Ma bonne parole

Transcription

Ma bonne parole
Soirée inaugurale du 10 décembre 2015
Ma bonne parole
Texte de :
Jean Ammann
Je m’en voudrais de cracher dans la soupe, mais c’était plus simple avant. Il y a une vingtaine
de siècles, par exemple.
Ça n’a pas duré longtemps, mais ce fut une période bénie pour les pauvres, pour les
nécessiteux, pour les aveugles, pour les femmes lapidées et même pour les morts. Quelques
dessins dans le sable, un peu de boue, l’aveugle voyait, Lazare gambadait et la première
intifada était remise à deux millénaires. C’était le temps béni de Jésus de Nazareth, une
parenthèse de profusion dans une histoire de disette.
Entre une trempette dans le Jourdain et un trekking au mont Golgotha, Jésus a fait tout ce qu’il a
pu pour soulager la misère ambiante: il a transformé l’eau en vin, et surtout, il a multiplié les
pains et les poissons. Il a même multiplié les pains par deux fois, si l’on croit Saint Mathieu, qui
est un témoin crédible comme le prouvent ses récits antérieurs (la tempête apaisée, la guérison
d’un lépreux, la guérison d’une hémorroïsse et la résurrection de la fille d’un chef, etc.).
Donc, au départ, il y avait cinq pains et deux poissons, pour 5000 clients (un peu plus tard, le fils
du Grand Boulanger fera un peu moins bien : il y aura sept pains au commencement, mais
bravo quand même !). Les disciples sont catastrophés, parce que Jésus n’a pas le sens des
mesures. C’est un bon charpentier, mais il fait rarement traiteur: «Donnez-leur vous-mêmes à
manger!», qu’il dit, Jésus, qui savait parler au petit personnel. Les disciples s’exécutent, tout en
renâclant intérieurement, ainsi que le font habituellement les larbins. Mais à la fin – je cite
Mathieu - il restait de quoi remplir douze couffins de pains. Eût-il resté un peu de poisson, eût-il
poussé quelques patates, que le Galiléen inventait le fish and chips.
Je ne m’étendrai pas plus longuement sur la vie de Jésus, c’est une histoire connue et peut-être
même rabâchée. Mais je voulais dire par là que c’était le bon temps, pour tous ceux qui tentent
d’aider leurs contemporains. Aujourd’hui, il est rare de voir les pains et les poissons se multiplier.
Plus généralement, nous vivons une ère de pénurie miraculeuse : de nos jours, il suffit de
couper une corde à linge à la dent de Lys pour devenir bienheureux. Ce n’est plus de la religion,
c’est de l’épissure, du raccommodage ! Dans le temps, les miracles avaient de la gueule : et que
je te sépare les eaux de la mer Rouge et que je te marche sur l’eau ! Aujourd’hui, les
manifestations divines manquent d’effets spéciaux.
C’est bizarre, quand même, cette absence prolongée du Dieu tout puissant… Car enfin, ce ne
sont pas les affamés, les aveugles, les lépreux, les trépassés qui manquent ici bas. De temps
en temps, un petit miracle ne ferait pas de mal. Voilà qui retirerait une goutte d’eau à l’océan de
souffrance qui baigne ce monde. Et pourtant, pas la moindre multiplication des pains depuis
2000 ans, jusqu’à ce que naisse le Festival des Soupes.
Sur cette Terre, il y a ceux qui pensent que Dieu pourvoira aux besoins de tous, car Dieu est
bon. A partir de là, il ne sert à rien de se mêler des affaires divines. Sur cette Terre, il y a ceux
qui pensent que le libre marché pourvoira au besoin de tous, car le libre marché n’est pas bon,
mais il reconnaîtra les siens : au moment de la capitalisation, les riches se tiendront à sa droite
et les pauvres à sa gauche, et pourvu que ça dure, car la gauche est minoritaire. Pour ceux qui
ne croient ni à la générosité de Dieu, ni à la miséricorde du libre marché, il y a le Festival des
Soupes.
C’est, je pense, le grand enseignement de ce festival : Dieu nous a oubliés, Dieu nous a déçus
et nous ne croyons plus à ses taux d’intérêt; qui pourrait croire qu’Il nous rendra quoi que ce soit
au centuple, quand le carnet d’épargne est à 0,15% ? Le libre marché, quant à lui, épuise une
majorité et rejette une minorité dans les marges de la société. Le Festival des Soupes nous
rappelle chaque année que la solidarité est le dernier rempart d’une humanité perdue dans
l’immensité du cosmos et vendue au libéralisme déchaîné. Car quand viendra l’heure d’affronter
non pas le Grand Barbu Irascible mais notre pauvre conscience, il nous faudra répondre à cette
question : « Qu’avons-nous fait de nos frères ? » Quelques-uns parmi nous répondront :
« Durant deux semaines, chaque année avant Noël, j’ai servi de la soupe à l’orge des Grisons
sur la place Georges Python ». Et l’œil qui sera dans la tombe s’endormira avec eux.