I. La laïcisation du personnel enseignant

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I. La laïcisation du personnel enseignant
Colloque „Nouvelles approches de l’histoire de la laïcité au XXème siècle“
Paris, 18-19 novembre 2005
Déborah ATLAN
CERSA – Université Paris II – UMR CNRS 7106
LA SUPPRESSION DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE CONGRÉGANISTE
L’EXEMPLE DE L’ANCIEN DÉPARTEMENT DE LA SEINE-ET-OISE
:
L’exposé que je vais vous présenter porte sur un aspect de la laïcisation de l’école. On
pourrait résumer toute la politique scolaire des républicains et du bloc des gauches par la
seule phrase d’Adolphe Crémieux : « Le prêtre à l’église, l’instituteur à l’école ».
L’arrivée des républicains au pouvoir va radicalement changer l’ensemble du système
scolaire, jusque-là fortement imprégné par la présence et l’influence de l’Église catholique.
Les républicains considèrent l’enseignement comme l’élément premier de toute politique de
reconstruction d’un État laïque, obéissant à la raison et écartant le religieux.
Pour atteindre leurs objectifs, dont la finalité est la séparation des Églises et de l’État, les
républicains vont mettre en place une politique de réforme approfondie de l’école. De Paul
Bert à Émile Combes, chacun va se préoccuper de la réussite de ce projet : la laïcisation de
l’enseignement sera longue (de 1879 à 1904) mais elle sera totale.
Pourquoi s’intéresser à l’ancien département de la Seine-et-Oise ? Tout d’abord, ce
département constitue une vaste zone géographique qui comprend 691 communes, regroupées
en 37 cantons et 6 arrondissements (il est aujourd’hui divisé en 3 départements, le Val d’Oise, l’Essonne
et les Yvelines – depuis 1964) : Corbeil, Pontoise, Rambouillet, Mantes, Étampes et Versailles.
En outre, il constitue un échantillon représentatif intéressant, dans la mesure où il
réunit à la fois des communes dont l’industrialisation est souvent forte et d’autres dont la
ruralité est très prononcée ; le tout à proximité de l’agglomération parisienne.
Nous allons voir comment la laïcisation du personnel enseignant s’est déroulée dans
ce département.
I. La laïcisation du personnel enseignant
Pour mener à bien leur projet de refonte du système scolaire, les républicains refusent
de maintenir des écoles publiques contrôlées, d’une manière ou d’une autre, par l’Église.
C’est la raison pour laquelle après avoir adopté les lois sur la gratuité (loi du 16 juin 1881),
l’obligation scolaire et la neutralité de l’enseignement (loi du 28 mars 1882), ils concentrent
leurs efforts sur la laïcisation du personnel enseignant.
Dans le département de la Seine-et-Oise, cette présence congréganiste dans le système
scolaire est plutôt marquée. 22.000 institutrices et 4.000 instituteurs congréganistes
enseignent dans les écoles primaires publiques entre 1876 et 1877, soit le tiers de l’effectif
total des maîtres et maîtresses de l’enseignement public.
C’est sous la présidence du conseil de René Goblet, radical modéré, qu’est votée la loi
du 30 octobre 1886 relative à la laïcisation du personnel enseignant. En raison des
dispositions de la loi, sa mise en application suppose que soit opérée une distinction entre le
personnel masculin et le personnel féminin.
Concernant les garçons, aux termes de l’article 18, les écoles publiques doivent être
laïcisées dans un délai de cinq ans, soit en 1891. Pourtant, dans le département de la Seine-etOise, rares sont les laïcisations effectuées si tardivement. Sans attendre 1886, diverses
municipalités ont d’emblée, installé un personnel laïque dans les écoles nouvellement créées
ou ont pris des arrêtés de laïcisation du personnel enseignant pour celles qui existent déjà.
À Versailles, dès 1880, comme le raconte un instituteur laïc dans sa monographie de 1899,
« grâce au tact et à la mesure apportée par la municipalité dans l’œuvre des laïcisations,
elles se firent sans bruit, sans provoquer de récriminations et n’amenèrent aucun incident ».
Ce dévouement aux idées républicaines des pouvoirs publics est bien sûr déploré par les
congréganistes ; mais sur le terrain ils se soumettent à cette situation sans véritablement s’y
opposer. Les Supérieurs généraux des congrégations vont même jusqu’à envoyer des lettres
aux directeurs congréganistes dans lesquelles ils invitent ces derniers à se démettre de leurs
fonctions au profit d’un instituteur laïc. C’est le cas à Versailles.
Cette anticipation des élus locaux s’inscrit dans le prolongement de la politique menée
par Jules Ferry dès son accession au pouvoir en 1879. Dans son projet de loi relative à
l’enseignement supérieur, Ferry souhaite voir adopter un article 7 qui oblige les congrégations
à demander une autorisation sous peine d’être dissoutes. L’objectif est surtout d’empêcher un
membre desdites congrégations d’enseigner.
En agissant de la sorte, il vise tout particulièrement la Compagnie de Jésus, « principale
forteresse de l’esprit conservateur et contre-révolutionnaire » selon lui. Cette proposition de
Ferry, jugée dangereuse par le Sénat, et qui sera l’occasion d’une opposition entre Ferry et
Jules Simon, bien que refusée, n’est pas totalement abandonnée. En effet, sous le
gouvernement Freycinet, on va préférer la voie décrétale. Deux décrets sont adoptés le 29
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mars 1880 qui stipulent que les congrégations non autorisées disposent de trois mois pour
demander une autorisation. Les établissements d’enseignement congréganiste qui n’ont pas
reçu l’autorisation sont fermés dans les six mois.
Cette offensive à l’égard des congrégations et l’esprit républicain qui semble marquer
nombre d’élus locaux, explique pourquoi, dans le département de la Seine-et-Oise, peu de
laïcisations du personnel enseignant congréganiste masculin ont lieu après 1886.
Cette situation n’est absolument pas transposable chez les filles, non pas que les
congréganistes féminines bénéficient de faveur de la part des gouvernements républicains,
mais plutôt en raison de l’attachement profond que portent les familles aux institutrices
congréganistes, et à l’importance qu’à, aux yeux des républicains, l’enseignement des
garçons.
Dans le département de la Seine-et-Oise, il arrive fréquemment que des parents favorisent
les écoles libres dirigées par des congréganistes au détriment de l’école publique mixte qui,
finalement, ne reçoit que des garçons, comme c’est notamment le cas à Marnes-La-Coquette
(canton de Sèvres). Cela étant, cet engouement pour l’enseignement féminin religieux
n’empêche pas, même si ces cas sont peu nombreux, certaines municipalités de rappeler
qu’elles sont partisanes de l’idéologie républicaine en laïcisant leur personnel avant 1886,
comme à Jouy-en-Josas (canton de Versailles).
Ces laïcisations des écoles publiques de filles se poursuivent longtemps après le vote
de la loi de 1886, car le législateur, n’ayant prévu aucun délai, les substitutions du personnel
congréganiste se déroulent au fur et à mesure de leur départ des écoles publiques (démissions,
retraite, décès).
Ceci explique qu’il n’est donc pas rare, au début du XXème siècle, soit de 1900 à 1914, que
dans le département de Seine-et-Oise, il y ait encore des institutrices congréganistes présentes
dans les écoles publiques. C’est le cas à La Celle-St-Cloud (canton de Marly-le-Roi) et à
Sartrouville (canton d’Argenteuil). Le personnel n’est laïcisé qu’en 1905.
Ces exemples prouvent que les congrégations n’entendent pas abandonner l’enseignement
sans manifester leur désaccord. Dès lors, que vont-elles devenir ?
II. Les congrégations évincées de l’enseignement
Quels sont les effets de la loi du 30 octobre 1886 ? Plusieurs points sont ici à évoquer
car, bien que dans le département de la Seine-et-Oise les laïcisations successives se soient,
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dans l’ensemble, bien passées, il ne faudrait pas sous-estimer certaines difficultés, que
j’évoquerai brièvement, chacune pouvant faire l’objet d’une étude bien plus détaillée.
Que faire, par exemple, des institutrices congréganistes encore en poste dans l’école,
après le départ de leur collègue ou de la directrice ?
La majeure partie du temps, ces dernières font le choix de se retirer d’elles-mêmes, pour ne
pas exercer sous les ordres d’une directrice laïque. Les Supérieurs des congrégations les
poussent d’ailleurs dans cette voie, comme c’est le cas à Versailles.
Autre point : le problème des donations.
La création des écoles résulte le plus souvent, dans le département de la Seine-et-Oise, de
la volonté des habitants. Il arrive qu’un riche propriétaire fasse don d’une maison en faveur de
sa commune pour l’établissement d’une école. Les petites communes rurales bénéficient ainsi
de nouveaux locaux, ce qui permet bien souvent d’améliorer les conditions de travail des
enfants.
Ce geste, apparemment désintéressé, est quand même souvent assorti de conditions au
niveau du personnel : les donateurs souhaitent, dans la majorité des cas, que la somme versée
à la municipalité serve à créer une école congréganiste.
L’instituteur d’Andrésy (canton de Poissy) explique dans sa monographie qu’« un couple a
effectué une donation à la commune pour l’établissement d’une école de filles avec asile [en
précisant que] la direction de cette école devait être confiée à une institutrice
congréganiste ». Ce même couple complète sa donation, passée le 21 octobre 1858, « par un
legs fait le 2 janvier 1872 permettant aux Sœurs dirigeant l’école communale de filles de
toucher une rente annuelle de 200 Francs ».
L’ensemble de ces donations va devenir, à terme, une contrainte pour les communes
lorsqu’elles vont être confrontées à la question de la laïcisation du personnel. Dans le
département de la Seine-et-Oise, de nombreux donateurs précisent d’ailleurs dans l’acte de
donation, comme c’est le cas à Andrésy (canton de Poissy), qu’« en cas d’inexécution de la
condition, le couple ou ses héritiers pourront demander la révocation de la donation et
rentrer dans la propriété de l’immeuble ».
A contrario, sans l’insertion de telles clauses dans l’acte, on peut penser que la donation est
toujours valable. L’article 19 de la loi du 30 octobre 1886 précise que « Toute action à raison
des donations et legs faits aux communes antérieurement à la loi, à charge d’établir des
écoles ou des salles d’asile dirigées par des congréganistes ou ayant un caractère
confessionnel, sera déclarée non recevable, si elle n’est pas intentée dans les deux ans qui
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suivront le jour où l’arrêté de laïcisation ou de suppression de l’école aura été inséré au
Journal Officiel ».
La commune va profiter du silence du donateur sur la question du personnel
(congréganiste ou laïc). C’est le cas à Jouy-en-Josas (canton de Versailles) où le maire précise
par un courrier du 21 février 1889, adressé au préfet de Seine-et-Oise, que « le legs de 682
Francs a été encaissé par la commune puisqu’il n’était pas affecté spécialement à une école
publique congréganiste ».
En revanche, la laïcisation peut contribuer certaines fois à faire perdre à la commune une
partie du don destiné à entretenir l’école publique. C’est le cas à Argenteuil (chef-lieu de
canton) où « le don était d’une valeur de 1.110 Francs. Suite à la laïcisation de l’école des
filles le 29 avril 1887, il a été décidé que seuls 960 Francs seraient affectés à cette école ».
Pour les donations effectuées après la loi de 1886, la jurisprudence décide que les
libéralités sont nulles lorsque la condition d’entretenir une école congréganiste en a été la
cause impulsive et déterminante (Cour de cassation, arrêt du 29 janvier 1896). On peut, dans
ces conditions, comprendre que certains aient choisi d’ouvrir une école privée concurrente du
secteur public.
Autre difficulté supplémentaire, et non des moindres : celle du recrutement du
personnel laïc. Les laïcisations nécessitent en effet un personnel qualifié or, il est plus facile
pour les congréganistes d’enseigner que pour les laïcs.
Seuls le stage de 3 ans ou la lettre d’obédience suffisent pour les enseignants
congréganistes, jusqu’en 1881, alors qu’il est nécessaire d’obtenir le brevet supérieur délivré
par l’École Normale d’Instituteurs pour les laïcs.
Précisons que l’École Normale a été d’abord mise en place pour les instituteurs par la loi
Guizot de 1833, alors que les institutrices doivent attendre la loi Paul Bert, de 1879, pour
bénéficier du même type d’établissement et être formées à leur tour. Ceci explique que
l’enseignement féminin ait longtemps connu un sous-effectif d’institutrices laïques (expliquant
aussi le retard dans les laïcisations du personnel enseignant dans les écoles publiques de filles).
Cette liste de problèmes rencontrés n’est pas exhaustive : la population s’est parfois
fortement opposée à la laïcisation des écoles dans certaines communes. C’est le cas des
résidents du quartier de Saint Louis à Versailles qui se plaignent de la suppression de l’école
publique tenue par les Frères de la doctrine chrétienne. Comme pour les donations, cela
montre que les habitants sont attachés au personnel congréganiste. Mais face à une inéluctable
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laïcisation, que deviennent les congréganistes ?
Écarté peu à peu des écoles primaires publiques, le personnel enseignant congréganiste
décide de se tourner, pour continuer à exercer, vers les écoles libres, seules susceptibles de les
accueillir. Deux choix s’offrent à eux : soit l’ouverture d’une école libre, sous réserve d’avoir
demandé au préalable une autorisation aux inspecteurs d’académie, comme à Jouy-en-Josas
(canton de Versailles), soit, en cas de refus, opter pour la sécularisation. Ces procédures sont
fortement encadrées par les gouvernements successifs du début du XXème siècle.
Sous la présidence de Waldeck-Rousseau est adoptée la loi du 1er juillet 1901, relative à la
liberté d’association, qui apporte de nouvelles contraintes aux congrégations. Pour simplifier,
en vertu de l’article 18, toute congrégation religieuse doit solliciter une autorisation législative
dans un délai de trois mois. À défaut, celle-ci s’expose à une déclaration d’association illicite
(article 16).
Le principe dégagé par la loi de 1901 apparaît donc comme discriminatoire à l’égard des
congrégations, qui demeurent soumises à un régime plus contraignant que les autres
groupements. Malgré les critiques qu’il formule contre la loi de 1901, le Pape incite les
congrégations à demander cette autorisation pour que l’enseignement congréganiste ne
disparaisse pas.
Dans le département de la Seine-et-Oise, et plus précisément dans l’arrondissement de
Versailles, sur les 32 demandes d’autorisations d’ouvertures d’écoles libres de filles,
effectuées au cours de l’année 1902, seules 24 obtiennent un avis favorable. 150
congrégations de femmes et 84 d’hommes ne souhaitent pas demander l’autorisation.
Sous le ministère Combes (1902-1905), la politique menée à l’égard des congrégations
se durcit très nettement. Cette fermeté à l’encontre des congrégations favorise un climat
propice au développement des idées anticléricales fondées sur le désir profond du bloc des
gauches d’exclure les congrégations de l’enseignement. La sécularisation devient alors la
seule possibilité offerte aux congrégations pour enseigner.
Malgré les nombreuses réactions de mécontentement de la part de l’Église catholique et du
Vatican, l’interdiction pour les congréganistes d’enseigner dans les écoles est effective depuis
le vote de la loi du 7 juillet 1904.
Les communes sont tenues dans un délai de dix ans de fermer leurs écoles libres
congréganistes. Pendant cette période, il est possible d’obtenir un sursis, comme c’est le cas à
Maule (canton de Meulan). Mais ce « privilège » est rarement accordé. Les autorisations ne
sont données que dans des cas exceptionnels. Ce que l’on peut comprendre lorsque l’on sait
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que c’est à Émile Combes lui-même qu’il appartient de donner ces autorisations, et que l’on
connaît son anticléricalisme (rappelons qu’il a été l’un des acteurs du durcissement de la loi de 1901 au
détriment des congrégations).
Les écoles libres sont fermées en application d’un arrêté ministériel mais ouvrent de
nouveau avec, comme dirigeants, un personnel laïque, comme c’est le cas notamment à Ville
du Bois (canton de Palaiseau) et à Saint-Cloud (canton de Sèvres). Cette solution est
finalement appréciée à la fois par la population, qui conserve toujours sa liberté de choix entre
un enseignement public ou privé, même si le personnel est forcément laïque, et par les
communes, qui se servent toujours des locaux sans pour autant grever leur budget.
L’offensive menée par les républicains depuis 1879 contre les congrégations enseignantes
atteint finalement ses objectifs, peut être plus encore que ceux souhaités par Ferry au départ, à
savoir, chasser les congrégations enseignantes, donc l’Église, de toute mission
d’enseignement.
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Pour conclure, l’ensemble des lois de 1886, de 1901 et de 1904 permet donc aux
républicains et, en particulier au bloc des gauches, de s’assurer d’une complète étatisation de
l’Instruction publique. Cette reconstruction de l’école publique laïque, pierre angulaire de
l’action républicaine, est donc bien plus qu’un projet politique, il s’agit, comme l’a écrit JeanMichel Gaillard, d’un véritable « projet de société ».
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