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QUATRE FAÇONS DE TRADUIRE PARCE QUE.
ANALYSE CONTRASTIVE DES CONNECTEURS DE CAUSE EN
FRANÇAIS ET EN ALBANAIS
Etleva Vocaj
Université du Québec à Montréal
Résumé
Dans cet article nous démontrons que les différences observées dans les
paradigmes d’emploi des connecteurs albanais sepse, se, ngase, ngaqë, qui traduisent
le connecteur français parce que, sont dues aux instructions pragmatiques de ces
expressions linguistiques. Ce sont précisément les différences dans les deux
composantes de ces instructions - les conditions d’emploi et les schémas inférentiels qui nous aideront à mieux saisir les nuances fines dans l’emploi de chacun de ces
éléments. L’analyse des connecteurs de l’albanais nous permettra de réaffirmer que
les difficultés de traduction sont, en partie, liées au fait que la particularité de chaque
langue réside dans la mise en correspondance d’un morphème et d’une combinaison
d’instructions, organisées en procédure (Luscher 1994). Ce sont, justement, le
nombre d’instructions que les connecteurs ont en commun ou non (la relation
CAUSE (Q,P), l’instruction pragmatique d’inférence invitée) et l’ordre dans lequel
les instructions interviennent, qui jouent un grand rôle pour différencier les
connecteurs de l’albanais entre eux et, également, pour les différencier par rapport au
connecteur français.
Abstract
This article demonstrates that differences observed between the Albanian
connectors sepse, se, ngase, ngaqë, which translate the French connector parce que
(because), are related to the pragmatic instructions which they express. The subtle
differences in meaning and use between each of those four expressions will be better
understood in light of the very differences present in the two elements that constitute
these instructions: conditions of use and inferential schema. Following our analysis of
Albanian connectors, we reassert that translation challenges are, in part, due to the
fact that one language’s specificity is related to its particular way of linking a
morpheme to a set of instructions, organized into a procedure (Luscher 1994).
Precisely, the number of instructions that connectors have in common (the CAUSES
(Q,P) relation; the invited inference pragmatic instruction) and the specific order in
which these instructions are executed, play a major role in discriminating amongst the
Albanian connectors and, also, between the Albanian connectors and the French
connector.
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Vol I, No. 2, Printemps/Spring 2006
Introduction
L’albanais a la particularité de traduire le parce que1 français par se, sepse, ngase
ou ngaqë. Tout comme parce que, ils fonctionnent comme des connecteurs, signalent
une relation causale et la présentent comme issue d’un raisonnement inférentiel. Dans
les grammaires de l’albanais et dans les dictionnaires bilingues, ils sont présentés
comme des synonymes parfaits (1) et on n’insiste pas sur les différences que
présentent leurs paradigmes d’emploi (2).
(1) Treni nuk punon sepse/se/ngase/ngaqë i ka rënë bateria.
‘Le train ne fonctionne pas parce que la pile est déchargée’
(2) Ana është e sëmurë sepse/??se/*ngaqë/*ngase nuk e kam parë sot.
Ana est malade parce que je ne l’ai pas vue de la journée.
Suite à ces observations, nous nous sommes demandé quelle est la relation entre les
valeurs de se/sepse/ngaqë/ngase et comment ces marqueurs se partagent-ils le
‘champ’ de parce que.
Nous débuterons par la présentation des différents emplois et du fonctionnement
du marqueur français, pour passer ensuite à une analyse constrastive qui permettra de
faire surgir les spécificités du fonctionnement de chacun des marqueurs albanais. La
description des marqueurs de causalité en albanais, sera faite à partir des trois
conditions d’emploi principales : la directionalité de la relation CAUSE, le caractère
illocutoire de P (marqué ou non marqué) et le statut énonciatif de P (marqué ou non).
Nous terminerons par la présentation sous forme de procédure (Luscher 1994) des
typologies d’emploi de chacun des connecteurs albanais. L’approche théorique que
nous avons choisie est celle de la pragmatique de la pertinence (Sperber et Wilson
(1986, 1989) et les travaux inspirés de cette théorie (Moeschler 1989, 1994, 1996;
Luscher 1994)), qui nous permet de comprendre le rôle des connecteurs dans la
construction du contexte et dans le processus de l’interprétation du discours réel.
1
Il est important de signaler que les connecteurs de l’albanais qui font l’objet de cette analyse
sont des synonymes du connecteur parce que en français. L’albanais a, lui aussi, d’autres
morphèmes përderisa, si, pasi qui recouvrent respectivement les emplois de puisque, comme,
pour, cependant l’objectif de ce travail étant le paradigme des emplois de parce que et la
façon dont ils sont traduits par l’albanais, nous nous sommes limité à ces quatre connecteurs.
Une analyse plus détaillée de la causalité en albanais serait d’un grand intérêt pour de futures
recherches.
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1. Analyse de parce que
Dans cette première section, nous présentons brièvement les différents emplois2 de
parce que, pour passer à l’analyse pragmatique de Moeschler (1989) qui décrit ces
différents emplois du connecteur parce que à partir d’une description sémantique
unifiée et d’une procédure hiérarchique pragmatique.
1.1. Les emplois de parce que
Les descriptions sémantiques classiques (Groupe λ-1, 1975) ont montré que parce
que avait deux propriétés.
- Il est considéré comme un opérateur sémantique qui connecte deux contenus
sémantiques (propositions), P et Q, à l’intérieur d’un seul acte de langage. Dans cet
emploi P parce que Q est une explication d’un fait.
- De l’autre côté, parce que pouvait relier non seulement un acte de langage, mais
aussi deux actes de langage, enchaînant sur un acte illocutoire, et se comporter
comme car et puisque. Dans cet emploi, il présuppose la vérité de Q et il introduit
en P une information nouvelle.
Dans l’exemple (3), la portée de parce que donne lieu à deux interprétations. Quand
elle est limitée à l’énoncé qu’il introduit, la lecture explicative est la seule possible
(4), tandis que quand elle englobe les deux propositions connectées, la phrase a une
lecture causale (5).
(3)
Marie est heureuse parce que Jean l’aime. (Moeschler, 1996, p. 219)
(4)
L’amour de Jean pour Marie est la cause de son bonheur.
(5)
L’assertion du locuteur que Marie est heureuse est appuyée par le fait
(présupposé) que Jean aime Marie.
La différence entre emploi opérateur et emploi de connecteur est plus marquée avec
les énoncés négatifs et interrogatifs. Dans le cas des négatives, (6a) nie la relation
causale entre l’amour de Jean et le bonheur de Marie, alors qu’en (6b) il est asserté de
Marie qu’elle n’est pas heureuse et que l’amour de Jean pour elle est un argument
appuyant cette affirmation.
(6)
a. Marie n’est pas heureuse parce que Jean l’aime (mais parce que
Pierre l’aime).
b. Marie n’est pas heureuse, parce que Jean l’aime.
2
Pour une analyse plus complète nous recommandons au lecteur de consulter les travaux de
Sweetser (1992), Fornel (1989) et surtout l’analyse de Moeschler (1989).
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Dans le cas des interrogatives, (7a) interroge la relation causale possible entre
l’amour de Jean et le bonheur de Marie, alors que (7b) donne une raison (l’amour de
Jean pour Marie) pour la pertinence de la question.
(7)
a. Est-ce que Marie est heureuse parce que Jean l’aime?
b. Est-ce Marie est heureuse? Parce que Jean l’aime.
- Parce que peut donner lieu à une autre lecture, une lecture épistémique
« inversée » (Fornel, 1989; Sweetser, 1992). Cette lecture est à première vue
paradoxale, puisqu’elle consiste à inverser l’ordre de la relation causale habituelle de
parce que, mais elle est facilitée par l’ordre inverse par rapport à la relation causale
dans le monde réel3. L’interprétation la plus accessible est l’interprétation
d’inférence invitée (Fornel, 1989).
(8)
a. Pierre est malade parce qu’il est à l’hôpital.
b. Lecture :
Q parce que P
- Moeschler (1989) signale un autre emploi de parce que (7), un emploi
« énonciatif », qu’il qualifie, suite aux travaux de Luscher (1989) sur d’ailleurs,
d’emploi de retour sur l’énonciation.
(9)
a. Il y a du poulet dans le frigo, parce que je n’ai pas envie de faire à
manger.
b. Lecture :
Q parce que DIRE (P)
Il s’agit d’un cas hybride: premièrement, les arguments de la relation CAUSE sont
inversés (de P à Q), mais pour compléter la description, il est nécessaire d’ajouter un
prédicat de nature pragmatique DIRE à P, ce qui déclenche l’interprétation retour sur
l’énonciation.
1.2. L’analyse procédurale de parce que
Les différents emplois de parce que ont été l’objet de nombreuses analyses. Pour
arriver à rendre compte de tous les emplois que nous venons de voir, elles ont soit
multiplié les entrées lexicales de parce que, soit eu recours à une suite de règles ou
principes. Dans notre présentation nous nous basons sur l’analyse proposée par
Moeschler (1989), qui s’appuie sur l’analyse logique de parce que proposée par
Blakemore (1987), mais qui insiste sur la manière dont interagissent les informations
linguistiques et les informations non linguistiques, arrivant à donner, ainsi, une
3
Les deux lecteurs anonymes du texte ont souligné que les deux lectures seraient possibles :
CAUSE (P,Q) our CAUSE (Q,P). Nous sommes tout à fait d’accord avec leurs remarques, en
fonction du contexte on peut avoir les deux lectures. Il reste à comprendre pourquoi on ne peut
pas l’avoir avoir avec tous les connecteurs en albanais. Si cela dépendait uniquement du
contenu propositionnel, elle serait possible même avec ngase ou se, cependant seulement
sepse le permet.
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description unifiée des différents emplois de parce que. Moeschler montre que la
distinction entre les emplois de parce que comme opérateur et connecteur ne consiste
pas dans une distinction entre lecture causale et lecture explicative mais elle est une
opposition de niveau d’analyse sémantique vs pragmatique. Plus la distance entre
contenus propositionnels est étroite, plus la lecture est sémantique; inversement, plus
la distance entre contenus propositionnels est grande, plus la lecture est pragmatique.
Selon l’analyse classique, l’interprétation causale est dérivée de l’interprétation
explicative.
(10)
Marie est malade parce qu’elle a trop mangé.
(11)
a. Marie est malade, et la raison qui fait qu’elle est malade est
qu’elle a trop mangé. (interprétation explicative)
b. C’est parce que Marie a trop mangé qu’elle est malade.
(interprétation causale)
Pour Moeschler l’interprétation causale de parce que est la relation de base, mise en
défaut dans certains de ses emplois, et non une relation dérivée. La description
sémantique de parce que serait celle proposée par Blakemore (1987).
(12)
Règle d’élimination de parce que
input : P parce que Q
output : (a) P
(b) Q
(c) CAUSE (Q, P)
Le connecteur donne une instruction générale sur la connexion entre unités, même si
les unités peuvent varier quant à leur statut (contenu propositionnel P, acte illocutoire
F (P) ou acte d’énonciation E(P)).
À ce schéma sémantique générale, Moeschler ajoute un principe d’interprétation
par défaut, qui sera convoqué au niveau pragmatique lorsque la valeur causale
CAUSE (Q,P), est inconsistante avec la garantie de pertinence optimale.
«L’interprétation causale sera donc considérée comme la valeur par défaut, soit
confirmée par l’interprétation explicative, soit infirmée par des énoncées comme (6),
dont l’interprétation la plus accessible est l’interprétation d’inférence invitée»
(Moeschler 1989, p. 191).
(13)
Principe d’interprétation par défaut de parce que
Par défaut, la valeur sémantique de P parce que Q est donnée par
(10.c). Si une telle valeur est inconsistante, elle est remplacée par la
relation inverse : Cause (P, Q).
Le principe d’interprétation par défaut intervient dans les cas suivants :
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(14)
Jacques est tombé à mobylette, parce qu’il a le bras dans le plâtre.
Appliquant la règle d’élimination de parce que, nous aurions les résultats suivants :
Input : Jacques est tombé à mobylette, parce qu’il a le bras dans le plâtre.
Output : (i) Jacques est tombé à mobylette.
(ii) Jacques a le bras dans le plâtre.
(iii) CAUSE (Jacques a le bras dans le plâtre, Jacques est tombé à
mobylette).
L’implication (iii) pose problème, parce que dans la connaissance que nous avons du
monde, cette représentation est fausse (inconstante référentiellement) et il n’existe pas
de postulat de sens pour articuler les propositions connectées (inconstante
théoriquement).
L’hypothèse de Moeschler pour résoudre ce problème est la suivante :
«(l’implication) doit être produite au niveau sémantique et … ce n’est qu’au niveau
pragmatique que la relation est renversée» (Moeschler 1989, p. 202). Le postulat de
sens ne doit pas articuler les propositions connectées, mais les concepts des
propositions de la forme logique. Le concept «bras dans le plâtre» implique le
concept «conséquence d’un accident». Le concept «tomber à mobylette» implique le
concept «accident». Donc, nous avons :
CAUSE ( x est tombé à mobylette, x a le bras dans le plâtre)
Une relation dérivée des informations attachées sous les entrées encyclopédiques des
deux concepts.
Mais comment le système déductif opère-t-il dans un cas pareil? Comment sont
effectuées les modifications à la forme logique fournie par l’entrée logique du
connecteur? C’est le principe de pertinence qui est à la base de la permutation des
arguments de la relation CAUSE.
Moeschler constate aussi que l’enchaînement sur l’acte illocutoire regroupe deux
cas de figure bien distincts :
- les enchaînements sur les actes représentatifs;
- les enchaînements sur un type illocutoire marqué.
Dans le premier cas, la directionalité de CAUSE est simplement inversée, sans
nécessité l’intégration de la force illocutoire attachée à P.
(15)
a. Marie est malade, parce que je ne l’ai pas vue de la journée.
b. CAUSE (Marie est malade, je n’ai pas vu Marie)
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Dans le second cas, la directionalité de la relation Cause est conservée, mais intègre
nécessairement la force illocutoire P.
(16)
a. Est-ce Marie est malade? Parce que je ne l’ai pas vue de la journée.
b. CAUSE (je n’ai pas vu Marie, QUESTION (Marie est malade))
La typologie des emplois de parce que peut être représentée sous forme de
procédure en mettant au centre la relation causale comme relation de base de tous les
emplois. Cette relation CAUSE peut être satisfaite ou inconsistante avec la garantie
de pertinence optimale.
- Quand elle est satisfaite et que la valeur illocutoire de P (notée F) est non marquée
(sous-type représentatif) la question de la lecture connecteur ou opérateur ne se pose
pas; Q est présenté comme CAUSE de P.
- Quand P est marqué illocutoirement sa force illocutoire intervient dans la
représentation de la relation.
- Quand la relation CAUSE, valeur par défaut, est inconsistante avec la garantie de
pertinence optimale, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin; la relation est inversée et
le calcul peut continuer.
- En cas d’interprétation incomplète de la relation CAUSE (P, Q), le prédicat
générique DIRE est automatiquement attaché à P et déclenche l’interprétation retour
à l’énonciation.
Figure 1 : Analyse procédurale des emplois de parce que tiré de Moeschler (1989, p. 201)
P parce que Q
CAUSE
(Q, P)
+
P non –marqué
(P, Q)
-
illocutoirement
P non – marqué
énonciativement
+
(DIRE (P), Q)
+
CAUSE (Q, P)
CAUSE (Q. F (P))
CAUSE (P, Q)
CAUSE (DIRE (P),Q)
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2. Les connecteurs correspondants en albanais.
Nous passons maintenant à l’analyse contrastive qui permettra de faire surgir les
spécificités du fonctionnement des marqueurs albanais se, sepse, ngase, ngaqë4, par le
biais de la description du fonctionnement du marqueur français. Les observations
relatives au fonctionnement de base de parce que sont également valides pour le
fonctionnement de se (dans son emploi causal), sepse, ngase, ngaqë. Nous admettons
par conséquent que se (dans son emploi causal), sepse, ngase, ngaqë partagent les
propriétés basiques de parce que :
- fonctionner comme connecteurs,
- signaler une relation causale,
- présenter cette relation CAUSE comme issue d’un raisonnement inférentiel.
Les divergences apparaissent quand on met en jeu le paradigme d’emploi des
connecteurs.
Dans les grammaires descriptives de l’albanais, il n’y a pas de différences notées.
Des conjonctions comme sepse, ngase, ngaqë selon ces grammaires ont seulement
un sens lexical plus clair et plus concret. Elles n’expriment que la relation de cause.
Pour la description des différents emplois de se, sepse, ngase, ngaqë, nous allons
partir des trois conditions d’emploi principales qui représentaient les différents
emplois de parce que :
- La directionalité de la relation CAUSE
- Le caractère marqué ou non-marqué illocutoire de P
- Le statut énonciatif de P (marqué ou non).
2.1. La spécificité de ‘se’ et son analyse procédurale
La conjonction se (P se Q)5 n’exprime pas seulement la relation CAUSE entre les
contenus propositionnels. Elle est une des conjonctions les plus polysémiques en
albanais (Fjalori i Gjuhës së Sotme Shqipe, 1980) :
4
Pour déterminer les marqueurs équivalents de parce que, nous nous sommes basés sur les
dictionnaires de V. Kokona (Albanais – Français et Français –Albanais) et sur les traductions
que des locuteurs natifs de l’albanais ont fait des exemples avec parce que, tirés du Trésor de
la Langue Française.
5
Il est important de signale au lecteur que même le connecteur që peut être employé pour
marquer la causalité. Il est employé uniquement quand il est sélectionné par un verbe de
modalité dans la principale. Une analyse plus détaillé de ces deux connecteurs dépasse le
cadre de ce travail.
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a. Elle connecte une proposition subordonnée (complétive, sujet ou objet) à une
principale :
(17)
Dihet se Toka
rrotullohet rreth Diellit.
On sait que la Terre tourne
autour du Soleil.
(18)
Të premtoj se nuk do të vonohem.
Je te promets que
je ne tarderais pas.
Le contenu de la subordonnée complète, explique celui de la principale. Il s’agit
d’une affirmation, d’une déclaration.
b. Les deux propositions peuvent être en relation de comparaison :
(19)
Dolën më mirë
se parashikohej.
Ils ont réussi mieux que ce qui était prévu.
(20)
Më mirë të dish
se të kesh.
Mieux vaut savoir qu’avoir.
c. Les deux propositions entretiennent une relation causale.
(21)
E dëgjonin me ëndje
se
kishte zë të bukur.
Ils l’écoutaient avec plaisir, parce qu’elle/il avait une belle voix.
(22)
Kishte harruar t’i thoshte që ironinë ta përdorte me kujdes e masë, se
është thikë me dy tehe që pret tjetrin edhe ty.
(Fjalor Demokratik. R. Qosja 1996, p. 99)
Elle avait oublié de lui dire de se servir prudemment de l’ironie,
parce qu’elle est comme un couteau à double tranchant qui coupe
l’autre et toi même aussi.
Pour les grammairiens albanais, ces trois emplois de se semblent très loin l’un de
l’autre et il semble difficile de déterminer la valeur sémantique de base de tous ces
emplois6. Dans les grammaires descriptives de l’albanais elle est considérée comme
une conjonction dépourvue de sens, étant donné que «… nuk mund të dallojmë sot
një kuptim themelor që të motivonte gjithë kuptimet e tjera…7 (Gramatika e gjuhës
shqipe, 2002). Chaque valeur de se, l’instruction sur la connexion entre unités qu’elle
6
À notre avis une analyse sur la base d’un prototype (Lakoff 1992, Talmy, etc.) pourrait
rendre compte de tous ces emplois et de la désémantisation dont parlent ces grammairiens.
Cependant une telle étude n’est pas l’objectif de ce travail.
7
Nous ne pouvons pas remarquer actuellement un sens de base qui pourrait motiver tous les
autres… (traduction libre).
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effectue, sera déterminée grâce à son contexte d’emploi. Il s’agira soit de compléter
P, soit de comparer l’information contenue en P, soit de donner la cause de P.
Nous pensons que dans tous ces cas, nous avons des constructions d’acte de
langage, qui se trouvent dans des propositions qui expriment différents
raisonnements, parmi lesquels même la raison. Le connecteur dans tous ces emplois
donne une direction constante de la relation entre les unités «de Q à P». Cette
directionalité est maintenue même dans le cas de la relation CAUSE :
(23)
P se Q – CAUSE (Q, P)
Le connecteur se va contenir comme sous-spécification sémantique seulement la
valeur causale «CAUSE (Q, P)». Se, donc, porte toujours en arrière, la directionnalité
de CAUSE ne peut pas être inversée. Se introduit toujours la cause de P, n’acceptant
pas la lecture inférentielle que parce que peut avoir.
(24)
(25)
(26)
a.Gjoni ra se e shtyu Maxi.
Jean est tombé parce que Max l’a poussé.
b. CAUSE (Max l’a poussé, Gjon est tombé)
a.* Maxi e shtyu se Gjoni ra.
Max l’a poussé parce que Jean est tombé.
b. *CAUSE (Gjon est tombé, Max l’a poussé)
a. Maria është e sëmurë se ka ngrënë shumë.
Marie est malade parce qu’elle a trop mangé.
b. CAUSE (Marie a trop mangé, Marie est malade)
La cause de la maladie est le fait d’avoir trop mangé.
(27)
? Maria ka ngrënë shumë se është e sëmurë.
Marie a trop mangé parce qu’elle est malade.
Logiquement cette phrase ne serait pas acceptée. Normalement on ne mange pas
beaucoup parce qu’on est malade.
Tout comme en français la relation CAUSE, exprimées par se, peut intégrer la
force illocutoire P :
(28)
a. Hajde këtu! Se kam nja dy fjalë me ty.
Viens ici! Parce que j’ai deux mots à te dire.
b. CAUSE (j’ai deux mots à te dire, ORDRE (tu viens))
(29)
a. A vjen me mua sonte në kinema? Se ka një film të bukur.
Est-ce que tu viens avec moi au cinéma ce soir? Parce qu’il y a un
bon film.
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b. CAUSE (il y a un beau film au cinéma, OFFRE (tu viens avec moi
ce soir))
(30)
a. A është e sëmurë Maria? Se nuk e kam parë sot.
Est-ce que Marie est malade? Parce que je ne l’ai pas vue
aujourd’hui
b. CAUSE (je n’ai pas vu Marie aujourd’hui, QUESTION (Marie est
malade))
(31)
a. Të premtoj se do ta ruaj me kujdes, se e di që e ke kujtim.
Je te promets d’y faire attention, parce que je sais que c’est un
souvenir.
b. CAUSE (je sais que c’est un souvenir, PROMESSE (j’y ferai
attention))
Les calculs interprétatifs déclenchés par le connecteur se peuvent être représentés
selon le schéma procédural ci-dessous (Fig.2).
Figure 2 : Schéma procédural de se
P se Q
RELATION
Q
Q compare P
CAUSE
(Q, P)
P non – marqué
illocutoirement
-
+
CAUSE (Q, P)
CAUSE (Q F (P))
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2.2. La spécificité de ‘sepse’ et son analyse procédurale
Sepse semble être le connecteur qui a les mêmes caractéristiques et les mêmes
instructions que parce que, le connecteur causal par excellence (formé de se + pse
«pourquoi»). La valeur sémantique de base est celle de la causalité.
(32)
a.Kanë dalë faqebardhë sepse punuan me ngulm.
(Fjalori i Gjuhës së Sotme Shqipe, 1980)
Ils ont réussi parce qu’ils ont travaillé fort.
b. CAUSE (ils ont travaillé fort, ils ont réussi)
Cependant sepse semble enchaîner difficilement sur un acte illocutoire marqué,
surtout dans la langue parlée :
(33)
? Hajde këtu! Sepse kam nja dy fjalë me ty.
Viens ici! Parce que j’ai deux mots à te dire.
(34)
? A është e sëmurë Ana? Sepse nuk e kam parë sot.
Est-ce qu’Ana est malade? Parce que je ne l’ai pas vue aujourd’hui.
Sepse tout comme parce que permet la lecture pragmatique «en avant», et permet
à l’interlocuteur d’inférer la vraie cause.
(35)
a. Adi ka bërë aksident me bicikletë, sepse e ka këmbën në allçi.
Adi a eu un accident de vélo, parce qu’il a la jambe dans le plâtre.
b. CAUSE (Adi a eu un accident de vélo, Adi a la jambe dans le
plâtre)
(36)
a. Punuan me ngulm, sepse kanë dalë faqebardhë.
Ils ont travaillé fort, parce qu’ils ont réussi.
b. CAUSE (Ils ont travaillé fort, ils ont réussi)
(37)
a. Ishte larg sepse nuk e pashë.
Il était loin, parce que je ne l’ai pas vu.
b. CAUSE (il était loin, je ne l’ai pas vu)
Le statut énonciatif de P (marqué ou non) joue un rôle dans les emplois de sepse.
Sepse pourrait être employé dans une situation de retour à l’énonciation, pareille à
celle de parce que.
(38)
a. Kemi supë me pulë gati, sepse s’ma ka qejfi të gatuaj.
Il y a de la soupe au poulet, parce que je n’ai pas envie de cuisiner.
b. CAUSE (DIRE (il y a de la soupe su poulet), parce que je n’ai pas
envie de cuisiner)
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Le schéma procédural de sepse qui rend compte de tous ces emplois est le suivant :
Figure 3 : Schéma procédural de sepse
P sepse Q
CAUSE
(P, Q)
(Q, P)
CAUSE (Q, P)
P non – marqué
énonciativement
(DIRE (P), Q)
+
CAUSE (P, Q)
CAUSE
Ces deux connecteurs partagent la propriété de base des connecteurs que nous
analysons : ils expriment la relation CAUSE entre P et Q. Sémantiquement, ngase et
ngaqë ont la même description que celle de parce que en français, la directionalité de
la CAUSE va de Q à P. Les exemples suivants le montrent très clairement.
(39)
a. …(ata) ndjehen keq ngase flasin keq për të keqen”....
(tiré « Metropol », 26 juin 2005)
Ils se sentent mal parce qu’ils parlent mal du mal
b. CAUSE (ils parlent mal du mal, ils se sentent mal)
(40)
a. Federata u shpërbë ngaqë Serbia ishte më i forti entitet.
La Fédération s’est défaite parce que la Serbie était l’entité la plus
forte.
b. CAUSE (la Serbie était l’entité la plus forte, la Fédération s’est
défaite)
Ces deux connecteurs ne permettent pas de lecture inférentielle, c’est-à-dire, par
inférence invitée). La directionnalité de la relation CAUSE ne peut jamais être
inversée (40). Une telle directionnalité de la relation CAUSE (40.b), met à défaut
l’organisation sémantique des connaissances au niveau de la mémoire
encyclopédique.
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(41)
Nuk dolën ngaqë/ngase binte shi.
Ils ne sont pas sortis parce qu’il pleuvait.
(42)
a. CAUSE (Il pleuvait, ils ne sont pas sortis)
b. *CAUSE (Ils ne sont pas sortis, ils pleuvait)
Différemment de se, les connecteurs ngaqë et ngase n’enchaînent pas sur un acte
illocutoire marqué:
(43)
?? Nuk të lejoj të dalësh, ngase bie shi.
Je ne te permets pas de sortir, parce qu’il pleut.
(44)
* Mos u nis! Ngaqë je i sëmurë.
Ne pars pas! Parce que tu es malade.
Il est intéressant de relever, pour conclure la description de ces connecteurs, que
les différences avec les autres connecteurs de causalité, surtout celles concernées la
directionalité de la relation CAUSE, semblent être corroborées par l’étymologie de
ces deux conjonctions. Ils sont construits tous les deux sur la base de la préposition
nga «de – provenance» + les conjonctions se ou që, les conjonctions les plus
anciennes et sémantiquement les plus larges. L’orientation spatiale (provenance d’un
endroit éloigné) qui les caractérise diachroniquement, semble les prédisposer à
présenter la causalité comme provenant de l’unité qu’ils introduisent.
Leur schéma procédural est plus simple que celui des autres connecteurs.
Figure 4 : Schéma procédural de ngase/ngaqë
P ngase/ngaqë Q
CAUSE
(Q, P)
CAUSE (Q, P)
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Conclusions
Au terme de l’analyse que nous avons proposée pour les connecteurs se, sepse,
ngase, ngaqë, comparée à celle de parce que proposée par Moeschler, nous
constatons que, les connecteurs albanais partagent les emplois de parce que. Les deux
facteurs proposés par Luscher, Moeschler et les autres chercheurs du groupe de
Genève :
- le nombre d’instructions que les connecteurs ont en commun
- l’ordre dans lequel les instructions interviennent (ce qui différencie les emplois de
se)
jouent un grand rôle pour différencier les connecteurs de l’albanais entre eux et
deuxièmement pour les différencier par rapport au connecteur français. Sepse, ngase,
ngaqë ont en commun une séquence d’instructions, celle de la relation CAUSE (Q,
P), mais ngase, ngaqë ne partagent pas l’instruction pragmatique d’inférence invitée8.
Sepse semble être le connecteur qui traduirait mieux parce que en albanais, mais lui
non plus ne partage pas la totalité des instructions contenues dans la procédure
proposée pour parce que.
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8
C’est probablement à cause de la séquence d’instructions que ces connecteurs ont en
commun, excluant les instructions de nature pragmatique, que les grammairiens albanais (le
Dictionnaire de la Langue Albanaise, 1980; Mëniku 1998) les considèrent comme des
synonymes et n’insistent pas sur les différences d’emploi entre eux.
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