Pilotage de Systèmes de Production à Flux Tiré
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Pilotage de Systèmes de Production à Flux Tiré
Logistique & Management Pilotage de Systèmes de Production à Flux Tiré Yves DALLERY, Professeur, Laboratoire Productique et Logistique, Ecole Centrale de Paris Francis de VÉRICOURT, Doctorant, LIP6, Université Pierre et Marie Curie La réduction des coûts de production et de logistique est un enjeu essentiel pour la compétitivité des entreprises. Dans le même temps, les clients sont de plus en plus exigeants en terme de réactivité des entreprises. Pour parvenir à satisfaire ces deux objectifs, il est essentiel d’optimiser les flux tout au long de la chaîne logistique de production. L’approche du pilotage à flux tiré, où la production est réalisée en réaction à des consommations de produits, apparaît comme une approche particulièrement adaptée dans un tel contexte. Dans cet article, nous présentons les concepts de base du pilotage à flux tiré en insistant sur les facteurs clés de sa mise en œuvre. Introduction Depuis les succès des entreprises japonaises dans les années 70, Toyota en tête, les principes de la production à flux tiré ont reçu une attention toute particulière (Monden 1998). Cette gestion de production vise, entre autres, la réduction des stocks et des délais par un pilotage tiré par la demande : la production de nouveaux produits (produits finis ou composants intermédiaires, selon les cas) est décidée en réaction aux demandes réelles (commandes clients dans le cas de produits finis ou besoins en composants pour satisfaire des ordres de fabrication dans le cas de composants intermédiaires). La production à flux tiré est donc par nature beaucoup plus réactive qu’une gestion à flux poussé où les lancements en production sont déterminés en fonction d’une planification des besoins (en produits finis ou en composants intermédiaires). Elle permet donc de s’adapter à une demande fluctuante. Si les avantages d’une production à flux tiré sont communément admis (Dudouet 1994), il existe peu de vision unanime quant à sa mise Vol. 7 – N°1, 1999 en œuvre. Les succès d’une implémentation pratique peuvent être ainsi tout à fait opposés d’une entreprise à l’autre. En particulier une mauvaise compréhension des mécanismes sous-jacents au flux tiré, ou une absence de cohérence dans cette démarche peuvent conduire à un pilotage totalement inadapté du système de production. Par pilotage nous entendons l’ensemble des règles de gestion de production (règles qui répondent principalement aux questions “quand, où, et que produire ?”). Nous décrivons ici une approche générale pour définir le pilotage d’un système de production à flux tiré, qui garantisse la cohérence et l’efficacité de la gestion des flux. Nous la présentons dans le contexte de systèmes de production monosite, qui produisent plusieurs types de produits sur des lignes de fabrication et/ou d’assemblage. Cependant, elle peut s’étendre à des systèmes multisites et plus généralement à toute la chaîne logistique (Eymery 1997). Cette démarche s’appuie sur l’identification de quatre principales ques- 57 Logistique & Management 1) Jusqu’à quel point anticiper la demande ? Arbitrer entre la production à la commande / par anticipation 2) Comment anticiper et utiliser l’information sur la demande ? Identifier les points du pilotage des flux 3) Comment réagir à la demande réelle ? Choix des politiques de pilotage à flux tiré 4) Comment gérer la variété des produits ? Partager les ressources tions clés. Elles sont autant d’étapes qui donnent lieu à une prise de décision : Nous décrivons chacun de ces points en présentant les principaux concepts du “ flux tiré ” dont ils sont issus. Nous donnons aussi les variables clés qui sous-tendent les décisions. Arbitrage entre production à la commande et production par anticipation Production à la commande et production par anticipation Pour répondre au flux d’arrivées des commandes, deux types de pilotage des systèmes de production sont possibles : 1. Produire à la commande : la fabrication des produits n’est déclenchée que pour satisfaire des commandes. On ne constitue pas de stocks à l’avance mais les temps de réponse peuvent être longs (notamment si les délais de fabrication sont grands). 2. Produire par anticipation : les produits sont fabriqués en anticipant sur les demandes futures. Des stocks de produits finis sont donc constitués pour faire face à ces commandes. Inversement les temps de réponse sont alors très courts puisque le 58 produit est déjà fabriqué (La notion d’anticipation ne concerne ici que la partie pilotage des flux de production et ne se rapporte donc pas à la planification des moyens de production en effectifs et en équipements, problème important mais qui n’est pas l’objet de cet article). Il existe des situations industrielles pour lesquelles l’un ou l’autre de ces deux types de pilotage sont appropriés. Cependant, il est souvent intéressant de les combiner pour profiter au mieux de leurs avantages tout en minimisant leurs inconvénients. Ce mode de pilotage mixte consiste à piloter la partie amont du process de production en production par anticipation et la partie aval en production à la commande. La première étape de la mise en place d’un pilotage consiste donc à trouver la bonne combinaison des deux types de production, c’est-à-dire à déterminer la frontière entre la production par anticipation et la production par commande. Choix du point de basculement dans la chaîne de production Un des facteurs clés qui détermine le type de production à retenir, est la variété des produits. Elle augmente de l’amont vers l’aval dans la chaîne de production. En particulier, le nombre de références est souvent très grand lors des dernières étapes de la fabrication, afin de faire face à la variété des demandes du client. Les matières premières quant à elles sont la plupart du temps communes et moins nombreuses. Une gestion par anticipation en aval serait alors très coûteuse : il y aurait autant de stock que de produits différents, stocks de surcroît très coûteux puisque la valeur ajoutée est plus importante en aval de la chaîne. Inversement, concevoir un pilotage uniquement à la commande serait inacceptable du point de vue des délais. Arbitrer entre la production à la commande et par anticipation se résume donc au choix du point de la chaîne de production où basculer de la production par anticipation à la production à la commande. Ainsi, dans la partie aval de la chaîne de production, les produits seront fabriqués en fonction des commandes des clients. Dans la partie amont, des stocks sont constitués à l’avance et la gestion se fait par anticipation. Si le choix de ce point de basculement dans la chaîne entre production à la commande/par anticipation est judicieux, il permet une diminution conséquente des délais de fabrication par rapport à une gestion de la production à la commande (pour l’aval comme pour l’amont), pour une augmentation Vol. 7 – N°1, 1999 Logistique & Management faible des coûts de stock. Il est à noter que le point de basculement peut dépendre du type de produits : par exemple, des produits assez standardisés, et donc à fort volume, auront tendance à avoir un point de basculement plus en aval que des produits plus spécifiques à volume faible. La conception du produit peut ici avoir un effet important sur le pilotage. Une conception qui favorise une différentiation retardée des produits permet en effet de placer le passage “à la commande/par anticipation” plus proche du client. Les gains en terme de délais peuvent être très importants, pour un accroissement faible des coûts de stocks. Une fois le point de basculement identifié, le pilotage de la partie “ à la commande” est déterminé par les demandes des clients. Les méthodes utilisées sont généralement une combinaison de la méthode MRP et de techniques d’ordonnancement. Dans la suite de cet article, nous nous intéressons au pilotage de la partie amont gérée par anticipation. Production par anticipation : flux tiré Problématique de la production par anticipation : flux poussé vs flux tiré Le pilotage par anticipation est basé sur une prévision statistique de la demande. Cette prévision est d’autant plus efficace que le volume de la production est relativement grand, ce qui est le cas puisque, après la première étape, la production par anticipation concerne en générale des produits peu différentiés pour une production plutôt répétitive. Il existe alors deux façons d’utiliser cette estimation de la demande. Elles expriment les différences entre les concepts de production à flux poussé et production à flux tiré. 1. Un plan de production est mis en œuvre pour répondre aux estimations des demandes, indépendamment des demandes réelles des produits finis. Cette démarche correspond à la philosophie du flux poussé. 2. La gestion est basée sur les demandes réelles de produits finis, les estimations servant à dimensionner les paramètres du pilotage du système (par exemple le nombre de cartes pour un système Kanban). Cette démarche correspond à la philosophie du flux tiré. Le pilotage à flux tiré est aussi appelé production pour renouvellement de stocks puisqu’il consiste à pro- Vol. 7 – N°1, 1999 duire pour remplacer les consommations de pièces dans les stocks. La seconde solution est beaucoup plus réactive, mais est plus délicate à mettre en œuvre. Elle nécessite en particulier de spécifier comment le système doit réagir à la demande réelle pour minimiser les stocks tout en garantissant la satisfaction du client. Problématique de la production à flux tiré Pour établir cette politique de pilotage, il est nécessaire de préciser plus en détail le problème. En particulier, suivant le contexte, les demandes non satisfaites peuvent être mises en attente ou être tout simplement perdues. Nous ne considérons ici que le cas où les demandes non satisfaites immédiatement sont mises en attente. Outre les coûts de stocks, un coût (une pénalité) est associé aux demandes mises en attente. Une politique de gestion est alors l’ensemble des décisions qui indiquent quand, où et ce qui doit être produit. L’objectif est de déterminer la politique qui minimise le coût total (coûts associés aux stocks et coûts des demandes en attente), en tenant compte des contraintes de capacité et de la variabilité du système tant au niveau de la demande que des ressources de production. Le coût total représente le compromis stocks / satisfaction du client. Une formulation alternative est d’imposer une contrainte de niveau de service (par exemple un pourcentage maximal de demandes non immédiatement satisfaites) et de trouver une politique de gestion qui minimise le coût de stockage sous cette contrainte. Cette deuxième formulation est celle qui est la plus utilisée dans l’industrie. En effet, il est difficile d’estimer un coût de demandes mises en attente alors qu’il est souvent raisonnable de 59 Logistique & Management se fixer un objectif en terme de niveau de service. Quelque soit la formulation retenue, il existe théoriquement deux politiques extrêmes. La première consiste à faire une anticipation très forte sur les demandes et donc à constituer des stocks très élevés. La demande est toujours satisfaite mais le coût de stockage est très important. Inversement la politique peut faire une anticipation très faible, ne constituer que très peu de stocks mais souvent ne pas satisfaire le client à temps. Le pilotage idéal doit donc trouver le meilleur compromis entre anticipation forte / anticipation faible. Il est parfois possible de déterminer cette politique en formulant le problème comme un problème mathématique de contrôle optimal stochastique. Mais cette approche ne concerne que de très petits systèmes. Pour des cas réels, les chaînes de production sont trop complexes et les solutions mathématiques lorsqu’elles existent trop difficiles à mettre en œuvre. Une autre alternative consiste à se limiter à des classes de politique particulières et à déterminer à l’aide d’études numériques ou analytiques la meilleure politique dans cette classe. Bien sûr, la solution trouvée ne sera pas forcément la politique optimale mais en choisissant bien la classe des politiques nous pouvons espérer trouver un pilotage qui soit : 1. facile à mettre en œuvre et à s’approprier 2. analysable, 3. suffisamment général pour s’adapter à de nombreux systèmes de production, 4. efficace en réalisant une bonne optimisation des coûts. Pilotage à flux tiré : décomposition en sous systèmes Nous envisageons donc de définir des classes de politiques qui vérifient les quatre points précédents et de chercher le meilleur pilotage dans cette classe. Les classes de politiques que nous envisageons reposent toutes sur la décomposition du système d’origine en sous-systèmes encore appelés étages (Liberopoulos and Dallery 1997). Cette décomposition correspond à l’identification des points de la chaîne de production où sera effectué le pilotage des flux. Cette décomposition détermine donc des points de stockage logique des produits, c’est-à-dire des points où un produit ne peut continuer son cheminement dans la partie aval 60 du système de production que si une décision de lancement est prise. A l’intérieur de chaque sous-système en revanche, un produit avance en fonction des disponibilités des ressources de production, et ceci jusqu’à la sortie du sous-système où il rejoint le point de contrôle suivant. Les points de stockage logique pourront donc amener à la constitution de stocks de produits si le pilotage décide qu’il est préférable de ne pas lancer un produit dans l’atelier suivant pendant une période donnée. La seconde étape de la démarche consiste donc à choisir les points de la chaîne de production où le contrôle des flux est important. Plus ces points sont nombreux, plus la recherche de la meilleure politique est délicate, mais meilleure est la solution. Il s’agit donc de déterminer les niveaux de la chaîne où il est important de piloter les flux, alors qu’il est inutile de compliquer la gestion de la production là où l’impact sur le coût est faible. Le premier facteur déterminant pour la décomposition est la cohérence avec la structure physique du processus de production. Bien souvent, on considérera la sortie de chaque atelier de production comme un point de contrôle potentiel. Dans certaines situations, on pourra aussi placer des points de contrôle à l’intérieur d’un même atelier si celui-ci possède un grand nombre d’étapes de production. On peut donc entrevoir trois types de situations : 1. un sous-système correspond à un atelier de production ; 2. un sous-système correspond à un ensemble d’ateliers de production successifs ; 3. un sous-système correspond à une partie d’un atelier de production En revanche, il serait par exemple peu cohérent de placer les points de contrôle de manière à ce qu’un sous-système comprenne la partie aval d’un atelier et la partie amont de l’atelier suivant. Un autre facteur clé dans la détermination des sous-systèmes, est la cohérence avec la notion de valeur ajoutée. Il est en effet essentiel pour la maîtrise des coûts de bien piloter les flux lorsque les étapes de la production augmentent sensiblement la valeur ajoutée des produits. Il est donc intéressant de placer des points de contrôle en amont d’un atelier conduisant à une forte valeur ajoutée du produit. En effet, il est préférable de constituer Vol. 7 – N°1, 1999 Logistique & Management des stocks temporaires sur des produits moins coûteux en stocks. Enfin, dans le cas de systèmes multiproduits, le choix des points de contrôle du flux doivent aussi être en cohérence avec les différents niveaux successifs de différentiation des produits. Pour la clarté de notre exposé, nous décrivons dans la suite ces classes de politique pour des systèmes de production en série, la généralisation avec des mécanismes d’assemblage ne posant pas de problèmes conséquents. Ainsi nous considérerons un site qui fabrique ses produits en plusieurs étapes successives, les unes après les autres. Flux tiré : choix des politiques de pilotage L’étape suivante de la mise en place d’une gestion à flux tiré, consiste à choisir la classe des politiques, basée sur la décomposition précédente, qui pilotera le système. Pour chaque point de contrôle retenu, il s’agit alors de déterminer quand lancer la production dans le sous-système qu’il contrôle, en fonction du niveau de la demande réelle. Nous présentons ici trois classes qui répondent différemment à ce problème (le Stock Nominal, le Kanban, et le Kanban Etendu) et nous discutons des avantages des uns par rapport aux autres. Ces classes sont caractérisées par un ou deux paramètres par sous-système (par exemple, le nombre de cartes pour le Kanban). Une fois la classe choisie, il convient de trouver la politique optimale dans cette classe. En d’autre terme, il faut évaluer les paramètres optimaux qui caractérisent le pilotage (le nombre de cartes kanban par sous-système par exemple), en fonction des estimations de la demande. Nous discutons ce problème de dimensionnement pour le cas du Kanban. Pilotage à Stock Nominal Cette classe de politique est la plus simple et est l’une des plus rencontrées dans la littérature; cf. (Buzacott and Shanthikumar 1993 ; Liberopoulos and Dallery 1997). Un stock nominal est associé à chaque sous-système. Pour qu’une pièce du stock amont d’un sous-système soit lancée en fabrication dans ce sous-système, il suffit qu’une demande soit présente à ce point de contrôle (et que le stock amont en question ne soit pas vide). Dans l’état initial, chacun des stocks qui sépare les sous-systèmes contient un nombre de produits égal à son stock nominal. Lorsqu’une Vol. 7 – N°1, 1999 demande se présente au dernier sous-système (c’est-à-dire au point de basculement production à la commande / par anticipation), elle est automatiquement dupliquée à tous les sous-systèmes, autorisant ainsi la fabrication dans l’étage correspondant, à condition toutefois qu’une pièce soit disponible. Si le stock est vide, la demande est mise en attente, sinon elle est satisfaite et disparaît lorsque la pièce entre en fabrication dans le sous-système. Il est possible de montrer que par un tel mécanisme les niveaux des stocks des points de contrôle sont bornés par les stocks nominaux. Cependant, les encours dans les sous-systèmes ne sont pas limités (Dallery and Liberopoulos 1996). Ce mécanisme répond rapidement au client puisque l’ordre de production est lancé à tous les niveaux de la chaîne lorsqu’une demande se présente. Mais cette transmission ne garantit pas de limite au nombre de pièces présentes dans chaque sous-système et les coûts de stocks dus aux encours peuvent être importants. Les paramètres de cette politique de gestion sont les stocks nominaux, Sk pour chaque sous-système k, qu’il reste à dimensionner pour optimiser le pilotage. Pilotage Kanban La plus populaire des politiques de pilotage reste le Kanban (Berkley 1992 ; Monden 1998). Ce système fit son apparition pendant les années soixante dix sur les lignes de pro- 61 Logistique & Management Le Kanban permet donc une meilleure coordination entre les sous-systèmes, n’autorisant la fabrication à chaque étage que si une pièce a été effectivement consommée en aval de ce sous-système. Une conséquence intéressante de ce mécanisme est que le nombre de pièces en cours de fabrication est limité par le nombre de cartes de chaque étage. Cependant, la demande pouvant ne pas être immédiatement transmise à toute la chaîne, les délais de fabrication peuvent être plus longs que pour le stock nominal (Dallery et Liberopoulos 1996). Les paramètres de cette politique de gestion sont les nombres de cartes, Kk pour chaque sous-système k, qu’il reste à dimensionner pour optimiser le pilotage. Lorsque le sous-système représente toute la chaîne de production, c’est-à-dire, lorsqu’il n’y à qu’un point de contrôle en amont du site, le pilotage revient à lancer en production une pièce dans l’usine, dès qu’un produit quitte le système en aval. Ce mécanisme est aussi connu sous le nom de CONWIP (“CONstant Work In Process”) (Hopp and Spearman 1996 ; Spearman et al. 1990). Pilotage Kanban Etendu duction de Toyota, et est souvent utilisé pour présenter la production “juste-à-temps”. Le mot “kanban” signifie “carte” en japonais et fait référence au mécanisme qui consiste à attacher une carte à une pièce (ou plus généralement à un lot de pièces), autorisant son lancement dans une étape de fabrication. Un nombre de cartes est ainsi associé à chaque sous-système. Lorsqu’une demande se présente au dernier sous-système (le deuxième dans notre exemple), si une pièce avec une carte est présente dans le stock, la demande est satisfaite et la carte est détachée pour être transmise en amont. Cette carte propage la demande au point de contrôle précédent. A ce niveau, si une pièce est présente, sa carte est détachée (carte qui lui vient du premier système dans notre exemple) ; elle est remplacée par la carte qui a transmis la demande et la pièce est lancée en fabrication dans le dernier sous-système. La carte détachée est alors transmise en amont, propageant à son tour la demande. Ce mécanisme peut remonter ainsi toute la chaîne de production. Cependant, s’il arrive qu’une pièce ne soit pas disponible à un étage, aucune carte n’est transmise. Les cartes de l’étage en question s’accumulent et l’information qui déclenche la production est bloquée à ce niveau de la chaîne. 62 Le Kanban Etendu (Dallery and Liberopoulos 1996) cherche à tirer profit des avantages du Stock Nominal et du système Kanban. Un nombre de cartes et un stock nominal est associé à chaque sous-système (le nombre de cartes étant supérieur au stock nominal). Dans l’état initial, avant que toute demande ne se présente, les stocks entre chaque étage contiennent un nombre de pièces égal au stock nominal. Une carte est attachée, comme pour le kanban, à chacune d’entre elle, le reste des cartes disponibles étant placé en amont de l’étage. La dynamique du pilotage est une combinaison des systèmes à Stock Nominal et Kanban. Lorsqu’une demande se présente, à l’instar du Stock Nominal, elle est automatiquement transmise à tous les étages. Mais à chaque point de contrôle pour qu’une pièce soit lancée en fabrication, outre la présence d’une demande, une carte doit nécessairement être disponible. Dans ce cas, la carte du produit est détachée pour être transmise en amont. Elle est remplacée par une carte présente au point de contrôle et le produit entre en fabrication. Du fait de l’existence d’un nombre de cartes en avance au point de contrôle, le mécanisme peut délivrer une pièce dans un étage donné, dès qu’une demande arrive, même si aucune carte n’a été libérée en aval. Cependant, passé cette avance, une pièce finie doit quitter le Vol. 7 – N°1, 1999 Logistique & Management sous-système pour qu’une nouvelle soit autorisée à y entrer. Ce système introduit donc plus de souplesse dans le pilotage que le système kanban. En fait, il est facile de montrer (Dallery et Liberopoulos 1996) que le système Kanban Etendu est une classe de politique qui contient les classes des politiques à Stock Nominal et Kanban comme cas particuliers. Le système à Stock Nominal correspond au cas particulier du Kanban Etendu où le nombre de cartes associées à chaque sous-système est infini. Le système kanban correspond au cas particulier où, pour chaque sous-système, le stock nominal est égal au nombre de cartes kanban, c’est à dire Kk = Sk. Les paramètres de la politique Kanban Etendu sont la valeur du stock nominal Sk et du nombre de cartes Kk pour chaque sous-système k, qu’il reste à dimensionner pour optimiser le pilotage. Dimensionnement du système Kanban Comme nous l’avons exposé précédemment, une fois la classe de politiques choisie, il convient de trouver la meilleure politique dans cette classe. Les mécanismes précédents sont caractérisés par des paramètres : stock nominaux et/ou nombre de cartes kanban. La recherche de cette politique revient à bien dimensionner ces paramètres, en prenant en compte l’estimation de la demande (sa moyenne, sa variabilité) ainsi que le cycle de production. Il existe plusieurs approches que nous abordons à travers l’exemple du système Kanban. Pour ce système, il faut déterminer le nombre de cartes kanban associées à chacune des boucles kanban correspondant aux différents sous-systèmes, c’est à dire les différents paramètres Kk pour chaque sous-système k. La première approche, la plus utilisée dans l’industrie, est celle initialement proposé par Toyota (Monden 1998). Elle repose sur l’utilisation d’une formule heuristique permettant de calculer le nombre de cartes kanban pour chaque maille. Une des variantes de base de cette formule est la suivante : K = DL(1+α) Dans cette formule, D est la demande moyenne qui correspond au nombre moyen de pièces consommées par unité de temps. Dans le cas où un kanban n’est pas associé à une pièce individuelle mais à un lot de pièces (un conteneur), la demande moyenne doit être exprimée en Vol. 7 – N°1, 1999 nombre de conteneurs par unité de temps, ou ce qui revient au même, le membre droit de la formule précédente doit être divisée par la taille du conteneur. L est une mesure de délai qui correspond au temps de cycle moyen d’un kanban, incluant les délais d’attente, les temps de production et de transport. Enfin, α n est un coefficient de sécurité. En fait, cette formule (sans le coefficient de sécurité α) peut être interprété comme une application d’une loi générale de comportement de systèmes de files d’attente, la loi de Little, qui exprime que la quantité moyenne d’entités dans un sous-système est égal au produit du débit d’entités traversant le sous-système par le temps moyen de traversée. Ici, le sous-système correspond à une boucle kanban. Le nombre d’entités est donc constant et égal au nombre de kanbans. Le débit correspond au nombre de cycles kanban par unité de temps, qui est égal à la consommation moyenne (par unité de temps) de pièces par le sous-système suivant. Le délai est égal au temps de cycle moyen d’un kanban dans la boucle. L’utilisation de cette formule pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, cette formule ne devrait pas en théorie permettre de déterminer le nombre de kanbans de chaque sous-système. En effet, seule la valeur de D est connue a priori et dans ce cas la loi de Little ne permet que d’établir une relation entre les paramètres K et L. En d’autres termes, L ne peut pas être considéré comme un paramètre connu mais au contraire comme un paramètre de performances qui dépend du nombre de kanbans. Les autres problèmes sont les suivants (Marty 1997) : 1. Seule la demande moyenne est prise en compte. Or, la variabilité de la demande devrait directement influencer la détermination du nombre de kanbans. 2. Le dimensionnement de chaque boucle kanban est fait de manière indépendante de celui des autres boucles. Or, le comportement d’un sous-système est fonction du comportement des autres, qui dépend en particulier du nombre de kanbans associés à ceux-ci. 3. Il n’y a pas de prise en compte d’un critère d’optimisation du dimensionnement. Par exemple, on ne cherche pas explicitement à déterminer le nombre minimal de kanbans permettant d’atteindre un niveau de service donné. L’introduction du coefficient de sécurité α ne fait que repousser le problème sur le choix de la 63 Logistique & Management bonne valeur de celui-ci, pour lequel à la lumière de la précédente discussion, il n’existe malheureusement pas d’approche raisonnable. Une méthode plus cohérente du dimensionnement des boucles kanbans peut être obtenue. Elle nécessite cependant une étude plus compliquée. Elle repose sur la modélisation du processus de production incluant le processus de demande et le pilotage kanban. Considérons le cas où l’on cherche à déterminer le pilotage qui minimise les coûts de stocks tout en garantissant un taux de service donné, par exemple le pourcentage minimum de demandes devant être satisfaites sans délai. Pour des valeurs données des nombres de kanbans Kk, il est possible d’évaluer les performances du système et en particulier de calculer les encours moyen ainsi que le taux de service obtenu. Cette évaluation de performances peut être réalisée au moyen d’une simulation (Claver et al. 1997) ou de techniques analytiques (Di Mascolo et al. 1996). On peut alors développer une procédure d’optimisation afin de déterminer les meilleurs valeurs des paramètre Kk (De Araujo 1994). Cette procédure d’optimisation est itérative et nécessite un grand nombre d’évaluations de performances. Si on utilise la simulation comme outil pour ces évaluations, le temps de calcul de la procédure d’optimisation peut être très long. Cependant lorsque les techniques analytiques sont substituées à la simulation pour les évaluations de performances, le dimensionnement des paramètres est beaucoup rapides. Gestion de la variété des produits dans le pilotage à flux tiré Les pilotages des systèmes de production que nous avons étudiés, répondent principalement à la question “quand produire” : pour chaque sous système, la politique autorise ou non une pièce à entrer en fabrication dans l’étage suivant. Cette décision une fois prise, il est néces- saire de répondre à la question “que produire”, c’est-à-dire à quel type de pièces la capacité de production doit-elle être allouée. Le pilotage doit donc aussi gérer le partage des ressources que représentent les sous-systèmes, lorsque les demandes requièrent des produits de types différents. Ainsi, pour chaque classe de politique décrite ci-dessus, il s’agit d’ajouter des règles qui indiqueront le produit à fabriquer, et ce toujours afin de minimiser les coûts de stocks et des demandes non satisfaites. Ces coûts, de même que les estimations pour les demandes peuvent d’ailleurs être différents suivant le type de produit. Dans la suite nous considérons donc que la politique qui se charge de la décision de production (“quand produire”) a été déterminée à l’étape précédente. Nous décrivons ici la discipline qui résout le partage de ressource (“que produire”) La politique la plus connue pour répondre à ce problème est la discipline “Premier arrivé, Premier servi” (FIFO – First In First Out) : les demandes sont servies dans l’ordre de leur apparition. Elle est facile à mettre en œuvre, et en particulier, elle ne nécessite pas de connaître l’état des stocks. Une alternative à cette politique est de produire la pièce la plus demandée au moment de la décision (“Longest Queue”), c’est-à-dire celle dont le stock est le plus bas, ou dont l’accumulation des demandes en attente est la plus grande. Des études (Zipkin 1995) ont montré que la discipline “Longest Queue” était plus efficace du point de vue du coût que FIFO. Une connaissance plus centralisée du système de production est cependant nécessaire (niveau des stocks, état de la demande). Elle est donc plus difficile à mettre en œuvre. Ces deux disciplines permettent en général d’atteindre de bonnes performances quand les différents types de produits sont similaires. En revanche, elles peuvent se révéler peu efficaces lorsque les produits sont très différents. Imaginons par exemple un premier produit dont la demande est très coûteuse à ne pas satisfaire. Le deuxième produit répond quant à lui à des commandes peu pénalisantes. Les politiques FIFO et “Longest Queue” ne prennent pas en compte ce déséquilibre. Il peut cependant être judicieux de satisfaire les demandes du premier produit en priorité et de mettre celles du second en attente. L’analyse d’un modèle simplifié du problème pour un seul sous-système piloté par un stock nominal de (de Véricourt, Karaesmen, et Dallery 1999), a montré que la politique optimale 64 Vol. 7 – N°1, 1999 Logistique & Management alloue la ressource systématiquement à la pièce la plus coûteuse (dans notre exemple pièce de type 1), 1. si des demandes pour cette pièce sont en attentes, 2. si le stock de pièces correspondant est inférieur à un seuil critique. Supposons par exemple que le système soit en retard pour les deux types de produits. Un certain nombre de demandes pour les pièces 1 et 2 sont en attente. Puisque le coût des demandes pour le produit 1 est plus important, satisfaire ces demandes diminue toujours le coût de façon plus importante que satisfaire les demandes du produit 2. La politique optimale établie donc de produire la pièce 1 jusqu’à ce que toutes les demandes pour ce type soient satisfaites. Il pourrait alors sembler judicieux de commencer à satisfaire les demandes de Type 2. Mais la politique alloue toujours la ressource au premier type afin de constituer un stock d’avance (qui correspond au seuil) pour éviter que le système ne retombe trop rapidement dans la situation précédente, à savoir, la présence de demandes de type 1 non satisfaites et coûteuses. Le seuil dépend d’estimations sûr la demande et des autres paramètres du problème. Il peut d’ailleurs être nul, notamment si les pièces sont assez semblables. Une fois le seuil atteint par les pièces de type 1, la politique partage équitablement la ressource entre les deux types de pièces jusqu’à ce que les stocks atteignent les niveaux des stocks nominaux. Dès que les demandes de type 1 ramènent le niveau de stock 1 en dessous du seuil, la ressource est à nouveau exclusivement attribuée à la première pièce. Nous avons considéré jusqu’ici que le système était flexible : le changement du type de pièce lors de la production n’entraîne pas de coût ou de délais de reconfiguration important. Dans le cas contraire, le système lance les pièces en production par lots plutôt que par unité. Déterminer la politique de gestion de la ressource nécessite alors aussi de définir la taille de ces lots en fonction des coûts et des temps de reconfiguration. Conclusions Nous avons présenté une méthode pour définir les règles de pilotage à flux tiré d’un système de production. La démarche s’appuie sur 4 points clés qui sont autant de concepts de la production à flux tiré. Le premier pose le pro- Vol. 7 – N°1, 1999 blème de l’anticipation : quand est-il judicieux d’anticiper, quand est-il préférable de piloter le système “au fil de l’eau”. La première étape consiste donc à choisir le niveau dans la chaîne de production où a lieu le basculement entre les deux types de gestion. Le deuxième point propose différentes façons d’anticiper et d’utiliser les informations sur le futur. Les points importants de la chaîne où le pilotage par anticipation devra contrôler les flux, sont déterminés lors de la seconde phase de notre démarche. Le troisième point correspond à l’établissement des règles de gestion qui permettront au système de réagir à la demande réelle, et de déterminer “quand produire”. La troisième étape donne alors lieu au choix de ces politiques et à leur dimensionnement en fonction d’estimations sur les demandes, des coûts, des temps de cycles... Enfin le dernier point clé soulève le problème du partage de ressource dans le cas multiproduits. La dernière étape établit la discipline qui allouera les ressources aux différents produits. Il est à noter que la combinaison production à flux tiré pour la partie amont de la production et production à la commande pour la partie aval est de plus en plus fréquemment utilisé dans l’industrie. Ce mode de production correspond par exemple à la méthode A décrite dans (Dudouet 1996) à propose de l’industrie automobile. Nous n’avons considéré qu’un seul site de production. Cependant, tous ces concepts peuvent se généraliser à la chaîne logistique prise dans son ensemble. Par exemple si l’on considère un réseau multisites, l’arbitrage par anticipation/à la commande ou la décomposition en sous-systèmes restent valides. Pour les politiques de gestion par anticipation de type kanban, à l’intérieur d’un site, la méthode s’applique directement. Entre les sites se pose cependant la question du transport. Le pilo- 65 Logistique & Management tage doit alors aussi déterminer la quantité de produits à commander aux fournisseurs (la date de commande étant régulée comme les autorisations de production dans un sous-système). Controlled Production Systems,” Operations Research, Vol. 44, No. 1. Dudouet, C. 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