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Mariangela Roselli
Département de sociologie et d’anthropologie
Université Toulouse – Le Mirail
CERTOP UMR 5044 CNRS
[email protected]
Ces jeunes déçus du système scolaire : que cherchent-ils à l’université ?
Un témoignage de l’Université Toulouse 2
Bien que largement traitée par la sociologie des étudiants contemporains, la question
de l’hétérogénéité scolaire des étudiants primo-entrants ne semble pas avoir été
prise en considération dans sa juste mesure par les universités. Entre 2008 et 2013,
la part de bacheliers technologiques et professionnels inscrits dans les facultés de
lettres, langues et sciences humaines se stabilise pour constituer aujourd’hui un tiers
des primo-entrants. En 2012-13, 70% des bacheliers professionnels s’inscrivent en
lettres et sciences humaines à Toulouse l’année même d’obtention du bac contre
62% d’étudiants titulaires d’un bac général et 47% titulaires d’un bac technologique.
Alors qu’elle devient l’une des destinations privilégiées pour ces bacheliers autrefois
absorbés soit parle marché du travail soit par les filières d’études courtes, l’université
ne fait pas cas de ces « nouveaux » profils d’étudiants et des besoins spécifiques
qu’ils pourraient avoir. Plutôt que de se demander si ces publics sont à leur place à
l’université, on peut interroger leur engouement pour certaines filières (psychologie,
langues appliquées, sociologie, arts plastiques) et tenter d’anticiper les difficultés qui
les empêchent de réussir. Car s’ils s’inscrivent nombreux en faculté, ils sont aussi
nombreux à décrocher en cours de semestre, puis à échouer aux examens de
première année : un tiers des titulaires d’un bac technologique et plus de la moitié
des titulaires d’un bac professionnels sont ajournés. En 2010-11, le taux de sorties
sans diplômes de licence et DUT à Toulouse 2 des titulaires d’un bac professionnel
et d’un bac technologique est respectivement de 60% et 58%, contre 27% pour les
titulaires d’un bac général. En dépit d’une réorientation rapide vers des études
universitaires, les étudiants issus d’une filière technologique et professionnelle ne
parviennent pas à s’accrocher aux modalités du cursus de première année de
licence en lettres et sciences humaines1.
D’un point de vue sociologique, les bacheliers professionnels et technologiques ne
ressemblent pas aux bacheliers généraux : ils sont deux fois plus que ces derniers à
être issus de familles dont l’un des parents est au chômage et trois fois moins à avoir
un parent cadre supérieur. D’un point de vue strictement économique, les titulaires
d’un bac professionnel sont deux fois plus nombreux à être boursiers que les
titulaires d’un bac général (66% contre 46% en 2011-12). Or lorsqu’on croise ces
proportions avec le taux de chômage de certains profils sociologiques (parents issus
de groupes ethniques minorisés, mères en situation monoparentale et habitants des
zones urbaines sensibles (Ndiaye, 2012), on constate que les « nouveaux » publics
en faculté de lettres et sciences humaines sont non seulement les enfants des
catégories sociales les plus modestes, mais ceux qui sont le plus faiblement dotés
en capital culturel et tout spécialement de capital littéraire (ce sont les élèves qui en
2000 rencontrent déjà le plus de difficultés de lecture, selon les données de l’INSEE
(Michaudon,
2000)).Sices
caractéristiques
sociologiques
et
scolaires
sont
mentionnées, c’est parce qu’elles donnent une idée claire du rapport à l’école et à
l’écrit que ces étudiants ont développé au cours de leurs trajectoires scolaires,
rapports qui se trouvent projetés sur l’université lorsqu’ils s’inscrivent en faculté.
Sur la base de la littérature spécialisée en matière de trajectoires scolaires dans les
filières dévalorisées du secondaire (…), il n’est pas exagéré de caractériser les
élèves qui font l’objet d’orientations professionnelle et technologique par trois traits
saillants (au niveau statistique autant qu’au niveau symbolique) : origine sociale, effet
de l’origine ethnique et effet de quartier, un quatrième trait complétant cette trame
prégnante de rapports sociaux, la segmentation des filières par le genre. La lecture
de la stratification sociale et ethnique des publics des filières professionnelle et
technologique au lycée permet d’entrer directement dans la question du poids des
rapports sociaux que la société et l’institution scolaire projettent sur ces élèves dont
1
Au cours des trois dernières années universitaires, les cours magistraux en amphi à Toulouse 2 n’ont jamais été aussi
fréquentés dans des disciplines comme la psychologie et la sociologie où habituellement on assistait à l’évaporation de plus de
la moitié des effectifs entre octobre et novembre. Pour la troisième année consécutive, en 2013-2014, nous sommes en
présence d’un phénomène d’assiduité et de participation inédites chez les primo-entrants tous confondus, alors que la présence
aux examens demeure un obstacle majeure pour les étudiants peu familiers des modalités d’écriture académique (rédaction et
mémorisation de fiches de lecture d’articles et d’ouvrages scientifiques, argumentation, lecture et analyse de tableaux
statistiques, dissertation).
l’image est profondément dégradée et l’intégration dans le tissu social plus
laborieuse (Galland, 2007)2. Dans ce contexte, on comprend3 leur choix de
poursuivre des études supérieures et de le faire à l’université pour redresser, en
quelque sorte, l’orientation de leur trajectoire par une meilleure image d’eux-mêmes
et une estime de soi réparée : se prouver qu’ils peuvent étudier « sans
systématiquement être une nullité » (entretien avec une étudiante en L3 de
sociologie âgée de 24 ans, mars 2014). Soulignons que ce choix, parfois tardif dans
l’orientation (entre 2 et 4 ans après le bac), est fortement marqué par l’empreinte
personnelle et la volonté d’opérer un revirement dans le parcours biographique :
dans certains témoignages autobiographiques, certains étudiants parlent de
« bifurcation » (Bidart, 2006). Il importe de souligner ici l’image extrêmement positive
que véhicule auprès de ces étudiants l’inscription et la formation universitaires,
contrairement à certains étudiants issus de la filière générale qui se retrouvent en
faculté par défaut et peuvent lutter tout au long du premier semestre contre ce sort
non choisi en s’investissant moyennement, convaincus parfois de pouvoir
« survivre » sur des bases antérieures solides (c’est le cas d’une minorité de
titulaires de bac S et ES). Si bon nombre de jeunes issus de filières non classiques
de l’enseignement se tournent vers l’université aujourd’hui, c’est à la fois que les
études universitaires sont entrées dans la norme de référence des générations nées
après 1990 et qu’elles incarnent socialement et symboliquement la volonté et la
possibilité de « s’en sortir » par la pensée (par opposition à d’autres capacités
cognitives et intellectuelles auxquelles sont associées les filières courtes). Cela
indique que les études universitaires et le statut d’étudiant représentent pour les
jeunes qui n’ont pas accès aux filières prestigieuses la voie d’entrée vers des études
supérieures non spécialisées et non directement reliées au marché du travail. Tout
se passe comme si l’on assistait à la mise en œuvre d’une tactique post-bac pour
échapper à une orientation automatique vers des emplois d’exécution et pour différer
à la fois le temps de confrontation au marché de l’emploi et une énième confirmation
de ne pouvoir occuper que des places subalternes dans la structure sociale. Il est
remarquable d’ailleurs que ce soit une majorité de filles dans cette situation à
2
Olivier Galland parle à juste titre de deux jeunesses contemporaines, l’une intégrée et au fait des enjeux concurrentiels de
notre société, l’autre subissant les contraintes et suivant à son rythme les temps de la compétition (scolaire, professionnelle,
amicale et amoureuse).
3
Les premiers étudiants de L issus de bac professionnel et technologique ont été interrogés dans le cadre d’entretiens
approfondis lors de travaux dirigés en sociologie (L1, L2 et L3) en 2011-12. Puis de 2012 à 2014, le groupe des personnes
interrogées s’est élargi aux étudiants en L de psychologie, d’arts plastiques, de sciences de l’éducation et d’histoire à Toulouse
2 dans le cadre de focus groups travaillant sur l’autosociobiographie.
entreprendre la difficile inversion de la trajectoire et à parler de « rupture ». Le sens
du mot se déploie autant au niveau scolaire que biographique et en cela recouvre
une dimension sociale très large. Ce point est important pour mesurer à quel point
les attentes sur l’ouverture que représente l’inscription à l’université sont fortes pour
une partie de la population juvénile scolarisée4 qui vit l’orientation au collège et
l’orientation en seconde de lycée vers les filières courtes, professionnelles et
technologiques comme un dispositif biaisé (par les effets des rapports sociaux), une
forme de violence institutionnelle qui laisse des traces pendant longtemps sur la
construction des trajectoires biographiques et les projets (pré-)professionnels.
Dans sa double mission de moteur social par la formation et de promotion de la
recherche mais aussi parce qu’elle est directement concerné par ce nouvel intérêt
des jeunes, l’université peut inverser le paradigme interprétatif habituel et, au lieu de
considérer que ces jeunes viennent à l’université parce qu’ils ne peuvent pas aller
ailleurs ou en attendant autre chose, on prend au sérieux l’envie qu’ils témoignent de
« reprendre en mains » leur cursus scolaire.
La piste à explorer est alors celle d’une prise de responsabilité du devenir postbacde ces étudiants. La problématique ici est celle de la projection sur les études
supérieures comme levier de mobilité sociale dans un contexte de recomposition des
temps de l’autonomie et de l’indépendance juvéniles où l’université serait appelée à
remplir des fonctions plus sociales et plus sociétales. Trois modalités peuvent être
envisagées. Dans un premier temps, une enquête approfondie sur les profils
nouveaux de primo-entrants, complété des profils en « reprise d’études ». Il est
nécessaire d’engager des enquêtes locales afin de mieux connaître ces étudiants qui
arrivent de bac technologique, professionnel et en réorientation de filières courtes
afin de mieux connaître leurs trajectoires scolaires et sociales, en mettant en avant
l’impact des effets d’origine ethnique notamment
: il serait intéressant de
comprendre en particulier comment l’image des études à l’université a changé pour
des enfants des classes populaires et moyennes et les groupes minorisés de
l’immigration où les crises économiques et de l’emploi successives ont contribué à
4
Depuis une quinzaine d’années, les travaux spécialisés sur les orientations professionnelles et technologiques montrent deux
constantes : la surreprésentation masculine et ethnique du recrutement dans les filières professionnelles ainsi que les effets
cumulés de l’impact du comportement jugé inadéquat, de l’absence de discipline et du rapport au savoir scolaire comme
facteurs de l’orientation. La dimension masculine et ethnique a d’ailleurs faibli au cours des cinq dernières années et l’on
retrouve dans certaines filières comme la vente ou le secrétariat spécialisé plus de filles que de garçons et, pour des filières
comme la mécanique, la menuiserie et l’hydraulique, autant de garçons de parents français que de garçons issus de familles
immigrées.
remettre en question la dimension pérenne de l’emploi et la relation directe entre
diplôme et emploi occupé.
Dans un deuxième temps, il faut envisager (comme cela est déjà le cas ailleurs en
Europe), la mise en place d’un mois de septembre ou d’une période propédeutique. Il
s’agit de penser des dispositifs de familiarisation au campus, au système et aux
méthodes d’enseignement et d’apprentissage universitaires. Une acculturation à
certaines formes élémentaires d’autonomie cognitive et méthodologique pourrait être
prise en charge sous forme de « semaines propédeutiques » où, avant et hors
enseignements, les étudiants apprendraient à se familiariser avec les lieux et les
temporalités universitaires : bibliothèques, salles informatiques, foyers des UFR,
secrétariats et services administratifs, accueil et autres services-ressource où ils
pourraient de tourner en cas de problème (utilisation fluide des ENT, de la carte
électronique
d’étudiants,
lieux
de
rencontre
et
d’échange
informels).
La
problématique ici interroge la dimension relationnelle, le lien social impulsé par
l’université sur le territoire (logement, loisirs, sociabilités) à travers la jeunesse ainsi
que le rôle fondamental que l’université peut jouer comme communauté
d’appartenance et non comme prestataire d’un service de formation. Mais aussi la
place que l’université peut occuper dans la négociation avec les partenaires locaux
pour valoriser la présence étudiante sur le territoire et exiger un traitement
préférentiel (transports, logements, tarification pondérée, accès à la culture, au sport,
à la mobilité dans la ville).
Ces mesures, directement en prise sur les problématiques territoriales et sociales,
peuvent également créer des conditions de possibilité pour des exigences
académiques fermes et des contenus solides et riches.