A la frontière nord-coréenne, la Chine prospère sur l`effroi

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A la frontière nord-coréenne, la Chine prospère sur l`effroi
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peut-être un abri antiaérien, creusé dans la roche. Puis
une locomotive diesel d’une autre époque pénètre dans
une gare ornée du portrait de Kim Il Sung, le fondateur
de la Corée du Nord. Le train ramène deux wagons
chargés de sacs, peut-être des céréales. Ou du ciment.
Deux écriteaux rouges et blancs rendent hommage au
nouveau chef suprême, installé à la mort de son père
Kim Jong Il, le 17 décembre 2011 : « Longue vie au
grand leader Kim Jong Eun ! », « Nous remercions le
grand général Kim Jong Eun ! »
A la frontière nord-coréenne, la Chine
prospère sur l'effroi
PAR JORDAN POUILLE
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 27 JANVIER 2013
Frontière sino-coréenne, envoyé spécial
« La nuit, toutes les lumières sont éteintes, on ne voit
que les étoiles ! » Aux visiteurs de passage, madame
Piao sert de la soupe de choux, des raviolis de porc
et de céleri, arrosés d’une bière américaine. Dans sa
pièce baignée de soleil, deux tables sont dressées sur
une estrade de lino jaune, chauffée par le dessous.
Le téléviseur est branché sur une chaîne chinoise
d’informations en continu. Au-dessus du comptoir, la
patronne a disposé des bouteilles d’alcool de riz, des
cartouches de cigarettes Hongtashan et une statue du
général Yu Fei, combattant glorieux sous la dynastie
des Song, devenu un symbole de loyauté pour tous les
Chinois.
Une gare en Corée du Nord, à la frontière avec la Chine © Jordan Pouille
« Vous voyez : de loin, ils ne sont pas plus tristes que
chez nous », plaisante madame Piao. Il y a encore dix
ans, une usine à papier – construite par les Japonais
pendant l’occupation de la Mandchourie entre 1931 et
1945 – faisait vivre Kaishan, une petite ville chinoise,
quelques kilomètres plus bas. En 1984, une société
danoise a offert un système de traitement des rejets
toxiques. Déversé dans la rivière, le chlore servant à
blanchir la cellulose était devenu un objet de discorde
avec les Nord-Coréens, qui leur livraient leurs billots
de bois via un pont relié directement à l’usine. Quand
les arbres ont disparu, l’usine a été plongée dans
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
Comme chaque midi, par la fenêtre de son petit
restaurant qui borde le fleuve-frontière Tumen,
madame Piao observe Sambonggok, une ville de
Corée du Nord où les horloges ont une heure d’avance.
Guère besoin de jumelles pour assister à la patrouille
de soldats nord-coréens, fusil d'assaut en bandoulière,
au pied d’une montagne sans arbres, rasée de près.
Aujourd’hui, ils ruminent contre deux employés de
China Telecom. De l’autre côté des barbelés, ces
techniciens fluets installent quatre antennes relais pour
le réseau 3G.
Soldats nord-coréens à la frontière avec la Chine © Jordan Pouille
Aucune voiture sur le bitume de Sambonggok. Les
gens se déplacent à pied, le long de la voix ferrée,
ou à bicyclette. Derrière des ateliers abandonnés,
des gamins se bagarrent autour d’une luge rafistolée.
Chaque allée de maisons mène vers un étroit tunnel,
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l’agonie. De 6 000 employés, ils ne sont plus que 400 à
travailler dans cette unité de Chenming Group, le géant
du papier en Chine.
se réjouit ce vieux fermier avant d'enfiler une parka et
de quitter sa cantine en titubant, assommé par l'alcool
de riz.
Poste-frontière de Tumen © Jordan Pouille
Une ferme rénovée © Jordan Pouille
Par ici, les maisons rurales ont toutes été rénovées
grâce à un « programme de développement
scientifique » financé par le Parti local. L’été
dernier, des toits métalliques rouges et bleus ont
remplacé le chaume. Éclairées la nuit aux lampadaires
photovoltaïques, les allées de ciment bordant les
jardinets servent, le jour, à faire sécher les grains de
maïs à l'air ambiant. S’ils avaient souhaité narguer les
Nord-Coréens d’en face, avec leurs maisons aux murs
décatis et leurs propagandes zélées, les officiels locaux
ne s’y seraient pas pris autrement ! Côté chinois, on
a gardé ce message de pierres blanches sur la colline,
visible depuis les cimes nord-coréennes : « Longue Vie
au Président Mao ! »
Narguer les Nord-Coréens
Dans la ville de Yanji © Jordan Pouille
Les rues de Kaishan sont donc abandonnées, les
trottoirs envahis de mauvaises herbes, le pont de
béton tout craquelant. Les habitants ont rejoint Yanji,
le chef-lieu de la préfecture autonome coréenne de
Yanbian (subdivision de la province chinoise du Jilin),
pour trouver du travail. Mais madame Piao est restée.
Il y a cinq ans, à la sortie de Kaishan, cette ouvrière
a racheté l'infirmerie pour une poignée de yuans et l'a
aménagée en restaurant routier.
Le paysage est mirifique, presque enchanteur, pour des
Nord-Coréens frappés par une économie exsangue,
soumise à un embargo international bloquant leurs
exportations. Certes, lors de son discours télévisé du
1er janvier, Kim Jong Eun a atténué sa rhétorique
guerrière à l’égard de la Corée du Sud et même évoqué
une réunification. Puis il a promis « un virage radical
afin de construire un géant économique ». Et le naturel
est revenu au galop : « Le pays ne peut se développer
qu'à la condition de bâtir sa puissance militaire dans
tous les domaines.» Kim Jong Eun n’entend donc pas
interrompre ses essais nucléaires.
Grâce aux nouvelles voies goudronnées qui desservent
les villages frontaliers de Xiahe, Guangzhaocun,
Xiaquanping, les commerçants de Yanji se déplacent
en camionnette pour s’approvisionner directement
chez les paysans.«Ils viennent négocier ici,
autour d'une bouteille. Maintenant, il n'y a plus
d'intermédiaire. Le maïs rapporte entre 30 000 et
70 000 yuans (8450 euros–ndlr) par an et par famille »,
Dans ces conditions, la Chine est-elle toujours son
meilleur allié ? En avril 2012, Dai Bingguo, le
plus haut diplomate chinois, recevait son homologue
Kim Yong et promettait « d’œuvrer à promouvoir à
un stade supérieur les relations sino-nord-coréennes
d’amitié et de coopération». Aujourd'hui, le ton
change et la Chine valide les nouvelles sanctions du
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Conseil de sécurité de l'ONU contre Pyongyang: «Il
semble que la Corée du Nord n'apprécie pas les efforts
de la Chine. Si la Corée du Nord se livre à de nouveaux
essais nucléaires, la Chine n'hésitera pas à réduire son
aide», peut-on lire dans un éditorial du Global Times,
le journal officiel.
et rentrer chez lui. La cuisinière n’a pas bronché. « Il
a bu et mangé pendant deux heures. Sans interruption
et sans dire un mot. Et puis il est mort, en silence…, là
où vous êtes assis. Les flics ont emporté le corps dans
un grand sac et ont dit qu’ils ne toléreraient plus une
telle hospitalité. Je suis triste quand j’y repense. »
Une femme se vend entre 600 et 1 200 euros
Dehors, de nouveaux panneaux en inox et en quatre
langues exhortent quiconque à ne pas photographier,
ne pas pêcher dans la rivière, ne pas saluer les
Nord-Coréens sur l’autre rive. Les sanctions sont
redoutables : « 5 000 yuans pour non-délation, 15 000
yuans (1 800 euros – ndlr) pour assistance », chuchote
un client assis à la table voisine. « Parfois, notre police
les dépose à un poste-frontière. Et les militaires d’en
face les réceptionnent en leur transperçant l'épaule ou
le nez avec un crochet, Ils les tirent comme des vaches.
Tout le monde hurle, c’est épouvantable », assure-t-il,
en se tirant les narines avant de se pincer la clavicule.
Sur la frontière entre la Chine et la Corée du Nord © Jordan Pouille
Après la mort de Kim Jong Il, les autorités chinoises
ont craint un afflux de réfugiés et rendu plus difficile
le franchissement de la frontière. « Ils ont refait tous
les barbelés. Les poteaux de bois ont été remplacés
par des pylônes de béton plantés à 1 mètre de
profondeur », dit madame Piao, notre restauratrice.
Des détecteurs de mouvements trônent au bord de
la rivière gelée, des caméras de télésurveillance
nocturne sont dissimulées dans la canopée. Contre
une indemnité, des vieillards en chasuble jaune
patrouillent au milieu des champs, une torche à la
main, prêts à alerter la police en présence de transfuges
affamés. Malgré la Convention de 1951 relative
au statut des réfugiés, la Chine s’empresse de les
rapatrier, leur offrant un place de choix dans les
camps de travail ou le peloton d'exécution pour les
récidivistes.
Femme chinoise d'ethnie nord-coréenne © Jordan Pouille
En remontant vers Tumen, ville frontalière que
traversait le train blindé de Kim Jong Il pour se rendre
en Chine, nous faisons connaissance avec Hong,
chauffeur de taxi. Après une heure de route à longer
le fleuve clôturé, il nous explique fièrement comment
son oncle s'est converti au trafic d'êtres humains, en
vendant neuf femmes nord-coréennes à des paysans
chinois esseulés. Tarif : entre 5 000 et 10 000 yuans
(1200 euros) par tête. Des réfugiées qu’il cueillait
sans difficulté. « Je crois qu’elles ne demandaient
pas mieux. Et puis, il en a gardé une qu’il n’arrivait
pas à vendre parce qu’elle boitait depuis une chute
par-dessus les barbelés. Quand ces deux-là venaient
manger à la maison, elle ne parlait pas. Donc je ne
connaissais rien de sa vie d'avant. Sauf le jour où elle
a supplié mon oncle de la laisser retrouver sa sœur,
cachée dans le Shanxi. Alors, il a pris sa camionnette
« Avant, les policiers nous terrorisaient en décrivant
les Nord-Coréens comme des cannibales. Alors quand
quelqu'un franchissait la rivière et arrivait chez nous,
c'était la panique au village, les paysans s'enfermaient
à double tour. Moi, j'allais me réfugier en ville », se
souvient madame Piao. Et puis un jour, sans prévenir,
l’un d’eux a déboulé dans son restaurant. Par son
accent, sa maigreur, ses braies toute reprisées, il
n’avait rien de ces Chinois d’ethnie coréenne formant
40 % de la population du Yanbian. Le jeune homme
n'était pas agressif, il voulait simplement manger à sa
faim, avant de pouvoir traverser la rivière à nouveau
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et il l'a ramenée ici. Elle était très jolie. »Mais pas de
ménage à trois:« Il a réussi à revendre la boiteuse…
et il a gardé sa sœur. »
jour, son propriétaire l’a reprise car la patronne du
salon n’en voulait plus. Au départ, elle était maigre et
ça plaisait aux clients. Mais elle mangeait tellement
qu’on la croyait enceinte de neuf mois. »
À Tumen, plusieurs centaines d'ouvrières nordcoréennes ont été embauchées l’an dernier par une
usine de sous-vêtements, au terme d’un accord
expérimental entre les deux pays. On apprend qu'elles
vivent et travaillent dans des ateliers séparés, contre 75
euros par mois, heures supplémentaires comprises : un
tiers du salaire local ouvrier.
Parfois, les Nord-Coréennes tentent l’exil vers Séoul
via la Chine, pays de transit, puis la Mongolie
ou l’Asie du Sud-Est, où elles sont prises en
charge et envoyées vers la Corée du Sud. Dans
leur épuisant périple, elles sont aidées par des
associations protestantes sud-coréennes, elles-mêmes
subventionnées par les États-Unis. Ces organisations
gèrent, en amont, des refuges illégaux, dissimulés dans
des immeubles anonymes tout près de la frontière sinonord-coréenne. Les descentes policières chinoises sont
leur hantise.
30 yuans la passe : 3,7 euros
Les moins chanceuses deviennent des travailleuses
du sexe et échouent dans des bordels de Tumen,
Changchun ou Yanji. Comme au Pont de l’Arcen-ciel, un karaoké poisseux aux néons roses, que
nous fait découvrir Hong, notre chauffeur intrépide,
également rabatteur à ses heures perdues. À chaque
passe de 300 yuans (37 euros), il empoche 100
yuans… contre 30 yuans pour les filles, 15 si elles sont
nord-coréennes. Comme l’établissement est modeste,
c’est aux filles de gérer seules les clients ivres et
violents. Mais que fait la police ? Hong sourit. « Le
Pont de l’Arc-en-ciel est en concurrence frontale avec
La Rivière dorée et Le Temple de jade… tenus par les
flics. À Yanji, ils contrôlent la majorité des bordels ! »
À Yanji, nous devions retourner voir un orphelinat, où
sont accueillis les enfants mixtes de femmes renvoyées
en Corée du Nord ou réfugiées à Séoul. Mais le matin
du rendez-vous, l’email en anglais d’un pasteur sudcoréen annulait la rencontre : « Malheureusement,
l’orphelinat a été fermé après le kidnapping de la
journaliste américaine Laura Ling (libérée après une
médiation de Bill Clinton en août 2009 –ndlr). Il
est toujours périlleux de secourir les orphelins nordcoréens et les films de la journaliste constituaient
des preuves de notre action aux mains des autorités
nord-coréennes. Nous avons donc retiré notre équipe
et fermé l’orphelinat. Heureusement, les enfants vont
bien. Certains ont même rejoint la Corée du Sud. »
En juillet dernier, quatre pasteurs sud-coréens
incarcérés en Chine pour « atteinte à la sûreté de
l’État » furent échangés contre des prisonniers chinois.
Bordel clandestin à Yanji © Jordan Pouille
Dans un autre bordel tout proche, camouflé en
salon de massage, on n'emploie plus que des filles
chinoises, souvent de jeunes paysannes, d’ethnie
Han, qui rêvent de convoler en justes noces avec
leurs clients. « L’an dernier, nous avions une NordCoréenne », se souvient Lili, la vingtaine, en chemisier
vert et jupette tâchée. Elle est d’astreinte entre midi et
4 heures du matin, dans une cabine exiguë qui infuse
le tabac et le déodorisant. « Elle parlait peu mais elle
était très belle. Elle vivait enfermée ici. Et puis un
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Si l’on ignore combien de Nord-Coréens vivent
illégalement en Chine, ils sont 700 à avoir trouvé
refuge en Corée du Sud en 2012, contre 1 400 en 2011.
en Chine. Grâce à leurs économies, ces Joseonjok
– terme employé pour désigner cette diaspora –
participent à l’essor d’une nouvelle classe moyenne
rêvant d’une berline, d’un appartement spacieux et
de virées dominicales dans des centres commerciaux
surchauffés.
À Yanji, les promoteurs immobiliers démolissent les
anciens immeubles, des blocs sans âme rongés par le
vent du Nord, et érigent des tours orange ou bleues
de trente étages, aux toits de bardeaux leur offrant un
parfum d'exotisme coréen. Les grues jaunes côtoient
une voie ferrée suspendue qui, une fois terminée,
accueillera le train rapide. À la fin de l'hiver, les
maçons reprendront la construction de Baili (« 100 %
profit »), une galerie marchande en centre-ville dont
les palissades de chantier promettent, par de grossiers
photomontages, une boulangerie sud-coréenne Paris
Baguette, un Apple Store et une boutique de stylos
Montblanc.
Ce Chinois d'ethnie coréenne rejoindra Séoul après sa formation © Jordan Pouille
Depuis 1992, la Corée du Sud ouvre aussi ses portes
aux Chinois dont les ancêtres sont originaires de la
péninsule. Et le Yanbian en profite : sur ses 2,2
millions d’habitants, 800 000 sont d’ethnie coréenne,
répartis sur les 522 kilomètres de frontière nordcoréenne. Toutes ces familles ont au moins un membre
expatrié. La plupart sont embauchés comme ouvriers,
sur la chaîne de production des usines LG, Samsung,
Kia ou Hyundai. Et envoient leurs salaires directement
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