L`ORIGINE DU MONDE, PORTRAIT D`UN INTÉRIEUR

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L`ORIGINE DU MONDE, PORTRAIT D`UN INTÉRIEUR
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L’ORIGINE DU MONDE,
PORTRAIT D’UN INTÉRIEUR
de Lucia Calamaro
traduit de l’italien par Federica Martucci
cote : ITA16D1042
Date/année d'écriture de la pièce : 2011
Date/année de traduction de la pièce : 2015
Pour toute utilisation de cette traduction la mention suivante est obligatoire :
« Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international
de la traduction théâtrale ».
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Cette traduction correspond au texte du spectacle joué en Italie et représenté au
Théâtre de la Colline en octobre 2015 (mise en scène de l'auteure) lors du Festival
d'Automne. Il existe également une traduction intégrale du texte original, élaborée à
partir du texte édité en Italie par Editoria e Spettacolo en 2012. Cette version, plus
longue, est disponible sur demande.
Personnages :
Première partie :
Daria, la mère
Federica, la fille/analyste
Deuxième partie :
Daria, la mère
Federica, la fille/narrateur
Grand-mère
Troisième partie :
Daria, la mère
Federica, la fille/analyste/narrateur
L’origine du monde, portrait d’un intérieur - de Lucia Calamaro - traduction française de Federica
Martucci – novembre 2015
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Première partie
Femme mélancolique au frigidaire
Daria, la mère
Federica, la fille/analyste1
La mère (Daria) est bien habillée, coiffure très soignée, rouge à lèvre rouge vif sur
visage pale, blafard ; aux pieds des chaussures style infirmière, elle entre dans une
pièce sombre, la cuisine. Elle chuchote.
Oui, je le sais.
Je sais très bien
que c'est comme ça.
Et pourtant,
il existe une espèce
qui est différente de la mienne.
Une espèce de gens
qui ont de la chance,
je dirais.
Des gens qui « savent être-au-monde »,
tranchent dans le vif,
qui se bougent, voient loin,
qui emploient ce genre de formules
et j’en passe,
adaptent la réalité à leurs besoins,
et il faut bien leur reconnaître que,
depuis toujours, ou au moins depuis quelque temps,
ils les connaissent.
Une espèce qui sait
et, bien que pas vraiment savante,
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L’actrice qui interprète Federica rentre et sort des personnages de l’Analyste et de la Fille. L’analyste est un semipersonnage, comme un masque que la Fille endosse tout d’un coup, en entrant et sortant du masque avec agilité. Le fait
de faire coïncider l’Analyste et la Fille symbolise le rôle guérisseur des enfants. Le terme « demi-personnage » est
entendu ici comme un personnage dont la personnalité n’est pas caractérisée de manière approfondie, à la manière de
Tabucchi, qui a décrit Bernardo Soares comme un “semi-hétéronyme” de Fernando Pessoa.
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est au moins sachante ou prétend tout savoir.
Par contre Nous,
les autres,
presque tous,
les indécis,
les mélancoliques,
apathiques,
ceux qui sont seuls,
les bizarres,
ceux couci-couça,
ceux qui ont des illusions,
ceux qui les ont perdues,
les ataraxiques idéologiques
et les métaboliques aussi,
et puis ceux qui sont toujours fatigués
depuis le début,
affalés sur leurs fesses, fatigués,
qui en latin se dit « fessus ».
Eh bien nous... (temps)
Nous, qu’est-ce qu'on fait ? Qu’est-ce qu'on va faire ? Qu'est-ce qu'on... (Elle ouvre le
frigo. La lumière qui s’échappe du frigo est le seul éclairage de la scène qui suit)… va
bien pouvoir manger ? (Elle regarde dans le frigo et reste silencieuse un instant). À cette
heure-ci, j’ai envie d’une chose mi-sucrée, mi-salée. Je sais pas, de la purée, mais ce
n’est pas le genre de chose qu’on a forcément au frigo, du parmesan, dur comme du
ciment. Je pourrais mettre quoi dessus ? Une petite sauce, du ketchup peut-être... un
mélange audacieux. Je comprends pas pourquoi ils écrivent : « à conserver au frais
après ouverture », de toute façon, ça moisit quand même. En plus, c'est collant.
Heureusement, j’ai toujours un mouchoir dans le frigo... Qu’est-ce que je vais bien
pouvoir manger ? La mozzarella… ça n’a aucun goût, c’est fou, ils la font exprès pour ne
pas te culpabiliser quand tu en manges… ennuyeuse la mozzarella… Je pourrais y
ajouter... Tiens, une petite confiture... Ah, ces emballages bios, petits et chers… C’est
quoi ça ? (Elle lit) Figues aromatisées au Brandy, le brandy, ça peut être un bon
remontant, voyons voir… Ils ne mettent pas beaucoup de Brandy ! (Elle continue de
chercher dans le frigo) La salade… ça, il y en a toujours. Moi je l’achète, je la laisse au
frigo et puis je la jette. Destinée malheureuse que celle de la salade. (Elle en mange un
peu) J’ai l’impression d’être une petite chèvre qui mange de l’herbe. C’est pas possible
de faire tous les jours les courses et quand tu veux manger, il n’y a rien d’alléchant…
Moi, j’avais caché quelque part un petit morceau de Provolone, je me l’étais mis de côté
parce qu’ici, c’est le Biafra. Ils mangent tout. Où je l’ai mis ? Ah tiens, les petits
chocolats du duty-free, pourquoi pas ? (Elle lit) « Six délicieux bâtons de chocolat
fourrés liquide à l’eau de vie suisse de poire Williams ». J’te jure ces français avec leurs
manières ! Ils ne peuvent pas dire : « Chocolats à la liqueur de poires » et point !
Voyons (elle goûte)… Après la salade... Pas terrible. (La liqueur dégouline au sol) Mon
Dieu, la liqueur ! Quelle idiote, c’était même écrit !
La Fille (Federica) entre.
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Qu’est-ce que tu fais là ?
Federica/Fille Tu m’as vue ? Bizarre.
Daria Tu n’es pas invisible ! Tu as mis ton beau manteau.
Federica/Fille J’avais très froid.
Daria Alors au lit, tout de suite.
Federica/Fille Mais, pourquoi tout de suite ?
Daria Tiens-toi droite ! Droite normale. Qu’est-ce que tu as ?
Federica/Fille Rien, j’étais à côté, tu ne m’as pas vue, alors je suis venue un peu plus
par là, comme ça on est plus… on se sent moins, bref, je voulais pas rester toute seule.
Daria Écoute, je ne vais pas arrêter de faire ce que je faisais pour m’occuper de toi !
Federica/Fille Je t’ai rien demandé.
Daria Celui qui entre après toi dans une pièce est par convention ton hôte, tu dois t’en
occuper, surtout, surtout, si c’est ta fille.
Federica/Fille Ici, il y a un mot : « introspection », c’est pas clair pour moi.
Daria L’introspection c’est simple, c’est regarder au-dedans plutôt qu’au-dehors. Ah
mais tu vois que je m’occupe de toi ! Écoute c’est la nuit, j’ai terminé mon service de
mère, je ne fais pas d’heures sup, je ne te vois même pas, adios ! (Elle regarde de
nouveau dans le frigo) Tiens… Un peu de raisin.
Federica/Fille Maman… Pardon je te dérange plus après. Mais une chose magnifique
sort du frigo et envahit toute cette partie de la pièce.
Daria C’est la lumière. Alors (elle ferme et ouvre le frigo)… Noir, nuit, lit, yeux ouverts,
petits moutons.
Federica/Fille Maman, tu sais que tu as vraiment une très belle robe.
Daria Tu trouves ?
Federica/Fille Vraiment belle.
Daria Je ne sais jamais quand la mettre. Mais pourquoi ? D’habitude, je suis mal
habillée ?
Federica/Fille Non, parfois tu es un peu dépareillée.
Daria Je m’habille fonctionnel, avec des vêtements d’intérieur.
Federica/Fille Justement, il est beau celui-là. Par contre, les chaussures sont... bof.
Daria C’est des chaussures pour la maison.
Federica/Fille Elles sont moches.
Daria Comme les tiennes.
Federica/Fille C’est vrai ! Mais qui nous les a achetées ?
Daria Qui veux-tu que ce soit... Moi ! C’était une promotion, trois pour le prix de deux.
Federica/Fille Et tes cheveux aussi, tu as de très beaux cheveux. On dirait l’actrice du
film d’hier, ce très beau film, de ce réalisateur avec un nom bizarre, un anglais, je crois.
Daria Hitchcock.
Federica/Fille Oui, tu sais, elle, elle a une mère un peu obsessionnelle.
Daria Marnie, c’est un beau film.
Federica/Fille Marnie, c’est ça. Et sur la tête, tu as… un champignon !
Daria Ce n’est pas un champignon, c’est un chignon. Ça me tire vers le haut, le
chignon. Si je ne me coiffe pas, je fais négligée.
Federica/Fille Maman, écoute ce mot-là « pirouette »,
Daria Pirouette... Avec les pantoufles, ce n’est pas l’idéal pour te montrer (Elle tente de
faire une pirouette), c’est un tour sur eux-mêmes que font généralement les danseurs.
(Elle retourne devant le frigo) Voyons voir ce qu’il y a là-dedans.
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Federica/Fille Maman, alors on fait quoi ?
Daria Je ne sais pas. Moi, j’ai faim, et toi ?
Federica/Fille Non.
Daria Alors occupe-toi, fais quelque chose, bouge-toi, va faire un tour, c’est pas un
dortoir ici.
Daria reste devant le frigo. Federica commence à lire un petit livre blanc, avec un ton de
narrateur. (Federica « lit » tout le texte suivant dans une tonalité base continue et Daria
se superpose à elle dans les parties soulignées).
F Depuis des semaines je tourne dans la maison, péniblement, avec lenteur, comme si
je doutais de la justesse de cette chose, si je me trouvais ailleurs et pas là, comme si le
territoire m’était inconnu… D Inhospitalier, c'est le confinement qui me fait cet effet. F Il
y a de l’hostilité dans l’air. Je passe du lit à l’ordinateur, puis au frigo, à l’ordinateur,
j’ouvre, je ferme, je rouvre, il n’y a pas grand chose à manger… D C’est pas que j’ai
faim, c’est que je ne sais pas quoi faire. F … Je passe d’une pièce à l’autre, je pense…
D Pas trop non plus, pas de pensées précises quand je suis chez moi. F… Sans
ranger… D Ranger ça m’aiderait c’est sûr, dépoussiérer aussi. Mais c’est pas mon truc,
je ne l’ai jamais fait. F… Modalités inconnues, je reviens devant le frigo. D Rien de bon,
je mords quand même dans un bout de fromage, il faut quelque chose de rapide, qui
donne la sensation de remplir cette chose qui est là, dans le thorax, je crois, même si en
y réfléchissant vaguement, car tout devient vague quand je suis à la maison, je me
rends compte que, dans la poitrine, la nourriture n’arrive pas. F Et alors, tu remplis quoi,
maman ? D J’en sais rien ! En attendant, je mâche. F Je retourne devant l’ordinateur,
s’il y avait une belle lettre à laquelle répondre, mais c’est rare, peu probable que
quelqu’un écrive pour dire quelque chose… D Oui, seulement des invitations, des
invitations et des invitations pour aller voir untel qui fait tel truc, ça ne m’intéresse pas du
tout. F … Je retourne au frigo, j’ouvre, je regarde, je laisse ouvert, je regarde de plus
près… D Je crois que je vais me préparer un café, peu importe l’heure. F J’allume la
cafetière, je retourne devant le frigo... D Qui sait, si quelque chose m’avait échappée,
quelque chose qui me ferait plaisir. F Je regarde fixement la nourriture, œufs, yaourts,
petits gâteaux, le beurre que j’aime tant, je reste rêveuse, pensive, des confitures, il y a
en beaucoup, toutes à moitié vides, aux prunes, aux cerises, la plupart moisies, j’ouvre
les pots, les sens, dans l’espoir d’y voir apparaître quelque chose. D Peut-être
quelqu’un ! Quand je suis dans cet état, j’ai l’impression que mon problème se cache làdedans. Mais durant toutes ces années de rapport obsessionnel avec le frigo, je ne l’ai
jamais vu en face, le problème ! Maintenant, j’ai froid. F Peut-être que si tu refermais.
Le café est prêt, je rouvre, je prends le lait... D À la maison, je ne le bois jamais noir. F
… Il n’y a presque plus de café. D Ni de papier toilette. F … Je range, grande tasse
avec soucoupe, couloir, je vais me coucher. J’essaye de lire Savinio, Fofi, Valery,
Arendt, mais j’ai sommeil presque tout de suite, je m’assoupis, dehors il y a du soleil, il
est deux, trois heures de l’après-midi, je n’ai rien à faire, c’est reparti, je suis revenue à
la case départ. Je n’existe plus, je dois tout recommencer depuis le début.
Daria s’allonge par terre devant le frigo, le frigo est ouvert.
Federica/Fille Tu dors ? Elle dort. Elle ne parle jamais avec moi (Elle s’approche du
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frigo, ne porte pas de chaussures).
Daria Tu fais quoi ?
Federica/Fille Je referme le frigo.
Daria Mais non, sinon on va se retrouver dans le noir. Pieds nus ? Tu sais que tu peux
prendre une décharge.
Federica/Fille Ah bon ?
Daria Passe-moi les cigarettes… (Federica/Fille cherche les cigarettes à l’intérieur du
frigo) Les cigarettes ! Elles sont là.
Federica/Fille Pardon mais pourquoi t’es allongée devant le frigo ?
Daria C’est l’endroit le plus frais de la maison.
Federica/Fille Maman, tu veux bien qu’on parle des oiseaux ?
Daria Non par pitié ! On en a déjà parlé l’autre fois, de la reproduction, des migrations,
du plumage.
Federica/Fille Tu sais toi, comment ils font leur nid ?
Daria Non.
Federica/Fille Moi, ça m’a marquée, c’est un peu triste, ils le font avec le corps, avec
leur poitrine, c’est la poitrine qui pousse et écrase les matériaux jusqu’à les arrondir, elle
les écrase de l’intérieur, la poitrine donne au nid sa forme circulaire.
Daria Mais, comment tu fais à savoir tout ça ?
Federica/Fille Je l’ai lu. C’est en repoussant la paroi de tous côtés que le cercle se
forme. C’est la femelle qui le fait.
Daria Et le mâle, il fait quoi ?
Federica/Fille Le mâle ? Le mâle vadrouille, il va chercher des brindilles, de l’herbe, il
fait des allers-retours, et elle, elle tourne et pousse, tourne et pousse.
Daria La pauvre, ça doit être fatiguant.
Federica/Fille Oui, dans la nature aucun brin de paille n’a la forme arrondie du nid.
(Prise d’excitation) C’est elle qui doit pousser, et pas qu’une fois, mais mille et mille fois,
et encore une, et encore, et encore. C’est écrit dans le livre.
Daria Ça suffit, j’ai compris !
Federica/Fille Après, il y a écrit une chose pas claire : « pressions constantes et
répétées de la poitrine », ça veut dire quoi ?
Daria Je sais pas, c’est peut-être comme ça, (Daria s’allonge, elle gonfle et baisse son
sternum plusieurs fois tandis qu’elle parle, comme si elle avait des convulsions), à force,
tu finis par être en hyperventilation, avoir des palpitations, tu dois être toute sonnée.
Mon dieu, même les volatiles, ce qu’ils sont obligés de faire pour avoir un pauvre nid de
rien du tout. Tu sais que je ne la connaissais pas cette histoire.
Federica/Fille Et tu sais comment les paons font l’amour ?
Daria Non ! Et je ne veux pas le savoir.
Federica/Fille C’est terrible ! En gros, le mâle met d’abord une patte sur le cou de la
femelle et la pauvre…
Daria Ça suffit, j’ai dit !
Federica/Fille Pardon.
Silence.
Federica/Fille Qu’est-ce que tu as ?
Daria Rien.
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Federica/Fille Maintenant, tu es en train de fumer.
Daria Oui.
Federica/Fille Alors, tu es contente ?
Daria Oui.
Federica/Fille Et pourquoi tu prends cet air triste ?
Daria C’est les soucis.
Federica/Fille Et bien n’y pense pas et ça partira.
Daria Quoi ?
Federica/Fille Cet air triste.
Daria Pardon, mais tu dois comprendre, on est là toi et moi, c’est pas du tout contre toi,
je fais la tête que je veux, parce que quand on est seul, on n'est pas forcément content,
bien sûr quand je suis dehors, je dois prendre un air positif, joyeux, mais chez moi, la
nuit, je peux prendre l’air que je veux non. La tristesse, si tu la laisses émerger, ensuite
elle repart comme elle est venue. Comment il disait déjà ? « Ta pathèmata
mathèmata »... Hérodote, tu connais ? Bref : de la souffrance à la connaissance…
Federica/Fille (essaye de l’interrompre) Maman, ça dure combien une cigarette ?
Daria … D’ailleurs tante Brunilde aussi le disait à sa façon : « Plus on a de soucis, plus
on apprend ». Pauvre femme... Tu disais quoi ?
Federica/Fille Ça dure combien une cigarette ?
Daria (irritée) Qu’est-ce que j’en sais ! (Elle se calme) Pardon. Tiens, on a qu’à essayer
quelque chose, alors, moi je pose la cigarette là, et toi, tu comptes, entre-temps, je mets
la tête dans le congélateur, on verra bien si ça me rafraîchit les idées, (avec la tête dans
le congélateur) parce que c’est pas possible, moi, j’y vais toutes les semaines, moi, je la
paye, je peux exiger un minimum, je dis pas une solution, ce serait excessif, mais un
petit mieux.
Federica/Fille (elle se lève en comptant) 1... 2... 7... 4... 9...
La lumière s’allume brusquement : tout est plongé dans une lumière blanche. Federica
se rassoit et prend la forme faciale de la psychanalyste : sourire dents serrés, yeux
fermés avec les pupilles dessinées sur les paupières. Elle commence à parler d’une voix
grave et lente.
Fille/Analyste ... Le docteeeur des moooots sourit toujours. (Pause). Daria, vous vous
êtes de nouveau laissée échapper votre vie, vous avez une manière conflictuelle de
vous confronter au monde qui vous rend tout plus difficile, douloureux. Et surtout, un
fond dépressif qui ne demeure pas tel quel, mais tend à vous faire tomber en
dépression, et tomber en dépression, ce n’est pas comme avoir un fond dépressif. Une
fois formé, le fond ne s’efface plus mais il peut être géré, ce qui n’est pas votre cas en
ce moment, je suis désolée. Je voulais vous dire ceci : bien que cela se fasse dans la
douleur, au final vous êtes en train de vous libérer du sentiment de mort qui vous habite
depuis la naissance. Bien que vous reviviez cette douleur-là, originelle, je voudrais vous
rassurer, car dans l’ici et le maintenant, ce ne sera jamais cette douleur-là, elle n’aura
pas la même intensité qu’alors, la douleur de l’origine ne se répètera pas. Suis-je
claire ?
Daria Oui, concernant la vie qui m’échappe par moments, et sur le conflit permanent,
aussi. Docteur, je peux ? (Elle s’assoit tout près de l’analyste)
Fille/Analyste Exceptionnellement, Daria.
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Daria Docteur, je peux poser... ? C’est quoi exactement la dépression ?
Fille/Analyste Daria, en attendant vous pouvez me poser toutes les questions que
vous souhaitez. Alors... La dépression c’est... C’est comme de pleurer toujours le mort,
comme un deuil permanent, suis-je claire ? Je n’arrive pas à trouver d’autres images.
Vous me suivez ?
Daria Cette histoire de conflit permanent me tracasse, parce que les gens qui me sont
proches, ceux qui m’aiment vraiment je crois, ces gens-là disent que je fais peur, que je
deviens méchante.
Fille/Analyste Comment ça ? Vous faites quoi ?
Daria Je hurle ! Je me mets les nerfs en boule, je prends la grosse voix, mais je ne le
fais pas pour de vrai, presque, mais pas tout à fait, c’est rien que des poils, pas des
griffes, que des poils qui se hérissent. Possible qu’ils ne voient pas que je fais semblant,
pas complètement mais presque. Ça se met en route automatiquement, j’ai ça en moi
depuis que je suis petite et je ne le contrôle pas, ça doit faire partie du système
sympathique...
Fille/Analyste Ah, le système sympathique... La bonne vieille époque.
Daria La crinière se dresse pour effrayer.
Fille/Analyste Et pourquoi vous devez effrayer, Daria ?
Daria Parce que je suis, j’étais, je suis effrayée. Tout m’effraie un peu, surtout les gens,
alors je hurle la première, comme ça, peut-être qu’ils m’obéiront, sans ça, personne ne
m’écoute ! Toi non plus, tu ne m’écoutes pas !
Daria se lève et retourne devant le frigo. Federica, se levant d’un bond et rouvrant les
yeux, redevient la Fille.
Federica/Fille Mais si, je t’écoute maman. Même quand je ne t’écoute pas, je t’écoute.
Maintenant, je ne sais plus quoi dire, quoi faire, maintenant, j’ai faim maman.
Daria Et bien viens là, on trouvera bien quelque chose. Ne traîne pas ce tabouret sur le
sol ! Ça m’agace. Regarde si tu trouves quelque chose, tu veux quoi ? (La Fille répond
non à chaque proposition) Des chips ? Mais qu’est-ce qu’elles font dans le frigo ? Un
peu de ma mozzarella ? Je l’ai entamée. Un petit grain de raisin ? Quelque chose de
chaud ? Je te fais une omelette ? Tu veux boire quelque chose ? Une banane ? Les
lasagnes de grand-mère que personne ne mange jamais. Une petite tomate ? Bon, c’est
que tu n’as pas faim, moi, je vais me coucher, et toi, tu viens tout de suite !
Federica/Fille Oui. J’arrive.
(Restée seule, la Fille se défoule sur le frigo : gifles, claques, coups de pied, grosses
secousses, puis des coups plus forts).
(Au frigo) Mal ? (Elle hurle à l’intérieur du frigo) Mal ? (Elle écoute, s’éloigne). Non, les
objets ne souffrent pas. (Puis elle s’en veut, caresse le frigo) Pardon, pardonne-moi mon
copain. Mais qui me disait toujours ça : « Pardonne-moi ma copine » ? Qui me disait :
« Pardonne-moi ma copine » ? Mais oui ! Mon oncle Aldo.
Mon oncle Aldo est le seul dans ma famille qui va ouvertement aux putes,
mon oncle Aldo est mort, il s’est suicidé,
soixante-dix ans bien sonnés, il se jette dans la cage d’escalier,
Escalier A de son immeuble bourgeois de la Place du Trocadéro,
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