sur-un-fil

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sur-un-fil
« Ce soir, dans votre ville, venez applaudir les dompteurs, acrobates et clowns du
cirque Octa ! »
Une phrase d’une affreuse banalité, en lettre rouge, formant un arc de cercle. Une
affiche jaune, la tête d’un tigre dévoilant ses crocs, un clown à l’allure ridicule, une fille en
tutu et plume d’autruche debout sur un cheval.
Si j’avais été seul, mon regard serait passé sur l’affiche et j’aurais continué mon
chemin sans m’y attarder. Un seul coup d’œil suffit à m’indiquer que ce cirque est minable.
Aucune recherche d’esthétisme, seulement celle des profits. Malheureusement, ce n’est pas
l’avis de Julie. Elle a les yeux qui brillent. Elle est si jolie ainsi. Je prie pour qu’elle ne me
demande pas de l’accompagner, pourtant je sais déjà ce qui va se passer. Elle tourne son
visage vers moi et me sourit. J’essaye de prendre un air dur. Mais je fonds devant ses grands
yeux verts…
- S’il te plaît...
Elle a une manière toute particulière de faire traîner la dernière syllabe. Je ne peux
m’empêcher de trouver ça adorable. Alors, je cède.
- Merci !
Elle me saute au cou et dépose un baiser léger à côté de mon oreille. Elle est heureuse
et je me dis que cela vaut bien une ou deux heures d’ennui. Je prends son visage entre mes
mains et je penche le mien vers ses lèvres qui sourient encore.
La plupart des gens sont venus en famille, des enfants sautent dans tous les sens. Il y a
quelques couples, mais à leur indifférence à ce qui les entoure, on comprend bien que le
cirque n’est qu’un inutile prétexte pour être ensemble. La main de Julie est chaude dans la
mienne. Elle ouvre grand ses yeux et un sourire émerveillé flotte sur son visage. C’est la
première fois qu’elle va au cirque et cela se voit. Ce spectacle m’emplit d’une sorte de
bonheur, doux et chaud dans ma poitrine. J’aime la regarder. Elle a la pureté de l’enfant et la
séduction de la femme. J’ai envie de rougir ses lèvres de baisers, comme la découverte rougit
ses joues de plaisir. Ma bouche se pose sur sa tempe, mon nez dans ses cheveux, mais déjà la
foule nous emporte vers le chapiteau.
Nos doigts enlacés, nos épaules l’une contre l’autre, nous avançons au rythme imposé
par le groupe. Une femme, devant le pan écarté qui sert d’entrée, vérifie nos tickets et nous
fait signe d’entrer. Nous nous installons en face de la piste, en haut des gradins. Nous avons
l’une des meilleures vues. Puisque nous y sommes, autant regarder correctement.
Nous attendons un long moment avant que tous les spectateurs soient à leur place.
Julie s’impatiente. Je caresse le dos de sa main avec mon pouce en souhaitant que cela ne
commence jamais. Je suis bien, là, avec elle, à l’écouter et à rire de ses caprices.
Malheureusement, tout a une fin, ou un début en l’occurrence. Un homme de taille moyenne,
avec une petite barbe grisonnante, marche d’un pas qui se voudrait majestueux jusqu’au
centre du disque sablé. Il s’arrête, bien campé sur ses deux jambes, et ouvre grand ses bras.
De ma place, je peux voir son ventre appuyer un peu trop sur sa veste rouge. D’une voix
artificiellement passionnée, il nous souhaite la bienvenue et nous promet un « magnifique »
spectacle. Déjà, je sens mes paupières devenir lourde tandis qu’il débite son discours, long,
long, long. J’ai toujours dit que certaines personnes feraient mieux de garder la bouche
fermée, elles n’en seraient que plus dignes.
Enfin, il se tait. Il sort de la piste et un groupe de cinq hommes l’y remplacent. Ils
enchaînent les figures et les pyramides avant de sortir à leur tour. Une femme sur le dos d’un
cheval gris fait son entrée. Elle salue le public, fait un tour de piste au pas. Elle met alors sa
monture au trot, puis au galop. La voilà accroupie, la voici debout… Elle s’arrête, son cheval
salue. Ils repartent. On attend. Nous attendons encore. Deux énergumènes poudrés, pas
pressés, s’avancent. Le nez rouge, ils se mettent dans des postures grotesques.
Julie rit. C’est une des plus belles musiques de ce monde. Il a quelque chose ce rire,
quelque chose qui vous touche le cœur. Il vous donne envie de sourire. Il est joyeux et vous
rend joyeux. Il vous donne envie de vivre. Il me donne envie d’embrasser la bouche sur
laquelle il fleurit, pour en cueillir le nectar à la source. Il appelle au partage des sentiments et
à l’union des corps.
L’homme à la veste rouge revient sur la piste pour nous demander de patienter le
temps de démonter les grilles qui ont été installé pour le numéro avec les tigres. J’en profite
pour poser un baiser sur le haut de la joue de Julie. Du coin de l’œil, je vois le personnel du
cirque tendre un filet.
Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite.
J’ignore à quel moment elle est apparue. Je ne me souviens plus comment mon regard
s’est posé sur elle. Je me rappelle vaguement m’être tourné. Il y a ce fil, fin mais visible, qui
traverse tout le chapiteau, qui coupe, qui sépare, qui se découpe sur le fond jaune. Et puis, il y
a elle. Cachée, invisible. Jusqu’à ce qu’elle s’avance dans les airs et que la lumière l’inonde
toute entière. Nous inonde à notre tour. Elle a les cheveux bruns, la peau pâle. Mais j’oublie
bien vite, ces éléments me semblent bien futiles. J’oublie, ébloui. Il n’y a qu’elle.
Ses bras se déploient et, sur ce fil, elle s’envole. Ses pieds légers dansent. Elfe.
Succube. Ange. Démon. Elle exhale la Beauté, elle rayonne de Beauté, elle chante la Beauté.
Elle n’est que grâce. Elle est Beauté. Je cesse de respirer. Je cesse de vivre. Mon âme est
plongée dans une infinitude de délices mêlés de souffrances. Je sombre et je m’élève. Tout
s’efface. Il n’y a qu’elle.
L’éternité s’étire. Puis elle se rompt.
Soudain le soleil disparaît. Aveugle et infirme, je heurte la réalité. Les
applaudissements éclatent, m’attaquent. Je voudrais leur crier d’arrêter, leur dire qu’ils ne
comprennent rien, je me tais. Je suis malade de son absence, guéri par son souvenir. Son
image ne quitte mon esprit, et je la chéris. C’est le plus précieux des trésors, je le sais. J’ai vu
le Beau, je l’ai ressenti. Je veux le garder. Mes pensées prisonnières de sa perfection,
perfection infinie. Je suis tombé.
La personne à mes côtés se lève et se faufile entre les gradins. Mécaniquement je la
suis. La lune est pâle, la nuit noire. Sous mes couvertures, c’est à elle que je pense. Sa féerie
emplit mes rêves.
-
Alors ?
Hum, quoi ?
Je réponds distraitement. Je pense à elle. Encore.
- Est-ce que tu es d’accord pour ce soir ?
Il y a de l’impatience dans sa voix. Au-dessus de ses grands yeux verts, ses sourcils
sont froncés.
- Euh… Je ne crois pas. Je ne me sens pas très bien aujourd’hui.
J’aimerais passer ma journée à soupirer et à rêver d’elle. J’aimerais redessiner son âme
si belle, pour la contempler. Encore et encore.
- Mais qu’est-ce que tu as ? Je te trouve bizarre…
Julie s’inquiète. Je soupire. Je mens.
- Je ne sais pas. Il faut que je me repose.
Il faut que je la revoie.
J’ai besoin de m’abreuver de sa lumière irréelle. J’erre lorsqu’une idée me vient.
- Désolé, je ne peux vraiment pas ce soir.
La femme prend mon ticket puis me le rend. J’entre et je m’installe à la même place.
J’attends impatiemment. Acrobates, écuyère, clowns, dompteur défilent.
Enfin, elle apparaît.
-
Deux bras enserrent ma taille et me tire de ma rêverie. Je la quitte à regret.
Tu vas mieux ?
Je réponds d’un hochement de tête. Machinalement, j’embrasse les lèvres qu’elle me
tend.
-
On passe la soirée ensemble ?
Ma famille insiste pour que l’on dîne ensemble. Ce sera pour une autre fois.
Elle soupire un « ah, d’accord ». Je détourne mon visage. Je ne veux pas voir son
regard innocent. Je ne veux pas qu’elle devine le mensonge dans le mien. Un peu plus loin
agrafée à un poteau, frémissante sous le vent, l’affiche aux lettres rouges semblent me
narguer.
Je claque la porte de ma chambre, irrité. Mes parents voulaient savoir où j’étais. Mais
ils ne comprennent pas. Ce souvenir n’est qu’à moi. C’est mon secret. C’est moi.
Julie est assise sur mon lit. Ma mère l’a faite entrer alors qu’elle sortait dîner au
restaurant avec des amies. Mon père est chez son frère. Je voulais juste passer prendre de
l’argent pour aller au cirque. Je revois la funambule sur son fil. Ses gestes aériens. La magie
de son art. Sa beauté. Je dois la revoir. C’est une nécessité, c’est un besoin qui tiraille mon
âme.
Mais Julie me prend la main et m’attire à côté d’elle. Je m’apprête à inventer une
excuse mais ses mains m’interrompent en se glissant sous mon pull. Ses doigts sont froids
contre ma peau. Je frissonne. Le bout de sa langue caresse mes lèvres. Ma main se perd dans
ses cheveux, ma langue dans sa bouche, moi dans son corps. Et je ne pense qu’à Julie dans
cette union charnelle. La funambule appartient à un univers supérieur.
Nous reposons, sous les couvertures. Sa hanche touche la mienne. Sa chaleur
m’enveloppe. Pourtant, j’ai déjà froid. Déjà, un manque se fait sentir en moi. Un sentiment
d’urgence, une tension sur ma nuque. J’ai soif de sa Beauté et j’ai l’impression d’être aux
portes d’un désert. Je me lève, je m’habille. Julie proteste. Je ne lui réponds pas. Je me sens
coupable mais le temps file et emporte les détails de son image. Je dois encore la voir.
Alors, je me souviens. Aujourd’hui, ce soir, c’est la dernière représentation. Demain,
le cirque quittera la ville, et l’elfe avec. Je cours dans les rues vides et noirs jusqu’à cette
espace de verdure désormais recouvert de roulotte. Je me glisse dans l’obscurité jusqu’à
l’intérieur du chapiteau.
Elle est là, suspendue dans son vol.
L’émerveillement éclot, l’intensité d’un amour inhumain me transcende. Je regarde
avec admiration sa silhouette fine qui se meut, lumière parmi les ombres.
Mais brusquement, les cieux volent en éclats. Douleur. Le filet amortit sa chute et un
sourire contrit se dessine sur son visage. Ses pieds sont en contact du sol. Elle remonte à
l’échelle et reprend son numéro. J’attends que la magie réapparaisse. En vain, je le savais au
fond de moi.
La magie s’est évaporée quand ses ailes se sont brisées.

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