si tu avois commis un
solecisme & incongruité, a parler Latin, & en leurs erreurs, ils
sont tant outrecuidez, & obsti-
Salomon.
211
CERVEAUX.
nez, qu'ils voudront soustenir
qu'un Theme, n'est different d'une concordance. Considere, je te
prie, comme ils crient, comme ils
bravent, comme ils fendent, comme ils bruyent, comme ils tranchent, comme ils usent de supercherie, quand on leur monstre,
qu'ils sont de vrais asnes & grosses bestes en leur jugement & discours: comme leur vient le ciumor en la teste, quand ils se voyent
confus, & traittez en Pedans, en
sophistes, & en bestes brutes. A-
Achitosel
chitofel s'en alla pendre de soy
mesme, lors qu’Absalon ne voulut
admettre son jugement, & receut
celuy de Berzelai. Ceux cy n'en
sont gueres moins, pource qu'ils
se tordent, se debatent, s'en vont,
ne peuvent arrester en un lieu,
font des folies, semblent autant
Ciumor,
est une
maladie
qui vient
aux chevaux en
la teste.
Dd iij
[211v]
THEA. DES DIVERS
de frenetiques & demoniaques?
aussi tost que l'on va contre leur
dire, que l'on resiste à leur raison,
& que l'on faict expressement apparoir leur ignorance. Mais paravanture ne sont ils pleins de la
plus grande ignorance, & ne tiennent de celle de vingt quatre carrats. Sçauroit on noter une plus
grande ignorance que de s'exalter
soymesme tant seulement, & deprimer & abaisser, tous les autres,
faire estat de ce qui est à soy, mespriser l'autruy: se rire de son compagnon, & glorifier de soymesme:
faire de l'Hercules en toute chose, & ne ceder & s'humilier
une seule fois? Sçauroit on trouver une plus grande folie que ceste
cy, de debatre contre la science, &
eslever l'ignorance? blasmer la
vertu, louer la lascheté? crier,
212
CERVEAUX.
en ce qui est faux, se moquer, en la
chose vraye? blasmer ce qui est juste, & soustenir ce qui est injuste
& desraisonnable?Sçauroit on
voir au monde une plus grande
brutalité que la leur, en ce qu'ils
se mettent à crier comme asnes, à
abboyer, comme chiens & à rugir, comme Lions? & pourquoy?
pource que ceste fusee est meslée
& tortue, ce poinct ne leur plaist,
cette quenoille ne va bien. Ah
sottise, ha folie, ha vanité trop
manifeste. Pour ceste cause le Poëte Ovide s'escrioit.
Este procul lites & amarae praemia
linguae.
Arriere les debats & de la langue
amere les loyers &c.
Dd iiij
[212v]
THEA. DES DIVERS
Et Juvenal blasmant les debats
& litiges du mary & de la femme
en particulier disoit,
Semper habet lites, alternáque jurgia lectus,
In quo nupta jacet, minimum dormitur in illo.
Le lict a tousjours des contentions
& noises alternatives auquel la
femme mariée couche, & n'y dort
on pas gueres. Pour ceste cause, le
Poëte Pronape a fainct le litige,
fils de Demogorgon, avoir esté
chassé du ciel, à cause de sa laidde
face, ayant une hideuse laideur &
deformité & en son aspect: & en
ses manieres & contenances, comme
chacun voit. Mais parlons mainte
nant des Ecervellez, Malins & pervers, qui sont divisez en perfides
ou desloyaux, parjures, Medisans
& Envieux.
Juvenal.
Ovide.
Pronape
Poete.
213
CERVEAUX.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle & entendement, malins & pervers divisez en perfides, parjures, medisans & envieux.
DISCOURS XLVI.
LEs Esprits despourveuz
de jugement, malins &
pervers sont ceux, lesquels
se portans avec une desloyale & perfide envie, ou avec
une desloyauté trop envieuse, donnent argument de la perversité &
malice qu'ils ont en eux: desquels
le Prophete parle, quand il dit.
Quis consurget mecum adversus malignates? Qui se levera quant & moy
contre les malins? Ainsi seront mis
au nombre de ceux cy, les perfides
traistres, parjures, les mesdisans,
blasmans, & toutes sortes d'envieux. Ceux là sont perfides, trai-
[213v]
THEA. DES DIVERS
stres & parjures, lesquels en l'intention, en parolles, en signes, indices, & actions, se descouvrent &
manifestent à toute heure, fallacieux. Ceux cy sont figurez en
Ezechiel, par cet animal qui avoit
tant d'yeux devant & tant derriere, avec quatre faces, differentes
l'une de l'autre, pource qu'ils ont
en eux plusieurs ruses cauteles &
malices, qui leur servent comme
d'autant d'yeux, & retiennent cer
taines & diverses manieres de pra
tiquer & proceder qui sont comme
autant de visages differens &
contraires ou opposez ensemble.
Et se peut dire d'eux ce qui est escrit en l'Ecclesiastique, Cor tuum
plenum est fallacia & dolo. Ils ont
un coeur seulement remply de trom
perie & fallace. Virgile au second
de l'Aeneide, descrit tel, le coeur
David.
Ezechiel.
Ecclesiastique.
Sinon par
ivre en
Virgile.
214
CERVEAUX.
de Sinon parjure & fallacieux, en
disant.
Talibus infidiis periurique arte Sinomis
Credita res &c. (peries
Le faict fut creu, par telles tromEt art subtil du parjure Sinon, etc.
Et Properce parle de la grande fal
lace d'Ulysse, parjure, fausseur de
soy & desloyal envers la belle
Nymphe Calipso, laquelle l'avoit
hebergé, & retiré en son logis l'espace de sept ans, quand il escrit,
sic à Dulychio invene est elusa Calypso,
Vidit amatorem pandere vela suum
Ainsi Calypso fut trompée par le
jeune Dulychien, & apperceut son a
moureux mettre la voile au vent. La
desloyauté de laquelle Polinnestor
Roy de Thrace occit le jeune Poli
dore, qui luy avoit esté recommandé,
[214v]
THEA. DES DIVERS
& qu'il avoit prins en sa sauvegar
de, est fort signalée & tresmanife
ste en Ovide, pour posseder librement les thresors de son pere, qui
luy avoyent pareillement esté delaissez entre les mains, laquelle
mesme est amplement descrite par
l'Anguillara, en la stance, qui
commance.
Ben vede la dolente genitrice,&c.
Ou l'on note le faict de la trahison Thracienne, envers le jeune
Troyen, & la tromperie, pour le
thresor de Priam qui luy avoit esté auparavant baillé en garde &
gouvernement, comme à son parent.
Ceux qui mesdisent & blasment
tiennent du malin & du pervers aussi, reprenans injustement ou les paro
les, ou les actions de l'un & de l'autre. Ils sont blamez à juste cause, de
ce que contre raison, ils blasment &
Ulysse des
loyal en
Properce.
Desloyau
té Polinnestor
descrite
par Ovide &
l'Anguillara.
Des mesdisans.
215
CERVEAUX.
taxent les autres. Seneque recite
qu'un certain Oscus fut tel, qu'il sem
bloit estre né seulement à ceste fin,
Oscus mes
disant en
Seneque.
de dire mal de tous, & blasmer un
chacun. Et les Poëtes racontent que
Mome calomnioit toute chose &
lui donnoit attainte, tant parfaicte
fust elle: à raison dequoy ne pouvant
blasmer la figure de Venus, que le
peintre Praxiteles avoit faicte &
representée tresbelle, en parlant mal
toutefois, il ne sceut dire autre
chose sinon que la chausseure du pied
ou le soulier ne luy venoit pas bien,
afin de la reprendre en quelque ma
niere que ce fust. L'enragee mesdi
sance, & fascheuse attainte & censure de Zoile en toute chose trouvant par tout à redire, est passée en
Proverbe, qui dit, Zoili mordacitas :
pour ce que par escrit il a esté tant
outrecuide que de reprendre & ta
Mome
mesdisant
[215v]
THEA. DES DIVERS
xer le divin Homere: Et ceste presomptueuse & insolente mesdisance ha de nostre temps, tellement
passé & franchy les limites de raison & de vertu, que l'on a veu des
nouveaux Theons, donnans attainte de leurs dents enragé &
affamées, nouveaux Zoiles & nou
veaux Momes, en l'Aretin, en
Franco, en Lando, & plusieurs autres, qui ont faict estroppier Pasquain, rompre les bras de Morphorius, & perdre, & assener eux
mesmes, avec les pongnards d'infamie, de fer & d'acier tout ensem
ble. Quel est le Prince qui n'ait esté touché d'eux? quel est le Seigneur, qui n'ait esté injurié? quel
est le Roy, quel le Pape, qui ait evité les Pasquinates, ou libelles de
difame, & les propos de ces langues
profanes & meschantes? Mais où lais
Theon mor
dant
Zoile&
rerepreneur
preneur.
avec utres.
Proverbe.
Mesdisans
& piquans
216
CERVEAUX.
say-je Agrippa, lequel a attainct un
chacun, reprins & taxé tous, &
Prestres, & moines & Religieuses
& Hermites, & Papes, & Saincts,
avec la langue qu'il ha du Grammerien Daphite, du Philosophe Anaxarque, du Poëte Archilochus, de
l'Historien Timagines, & mesmes
de Luther expressement, en ses par
ticuliers propos & devis? Voila les
langues malignes & forfantes,comme
les appelle Bernia, qui n'espargnent
la renommée d'aucun, pourveu qu'el
les se deschargent de ce qu'elles ont
desir de publier. Et ces langues ont
mal gardé le conseil de Pithagoras,
lequel conseilloit premierement
d'apprendre bien, & puis de parler,
& le precepte d'Ovide qui dit,
Parcite paucoram crimen diffundere in omnes.
Ne remettez sur tous de peu de gens
Agrippa.
Luter.
AnaxarDaphite.
TimagiBernia.
que.
nes.
[216v]
THEA. DES DIVERS
le crime. Et ce Socratique commandement en Laertius, Sepultus
sit apud te sermo, quem solus audies.
Cest le propos que tu oys seul. Mais
comme un Tantale, ils ont revelé les
secrets des Dieux, & comme le barbier de Midas ils ont voulu manifester à tout le monde que Midas avoit les aureilles d'asne.
Et quant aux envieux, en apres,
combien sont ils detestables à l'endroit de tous, combien odieux, &
estranges au monde, à cause des abominables conditions de leur en
vie? Quelle chose est l'envie (Dieu
immortel! ) sinon une douleur, &
une tristesse (comme S. Augustin &
Damascene disent) du bien & de la feli
cité d'autruy, qui ne peut engendrer
autres chose que haine? L'envieux se
tourmente & aflige du bien d'autruy:
il empire de l'ameliorement & fruict
Socrates
en Diogenes Laertius.
Pithagoras.
Ovide
Des Envieux.
S. Augustin &
Damascene.
d'autruy,
217
CERVEAUX.
d'autruy, il emmaigrit, à cause de
la gresse & bon portement d'un autre,
il devient malade à cause de la santé:
il meurt, pour la vie: il perd, pour le
gain. Pour cete cause, S. Gregoire
a bien exposé ce passage de Job,
Parvulum occidit invidia : disant que
l'envieux se descouvre veritablement lasche & petit de coeur, vile,
abject, & malheureux, perdant là
où un autre gangne, & empirant
au lieu qu'un autre vient à ameliorer & amender. Quelle chose
est l'envieux sinon un fuzil de haine à tous, ayant en luy tant mauvaises parties, que Ciprian depeignant l'envie, dit que l'envieux
est un visage tout menaçant, un
regard tout de travers & affreux,
une face toute pasle, deux levres,
toute tremeur, dents toutes pleinnes de rage, paroles grosses d'inju-
S. Gregoire.
S. Ciprian.
Ee
[217v]
THEA. DES DIVERS
res, mains trespronptes à la violence & offence de chacun. Quand
Ovide a descrit l'Envie, outre ce
qu'il a dict qu'elle demeure & habite es antres obscurs, à scavoir es
coeurs tenebreux que la lumiere
luy defaut, pource que l'envieux
ne veut voir la gloire d'autruy,
qu'elle a le regard hideux & de
travers, pource que l'envieux ne
peut regarder droict, la personne
enviee, il a escrit aussi qu'elle avoit la poitrine pleine de fiel,
pource que l'envieux empoisonne les autres & soymesme aussy.
Oy les vers d'iceluy, touchant
l'envie,
Pallor in ore sedet, macies in corpore toto
Nusquam recta facies, livent ribigine
dentes,
Pectora felle virent, lingua est suffusa
Ovide.
veneno
218
CERVEAUX.
Caim estoit garny de cete poison,
voyant les presens de son frere Abel, plusagreables à Dieu, que les
siens. Et apres qu'il l'eut mis à
mort, & qu'il fut condamné de
Dieu, il dist & prosera ces paroles: Quicunque invenerit me, occidet
me, Tout homme qui me trouvera, me tuera, pource que chacun
occit l'envieux, ou par le mal, luy
donnant allegresse, ou par le bien,
luy donnant crevecoeur & tristesse. Qu'est autre chose l'envie, sinon
(comme dit S. Augustin au livre
de la doctrine de Jesus Christ) un
vice totalement diabolique? car
l'on ne dira pas au diable, au jour
du jugement: Tu as commis adultere,
tu as desrobé, tu as peché par gour
mandise, tu as peché par avarice, tu
as esté paresseux, & faineant, mais
seulement, tu as porté envie, à la sain
Caim envieux.
S. Augustin.
Ee ij
[218v]
THEA. DES DIVERS
cteté de l’homme, & pour cete
cause, tu l’as induict à pecher.
Invidia diaboli, mors introivit in
orbem terrarum. Par l'envie du diable, la mort est entrée
au monde. Qu'est autre chose l'envie, sinon une peste, une corruption, qui gaste & infecte toute
chose? Putredo ossium invidia, l'envie est la corruption & pourriture
des os, selon qu'il est escrit aux
Proverbes: car l'envieux est bien
infect & corrompu, puis que les
choses puantes du prochain luy
sont souefves & agreables, & les
odoriferantes au contraire, & de
Proverbes.
souefve odeur, luy puent: les ameres luy sont douces, les douces, amere: le bien, mal, & le mal, bien.
Qu'est l'envie, sinon une beste
tres farouche & cruelle à l'encontre de tous, qui offense tous, &
219
CERVEAUX.
donne attainte à chacun? Elle
s'attaque à Dieu, comme l'exemple de Lucifer, le demonstre, à l'An
ge & aux Saincts, comme les damnez le nous declarent, au bien né,
impugnant la communication,
aux amis, comme Saul plein d'envie contre David: aux freres, comme Caim contre Abel, aux soeurs,
comme Rachel contre Lia: aux estrangers, comme aux Palestins
contre Isaac. Qui est celuy que
cete beste n'a affronté & assailly?
qui est celuy, qu'elle n'a offensé?
Cesar, encore qu'il fust Empereur
du monde, escrivit neantmoins les
Anticatons, meu & induit de cete envie. Caligule osta à Torquatus la chaine, à Cincinat le crin &
perruque, à Pompee le Grand, le
surnom de Grand, seulement à
cause de l'envie. Xenophon a es-
Cesar.
Envieux.
Pompee.
Caligule.
Xenophon
Ee iij
[219v]
THEA. DES DIVERS
crit contre les livres de la Republique de Platon, incité seulement
de l'envie, de cete mesme envie,
le Grammerien Palemon, appella Marc Varron, un pourceau. Le
tresbeau Hiacinthe aymant mieux
Apollon que Boreas, fut infect d'iceluy, suivant les fabuleux Poetes,
seulement par envie. Et la sorciere Circe empoisonna la fontaine
où la belle Nymphe Scille avoit
coustume de se laver, ayant, envie à la grande amour que Glau-
Palemon.
Boreas.
Circe.
que luy portoit. Qui est celuy qui
ne blasme, qui ne taxe & impugne
cete aveugle envie trop extreme?
Platon en son Timée, dit qu'elle
est basnie loin du tresbon, à sçavoir
de Dieu. Socrates, en Valere le
Grand, desiroit que l'envieux eust
des yeux par toute sa personne, à
fin qu'il sentist peine & tourment
du bien de tous, l'ayant veu & con220
CERVEAUX.
Diogenes
sideré. Diogenes a dict que l'homme se doit garder de l'envie, comme
d'une tres-mauvaise maladie, laquelle a conjuré contre la vie de
l'homme. Le philosophe Crates
l'a appellée gourmande & ennemie de vertu. Ce que suit S. Hierosme en l'epitaphe de S. Paole,
S. Hierosdisant: Semper virtutes sequitur invi- me.
dia. L'envie suit tousjours les vertuz: & le Poete Toscan, quand il dit,
O invidia inimica di virtute, &c.
Orphée & Orphée.
Homere.
Petrarque
Homere l'ont faicte
fille d'Acheron, & d'Erebe, comme chose infernalle. Virgile depeignant l''envieuse Junon, a nommé l'envie d'icelle, une playe eternelle, disant:
Cum Juno aeternum servans sub pectore vulnus.
Lors que Junon gardant l'eternel
coup au coeur.
Ee iiij
[220v]
THEA. DES DIVERS
Horace l'a blasmé en ces Epistres, par ces vers,
Invidus alterius marcesoit rebus opimis
Invidia siculi non invenere Tyranni
Maius tormentum.
L'envieux seche sur pieds du bien
& prosperité d'autruy: les Tyrans
de Sicile n'ont trouvé plus grand
Crates.
Platon.
Socrates.
Virgile.
tourment que l'envie. Ciceron, en la
harangue, pour Cornelius Balbus, l'a detestée par ces paroles.
Est saeculi malitia quaedam atque laebes, virtuti velle invidere, ipsúm que
florem dignitatis insingere. C'est une
certaine malice & corruption du
siecle, de vouloir porter envie à la
vertu, & suprimer la mesme fleur
de dignité. Valere le Grand l'a appellée une expresse malignité, par
ces paroles, Nulla est tam modesta
foelicitas, quae malignitatis dentes vitare possit.
Ciceron.
221
CERVEAUX.
Molza plein de jugement l'a evidemment poursuivie en un sonnet qui commence:
Vibra pur la tua ferza &c.
Estant donc telle cete maudite
envie, reste que les cerveaux mallins & pervers, dominez & maistrisez par cete beste, soient à bon
droict haiz de tous. A cete cause,
passons outre à parler de ceux,
que nous avons coustume d'appeller aucunefois, durs, rigoureux &
arrogans.
Molza.
Valere le
Grand.
DES DESPOURVEUZ
d'entendement & esprits durs & arrogans, à cause de l'ingratitude, &
obstination de coeur: de la rigueur &
miseverité de nature, de l'impieté &
cruauté.
[221v]
THEA. DES DIVERS
DISCOURS XLVII.
LA rigueur & fierté se demonstre en plusieurs choses: en l'in
gratitude, en la pertinacité
& obstination de coeur, en la durté & severité de nature, & en l'im
pieté & cruauté, que telles gens
ont imprimée au coeur. Combien
(ô bon Dieu) est blasmée & condamnée l'ingratitude? Le Concile d'Hispal condamne tellement
les actions d'un ingrat, qu'il dit
que si l'on avoit donné liberté à
un serviteur, on le pourroit de rechef contraindre de servir, à cause de l'ingratitude. Valere le grand
raconte qu'en la republique d'Athenes, un Maistre pouvoit appeller en jugement un Serviteur ingrat & agir rigoureusement contre luy. Les Perses avoyent de coustume de chastier asprement tels
L'ingrati
tude blasmée par le
Concile
Hispalense
222
CERVEAUX.
serviteurs, & les tenoyent pour infames. Philippes Roy de Macedoi
ne (comme Seneque narre) fit marquer un soldat ingrat à son hoste:
& de là en avant fut ordonnée semblabe peine aux autres. La loy Civile, entre autres cas, exclut les
Loy civile.
enfans & les prive de l'heritage
du pere, quand ils sont ingrats envers leurs parens. Et davantage la do
nation faicte aux ingrats, n'est de
valeur, par la loy, comme tiennent les
Legistes, in L. fin. C. de revocatione do
nationis. Aristote, au troisiesme de
l'Ethique, l'a condamnée, disant:
Oportet regratiari, vel famulari ei, qui
gratiam fecit. Il faut remercier ou
faire service à celuy qui a faict plaisir. Non pour autre chose sinon pour
ce que l'ingratitude est contraire à la
justice, qui est une vertu morale,
suivant Ciceron, & les Theologiens.
Seneque.
Valere le
Grand.
Perses.
Aristote.
Ciceron.
[222v]
THEA. DES DIVERS
J'ay souvenance avoir leu que
Pythagoras philosophe escrit
qu'il s'est transporté en enfer, &
qu'entre les peines infernalles, il a
veu Homere environné d'une gran-
Pithagoras.
de multitude de serpens, & le Poete Hesiode lié à une colonne & batu des demons, non pour autre chose, sinon pource qu'ingrats, ils avoyent composé mille bourdes &
faussetez de leurs Dieux. Les Poetes anciens ont condamné l'ingratitude, pource qu'ils ont depainct
trois Graces, l'une qui est appellée par Orphée, aux Hymnes, &
par Pindare, és Odes, Aglée, l'autre Thalie, la troisiesme, Ephrosine, à ce que la premiere denote la
personne qui donne: la seconde celle qui reçoit: la troisiesme celle
qui remunere & retribue. La
Royne Didon, en Virgile, repre223
CERVEAUX.
Orphée;
Les
Pindare.
Poetes
anciens
ont blasmé l'ingratitude.
nant l'ingratitude d'Aenée, s'est
escriée contre luy, disant
Nec tibi diva parens, generis nec Dardanus auctor
Perfide: sed duris genuit te cautibus
horrens
Caucasus, Hircanaeque admorunt uberatigres.
Ny tu n'as, ô parjure, une Deesse
à mere,
Ny de ta race n'a Dardan autheur
esté,
Ains l'horrible Caucase entre la
dureté
Des rochers t'engendra, & t'ont
tendu cruelles
Les Tygres d'Hircanie à succer,
leurs mammelles.
Didon en
virgile.
Ingrat & desloial (dist elle) il est
[223v]
THEA. DES DIVERS
impossible qu'une Deesse tant pitoyable que Venus, & un pere tant
genereux qu'Anchises: t'ayent engendré: car tu ne pourrois estre tant
ingrat & desloyal que tu es: mais
je croy plustost que tu sois sorty
des rochers du mont Caucase, ou
bien que les Tygres d'Hircanie,
comme tes meres, t'ayent alaicté
de leurs mamelles. L'ingratitude de
la patrie sur tant desplaisante à Scipion Romain, que prenant un exil
volontaire & se privant d'icelle, il
dist ces paroles, Ingrata patria meos
neque cineres habebis . Ingrate patrie
tu n'auras pas mes cendres. Ariadne fille de Minos detesta, en Ovi
de, au huictiesme livre de ses Metamorphoses, l'ingratitude de
Thesée, sorty par sa faveur, hors
du difficile labyrinthe, l'ayant iceluy miserablement laissée & aban224
CERVEAUX.
donnée depuis en l'Isle de Chios.
Ce qui a donné occasion au divin
Arioste, plusieurs siecles apres, de
aindre le mesme en Olimpia, abandonnée par Birene en une isle
d'Escosse, en la Stance où reprenant l'ingratitude de son amant,
elle dit.
O perfido Bireno, &c.
Que Saul, au reste, tres obstiné,
à offenser David, combien qu'il
ouist d'iceluy parolles tant humSaul.
bles & receust des faveurs plus grandes qu'il' n'eust receu d'un amy ou
d’un frere, die combien l'obstination & l'arrogance est maudite:
qu'Antiochus tres obstiné contre
le peuple de Juda le die, lequel ne
cessa jamais de le molester, jusques
à ce que le Seigneur à bon escient irrité
l'eut jetté en bas de sa carrosse, &
luy eut rompu & froissé les os, comme
[224v]
THEA. DES DIVERS
il cheminoit droict, à la destruction
Scipion Ro
main.
Ariadne,
en Ovide
Aristote.
L'obstina
tion & per
tinacité de
plusieurs.
& ruine de Hierusalem. Que Pharaon Roy de l'obstination le die,
lequel se submergea soymesme &
son armée, pour estre tant revesché
& obstiné contre le commandement
de Dieu, lequel par Moyse, luy
commandoit la delivrance des enfans d'Israel. Que la mesme nature le die, laquelle ne peut parler à
un obstiné, ne le peut voir des
yeux, ne le peut ouir des aureilles,
ne peut le remettre en memoire
ou s'en souvenir, ne peut luy porter aucune cordiale affection. Un
obstiné qui fait tout à sa teste &
fantasie est fuy de tous, pource
que la conversation ne le peut souffrir, le parler ne le supporte, l'affabilité l'a en haine, la grace l'a en
despit, & la gaieté l'abhorre. Les
Poetes descrivent l'obstinée Lidie
225
CERVEAUX.
die en Enfer, environnée, pour cete cause de fumée & tenebres, comme estant, à cause de sa dureté &
obstination chose indigne d'estre
veuë, & regardée, voire indigne
d'apparoir à la lumiere, & devant
les personnes.
Mais la rigueur de la nature &
la naturelle severité qui est tant
austere, est abhorrée de tous, plus
qu'un serpent veneneux, pource
qu'elle est alienée de l'amour, eslongnée de l'affection, retirée de
la nature, contraire à l'humanité,
compagne de la cruauté, & quasi
soeur de la brutalité? A ouir nommer un Silla, un Marius, un Africain, un Radaman
Annibal, the.
les coeurs tremblent, les esprits sont raviz & les
entendemens demourent tous estonnez. Les Poetes n'ont mis,
Lidie.
Rigueur
& severité de plusieurs.
Annibal.
Marius.
Silla.
Minos.
pour autre chose, Minos & RaFf
[225v]
THEA. DES DIVERS
damanthe juges en Enfer, sinon à cau
se de leur rigueur inexorable, d'euë
aux peines des ames mechantes: laquelle ils faignent estre non seulement
fuie, mais aussy tenue en grande
haine & perpetuelle abomination.
Qui peut voir ces cols droicts?
ces visages renfrongnez? ces fronts
crespes, & ridez? ces yeux obscurciz, pour monstrer un visage guerrier? ces graves contenances? ces
nouveaux Catons en austerité? nul
veritablement. O que le beau dire du sage est veritable, Que le vin
rude & aspre n'est agreable au
goust, ny les austeres coustumes,
Marc
propres à la conversation & comCrassus.
pagnie. Anaxagoras estoit reputé
intraitable & sauvage, estant si austere, qu'Elian escrit, qu'il ne rit
jamais, en jour de sa vie. On lit de
Marc Crasse, qu'il estoit aussy tant
Dict sage
Elain escrit d'Anaxagoras.
226
CERVEAUX.
rigoureux & austere de nature,
que jamais ne fut veu rire, qu'une
seule fois. J'ay leu de Xenocrates
disciple de Platon, qu'il fut au visage & en compagnie, & frequentation tant austere, que comme il
eust dict une seule fois, une parole
un peu ridicule, ses compagnons,
par merveille & estonnement, la
rapporterent à Platon, lequel leur
fit cete responce: Nunquid inter spinas, non nascitur rosa ? La rose naist
elle pas entre les espines? n'est il
possible qu'entre une si grande
severité, se voye quelque plaisir &
gayeté? entre tant de nues, une serenité? & entre tant d'obscurité,
Xenocrates.
un peu de lumiere?
L'impieté finalement, & la naturelle cruauté d'aucuns, est fort
detestée par tous les livres, &
auteurs. Le Poëte Ovide ne
Ff ij
[226v]
THEA. DES DIVERS
peut souffrir le nom de Perille,
inventeur du toreau de bronze, à
cause de sa nouvelle & non ouye
cruauté. Virgile, au troisiesme de
la Georgique ne peut endurer la
cruauté de Diomedes & de Buziris, qui paissoyent leurs chevaux
de chair humaine. Les Historiens
ne peuvent supporter celle de
Tullia, fille de Tarquin, qui fit
passer sa carrosse sur le visage de
son pere mort, combien que les
chevaux mesmes resistassent à une
si grande impieté d'icelle. Qui est
ce qui peut gaiement ouir les cruau
tez de Neron, celles de Claudius,
celles de Domitian, celles de Severe, celle d'Herode, de Totile,
d'Uzelin, & d'Othoman? A qui
est-ce que les cheveux ne se dressent & herissent en la teste, oyant
nommer les Prognes, les Circes,
Perille.
Diomedes & Busiris
Tallia.
Hommes
&femmes
tres cruelles.
Impiété
& crauté de plusieurs.
227
CERVEAUX.
les Medees, les Athalies, les Jesabels, Amalasontes, les Irenes, exemples memorables, nouveaux
& extremes d'impieté? Combien
les auteurs, Philosophes, Docteurs & Poetes sont ennemis de
ceste cruauté. Esaie dit de la part
de nostre Seigneur, aux Hebrieux,
qu'il ne veut plus leurs sacrifies,
holocaustes, encensemens, ny leurs
festes & ajouste la cause, disant:
Manus enim vestrae sanguine plenae
sunt. Voz mains impies & cruelles sont pleines de sang, S. Am-
Esaie.
broise en son Hexameron a dict,
que la cruauté est une chose propre aux bestes. Saevire bestiarum est.
S. Hierosme sur les douze Prophe
tes, a dict, Que la misericorde te
leve en haut, & la cruauté t'envoye en bas, Sicut misericordia sursum elevat, ad Deum: ita deor sum cru-
S. Ambroise.
Ff iij
[227v]
THEA. DES DIVERS
delitas in infernum. Mercure Trismegiste, en son Asclepie, a dict,
que quand une creature devient
cruelle contre une autre, toutes
les vertuz des cieux crient à Dieu.
Pithagoras fut tant ennemy de la
cruauté, qu’il la defendit aux hommes mesmes à l'endroit des animaux. Licurge rapporta cecy aux
Lacedemoniens, qu'Apollon luy
avoit dict, que les portes de la felicité estoient closes aux cruels &
ouvertes aux humains & pitoyables. Socrates souloit dire que devenir cruel estoit une chose appar
tenant à l'homme condamné, veu
qu'il fait, contre la nature maistresse de l'amour. Virgile, au sixiesme de l'Aeneide, depaint le
cruel Salmon, à cause de sa cruauté, grandemenf puny en Enfer. Le
Poete Tibulle s'escriant contre les
Mercure
Trimegi
ste.
Pithagoras.
Licurge.
Socrates.
S. Hierosme.
Virgile.
Tibulle.
228
CERVEAUX.
les meschans a dict,
Qui fuit horrendos primus, qui protulit
enses:
Quàm ferus & verè ferreus ille fuit.
Celuy lequel a produit & mis
en avant le premier les horribles
espées, veritablement a esté cruel
& dur, comme le fer. Le tresdocte
Dante en son Enfer, met une troupe infinie de cruels, & principallement Alexandre & Denys le
Tyran, disant.
Quivis i fi piangon, &c.
Le docte Molza descrit gentiment
la cruauté d'Herode, par luy vaillamment blasmée, au Sonet qui
commance,
Fugite madri ei cari vostri pegni &c.
Le Seigneur Fabio Galeota, &
Julio Morigi Poete de Ravenne de
testent fort cete cruauté, de maniere que chacun l'a horreur.
Ff iiij
[228v]
THEA. DES DIVERS
Mais passons aux cerveaux melancoliques & sauvages.
DES DESPOURVEUZ
d'entendement & cerveaux melancoliques, farouches
& sauvages.
DISCOURS XLVIII.
CEux cy sont proprement de
ceux là lesquels vont seuls errans & eslongnez du tout en l'esprit & pensée de la conversation
& compagnie des autres, & sont
plustost de pitié, & compassion que de blasme, pource que
leur sauvage nature est demourer sequestrez & separez de la commune frequentation & commerce des personnes. Ils sont neantmoins privez de la vraye paix de
l'esprit, rempliz de mauvaise hu-
232
CERVEAUX.
meurs, estranges fantasies leur occupent & saisissent le coeur, ils ont,
au dedans des fascheuses imaginations: & sont aucunefois tels, que
non seulement ils haissent la com-
pagnie, & hantise des autres: mais
aussi eux mesmes. Cete melancolie est ennemie de l'alegresse, opposée & contraire à la joyeuseté,
& au plaisir, amie des desplaisirs
& facheries, desireuse de la mort,
& privant de la vie. Ces coeurs sauvages sont ennemis de la nature,
pource que la nature, dit Aristote,
a faict l'homme compagnable &
aymant societé: au lieu qu'ils ayment mieux un petit lieu, une
grotte, un antre, un bois, que la
compagnie tant douce & agreable d'un homme. Pour cete cause,
il ne se faut pas esmerveiller, s'ils
deviennent aucunefois comme
[229v]
THEA. DES DIVERS
bestes sauvages, & se fortifient tant
en l'humeur melancolique, qu'ils
pensent estre devenuz ou statues,
ou asnes, ou oiseaux ou fourmis,
ou semblable autre chose assez eslongnée de la verité. Je ne trouve
aucunement estrange l'exemple
que l'on raconte vulgairement
d'un pauvre homme & infortuné,
lequel pensant estre transformé
en un grain de millet, demoura
long temps, sans mettre le pied
hors de la chambre, craignant que
les poulets courussent incontinent
le becher & engloutir. Paravanture n'est moindre cet exemple
d'un autre, lequel imaginant qu'il
estoit devenu un cordouan, se tiroit la chair avec les dents, pour se
faire une paire de bottes, pour aller à cheval. Aussi est assez ridicule l'exemple de celuy, lequel pen-
Aristote.
Exemples
d'humeurs
melancoliques.
230
CERVEAUX.
sant estre devenu un verre, s'en alla
à Muran, pour se jetter dedans une
fournaise, & se faire faire en maniere d'une couppe. Et possible n'est
moins delectable celui d'un autre,
lequel pensant estre devenu un potiron, se plaignoit de soymesme
qu'au terme d'une heure la pluye
le deust corrompre & faire pourrir.
Les Grecs couchent par escrit l'exemple de la sauvage humeur de Ti
mon Athenien, lequel s'acquit le nom
de Mɩσάνθρωπος c'est à dire, haineux
des hommes, pource qu'il fuioit la
compagnie de tous, & ne prenoit
plaisir en autre chose, que d'estre
seul. On dit que quelquefois, il a
aymé la compagnie d'Alcibiades
jeune homme Athenien, desbauché:
& comme on luy eust demandé pour
quoy il hantoit plustost Alcibiades
que les autres, il respondit, que ce n'estoit
pas pour bien qu'il luy voulust, mais
[230v]
THEA. DES DIVERS
Timon Athenien.
pource qu'il cognoissoit que ce
jeune homme là devoit estre cause de tresgrands scandales & maux
en la Republique. Et le jour que
disna quant & luy d'avanture un
qui participoit de son humeur,
comme il dist: Que cete table, Ti
mon est heureuse, jouissant de deux
d'humeur tant accordante, il demonstra le sauvage humeur qui estoit en luy, par cete responce, Elle seroit beaucoup plus heureuse,
si tu n'estois icy, mais moy seul.
Bien que ne soit pas moins brutalle la proposition qu'il fit aux
Atheniens, lors qu'il s'en alla publiquement denoncer, qu'il vouloit coupper un figuier qui estoit
en son jardin, auquel plusieurs citoyens par le passé, s'estoient pendus & estranglez deux mesmes,
& qu'il donnoit advertissement à
231
CERVEAUX.
ceux qui voudroient faire le sembla
ble, & se pendre à ce figuier, devant
qu'il le couppast, comme il avoit
pourpensé. Voila les fantastiques
humeurs des cerveaux melancoliques & sauvages. Or parlons un
peu des Cerveaux d'Alquimiste.
DES DESPOURVEUZ
d'entendement & Cerveaux
Alquimistiques.
DISCOURS XLIX.
LEs ecervellez Alquimistiques
ou cerveaux d'Alquimistes ap
paroissent communement ceux,
lesquels par une forte pensée tendans en haut, veulent par une petite chose en faire de grandes, par
la vilité, se magnifier & exalter,
par la pauvreté s'enrichit, par la
misere s'eslever, par l'infirmité,
acquerir un tresbon estat de santé,
& par l'indigence se faire heureux
[231v]
THEA. DES DIVERS
en un moment. C'est pourquoy
entre les fourneaux, alambics, &
phioles, ils se vont sans cesse distillans & allambiquans le cerveau,
pour trouver le moyen de se tirer
des miseres, & devenir en un instant, heureux: & departans d'un estat infime & vile, monter, par les
ailes de Dedale, en un instant jusques au ciel. Il ne leur suffit pas
de se promettre l'or de Croesus &
les richesses de Crassus: car devenuz encore plus ardans & convoiteux
ils vont cherchans une certaine
pierre, laquelle communement ils
appellent la pierre Philosophale, &
les auteurs Arabes la nomment Elixir, à
Democritlaquelle te.
ils font attribuer
par les Philosophes anciens, noms
tres-divers: du Ciel, comme par Jam
blic dame Roiale, comme par les
Platoniques, de Dieux remplissant
Les Platoniques.
Jamblic.
l'univers, comme par Democrite,
232
CERVEAUX.
Aristote
S.
Plotin.
Sinesius.
Zoroastre
Remond
Virgile.
AuguPithagoOrphée & Lullius.
stin.
ras.
Pythagoras: de divins
allechemens, comme par Zoroastre,
Sinesius & Plotin: de secrets raisons seminaires, espandues par
tous les elemens, comme par S. Augustin: d'esprit interne, comme par le
Poëte Mantuan: de mesure substantielle à tous, comme par Remond
Lullius: de quinte essence, comme
par Aristote, de grand secret, comme
par toute l'escole Alquimistique.
Où ils exaltent tant, par ces noms graves & sonans, la vertu de l''Elixir,
ou de la pierre philosophique, que
non seulement ils promettent, par la
vertu d'icelle, la metamorphose
d'or, en la boutique de Geber &
de Remond, mais un prodigieux
Midas, lequel touchant les choses,
les convertisse en or, comme promit
Augustin Augurel, au 3. livre de sa
Chrisopeie, descrivant la ver-
Orphée
Augustin
Augurel.
[232v]
THEA. DES DIVERS
tu de cete pierre, où il dit,
Che gettandone in mar picciola parte,
&c.
Quando, il mar tutto argento vivo fosse,
Potrebbe in or tutto voltar il mare.
Ha, comme l'ont promis en tant de
leurs oeuvres, Hermes, Alfidius,
Avicenne, Hortulanus, Rosinus,
Albertus, Arnaldus, Morienus,
Gilgilides, Cristophle Parisien, &
infiniz autres, lesquels ont remply
les livres d'enigmes, & secrets
tres-obscurs touchant cete fantasie tant curieusement desirée de
tous. Or estans meuz aucunefois
de cete curiosité, ils congregent
& assemblent les sucs, les pouldres,
les urines, les liqueurs, les lies &
mineraux en vases de verre, en bo-
Noms de
divers Al
quimistes.
cals, en alambics, en pots, en fourneau, en baings d'arene, en bains
Marie, passant par la bure, preparant,
cimen-
233
CERVEAUX.
cimentant, souflant, desmeslant, sublimant, fondant, pulverisant, la
vant, incorporant, dessechant, jet
tant en verge, en petit canal, en
eau, les mixtions, & les compositions par eux reduites, à la dernie
re fin. Les desireux & curieux de
voir une belle experience, esprouvent une recepte, Ad album , avec
le blanc d'un oeuf, allum, sel, Kal,
bruslé avec estain d'Angleterre,
sel gemme, sel armoniac, chaux vive, verre pillé: & cela se pile, se
broye, se mould, se faict en paste,
se met au feu lent, au feu d'alteration, au feu de reverberation, se
fond & se tire ou une lie & chiasse treslaidde, ou des charbons plus
noirs que ne sont ceux desquels
ils se servent. L'on esprouve aujourd'huy la maniere de congéler
Mercure avec les mineraux, le ViGg
[233v]
THEA. DES DIVERS
triol, Salnitre & autres avec les
sucs d'herbes, Napellus, Serpentine, Aristolochie, pouliot, Centaurée, Tapsus, avec poudres d’Euphorbe, de verre, d'antimoine: avec medecines y jettees de Sirop
de pavost, Agaric, Arsenic, & Reu
barbe, & les jette les matieres, les
deniers, le Mercure en fumée, qui
se viennent à resoudre en lies &
chiasses plus noires que n'est
la fumée & suye des cheminées. Aujourd'huy se fera une experience,
ad solem , tresbelle & approuvée,
que l'on a eu d'un Flamand, d'un
François, d'un Allemand, de Thomas Philologue, de François Storella, & d'Augustin Panthée, & se
composent ensemble, Venus purgé pro ut scis: Curcinne pilée, Tucie
d'Alexandrie preparée, prout scis ,
deux dattes fresches, du safran,
234
CERVEAUX.
la Febue noire, les figues pasteuses, & se met tout cela en un vais
seau, en forme de paste, bien bousché, sans aucun vent, & puis en
un petit fourneau, où l'on soufle
trois ou quatre heures, ce faict
on le tire dehors, & se trouve une
masse non d'or, mais de cuivre,
qui ne vient à la pierre de touche
& moins à la copelle. Mais ceste cy est encore plus belle à ouir,
quand tu accompagnes ensemble
les lames subtiles du Soleil & de
la Lune, pensant trouver un or
tresfin, de vingt quatre quarrats, apres une longue fusion,
tu trouves que ce qui estoit
de douze, est diminué jusques
à huict, ou dix au moins: de
maniere que l'on te peut dire
le propos d'Esaie, Argentum
tuum versum est in scoriam.
Esaie.
Gg ij
[234v]
THEA. DES DIVERS
Ton argent est tourné en ordure
du metail. Que diray je des despen
ces, frais, sueurs, des peines, des
ires, des voeuz, des juremens, des
vaines promesses, que ceux cy font
tous les jours, trompez par la faus
se esperance, qu'il avoyent en la
teste? Que diray je des fraudes, des
tromperies, des faussetez, des monstres, des apparences, qui ne resstent ou tiennent au feu, au mar-
teau, & moins au reste des preuves
que les Orfebvres en font tous les
jours? Que diray je des pensées, des
intentions, des desirs, des conceptions, des humeurs extravagantes
& fantastiques qu'ils ont en eux?
Les conceptions qui empeschent
leur esprit sont les causes d'argent,
les escrins d'escuz, les coffres pleins
de doubles ducats, les sales magnifiques, les montagnes d'or, les pa235
CERVEAUX.
rens Seigneurs, les amis, Cardinaux & Princes, eux mesmes, Rois
& Empereurs. Les miserables s'abusent en diverses manieres, eux
mesmes, par la monstre de l'art,
des secrets, des experiences, de congeler, arrester, transmuer: ayans finalement pour art le ridicule soufler des soufflets, pour secret, l'inutile plomb purgé, pour congelation
la vaine amalgame, pour arrester
le sot frangible, pour coppeller
une chose, qui est seulement fondue. Ils sont en cecy principallement dignes de moquerie, quand
avec si grande gloire & jactance,
ils racontent aux ignorans, les fols
mysteres & les vains enigmes de
cest art, nommans le Lion verd, le
cerf fugitif, l'aigle volante, le fol
saultant, le Dragon qui devore sa
queue, le muy enflé, la teste de
Gg iij
[235v]
THEA. DES DIVERS
cerf, ce negre plus noir, que le negre, le seau d'Hermes, l'unique &
seul, outre lequel il n'y a autre, &
neantmoins se trouve en tout lieu.
Avec quelle jactance, Dieu immortel, ois tu ceux cy nommer &
mentionner les termes & sinonimes des metaulx qui te font don-
ner de la teste contre la muraille,
en les oyant, seulement, quand ils
nomment l'argent, tu ois qu'ils
l'appellent Lune, l'argent vif,
Mercure, ennemy, sans saveur, lubrique & coulant, enfant sautant:
la Gomme blanche, glaire d'oeuf,
Menstrue, Sperme, Occident,
Vieillesse & Nuict, l'airin, Venus:
le fer, Mars: l'estain, Jupiter: le
plombs, Saturne: l'or, le Soleil, l’Orient, Forme d'homme, Faucon,
Cocq, pierre des Indes, Phison,
Olive perpetuelle, Veine avec lu236
CERVEAUX.
stre, & leur donnent tant d'autres
noms, que c'est une chose treslongue à raconter & à garder en la
memoire. Je ne diray pas la grande
& vaine gloire qui regne en eux,
quand ils voyent qu'on les escoute, & qu'on leur adjouste foy, quand
ils voyent, que de leurs propos,
l'on monstre une allegresse, & qu'on
leur est attentif, quand ils voyent
le desir manifeste, la merveille de
ceux qui escoutent, & les frais
que l'on faict incontinent. Je ne
diray pas comme ils triomphent,
voyans que l'art va devant, les
phioles, & vaisseaux s'achetent,
les matieres se preparent, les lieux
s'estouppent, les soufflets s'accommodent, les fourneaux se r'habillent, & que la chose s'ensuit, avec
une bonne disposition de despendre
Gg iiij
[236v]
THEA. DES DIVERS
& employer le vent & le coeur,
s'il en est besoin. Apres qu'ils te
voyent chargé de fumée, suant de
chaleur, enduit de poix, puant de
soulphre, avec les yeux mols, la
sueur au visage, avec le coulement
au nés, les mains & le visage taints,
avec les accoustremens sales, avec
une douleur de teste, un tremblement de membres, & sur tout avec la bourse vide, en cest endroit, ils t'ont monstré & enseigné
leur plus grand secret, de convertir, transmuer, & faire une vraye
metamorphose, telle que d'Alquimiste, tu deviennes Cacochimique, de medecin, mendiant, d'herboriste, charbonnier, avec la risée,
plaisir & passetemps de toutes personnes. En somme j'ay tousjours
ouy dire, que tous les Alquimistes
ne sont riches d'autres choses que
237
CERVEAUX.
de trois: de fumée, desperance &
de pauvreté. O folie, sur toutes les
follies! folie, qui n'a moyen a des
pendre, qui n'a reigle à acheter,
qui n'a ordre à disposer, qui n'a
mesure à mettre en oeuvre, qui n'a
experience à reduire, qui n'a fondement à commancer, n'y perfection à finir & achever. L'un donne commencement à l'art, en sophistique, qui en couleur: qui en
l'amalgame, qui, par le congeler,
qui à trouver la susdicte pierre mi
raculeuse, qui avec huiles, qui avec onguents, qui avec suiz, qui
avec poisons, qui avec mineraux:
& un autre lassé de tant de preuves inutiles, s'induit finalement
(comme faict un mien singulier
amy) à congeler Mercure avec le
beurre, & le Caviare, chose vraye
& certaine, qui donna grand plai-
Alquimi
stes riches
de trois
choses.
[237v]
THEA. DES DIVERS
sir à la gentile compagnie, qui le
sçeut & l'entendit à lors par passetemps. Je ne parleray pas tant
contre cest art subtil & curieux,
que je ne vueille, en plusieurs cho-
ses le nommer, veritable, & le recommander & louer avec tous les
tiltres de louange, que l'on estime
luy estre deuz & convenables. Le
divin Philosophe Platon, a prouvé l'Alquimie ou Calcimie, ou
Voarcomene, ou Voarcadamie, estre veritable, faisant un supposé, à
peu cogneu: car estans tous les metaux differens entre eux non d'espece, mais seulement selon le plus
& le moins, ou selon la quantité,
l'un se peut transmuer en l'autre,
le reduisant de l'imperfection, à la
perfection, par la vigueur de l'art,
& par la pratique inventée par les
vrais, & parfaicts Alquimistes.
238
CERVEAUX.
Solin.
Strabon.
Pline. V
Jean Picus
Balde.
Davantage, Solin, Strabon, Pline,
& Jean Picus Mirandulan (comme allegue bien, le Panthée, en sa
Voarcadamie ) l'ont appellée une
science celeste & divine. Balde de
Peruse aussi fameux Docteur de
loix, és commentaires qu'il a
faict, sur les usages feudaux, &
au tiltre, quelles sont les regales,
louant l'Alquimie, l'a appellée invention d'un esprit excellent &
Philosophique. Oldrac mesmement tresnoble legiste, en ses conseils, l'aprouve manifestement, au
Conseil soixante neufiesme, pourveu qu'il n'y ait de l'art magique,
ou autre chose contraire aux loix
amenant la L. Unica. & le C.
de Thesauris. Quiconque prend
plaisir de voir les frivoles raisons
que l'on peut amener contre
Oldrat.
[238v]
THEA. DES DIVERS
les Alquimistes, afin que chacun
les tienne & estime faux & menteurs, considere comme l’Angelique en parle, ou notant de l’autre
part, comme la Somme Tabiene
refute sagement & avec raison les
inutiles preuves d’icelle, il verra
si ceux là sont beaucoup plus dignes de louange que de blasme,
que l’on appelle Alquimistes. Mais
il ne se trouvera personne qui ne
loue l’Alquimie en cecy, quelle a
trouvé ces beaux temperamens de l’a
zur, du Cinabre, du vermillon, du
pourpre, du cristal, & de ce qu’ils
appellent or musicien, chose excellente & tresnoble. Davantage
elle a trouvé le cuivre, qui sert en
tant de choses, les mixtions, les
compositions, les departemens ou
divisions, les essais, les inventions
des canons, les pouldres des artil-
Sommes
Angelique &
Tabiene.
239
CERVEAUX.
leries, les feuz artificiels, & mille
autres choses vraiement segnalées.
Ceste cy est celle qui a trouvé les
verres que Pline mentionne & recite s'estre veuz du temps de Tibere, mols & ployables en toute
maniere, à la perte & dommage
du propre auteur, lequel Isidore
narre avoir esté pour ceste cause
occis, à ce que l'or n'avilist avec
l'argent, à cause de la beauté du
verre, & afin que l'on n'ostast à ces
metaux tant nobles & estimez,
leur prix & valeur. Ceste Alquimie finalement est celle qui ha retrouvé les eaux de vie, ces esprits
essentiels, ces quintes essences, qui
purgent par une si grande merveille, les catherres de la teste, estai
gnent & amortissent les coleres,
repriment les phlegmes, chassent
les douleurs, & les tourmens, con-
Pline.
Isidore.
[239v]
THEA. DES DIVERS
somment les mauvaises humeurs,
donnent vie aux malades, & font
quasi resusciter les morts. Parquoy
estant, à cause de tant de particu-
laritez, remplie de merites, &
louable, bien qu'en quelque partie, elle fust apparente & fausse,
ce que nient constamment auteurs
tresdignes, nous la mettrons en
nostre Theatre, entre la louange
& le blasme, pour ne nous irriter
contre tout le vulgaire, & pour
n'estre contraires aux dicts de plusieurs doctes personnes, d'entendement & de sçavoir. Or passons
aux cerveaux d'Astrologue.
DES CERVEAUX
d'Astrologue.
DISCOURS L.
240
CERVEAUX.
L'ON appelle communement cerveaux d'Astrologue, ceux, qui vont la
plus part du temps seuls,
pensifs, imaginant, fantastiquant
& considerant ce qu'ils ont en leur
pensée, pourveu que l'homme estime
que ce ne soit chose frivole, mais
digne de consideration & d'importance
comme les choses, que l'Astrologue
ha proprement coustume de regarder. Parquoy souz ce membre, se
pourroyent mettre plusieurs, qui ne
sont de tous communement cogneuz
pour Astrologues, comme les usuriers, lesquels vont tout le jour astrologisans, & pensans, comme un
escu, en pourra avec le temps gangner cent, comme un boisseau de
bled, se convertira, en un grenier,
un sac de farine, deviendra
une masse. Les fols amoureux
[240v]
THEA. DES DIVERS
qui vont cherchant l'Elitrope de
Calderin, ou la pierre, Gigis, pour
aller invisibles, les secrets de Cyprian, pour se transformer en passereau, la Clavicule de Salomon,
pour avoir la Calamite, ou pierre
d'Aimant, qui les remplisse plus
de calamité que d'allegresse: ceux
qui sont sur les questions, lesquels
à toute heure vont imaginant,
par quel art, par quelle ruse, &
par quel stratageme l'on puisse
accueillir & surprendre l'ennemy
dormant, s'il seroit possible d'avoir de la pouldre, laquelle ne fait
bruit, & ainsi vont discourant en
infiny. Mais les propres Astrologues, ausquels ce nom à bon droict
convient, sont ceux, lesquels avec
les sferes en main, & avec l'astrolabe devant eux, se depeignent
aujourd'huy sur les Almanachs &
prono-
241
CERVEAUX.
pronostications, faire jugement &
discourir des choses à venir: comme
des jours, des mois, des saisons de
l'an, du serain, du mauvais temps,
de la mort, de peste, des guerres, de
tremblemens de terre, d'innondations, & de bonnes & mauvaises cueillettes, en quoy l'experience maistresse des choses, enseigne
tous les jours, combien ils s'abusent, & comme ils sont menteurs.
Je ne dy pas que l'on ne puisse sçavoir quelque chose, par la longue
pratique & experience, observée
de leurs maistres: comme les Ecclypses de Lune, & du soleil, les
conjonctions, les oppositions, les
dominateurs, les ascendans, & quel
ques autres observations, qui ne sont
de grande valeur & consequence.
Mais quant aux jugemens qu'ils
font de la mort des Seigneurs, des
Hh
[241v]
THEA. DES DIVERS
guerres asseurées qui seront, des
pestes, des chertez, des heureux
succez, des infortunez, quant à faire
la nativité de cestuy cy & de cestuy là, ou la chose se rencontre
souvent à l'opposite, je dy que c'est
une pure sottise, de ces babillards,
affronteurs & charlatans. Pourquoy veulent ils, les pauvres gens,
nous remettre aux causes celestes
en ces jugemens, & aux influences
des estoilles qui predominent, veu
que leurs mesmes auteurs, tresexperimentez Mathematiciens, comme Eudoxe, Archelaus, Cassandre,
Hocchilace, Halicarnasse, avec une grande trouppe de modernes,
confessent estre une chose impossible, de trouver aucune chose cer
taine, par la science des jugemens?
Combien de choses se peuvent
faire avec le Ciel (comme certifie
Noms d'Astrologues
242
CERVEAUX.
aussi Prolomée) qui pourroyent
empescher l'evenement jugé d'iceux? Combien d'occasions aussi
pourroyent faire le semblable,
lesquelles s'opposent à ces causes
là? Trouves tu une petite opposition, celle de l'usage, des coustumes, de la nourriture, de la bonté,
de la deshonnesteté, de l'empire
ou commandement, du lieu, de la
Nativité, du sang, de la viande, de
la liberté de l'esprit, & finalement de la discipline? Et d'autant plus que tous les Astrologues
concluent que les influences des
estoilles & des planettes ne forcent, mais seulement inclinent.
Pourquoy baptises tu donc les
conjectures simples, & estimes
qui se font au moyen seul du jugement humain, par l'Astrologie?
Chacun, mediocre Philosophe,
Hh. ij
[242v]
THEA. DES DIVERS
ains toute mediocre personne, ayant jugement, sçait que les pestes
& contagions ont coustume de ve
nir, par l'intemperature & indisposition des saisons, & à cause des
chertez, durant lesquelles, les hom
mes contraints par la necessité,
mangent de toute chose, & se rem
plissent seulement de viandes dommageables & nuisibles, occasion
de maladies contagieuses & pestilentes. Et tous sçavent que les
guerres sont preparées, en ces mes
mes temps de disette, pource que
les vivres sont empeschez, par ceste principauté & ceste autre, avec
alteration & emotion des coeurs
de ceux, qui souffrent: & pourtant
sont ils trespronts à la vengeance,
avec les armes en la main. Et n'y a
aucun qui ne sçache, que se mourront des Princes tant en Levant, qu'en
243
CERVEAUX.
Occident: aussi bien, au chef, qu'en
la queuë du Dragon. Qui ne sçait
aussi que quand l'on voit les pluyes
trop grandes & frequentes, ou la
seicheresse extreme, ou le froid excessif, hors le temps, & saison, on
ne recueillera pas beaucoup de biens, & les esperances humaines se
ront frustrées de leur joyeuse attente? Appellera l'on le deviner de
ces choses là Astrologie? Nous
pourrons donc tous faire gaillardement des Almanachs, sans estudier les tables de Nostradamus, &
aller à l'escole de Sarezane, ou de
Saranezze. Mais si le regarder
aux estoilles est de quelque argument, ou en bien ou en mal, entre
une si grande diversité d'estoilles
quasi infinies, qui surviendront &
se rencontreront és influences, pourquoy ne se peut on promettre &
Hh iij
[243v]
THEA. DES DIVERS
grandeur & misere, victoire & rui
ne: santé & maladie, vie & mort,
honneurs & vitupere: richesses &
pauvreté? amitiez & discordes, &
guerre & paix tout à la fois, puis
que les effects de diverses estoilles
peuvent estre, tout à la fois, non
seulement differens, mais contraires? C'est pourquoy, les rusez &
malicieux en leurs pronostics, ont
coustume de couvrir les succez à
venir en alleguant (pour exemple)
que Saturne comme Seigneur de
l'an, sera occasion de tristesse & de
pleur à chacun, mais que Venus,
pour estre conjoincte à Saturne, mi
tigera un peu la maudite rage de la
planette rigoureuse. Et ainsi quand
l'effect sera mauvais, ils attribueront cela à la Seigneurie de Saturne, & s'il est bon, ils le sauveront
en la conjonction de Venus. O
244
CERVEAUX.
Astrologie de mauvais goust? O
profession trompeuse! ô art trop
artificiellement couvert! comme à
bon droict, Cornelius Tacitus se
plaint contre ceux cy, disant. Il y
a une certaine maniere d'Astrologues malicieux qui sont infideles
aux Seigneurs & Princes, fallacieux à tous ceux qui les croyent, lesquels ont esté souventesfois chassez de nostre ville, & ne sont jamais du tout exclus, comme il faudroit. Que ce tresgrave auteur
Varron disoit bien, que la vanité
de toutes les superstitions est de
rivée & emanée du sein de ces trom
peurs & moqueurs! Combien y en a
Cornelius
Tacitus.
M. Varron
il qui te prennent pour Saturnin ou Jovial, pour Martial, ou Solaire, pour Venerien, ou Mercurial, par un seul signe de la face,
Hh iiij
[244v]
THEA. DES DIVERS
voulans par un exterieur probable, induire un demonstratif interieur des affections de l'esprit se
persuadans qu'ils sont si grands
Zopires en la Phisionomie qu'ils
ne se trompent aucunement? Combien y en a il qui pensent avoir la
parfaicte Metoposcopie, & par
tresgrand & vif entendement en
considerant seulement le front,
pensent deviner, les entrées, principes, deportemens & fins de toutes personnes & puis demeurent
des sots, comme demoura celuy à
Milan, lequel regardant un certain
bossu au front, luy dist, par maniere d'introduction, que, Multa
essent dicenda de fronte illa. Il faudroit
dire beaucoup de choses d'un
tel front: & en luy regardant aux
mains, tandis que le bossu irrité
contre luy l'importunoit de dire
245
CERVEAUX.
ce qu'il en pensoit, en disant, Dic,
dic, dic, il se trouva chargé d'un
grand coup sur le nés, au moyen
dequoy, il demoura tout estonné
& esperdu, ne sçachant plus où il
en estoit? Combien s'en trouvent
lesquels faisans du Chiromancien,
par certains signes sur les mains,
par certains lineamens, lignes, &
par ces sept monts, selon le nombre des sept planettes, qu'ils ont
retrouvez selon leur fantasie, veulent deviner les affections de l'esprit, la vie & la fortune, & en maniere de Bohemiens, comme on les
appelle communement, qui courent par pais, te veulent dire la bonne
avanture, & finalement te couppent
secrettement la bourse, mettans
peine avec les mains, comme tresbons Chiromanciens, de se moquer de
toy, comme il faut? Combien y en
[245v]
THEA. DES DIVERS
a il, lesquels faisans profession malheureuse de Geomanciens, vont
enseignans aux femmes les superstitions du moulinet, le tour du
bluteau, les sorts des poincts jettez d'avanture, les succez des nom
bres per & imper, & remplissent
leur cerveau de follies, & fadaises,
& par ceste expresse vanité blasmée de tous, ils s'aquierent la faveur, le credit, & la possession des
maisons & des personnes? Combien y en a il, lesquels pour sembler suffisans & braves, comme les
anciens alleguent les miracles, retrouvez par leur science, mettant
les resveurs, au nombre des vaillans Astrologues, & les ignorans
avec ceux, lesquels en ont doctement parlé? Tu vois en cest endroit
amener l'invention des spheres, le
nombre des cieux,les mouvemens
246
CERVEAUX.
des planetes, les signes celestes, les
poincts equinoctiaux, les discours
d'exentrices, de concentrice, d'epicicles, de retrogrades, de trepidations, d'acces, de reculemens, de
rapts, d'eclypses, & de mille autres noms, qui donnent merveille
au vulgaire, & le rendent par semblable attentif: & par ces propos,
ils semblent autant d'Albategnes,
autant d'Isaacs, autant d'Alpetrages, autant de Tebith, autant d'Azarchelas, autant d'Hipparques, autant de Bemodans
& autant de Ptolomees, & ne
sont enfin autre chose que Hibbouz & Chahuans. Il est requis
autre chose, pour posseder à
bon droict le nom d'Astrologue, que la sphere depainte, en
la main, les lunettes au nés,
Noms
d'aucuns
Astrologues.
[246v]
THEA. DES DIVERS
l'astrolabe aux pieds, il faut faire
autre chose que composer un lunaire, sur tous les mois de l'an,
former un pronostic desrobé des
tables de Nostradamus & alleguer
Ptolomée en l'Almageste, ou Mar
tian, ou Julius Firmicus ou le Roy
Alphonse, en quelque livre par
eux faict. Avec quel plaisir, font
ils demourer le monde attentif,
tandis qu'ils diront que l'an, selon
la revolution du Soleil, commancera le premier de Janvier, à quarante minutes, selon le calcul du
Roy Alphonse: que Mercure sera
Seigneur de l'ascendant & predominateur, & Mars & Jupiter en
la sixiesme maison, que la cruauté
de Mars sera mitigée, par la gaieté
de Jupiter, qu'au Mouton, au
Taureau, & aussi au Capricorne,
ne sera bien faict de tirer du sang:
247
CERVEAUX.
ny mesmes quand ils regardent
Jupiter & Saturne, que les Cieux
nous menacent de guerres, des
pays Orientaux, que la Comete
passée nous pronostique la mort
d'un Hottoman: qu'il y a danger
que les lis blancs ne s'efforcent de
s'enraciner au pays des Insubriens,
& que l'on entende à avoir soin,
pource que l'on conclud finalement que les forces des estoilles
enclinent, & ne contraignent
pas: & que, Sapiens dominabitur
astris. O le gentil discours qu'ils
font! tous les Almanachs qui se
voyent ne chantent quasi autre
chose, & ne passent ces beaux advertissemens qui se donnent
au monde. Est il possible que
le monde soit tant sot, qu'il
embrasse en un instant ces moqueries? & ne s'advise que telles
[247v]
THEA. DES DIVERS
gens, desrobent pour le plus, ce
qui est à autruy, ne nous ameinent
rien du leur, alleguent les passages sans fondement, abusent les
personnes de belles promesses,
entretiennent les esprits & entendemens de curiositez & tirent
l'argent de la bourse, par esperance & flateries? Canone Mathematicien voulant acquerir la
bonne grace & faveur du Roy
Ptolomée, mit il pas la chevelure de la Roine Berenice, au ciel,
à ceste fin? Y a il flaterie aucune ou
adulation que ces modernes Astrologues n'observent continuellement en leurs propos & escrits? promettent ils pas communement aux Seigneurs qu'ils cognoissent desireux & curieux de nouveauté, enfans tres-vertueux, lignée divine, victoires tres-grandes,
Canone
Mathematicien.
248
CERVEAUX.
heritages de tres-grande importance, thresors incomparables, estats
innombrables, & sur tout tres-heureuse vie, & tres-heureuse fin? Ah,
tous ne sont pas Anaxagores, qui
pronostiquent la cheute de ceste
pierre du ciel, qui avint en la septente huictiesme Olimpiade. Tous ne
resemblent pas à Pherecides Sirien,
pour voir, en tirant l'eau d'un puits
le tremblement de terre qui doit venir. Tous ne resemblent à Sulla Mathematicien lequel predist à Caligu-
Anaxagoras.
Pherecides
Sulla.
le, le jour, l'heure & la maniere de
sa mort. Tous ne resemblent à l'Astrologue Meson, qui pronostiqua
aux Atheniens la tres-grande fortune qu'ils eurent, en l'expedition de
Sicile. Tous ne sont semblables à
Berose, pour estre dignes des statues, par la langue d'or: Tous ne
ne ressemblent à Athlas, pour
[248v]
THEA. DES DIVERS
pouvoir soustenir & supporter le
ciel de leurs espaules. Tous ne sont
Endimions, pour demourer embrassez avec la Lune leur amoureuse. Mais bien plusieurs, & en
grand nombre, se trouvent non
Astrologues mais ignorans: non
Mathematiciens, mais vraiement
fols de la plus fine matiere qui
se trouve, pour ceste cause passons
de ceux cy à autres fols, qui s'appellent fols & extravagans tout
ensemble.
Endimion.
DES DESPOURVEUZ
de cervelle, ou Cerveaux fols
& extravagans.
DISCOURS LI.
Meson.
Berose.
CEs Cerveaux fols & extravagans sont un si grand nombre
au monde, que peu de lieux se
trouvent vuides, de ceste semence,
laquelle
249
CERVEAUX.
laquelle, en maniere de chien-dent,
se nourrit & cree par tout aisement. Leurs infiniz honneurs (pource que Stulorum infinitus est numerus) n e se peuvent tant facilement
expliquer, pource qu'ils sont en si
grand nombre & tant extravagans,
qu'ils portent quant & soy une
peine indicible à celuy qui ha le
soin de les raconter. Il se trouve
tel, qui hà l'humeur d'estre Pape,
quelqu'un d'estre Empereur, un
autre d'estre Roy, & dispensent
les privileges, & autoritez de devenir Cardinaux, Marquis &
Princes, avec une si grande gravité exterieure, qu'ils donnent à l'esprit un plaisir & merveilleux passetemps, autres font du Docteur
des loix, autres, du Medecin: autres, du Prophete (comme j'en ay
cogneu par le monde, trois ou
Ii
[249v]
THEA. DES DIVERS
quatre) & parlent avec une si grande fermeté & asseurance, pour un
peu, de la profession qu'ils ont prin
se, que l'on diroit proprement,
qu'ils fussent tels: pource que tu
ois former un conseil, ou bien un
instrument de docteur Legiste:
discourir sur une urine, ou sur une
fiebvre, en vray medecin, predire
quel Cardinal doit estre Pape, se
lon les Propheties de l'Abbé Joachim? ou si le grand Turc doit faire
entreprinse d'importance, tant
constamment, qu'ils semblent &
paroissent proprement ce qu'ils
demonstrent, Mais en fin ils viennent à extravaguer en sorte: que
tu cognois incontinent, qu'ils sont
de ceux, qu'engendre Bergame,
Valtelline & Valcamonique, &
quasi tout le pais d'alentour. L'on
raconte à ce propos, une ridicule
Folies gran
des de certains Ber
gamasques.
250
CERVEAUX.
folie de certains Bergamasques,
lesquels penserent que l'eau, d'une
leur Serrivole, pource qu'elle
bouillonnoit, fust une chaudiere
pleine de Maccarons bouillans, & se
jetterent tous dedans l'un apres l'autre, pensans que leur compagnon, qui
s'y estoit jetté le premier, les deust
manger tout seul, sans en laisser à
ses compagnons, ne le voyant retourner en haut, & ainsi ils se noyerent tous bergamasquement.
L'on raconte mesmement une extravagante folie, d'aucuns de Val
camonique, lesquels estans allez à
Venise, comme ils furent descenduz pres les degrez de S. Marc, ayans cete humeur en la teste, que
la ville fust en la mer, comme une
barque en l'eau, se mirent en la
place, pres du clochiez de Sainct
Marc, comme au mast, & se tiIi ij
[250v]
THEA. DES DIVERS
Folie extravagante
d'aucuns
de Valcamonique.
rans leurs chemises de dessus leur
dos, les attacherent à cet arbre &
tour du clochier, crians, voile, voile, & tout le peuple courant à ce
spectacle, il commencerent allegrement à demener les bras, en
maniere de matelots qui tirent la
rame, pour ayder la barque, empeschée de la charge d'une si grande multitude de personnes. Sçauroit l'on trouver plus sottes matieres, & plus extravagantes folies
que celles cy? Celius en raconte
une d'un certain Pisandre, lequel
fut reduit à une telle folie, qu'il avoit peur de rencontrer, un jour,
son ame, qui luy dist, qu'elle ne
voulust plus se tenir avec luy, mais
s'en aller bien loin de luy & l'abandonner: & estant ainsi affligé
& fort marry, il s'en alloit çà & là
fuyant, de peur de la rencontrer
Celius.
251
CERVEAUX.
d'avanture. De maniere que ces
fols extravagans en font de celles
qui se peuvent, appeller tres-solennelles, qui donnent plaisir à toute
personne, qui les entend. Or passons maintenant aux Cerveaux
fols, furieux & brutaux.
DES DESPOURVEUZ,
d'esprit, fols, furieux &
brutaux.
DISCOURS LII.
LEs destituez d'esprit, & cerveaux fols, furieux & brutaux, sont pires que les susdicts,
pource que non seulement ils sont
nuisibles à eux mesmes, mais souventes fois aux autres aussy. Ainsi
Ovide descrit, en ses Fastes, le furieux Athamas avoir occis son
Athamas
furieux en
Ovide.
Ii iij
[251v]
THEA. DES DIVERS
propre fils Learque, en ces vers:
Hinc agitur furiis Athamas subimagine falsa
Tuque cadis patria, parue Learche
manu.
Delà Athamas est mené & induit
par les furies, souz une fausse image: & toy petit Learque, tu meurs,
de la main de ton pere. Plutarque
en son Romule, escrit de Cleome
des d'Astipal, homme de forces
prodigieuses, lequel tire de la fureur, & de la brutalité, donnant du
poing sur un pilier, qui soustenoit
l'escole publique de la ville, jetta
la maison, sur les enfans, lesquels
furent tous occis, souz ces furieuses
ruines. Mais Herodote en faict
mention d'une autre fort solennelle,
Cleomedes
furieux.
de Cleomenes Roy des Lacedemoniens, lequel estant devenu fol
& brutal, donnoit du sceptre, sur le
252
CERVEAUX.
visage d'un chacun, & comme il
fust mis aux ceps & emprisonné
par ses parens, il print un cousteau,
de la main d'un des gardes, & se
divisa les membres de soymesme,
commanceant par la partie inferieure, & arrivant jusques aux extremes du chef: à raison dequoy il
se desmembra du tout, de soymesme. Saxon Grammerien faict mention aussi d'un certain Athlete ou
luteur appellé Arthene, lequel entra en si grande furie, qu'il rongea à
belles dents un escu d'acier, comme si c'eust esté un fromage: engloutit les charbons de feu, comme
autant de cerises, & par le milieu
des flammes courut nud un jour,
comme s'il eust couru par un jardin
plein de roses, violettes, & fleurs. Apulée & Ovide descrivent de la folle fureur d'Ajax, fils de Telamon,
Arthene
furieux.
Ii iiij
[252v]
THEA. DES DIVERS
lequel devenu furieux, pource
qu'il voyoit au loyer & prix des
armes d'Achille, le cauteleux
Ulisse, preferé à luy, par le juge
ou President des Acheens, entrant
aux estables des bestes, les tuoit
toutes, comme si elles eussent esté
les mesmes Grecs, & en fin, il tour
na pareillement contre soymesme
le fer fatal, & se tua: ce qui a donné occasion au tres-docte esprit
de l'Anguillara de former une
stance memorable de sa fureur,
qui commence.
En l'huomo invitto al fin dal dolor
vinto, &c.
Et en fin le divin, Arioste, pour un
unique exemple d'extreme folie,
raconte celle du furieux Roland,
en plusieurs stances. Ainsi ces despourveuz de sens, furieux & bru-
Anguillara.
253
CERVEAUX.
taux, portent à eux mesmes & aux
autres aussy, grand dommage, honte & prejudice. Mais parlons maintenant de ceux là lesquels ont une
legion de noms, comme de cerveaux terribles, indontez, endiablez, entraversez, precipiteux, trepanez, bigarrés, & heteroclites.
DES CERVEAUX
terribles, indontez, endiablez, entraversez, precipiteux, trepanez, bigarrés & heteroclites.
DISCOURS LIII.
CEs despourveuz de sens &
Cerveaux diaboliques, appartiennent proprement à
ceux, qui ont tousjours la volonté
de faire mal, & ne l'ont jamais,
pour faire bien, & qui sont tous-
[253v]
THEA. DES DIVERS
jours comme piffres, promtz à mener les mains, comme sont les braves & audacieux du monde, les
despece fer, les taille-cantons, les
mange-cadenatz, lesquels ont le
diable à costé, derriere, devant à
la ceinture, dessus, & és mains.
Ceux cy estoient appellez par les
anciens Romains, gladiateurs. Le
Poëte Horace fait mention de Bithe & Bacchius, egaux en mechan-
ceté, & audace, qui estoient de cete engeance: desquels est derivé ce
proverbe, Bithus contra Bachium:
quand se trouvent deux de ses
fendans & hardiz endiablez, qui
combatent entre eux. Et Virgile,
en son Aeneide faict mention de
Dares temeraire, lequel voulant
faire du brave & du fendant défia
Entelle au combat, duquel il fut
vaincu & surmonté. Ce qui don-
Bithe &
Bacchius
braves &
audacieux.
254
CERVEAUX.
na lieu au proverbe, à l'endroit de
S. Hierosme, qui dit, Dares Entellum
provocat : quand l'on parle & devise d'un de ces braves, ayant desfié
aucun au combat, & lequel demoure apres vaincu, par celuy qui
ha esté appellé de luy, pour se batre. Anthée le Geant fils de la
Terre, est descrit, par les Poetes,
pour l'un de ces temeraires & audacieux, ayant le desfié Hercules à
la lutte contre luy, & estant demouré vaincu. Et en cet endroit Ange Politian, descrivant le singulier
combat de tous deux, à composé
ces beaux vers, qui commancent,
S. Hierosme.
Anthée
audacieux
Dares temeraire.
In calvere animis dura certare palestra, &c.
On ne scauroit dire combien sont au
dacieux, & endiablez ces cerveaux
[254v]
THEA. DES DIVERS
icy, pource qu'ils vont peschant
les discordes & debats, comme
l'on faict le poisson avec le reth:
les bruits & rumeurs les delectent,
les tumultes leur plaisent, les contentions & querelles leur agreent,
les fureurs leur vont par la fantasie quand ils viennent aux mains,
ce leur est un des plus grands plaisirs & passetemps, qu'ils puissent
avoir. Ils sont tout le jour, sur le
point de se battre, ils pensent à
toute heure à faire boucherie, ils
courent toute la nuict, tiennent
les rues, & n'ont autre plaisir, que
de donner fascherie & ennuy à
l'un & à l'autre. Si tu les rencontre, ils prennent plaisir de t'empescher le chemin, passetemps à
ne se laisser cognoistre, recreation,
à te faire dire, qui tu es, leur esjouissance est de te lever un man255
CERVEAUX.
teau ou un chappeau, ils se glorifient de te faire fuir: ils sont ambicieux, pour se faire reputer mau
vais garçons, & rudes espées. Le
propre d'iceux est de marcher, comme Gradasses, regarder de travers
& bicle, comme Rolands, foudroyer de colere, comme Mandricards, estre bijarres comme Marphise: vanteurs, comme Ferrau:
superbes comme Grandoniens,
orgueilleux, comme Rodomont,
traistres comme Ganes, & surtout
aucunesfois, viles, lasches & couards, comme Martan. Il n'est pas
difficile de cognoistre la nature &
qualité de ceux cy, pour ce qu'ils
la descouvrent & manifestent à
tous, en un instant. Ils sont, entre
autres choses, tant despiteux &
aisez à se piquer, que le signe d'au
truy seulement les moleste, un re[255v]
THEA. DES DIVERS
gard les fasche, un ris les fait entrer en colere, un geste les emplit
de rage, une parole les met en fureur, une menace leur fait jetter
un plus grand feu & ardeur, qu'un
Montgibel. Le propre d'iceux est
de porter leurs chappeaux sur les
yeux, avec la plume au vent & les
rebras retroussez, le bouquet à
l'oreille, ou droicte, ou senestre: le
secret cabasset en teste: la maille
sur le dos: les espées & dagues au
costé, les pistoles, dessouz la cappe
& autres bastons deffenduz: & en
somme le diable en la teste, & au
cerveau. Quand tu regardes ceux
cy, tu vois en leurs faces des regards d'Atrées: en leurs yeux, tu
remarques les foudres de Jupiter:
en leur port & contenance, tu vois
les trescruels & farouches Ciclopes, en la voix, les Poliphemes, en
256
CERVEAUX.
leurs mains, tu notes les Briarees.
Mais laissons là ces vrais diables,
& parlons de ceux, qui s'appellent
Cerveaux, qui ordonnent & font
à leur fantasie, qui sont moindre
mal, en quelque chose que ceux cy.
DES CERVEAUX
qui ordonnent, & sont faicts à leur
fantasie.
DISCOURS L IIII.
LEs despourveuz de sens & cer
veaux qui ordonnent eux mesmes, & sont faicts à leur fantasie, sont ceux, qui n'advisent aux
loix, ou à la raison, ou à la justice,
mais se gouvernent selon la fantasie
de leur propre cerveau, ne recognoissans autre pour vray maistre & conducteur que leur
[256v]
THEA. DES DIVERS
cerveaux: lesquels font beaucoup
de mal, comme l'on peut voir, par
ce qu'estant la loy (comme dit
Ulpian) Roine de toutes les choses humaines & devines, la vertu
Ulpian.
de laquelle (comme dit Modestinus) est de commander, octroyer,
punir, defendre, ou prohiber, &
n'est possible de trouver office
qui surpasse ces dignitez là, iceux
non moins iniques que temeraires, mesprisent neantmoins les
Seigneurs du monde, & Dieu
mesme. Pomponius, és loix, deffi
nit qu'elle est le don & invention
de Dieu, & enseignement de tous
les sages: à raison dequoy est à conclurre, que les esprits sont tresfols & despourveuz d'entendement, qui s'establissent un propre statut & ordonnance, de leur
cerveau. Tous les peuples ont re-
Modestinus.
ceu
257
ceu loix de quelqu'un, comme les
Aegyptiens d'Osiris: les Bactrians,
de Zoroastre, les Perses, d'Oroma
sus: les Carthaginois de Chari
nondas: les Atheniens, de Solon:
les Scithes, de Zamolsis, les Cretois, de Minos: les Lacedemoniens, de Licurge: les Romains,
de Pompilius, & ceux cy n'entendent autre loy, que la folie de leur
teste, & ce que leur dicte la fantasie de leur propre cerveau. Que
sert la loy de nature? que sert l'ancienne escrite? que sert la nouvelle? quoy la civile? les Papirianes? celles des douze tables? les
Flavianes? les Hortensiennes? les
Emilianes? les Honoraires? que
servent les decrets? les canons? les
bulles? les conciles? les Sinodes?
les reigles? les ordonnances? puis
que ceux cy ont pour loy, leur
CERVEAUX.
Les homme
qui ont donné les
loix à divers peuples.
Kk
[257v]
THEA. DES DIVERS
pomponius.
chef, & leur fantasie, pour statut
& ordonnance? Voit on pas en
ceux cy un autre Demonax, qui
appelloit toutes les loix inutiles
& superflues? que servent les
comments de Balde, les expositions de Barthole, les declarations
d'Imola, les gloses ordinaires des
Docteurs, tant de livres, tant d'escritures, tant de labeurs, s'il est
ainsi qu'il faille faire à sa fantasie?
que servent les offices, les gouvernemens, les seigneuries, les
magistrats, les commandemens,
les peines, puis qu'il n'y a autre
loy que celle de son humeur?
Que sert le prouvoir, le conseiller, le subvenir, le prendre ou
oster, le donner, si ainsi est que
chacun doive faire selon sa propre volonté? quels tintoains sont
ceux cy que l'on a en la teste?
Demonax
contraire
aux loix.
258
CERVEAUX.
quelles folies, & quelles pures
sottises sont celles cy? l'on oste
l'obeissance, l'on retranche la
raison, l'on estaint la justice, l'equité est supprimée, faut il que la
folie & la frainesie de la teste regne tant seulement? Où sont les
ordonnances anciennes? les anciennes loix & constitutions? où
sont les usages, où les coustumes?
sont elles abbatues, sont elles abastardies, & allées en ruine? la
seule volonté sans goust d'un, domine elle? l'humeur ambicieuse
d'un? la frenaisie d'un seul cerveau?toutes les loix seront elles
banies, à fin que ce caprice regne
à jamais? O statutz faulx! ô fantasies estranges & pleines d'erreur! O fondement fallacieux!
Quiconque veut preferer son
cerveau aux anciennes ordonnanKk ij
[258v]
THEA. DES DIVERS
ces, est vraiment un fol, pource
que l'experience l'a demonstré en
tous les temps, en tous les siecles,
& en tous les âges. Adam, pour
preferer son cerveau à l'ordonnance de Dieu, ruina toute l'humaine race. Les enfans d'Israel
s'en allerent dispersez, pour ne
vouloir garder & observer la loy
du Seigneur. Rome tomba en
ruine (dit Marc Aurele) lors que
les anciennes loix, ordonnances
& coustumes Romaines, ne furent
plus en telle estime & reputation
qu'elles souloyent, & commancerent a s'abastardir. L'antique
Grece s'en alla en decadence &
fut dispersée, quand les ordonnances de Licurge de Solon y defaillirent. La Religion des Templiers
vint à s'estaindre, lors qu'ils ne
se soucierent plus des reigles &
M. Aurele
259
CERVEAUX.
loix de leur chevalerie. La Republique de Pise s'abastardit, lors
que les loix du pays furent par
l'audace & arrogance abolies &
dominées. Sera il possible qu'aucuns toicts & couvertures de maisons puissent subsister, sans murailles? aucunes murailles, sans
fondemens? aucuns fondemens,
sans terre? il n'est pas besoin de
caver tous les jours des puits, nouveaux, mais il faut refaire les
vieils, pource que l'eau nouvelle
n'a en soy la preuve qu'a la vieille,
ayant esté en plusieurs essais, experimentée. Qu'est il besoin de
tant de nouveautez d'advis, de
preceptes, de commandemens,
d'inhibitions, de peines, inventées par l'arrogance du monde, &
par la seule convoitise de regner?
Que l'on observe un peu la chaKk iij
[259v]
THEA. DES DIVERS
rité Evangelique, qui n'a plus d'egard à l'un qu'à l'autre: la justice
des loix civiles & des canons, que
l'on devroit sur tout observer &
entretenir, les reigles & les constitutions de noz predecesseurs,
lesquelles d'une voix plaintive se
lamentent & plaignent d'estre proposées aux nouvelles ordonnances de ce siecle, non moins éhonté
qu'ambicieux. Que l'on voye les
poincts de la raison, tant odieux
à aucuns, que l'on estudie les Decrets, les Conciles, les Sommes,
les Bulles, desquelles choses l'on
ne sçait pas seulement les tiltres:
que l'on voye les Gloses, les Docteurs, qui se gastent & égarent
entre la pouldre & les araignes:
que l'on ne compose journellement nouvelles fantasies, sans
goust, vaines & inutiles, com260
CERVEAUX.
me aucuns sont, lesquels ont
plus grand mestier de sel, que
d'arrogance, & d'helebore que
de presomption. Reste donc que
ces cerveaux despourveuz de sens
& jugement soient dignes de tresgrand blasme, comme trop singuliers à eux mesmes, & trop insupportables aux autres. Mais faisons
fin, par ceux là, desquels le diable mesme (comme dit le vulgaire) ne se veut empescher.
DES DESPOURVEUZ
d'entendement & cerveaux desquels le diable mesme (comme
dit le vulgaire) ne se veut
empescher.
DISCOURS LV.
CErtainement la verité ne porte que l'on trouve des cerveaux
tels, desquels le diable, tant viKk iiij
[260v]
THEA. DES DIVERS
cieux soyent ils, ne se vueille empescher: car pour l'augmentation
de leur dommage, & pour l'accroissement du vice, il y espand la
poison de sa mauvaise & perverse nature: mais cecy est une manie
re de parler du vulgaire, qui s'applique volontiers à cete sorte de
personnes, lesquelles ont un esprit
propre à renverser & mettre le
monde dessus dessouz, luy occasionnant une si grande confusion,
qu'il devienne comme un Enfer.
A cete cause, pouvans, par leur
perversité, establir & constituer
un Enfer de confusion, és estats
de ce monde, les mettans tous en
tres-grande combustion & ruine,
le vulgaire dit, par une certaine
raison, que le Diable ne s'en veut
empescher, pource qu'ils semblent
tout & autant que luy: car il
261
CERVEAUX.
porte quant & foy là où il va &
là où il s'arreste, un enfer de confu
sion & d'obscurité.
On lit à ce propos, en Aule Gel
le, que Xantippe femme de Socrates fut tant perverse, & maligne,
que le trespatient Philosophe ne
pouvoit habiter en paix & concorde, en maniere que ce fust, avec
elle, mettant tous les jours, par ses
cris, injures, plaintes, & bourdonnemens, toute la maison en trou-
Aule
Gelle.
ble & rumeur, de maniere que sa
maison sembloit proprement un
Enfer. Quand le divin Arioste depaint la maudite vieille Gabrine,
il luy attribue une si grande perversité, & malice, qu'il l'a faict par une
nouvelle hiperbole, surpasser celle
du diable. Ovide en ses Metamorphoses a descrit le mouvement des
fils de Titan, avoir esté tant terri-
[261v]
THEA. DES DIVERS
ble & tumultueux, qu'il mit en
horreur, crainte & confusion tous
les Dieux du ciel, contre lesquels
ils s'esleverent: & principallement
Tiphée le Geant, les avoir par
sa presence, tous mis en fuite, &
faict changer de forme ayant esté
par eux recogneu, par un cerveau
de ceste sorte. Ce que l'Anguillara
depaint és vers qui commancent
ainsi:
Ch'a pena con Tifeo &c.
Herodote en ses histoires, recite
un exemple d'un certain Amasis,
lequel fut tant meschant & pervers,
que desrobant, il mettoit toute
personne en confusion: & sembloit que le Diable ne se voulust
mesler de son faict, pource qu'ayant
plusieurs fois volé & desrobé les
temples des Idoles, & les biens de
plusieurs personnes, il avoit cete
Ovide.
262
CERVEAUX.
coustume de conduire ceux qui demandoyent quelque chose, devant
l'Oracle, duquel avec tous ses brigandages, larcins & voleries, il fut
souventesfois delivré & absoubz.
Xerxes Roy des Perses est noté
d'un cerveau de telle sorte, lequel
menacea Neptune Dieu de la
mer, de luy mettre les ceps aux
pieds, & d'environner le Soleil de
tenebres & de fumée. A ceste cause Strozza Pere, Poëte Latin tresdocte, a escrit d'iceluy,
Nec veluti Xerxes, Nuptuno vincla
minamur,
Classibus insolitum cum patefecit
iter
Et Ovide en une sienne Elegie, a
depaint le cerveau de Diomedes
tel, fils de Tidée, pource qu'il fit le
diable en la guerre de Troye, ayant
mesmes la hardiesse de frapper
[262v]
THEA. DES DIVERS
la Deesse Venus, là où il dit:
Pessima Titides scelerum monimenta reliquit,
Ille Deum primus perculit.
En sommes telles gens sont proprement de ceux, desquels le vulgaire dit,
que le diable ne se veut empescher
de leur faict, pource qu'il semble,
qu'ils soyent aussi puissans que luy.
Quelle difference ferois-tu, de la
maudite Jezabel, à un diable, ayant
icelle seule renversé la maison
Royalle, d'Acab, par son extreme
perversité & malice? quelle chose
sçauroit l'on trouver plus maudite
& perverse qu'Athalie, qui mit
d'elle mesme, tout le Royaume
d'Israel en confusion? Faut-il pas
appeller un Enfer nouveau la mai
son de Commodus, celle de Neron, celle d'Heliogabale, qui furent rempliz de tous les vices dia-
Strozza
Pere.
Exemple de
Jezabel
& d'Atalie.
263
CERVEAUX.
boliques du monde? Si l'argument
& indice d'un cerveau de la susdicte sorte, est de renverser toute
chose, dessus dessouz, c'est une cho
se certaine, que plusieurs se trouvent de ceste espece, outre ceux que
nous avons mentionnez. Theodontius, à ce propos, raconte, que Litigius fils de Demogorgon, ne ce-
dant au Diable à mettre tout en
confusion, estant chassé par Jupiter à cause de sa deformité & horreur, descendit en Enfer, & incita
les Furies, à molester l'Empire d'i
celuy, à cause de l'outrage qu'il luy
avoit faict, & s'efforcer en cet endroit de ruiner & confondre le
ciel, le mettant dessus dessouz. Berose ancien Historien narre du superbe Nembroth, lequel s'accorda
avec les autres Geans de bastir & edifier la celebre tour de Babel, afin
[263v]
THEA. DES DIVERS
d'estre egal à l'immense Seigneur
& Roy de l'Univers. Ceux cy donc
se peuvent dire, par proverbe, les
cerveaux fuiz par le diable mesmes, comme ses concurrents & du
tout emulateurs. Or par les exemples susdicts, il est aisé à cognoistre, de quelle sorte de cerveau sont
ceux, lesquels occupans la liberté
des Republiques, des Estats, des
Villes, mettent toute chose en ruine & confusion, semblables à Agatocles, oppresseur de Syracuse: à
Alexandre Pherée, Tyran de Thes
salie, à Pisistrate, d'Athenes: à Periandre, de Corinthe, à Melan, d'Ephese: à Phalaris, d'Agrigente: à
Hieron, de Sicile, à Aristippe, des
Argives: à Bussiris, de l'Aegypte:
tous lesquels en leur tyrannie, ont
constitué un Enfer d'Estats & Royaumes oppressez. Et qui fera celui,
Noms de
Tyrans &
divers oppresseurs.
Berose.
264
CERVEAUX.
qui nie, qu'un estat, une Republique tyrannisée, ne soit comme un
Enfer? le feu de la discorde, qui allume les coeurs de tous les cita
dins, y est il pas au dedans? ny voit
on pas la fumée de la tres-facheuse ambition de son tyran? le soulphre puant de ses villenies & des-
honnestetez y est il pas? la glace qui
refroidit son coeur de la charité &
amour envers les freres, y est il
pas? y voit on pas l'horreur & l'espouvantement, que les timides reçoivent principallement de son
faict? y voit on pas les tenebres de
l'ignorance vers les merites des vertueux? les vers de l'indignation &
de la haine, qui ronge, au dedans,
des entrailles des subjuguez, y sont
ils pas les cris de ceux qui sont pri
vez de liberté, & astraints au rigoureux joug de la servitude, y sont
Simbole
& accor
d'un esta
tyrannisé
avec
l'Enfer.
[264v]
THEA. DES DIVERS
il pas? les peines & les tourmens des
angoisses, & des autres maux, que
donne le Tyran aux pauvres & mi
serables subjets, y sont ils pas? ny
oit l'on pas les lamentations & les
plaintes des pauvres ames, privées
de consolation & de confort? y a
il pas une perpetuelle servitude
d'un joug insupportable? y a il pas
un continuel blaspheme, & malediction contre la maudite ambition de l'Oppresseur? y a il pas un
appetit & desir commun de sa mort?
y a il pas un coeur enragé contre
luy? les Furies infernales de l'ire à
l'encontre des pauvres subjects y
sont elles pas? y voit on pas ce Cer
bere abboyant, du continuel murmure contre le tyran inique? y voit
l'on pas ce Tantale bruslant de la
soif, qu'il a du sang & de la vie des
pauvres? y voit on pas ce Sisiphe
roulant
265
CERVEAUX.
roulant la pierre de la vanité du
travail, pour la mettre en bas? y
voit l'on pas ce fleuve Cocire, aux
ondes obscures & tenebreuses, où
les esprits sont plongez en la hai-
ne & rancune contre luy? l'eau de
Lethe y est elle pas, d'une perpetuelle oubliance des actes justes
& pleins de charité, desquels le
mechant & inique dominateur
n'a plus de souvenance? y voit l'on
pas ce Minos & ce severe Radamanthe du cruel tyran, tant rigoureux & austere envers tous? y
voit l'on pas cete belle Proserpine, par les belles parolles, & par la
belle apparence exterieure qu'elle
demonstre envers quelques particuliers?y voit l'on pas ce Pluton
infernal, ayant l'entendement superbe
& malin, songneux aux dommages de
Ll
[265v]
THEA. DES DIVERS
tous, le plus qu'il luy est possible? y
voit on pas ce marais Stigien, où
s'abaissent tant de personnes qui me
ritent? y voit l'on pas les portes
infernalles de l'ambition & simonie, qui sont ouvertes aux vicieux
& meschans? y voit on pas finalement ce Caron barbu de vice &
peché, qui passe le Tyran, à cause
de son injustice & iniquité, & les
subjects, pour leur impatience, à
l'autre rive infortunée? Or quel
le chose nous defaut, en l'estat de
tyrannie, pour le faire un enfer?
Le tyran est il pas, en apres, un
Lucifer, plein d'ambition? un Satan amy de discorde? un Asmodée
remply d'ardante luxure? un Mammon, qui entend à enrichir les
siens?un Leviatan envieux du
bien commun? un Belzebut goulu de festins, banquets, & de ca266
CERVEAUX.
resse? un Beelfegor paresseux, és
aises & commoditez de cete vie?
un Follet, qui va deçà & delà don-
ner ennuy & destourbier à tout
le peuple? Voila donc proprement
les cerveaux, qui ne sont moindres diables que le diable mesme.
Icy soit la fin & l'accomplissement
de nostre Theatre formé & reduit
à la perfection que la grace divine
nous a permis. Parquoy nous l'offrons joyeusement aux yeux de
chacun, soit parfaict, ou imparfaict, esperant que si la forme d'avanture n'agrée au jugement tresaccort de ses spectateurs, il sera au
moins & pour la matiere, & pour
la nouveauté de la fantasie de son
Architecte, agreable à la veuë des
personnes. Ce qu'avenant, le monde jouyra, en brief, avec la faveur
de Dieu, d'une machine plus granLl ij
[266v]
THEA. DES DIVERS
de, & plus delectable à voir. Cependant qu'il jouisse, en pais, de la
veuë telle quelle de ce petit Theatre, attendant la disposition du superbe edifice, lequel est preparé
en l'idée & fantasie du mesme au
teur.
FIN.