Nouvelles approches en histoire de la France contemporaine

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Nouvelles approches en histoire de la France contemporaine
Histoire économie & société
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Histoire économique et historiographie française : crise ou renouveau ?
Dominique Barjot
Histoire économie & société / Volume 2012 / Issue 02 / January 2013, pp 5 - 27
DOI: 10.3917/hes.122.0005, Published online: 11 January 2013
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Dominique Barjot (2013). Histoire économique et historiographie française : crise ou renouveau ?. Histoire économie &
société, 2012, pp 5-27 doi:10.3917/hes.122.0005
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Histoire économique et historiographie
française : crise ou renouveau ?
par Dominique Barjot
Résumé
Les événements récents ne cessent de nous rappeler combien notre histoire est économique.
Même si l’histoire économique n’occupe pas, en France, la place qu’elle tient dans les pays anglosaxons, elle a connu pourtant, depuis les années 1970, un profond renouvellement. D’une histoire
économique globale, d’inspiration largement marxiste, les historiens économistes sont passés à des
interrogations plus microéconomiques autour de domaines pionniers (l’analyse des réseaux, l’histoire
économique de l’État, les relations économiques internationales, le développement économique
régional et, de façon plus récente, l’histoire des produits, du patrimoine industriel et des mondes
coloniaux). Deux domaines paraissent cependant manifester le dynamisme le plus grand : l’histoire
de l’innovation d’une part, celle des entreprises de l’autre. Pour survivre et se renforcer, l’histoire
économique doit s’ouvrir à nouveau aux sciences sociales, notamment à l’économie et à la gestion,
tout en acceptant les débats de méthodes et d’interprétation. Il n’est pas de science sans controverses
scientifiques même vives.
Abstract
Recent events are demonstrating the biggest importance of economics in our history. Even if
economic history does not take up the same place than in the UK or in the USA, it has been renewed
since the 1970s. From a global economic history, dominated by Marxist approaches, economic
historians have turned to more microeconomic questions around new fields (network analysis, state
economic history, international economic relations, regional economic development and, more
recently, products history, industrial archaeology and colonial history). Two fields are characterized
by a stronger dynamism: on the one hand, the history of technical innovations; on the other hand
business history. If economic history wants to survive and be reinforced, economic history must be
reopened to economic and management sciences and to accept debates concerning both methods
and problematics. There is no science without strong controversies.
La crise de 2008 a ramené l’histoire économique sur le devant de la scène : la crise
grecque, celles du Portugal et de l’Irlande, les interrogations sur la dette américaine, après
la défaillance d’une large partie de la banque anglo-saxonne, tout cela nous rappelle
combien notre histoire est économique. Mais les historiens en ont-ils vraiment conscience,
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en France notamment ? L’histoire économique est en crise... Voilà une certitude bien
ancrée. Le postulat est-il vraiment fondé ? Cette histoire ne serait-elle pas, tout simplement,
méconnue ? C’est cette méconnaissance que le présent article s’efforce de pallier. L’objet
en demeure modeste, car il n’a d’autre prétention que de vouloir couvrir l’historiographie
française de la période contemporaine, entendue ici comme débutant en 1815, au terme
des guerres de la Révolution et de l’Empire1 .
L’histoire économique a connu, depuis les années 1970, un profond renouvellement2 .
D’une histoire économique globale, d’inspiration principalement marxiste, privilégiant
l’analyse du développement du capitalisme et de ses crises, les spécialistes sont passés à des
interrogations plus microéconomiques autour d’un certain nombre de domaines pionniers
en tirant profit d’un regain d’intérêt des économistes hétérodoxes pour l’histoire et des
historiens pour les entreprises et l’innovation.
Les travaux récents ont souligné l’importance des formes d’organisations intermédiaires
existant entre l’État et le marché3 : alliances entre firmes, entre producteurs ou consommateurs, syndicats et partis politiques, hiérarchies privées, de communautés, réseaux d’individus ou d’entreprises. Contesté, l’État n’a jamais été autant étudié. Les historiens ont
montré qu’il n’est pas isolé, qu’il peut être prédateur, qu’il constitue l’un des vecteurs du
développement. S’intéressant au fonctionnement des marchés, ils ont souligné la lenteur
de la constitution du rapport salarial moderne, le rôle des institutions de régulation de
la consommation et le développement précoce et massif du crédit dans les campagnes,
remettant en cause le paradigme braudélien.
Il convient de s’interroger sur les réalités (et aussi les limites) des avancées récentes
de l’historiographie française contemporaine (I). L’histoire économique contemporaine
apparaît comme une recherche multiforme en profonde transformation (II). En son sein,
l’histoire des entreprises occupe une place privilégiée (III).
Les avancées récentes de l’historiographie contemporaine : réalités et limites
L’histoire économique n’occupe pas en France la place qu’elle tient dans les pays anglosaxons4 . Elle attire moins les étudiants que d’autres secteurs de l’histoire. Les économistes
français demeurent moins tentés que leurs homologues américains, britanniques, néerlandais ou scandinaves par les approches de type historique. Surtout, l’historiographie
française perd du terrain, en termes de production scientifique face à l’Amérique du Nord
et aux autres pays d’Europe, voire aussi d’Asie et d’Amérique latine. Pourtant, l’on ne
peut nier l’existence, encore, d’une école française d’histoire économique. En effet, les
recherches menées depuis dix ans par les historiens ont été suffisamment nombreuses, suffisamment riches, pour que l’on puisse parler d’un renouvellement des perspectives. Il date
de la seconde moitié des années 1970. Il a permis de réinterpréter l’évolution de l’économie
française à l’époque contemporaine et l’émergence de champs historiques nouveaux.
1. Le présent article ne traitera pas directement de l’histoire de l’innovation qui aurait aussi pu avoir sa
place ici, puisque la rédaction a jugé préférable d’en faire l’objet d’un article spécifique.
2. L’auteur prie les nombreux collègues pratiquant l’histoire économique de lui pardonner ses innombrables
omissions. Pour une présentation (et une bibliographie) beaucoup plus complète, voir : D. Barjot (dir.), « Où va
l’histoire économique ? », Historiens et Géographes, n° 378, 1re partie, mai 2002, p. 113-248 et n° 380, 2e partie,
oct. 2002, p. 137-278.
3. P. Fridenson, « Tendances actuelles des recherches en France sur l’histoire économique et sociale
contemporaine », dans D. Barjot (dir.), Historiens et Géographes, n° 378 cité, p. 181-188.
4. D. Barjot, « L’histoire économique de la France aux XIXe et XXe siècles : les avancées de l’historiographie », p. 165-180, dans Historiens et Géographes, n° 378 cité, p. 113-248.
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Le tournant des années 1970
Jusqu’aux années 1970, il existait d’une part une séparation marquée entre histoire économique générale et histoire des techniques, d’autre part, une subordination étroite de
l’histoire des entreprises à l’histoire économique générale. Les historiens de ce champ
niaient toute influence des facteurs économiques sur l’histoire des sciences et des techniques, en soulignant l’existence de cheminements techniques propres. Quant à l’histoire
des entreprises, elle se trouvait dans la dépendance de l’histoire économique générale.
Celle-ci se trouvait dominée par trois tendances majeures. La première était l’étude, selon
une grille d’interprétation marxiste, des étapes successives du développement du capitalisme, en en analysant les contradictions internes. Il s’agissait d’une histoire plus sociale
qu’économique s’intéressant à l’évolution des rapports de classe et se focalisant sur le rôle
joué par la bourgeoisie. Un petit nombre d’historiens marxistes privilégiaient l’approche
économique. Ils s’interrogeaient sur la réalité de la baisse tendancielle des taux de profit
en longue période, sur l’affirmation du centre par rapport à la périphérie, sur la fusion
progressive des capitalismes bancaire et industriel en un capitalisme financier.
Un second thème, étroitement lié au premier, était l’étude des cycles. Les uns s’interrogeaient sur la réalité de l’opposition entre phases A et B, voire de cycles inter-décennaux.
Plus unanimement reconnus, les cycles courts suscitèrent de très nombreuses études, qui
mirent en évidence l’opposition entre crises de « type ancien » d’origine agricole, et de
« type nouveau », à fondement industriel. À partir de la fin des années 1950, vint s’y ajouter
une nouvelle problématique : celle de la « croissance soutenue ». Elle poussa les historiens
quantitativistes à tenter de reconstituer une comptabilité nationale rétrospective, puis à fournir le modèle explicatif de son évolution. Dès cette époque cependant, quelques historiens
s’engagèrent dans la voie d’une authentique histoire micro-économique de l’entreprise.
D’autres, moins nombreux encore, introduisirent une problématique fondée sur l’histoire
des techniques.
La crise de l’énergie, survenue à partir du milieu des années 1970, a beaucoup contribué
à l’affirmation de ces deux approches. Même si la macro-économie perdait peu à peu de
son attrait pour les historiens, l’analyse des grandes fluctuations demeurait à l’ordre du jour.
Il apparaissait que l’histoire économique était rythmée par des vagues d’investissement,
porteuses d’innovation et de modification complète des schémas de consommation. Deux
questions dominaient désormais l’histoire économique : celles de l’innovation et celle
des origines de la dépression. Cette double interrogation conduisit à étudier le rôle de
l’entrepreneur et de l’entreprise d’une part, de la demande et du marché d’autre part,
dans la genèse des innovations. Les historiens ont pris conscience de l’importance des
mobilités sectorielles, celles des hommes et des capitaux, en tant que facteur explicatif de
la croissance économique. Ils ont montré comment l’émergence continuelle de nouveaux
produits relance les opportunités de consommation et modifie l’utilisation des facteurs de
production. La France apparaît ainsi caractérisée par une culture du produit, tantôt orientée
vers le lancement continuel de nouveautés, tantôt donnant la priorité absolue à la qualité.
Une nouvelle vision de l’économie française aux XIXe et XXe siècles5
Au XIXe siècle, l’économie française ne connut pas de véritable take-off, mais plutôt une
accélération progressive qui atteignit son maximum d’intensité entre 1840 et 18566 . Puis
un fléchissement du rythme de la croissance s’amorça à partir de 1857-58. Il s’amplifia
5. F. Caron, Histoire économique de la France XIXe -XXe siècle, Paris, A. Colin, 1996. Il demeure le meilleur
manuel sur l’ensemble de la période.
6. D. Barjot, L’Économie française au XIXe siècle, Paris, Nathan, 1995.
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durant la grande dépression, de 1883 à 1905 environ. Cette décélération tenait d’abord à la
dénatalité et à ses conséquences, mais aussi à une perte progressive de compétitivité sur
les marchés étrangers, au ralentissement de l’équipement en infrastructures de base, à la
pénurie de charbon, génératrice de déficit commercial, et à l’irruption sur le marché français
des céréales des pays neufs. Il s’ensuivit un protectionnisme aux effets toujours débattus.
Le début du XXe siècle vit une reprise vigoureuse, mais brève, fondée sur l’émergence
de nouvelles branches industrielles. Certes, l’accroissement de la demande en charbon ne
permit pas de réduire le déficit commercial, mais le fort excédent de la balance des services
faisait plus que le compenser au profit d’un enrichissement général. Les placements français
à l’étranger ne s’effectuèrent donc pas au détriment de l’investissement intérieur.
Il reste fort à faire au sujet de l’économie française durant la Première Guerre mondiale,
même si des travaux pionniers ont amorcé une étude en profondeur des mécanismes
de la mobilisation économique du pays durant ce conflit7 . De même, la période de
la Reconstruction demeure globalement mal étudiée, en dépit d’intéressants éclairages
régionaux. En revanche, il apparaît désormais avec netteté que les années 1919-1929
se caractérisèrent par une vigoureuse croissance de la production industrielle française,
poursuivant par-delà l’armistice le mouvement engagé avant le conflit : y contribuèrent
l’essor spectaculaire des industries automobile, électrique et pétrolière, mais aussi l’apport
non négligeable du fer, du charbon et de l’acier lorrains. L’activité industrielle se maintint
encore à un niveau élevé jusqu’en 1931. Dès l’année suivante, l’économie nationale bascula
dans une crise moins violente, mais beaucoup plus longue que dans la plupart des grands
pays industrialisés8 .
Entre les deux guerres, les difficultés financières et monétaires entravèrent l’achèvement
de la Reconstruction tout en dopant artificiellement les exportations durant la première
moitié des années 1920. Ensuite, elles compromirent l’effet des politiques de grands travaux
engagées en vue de lutter contre le chômage. Le recul de la position financière internationale
de la France s’accompagna en revanche d’un repli sur l’Empire. À partir de 1931, la
tendance s’accentua du fait de la forte contraction du commerce extérieur du pays, ellemême consécutive à la perte de compétitivité qu’entraînèrent les dévaluations britannique,
puis américaine. Si la crise retarda par ailleurs beaucoup le réarmement français, le conflit
mondial empêcha la reprise qui s’amorçait de se développer. La défaite de juin 1940,
puis l’Occupation compromirent de même la reconstruction d’un pays très affaibli par les
prélèvements allemands et confronté au problème de la collaboration économique. Les
contraintes de l’heure renforcèrent l’emprise d’un dirigisme auquel la crise des années 1930
avait rallié un nombre croissant de partisans. Quant à la Libération, si elle s’accompagna
de considérables destructions, elle confirma l’évolution vers plus d’État.
À cette époque, les dirigeants du pays partageaient tous plus ou moins la conviction d’un
« retard français ». Les historiens français ont longtemps fait leur cette opinion, en adhérant
à la thèse du « malthusianisme » national. Le succès d’une telle analyse découle pour une
part des résultats obtenus par l’économie nationale depuis 1945. En dépit de déséquilibres
graves – inflation, endettement extérieur, la France mena à bien une reconstruction de
grande ampleur, fit face sans trop de mal à la perte de son vaste Empire colonial, avant
de jouer avec bonheur, dans les années 1960, la carte du Marché commun. Entre 1949 –
date approximative de retour aux niveaux de 1929 – et 1974, elle maintint un effort élevé
d’investissement qui lui assura l’une des croissances économiques les plus élevées de
7. D. Barjot, Deux guerres totales 1914-1918, 1939-1945. La mobilisation de la nation, Paris, Économica,
2012.
8. J.-F. Eck, Histoire de l’économie française. De la crise de 1929 à l’Euro, Paris, A. Colin, 2009.
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toutes les économies de marché. Mais, aujourd’hui, alors même que la crise mondiale a
révélé les limites du modèle français de développement, la recherche historique tend de
plus en plus à réévaluer les années antérieures à 1939 et notamment les deux décennies
encadrant la Première Guerre mondiale.
De nouveaux espaces pour la recherche
Les recherches sur l’économie française se sont rénovées sous l’impulsion d’une nouvelle
génération d’historiens, mais aussi d’un intérêt croissant des économistes pour l’histoire.
Celle-ci bénéficie des avancées dans quatre domaines pionniers. Le premier réside dans
l’analyse des réseaux9 . Ils sont conçus dans toutes leurs dimensions : morphologie, infrastructure, fonctionnalité, mode de régulation, territorialité. Cette notion de réseau a été
utilisée par les historiens des techniques ou de la société, mais, en histoire économique
aussi, la notion s’est avérée fructueuse. Elle a inspiré d’importants travaux collectifs. Menés
à l’échelle européenne, ils se sont focalisés sur trois types de problèmes : la constitution
des grands réseaux européens, c’est-à-dire la formation des grands axes et des systèmes
intermodaux10 ; l’exploitation de ces réseaux et systèmes intermodaux ; la structuration de
l’espace européen. À l’échelle française ont été analysés le développement et les modes de
gestion du réseau gazier, l’interconnexion électrique internationale de la France du début
du siècle à 1946, l’histoire du tunnel sous la Manche ou celle de la liaison Rhin-Rhône.
N’a pas été négligée la question de l’impact sur l’urbanisation, à partir de trois besoins
fondamentaux : l’hygiène et le confort, le déplacement, la communication et l’information.
Des recherches similaires ont été menées sur la très grande vitesse ferroviaire et sur la
SNCF durant la Seconde Guerre mondiale. Elles mettent l’accent sur les processus de
décision et d’intervention économique de l’État dans le domaine des transports.
Un second axe concerne l’histoire économique de l’État. Celle-ci a suscité de nombreux
travaux : par exemple sur la naissance de l’économie sociale et de la protection sociale. Les
recherches les plus neuves ont concerné les années 1930, 1940 et 1950, notamment dans
une optique d’étude des politiques économiques. Certains historiens ont ainsi revalorisé
les années 1930, montré comment l’État – et plus particulièrement la Direction du Trésor
du ministère des Finances – s’est converti au dirigisme durant l’Occupation et analysé
les mécanismes de la dépendance vis-à-vis des deux systèmes économiques dominants :
l’allemand et l’américain11 . C’est dans cette perspective que s’inscrivent les travaux
consacrés à la banque, aux stratégies industrielles et aux entreprises sous l’Occupation.
La question du ravitaillement, des pénuries et des prix dans l’immédiat après-guerre a fait
l’objet de recherches neuves, de même que le ministère des Finances lui-même : études
des directions du Budget, des Finances Extérieures et du Trésor ainsi que de l’Inspection
des Finances12 . L’on doit aussi insister sur la recherche des apports historiographiques
concernant la fiscalité13 , les origines de la technocratie contemporaine et ses avatars
9. Par exemple P. Lanthier, C. Bouneau, Y. Bouvier, S. Cœuré (dir.), « L’électricité en réseaux. Networks
of Power », Annales historiques de l’électricité, n° 2, juin 2004 et P. Griset, Les Télécommunications transatlantiques de la France. Entreprise, technologie et souveraineté : XIXe -XXe siècle, Paris, IDHI, 1996.
10. C’est-à-dire des systèmes articulant artères navigables, lignes aériennes, traversées alpines, gazoducs,
etc.
11. M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952, Paris, CHEFF,
1991.
12. N. Carré de Malberg, Le Grand état-major financier : les inspecteurs des Finances 1918-1946. Les
hommes, le métier, les carrières, Paris, CHEFF, 2011.
13. F. Tristram, Une fiscalité pour la croissance : La direction générale des Impôts et la politique fiscale en
France de 1948 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2005.
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ainsi que la génération des années 1930, en particulier à droite. Dans la tradition des
grands colloques de Sciences Po, certaines publications ont réexaminé ainsi la politique
économique giscardienne14 . De même, un certain nombre d’historiens ont étudié les
politiques économiques de droite15 , sans toujours éviter le piège d’une certaine pensée
unique : ainsi à propos du tournant de 1983-1984 ou en éludant les réformes barristes de
1978-197916 . Le rôle des hommes a été de mieux en mieux mis en évidence, sur le plan de
l’action17 comme de la pensée18 . Enfin, récemment, le débat protectionnisme-libéralisme
a donné lieu à des travaux remarquables19 . Il en va de même, depuis plus longtemps, des
questions monétaires20 .
Le troisième axe porte sur les relations économiques internationales, vues sous l’angle
de la diplomatie économique française21 . Ont été étudiés les rapports économiques francobelges ou franco-polonais entre les deux guerres. Une recherche de grande ampleur sur
« la France, l’aide américaine et la construction européenne » a montré combien furent
malaisées, en dépit de la manne du Plan Marshall, les vastes entreprises de la reconstruction,
de la modernisation et de l’intégration européenne. Se trouve ainsi posée la question du rang
et, corrélativement, du déclin de la France en Europe, particulièrement entre 1920 à 1960.
De même, des recherches sur l’impact du Plan Marshall ont apporté des éclairages neufs sur
les choix français face à l’aide américaine et sur les retombées du Plan22 . Les historiens ont
adopté, de plus en plus, une démarche comparative : ainsi, pour l’étude des reconstructions
en Europe de 1945 à 1949 ou celle de la reconstruction industrielle de l’Europe après
la Seconde Guerre mondiale. Du même ordre d’idées ressortent les travaux consacrés
aux missions de productivité organisées depuis les principales puissances industrielles en
vue d’importer les secrets de la supériorité économique et technologique américaine23 .
Surtout, autour des principales chaires Jean Monnet, mais pas seulement, de nombreux
14. S. Berstein, J.-C. Casanova, J.-F. Sirinelli, V. Giscard d’Estaing (dir.) Les Années Giscard – La politique
économique 1974-1981, Paris, A. Colin, 2009.
15. O. Dard et G. Richard (dir.), Les Droites et l’économie en France, Paris, Riveneuve éd., 2011.
16. Si l’on s’en tient aux réserves qu’ont suscitées les contributions : D. Barjot, « Économie » dans J.
Garrigues (dir.), La France de la Ve République 1958-2008, 4e partie Enjeux, Paris, A. Colin, 2008, p. 473-478
et « Flexibilité des prix et des salaires », ibid., p. 501-503.
17. O. Feiertag, Wilfrid Baumgartner : Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978),
Paris, CHEFF, 2006.
18. R. Boulat, Jean Fourastié un expert en productivité. La modernisation de la France (années trente-années
cinquante), Besançon, PU de Franche-Comté, 2008.
19. J.-P. Dormois, La Défense du travail national ? L’incidence du protectionnisme sur l’industrie en Europe
(1870-1914), Paris, PUPS, 2009 et D. Todd, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme
1814-1851, Paris, Grasset, 2008.
20. K. Mouré, La Politique du franc Poincaré, Paris, A. Michel, 1998 et B. Blancheton, Le Pape et
l’Empereur. La Banque de France, la direction du Trésor et la politique monétaire de la France (1914-1928),
Paris, A. Michel, 2001.
21. L. Badel, Diplomatie et grands contrats. L’État français et les marchés extérieurs au XXe siècle, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2010.
22. G. Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne 1944-1954, Paris, CHEFF, 1992.
23. D. Barjot (dir.), Catching up with America. Productivity missions and the diffusion of American Economic
and Technological Influence after the Second World War, Paris, PUPS, 2002.
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travaux ont porté sur l’histoire de la construction européenne24 , à l’instar des politiques de
concurrence25 .
Un dernier thème a été renouvelé par les historiens : l’étude du développement régional26 . L’archétype concerne l’industrialisation de l’Alsace de 1815 à 1939. La performance
économique de cette région repose sur un développement industriel très supérieur à la
moyenne ainsi que sur le dynamisme d’une industrie diversifiée. Même si la croissance
démographique y fut aussi rapide, les causes de ce dynamisme tiennent avant tout à une
avance technique maintenue, elle-même explicable par la progression d’un niveau élevé
d’alphabétisation, par la permanence de structures familiales fortes, en particulier dans les
milieux patronaux, et par la force des traditions religieuses, notamment chez les protestants.
Du même registre ressortent les études concernant l’originalité de certains modèles d’industrialisation27 . Enfin, un certain nombre de travaux ont concerné la désindustrialisation28 .
En parallèle, les économistes manifestaient un regain d’intérêt pour l’histoire, du fait
d’une prise de conscience du retard consenti par rapport aux Anglo-saxons29 . En France,
la pensée néoclassique a suscité peu de recherches en histoire économique et les méthodes
de la New Economic History ont été peu appliquées. En revanche, de nouvelles approches
s’y sont développées, qui intègrent l’histoire en leur corps central d’hypothèses : ainsi les
analyses de la régulation ou l’étude des conventions. Les premières se fixent l’histoire
pour principal objet, puisqu’elles définissent la croissance comme une période pendant
laquelle les dynamiques technologiques, le rapport salarial et les institutions se renforcent
mutuellement, tandis que la crise se définit comme une transition instable entre deux ordres
successifs. Dans l’étude des conventions, l’histoire n’est peut-être pas l’objet central de la
recherche, mais elle se situe toujours en arrière-plan du fait de la multiplicité des formes
de marchés et des arrangements institutionnels entre acteurs qui leur sont intrinsèquement
liés.
Ces approches n’ont pas conduit à un décollage de la discipline. À cet échec, ont
contribué différents facteurs matériels : les nécessités de la production de séries statistiques
de base exigent des chercheurs de maîtriser non seulement des concepts économiques,
mais aussi des méthodes historiques de critique des sources et de consacrer un temps
considérable à la quête, au dépouillement et à l’exploitation de celles-ci. Or, l’établissement
de séries constitue un préalable. En dépit de la production de l’ISMEA, l’on souffre de
l’absence, pour le XIXe siècle et la première moitié du XXe , de séries annuelles des revenus,
d’investissement et de capital, mais aussi de données régionales complètes. Hormis la
constitution de séries, les travaux d’économie historique connaissent quelques orientations
majeures : les relations entre monnaie et économie réelle aux XIXe et XXe siècles ; l’étude
24. D. Barjot (dir.), Penser et construire l’Europe (1919-1992), Paris, SEDES, 2007. Pour une bibliographie
plus complète, C. Réveillard et E. Dreyfus, Penser et construire l’Europe (1919-1992). Guide bibliographique,
Paris, SEDES, 2007.
25. É. Bussière et L. Warlouzet, (dir.), « La politique de la concurrence communautaire. Origines et développements (années 1930-années 1990) », Histoire, économie et société, n° 1, mars 2008.
26. P. Caro, O. Dard et J.-C. Daumas (dir.), La Politique d’aménagement du territoire : racines, logiques et
résultats, Rennes, PUR, 2002.
27. J.-M. Olivier, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (17801914), Paris, CTHS, 2004.
28. P. Lamard et N. Stoskopf (dir.), 1974-1984 : une décennie de désindustrialisation, Paris, Picard, 2009.
Voir aussi M. Hau (dir.), De-industrialisation in Europe, 19th -20th centuries, thème B 11, Proceedings Twelfh
International Economic Congress, Madrid, Fondacion Fomento de la Historia Economica, 1998.
29. C. Diebolt et J.-L. Escudier (dir.), La Croissance économique dans le long terme. Formes historiques et
prospective, Paris, L’Harmattan, 2002.
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de la croissance des cycles, des crises et des politiques économiques ; l’histoire du travail30 ;
l’histoire des investissements en longue période ; la dimension historique du changement
technologique ; l’histoire des entreprises.
Les problématiques des économistes ne sont pas étrangères aux historiens. Tel est le
cas de l’économie des conventions, à partir de l’observation du marché du travail. Une
étude pionnière a été consacrée par exemple aux ouvrières parisiennes entre les deux
guerres : à partir de sources telles que les dossiers de retraite, les fichiers de personnel
d’entreprises ou les salaires de la métallurgie, il a été possible d’étudier les processus de
mobilité professionnelle, de mettre en évidence la dynamique d’un groupe social, mais
aussi la segmentation du marché. À cet égard, l’économie des conventions ne constitue
pas la seule approche possible. L’appel à la démographie historique ou à la sociologie des
réseaux sociaux apparaît aussi fructueux31 . L’on ne peut passer sous silence l’intérêt des
travaux menés à l’IDHE – ainsi sur les produits32 , ou au LAHRA de Lyon et Grenoble.
Dans une même perspective de collaboration entre historiens et économistes, un projet
collectif intitulé « Entre l’État et le marché » a mis en évidence la disparition progressive
de la spécificité française33 . Mais, les historiens ne se désintéressent pas non plus de la
question de l’appareil statistique, comme le montre la collection l’Annuaire statistique de
l’économie française aux XIXe et XXe siècles Ce qui aurait pu constituer un outil majeur
pour la recherche n’a pu aboutir vraiment, faute de soutien. L’intérêt des historiens s’est
souvent porté en effet vers d’autres centres d’intérêt, tels que l’histoire de l’innovation.
Une recherche multiforme et en profonde transformation
Si l’histoire économique peut apporter un éclairage original sur les défis contemporains,
c’est qu’elle se caractérise par la diversité de ses problématiques, de ses méthodes et de ses
outils34 . En dehors de la question du patrimoine industriel35 , elle a mis en lumière ainsi le
rôle des marchés ainsi que celui des acteurs et de leurs stratégies.
L’histoire économique : un éclairage original sur les défis contemporains
Elle aborde quelques-uns des thèmes fondamentaux de notre époque : l’histoire des
campagnes ; la montée du tertiaire ; la prétendue « révolution des transports » ; les mythes
et les réalités de la mondialisation ; la montée de la consommation de masse.
« Ce monde que nous avons perdu » : l’histoire économique des campagnes
Le renouveau actuel des recherches en histoire rurale ne part pas de rien. Il s’inscrit dans
une grande tradition, celle d’Ernest Labrousse et de Pierre Goubert, ébranlée dans les
30. L’on a ainsi amélioré grandement la qualité des séries d’emploi par grands secteurs de l’économie
française aux XIXe et XXe siècles Voir C. Thélot, Le Travail en France 1800-2000, Paris, Nathan, 1997.
31. D. Barjot et O. Faron (dir.), Migrations, cycle de vie familial et marché du travail, Paris, Cahiers des
Annales de Démographie historique, 2002.
32. É. Godeau, Le Tabac en France de 1940 à nos jours. Histoire d’un marché, Paris, PUPS, 2008.
33. M. Lévy-Leboyer et J.-C. Casanova, Entre l’État et le marché. L’économie française des années 1880 à
nos jours, Paris, NRF-Gallimard, 1991.
34. Pour plus de précisions, se reporter à D. Barjot, « Introduction » de « Où va l’histoire économique ? »,
Historiens et Géographes, n° 378 cité, p. 121-128.
35. Voir, entre autres J.-C. Daumas, P. Lamard et L. Tissot (dir.), Les Territoires de l’industrie en Europe
(1750-2000). Entreprises, régulations et trajectoires, Besançon, PU de Franche-Comté, 2006 et J.-C. Daumas
(dir.), La Mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Besançon, 2006.
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années 1980, suite à l’essoufflement des modèles explicatifs proposés par eux36 . Ce renouveau, sensible surtout depuis 1993 autour de revues comme Histoire et Sociétés Rurales,
Études Rurales et Ruralia, s’appuie sur l’introduction de nouvelles méthodes de travail et
de recherche. Il s’alimente de nouvelles perceptions : l’importance accordée désormais à
la diffusion des techniques, une relecture plus pragmatique des crises, un retour sur l’idée
d’une suprématie du modèle anglais de la grande exploitation agricole, une mise en cause
du productivisme, une réhabilitation de l’action des organismes régulateurs des marchés.
Ce renouveau favorise de nouvelles approches : mise en évidence de l’importance des stratégies successorales, et, plus largement, familiales, réhabilitation du rôle du crédit comme
créateur de lien social, mais aussi élément indispensable du financement de l’exploitation,
abandon du thème de l’expropriation paysanne au profit des milieux urbains, stabilité (ou
non) en longue période de la répartition de la propriété. Il débouche sur de nouveaux
regards : abandon de l’idée d’une paysannerie française vouée à l’autosubsistance, constat
d’une forte mobilité des hommes et de l’importance de la pluriactivité.
La montée du tertiaire
Le négoce, de son côté, a joué un rôle clé en tant qu’initiateur de la première révolution
industrielle, nonobstant le problème que pose le terme de révolution industrielle et, plus
encore, l’identification d’« une, deux ou trois révolutions37 ». Le système ferroviaire a
eu un effet déterminant sur le démarrage de l’industrialisation des pays occidentaux ainsi
que l’affirmation, dès le XIXe siècle, d’un important secteur public ou semi-public. Si la
seconde révolution industrielle semble moins fondée sur les services, elle s’accompagne
en fait de l’internationalisation de telles activités au sein des grandes entreprises. De plus,
les firmes industrielles n’ont pu se développer que grâce à l’appoint du négoce de gros, au
développement de réseaux de distribution et de marques, ainsi qu’à l’expansion des ports
et du fret ferroviaire. L’essor des grands magasins, la diversification de la distribution de
détail, en particulier alimentaire, ont précipité l’évolution. Cette dernière s’accélère après
1950 avec l’introduction des méthodes américaines et l’effondrement des grossistes au
profit de la grande distribution spécialisée. Les trois premiers tiers du XXe siècle voient par
ailleurs le développement des services publics et de l’appareil économique d’État.
Survient la troisième révolution industrielle, marquée par un boom du tertiaire. Il
découle d’un processus d’externalisation des fonctions de services par des entreprises
à la recherche d’un « mode de production léger ». Il s’alimente aussi d’une explosion
du tertiaire logistique et de communication ainsi que du flux de fret. De plus, nombre
d’innovations ne concernent que la circulation de l’information. Dans les pays développés,
le temps libre devient la richesse essentielle, engendrant une énorme économie du loisir :
elle se traduit par la montée en puissance des multinationales de la communication, de
l’hôtellerie et du tourisme, mais aussi l’essor de l’économie du jeu et du sexe ou, à l’inverse,
de la culture. À cela s’ajoutent l’essor formidable de l’économie de la santé et du bien-être,
la mondialisation des groupes de service publics urbains ou de grande distribution. Même
si l’industrie demeure un fort levier de la croissance, il est certain que le tertiaire engendre
de plus en plus de tertiaire.
36. G. Béaur, « L’histoire économique des campagnes », ibid., p. 189-202. Pour une bibliographie plus
complète, Dominique Barjot (dir.), Les Sociétés rurales face à la modernisation, Paris, SEDES, 2005.
37. H. Bonin, « Tertiaire et histoire économique : quelques mises au point sur la fonction des services dans
la croissance » dans « Où va l’histoire économique ? », Historiens et Géographes, n° 378 cité, p. 203-218.
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« La révolution des transports » : un mythe ?
Le concept de révolution ne fait pas l’unanimité parmi les historiens. Ainsi, la « révolution
des transports » ne serait-elle pas un concept périmé38 ? Pourtant, Robert Fogel et Albert
Fishlow ont montré, à partir de simulations économétriques, que la contribution des
chemins de fer à la croissance américaine du XIXe siècle avait été moindre qu’on le
pensait. Surtout, les historiens des techniques ont mis en évidence l’existence de « systèmes
techniques » (Bertrand. Gille) ou de « macro-systèmes techniques » (Thomas P. Hughes)
s’engendrant les uns les autres et évoluant selon un processus de « dépendance de sentier »
(Paul David) en fonction de leurs propres dysfonctionnements. De fait, l’apparition des
chemins de fer a constitué une réponse aux dysfonctionnements des modes de transports
traditionnels. L’essor des réseaux ferroviaires a été le produit d’un long apprentissage : si
les ingénieurs français des Ponts et Chaussées ont transféré aux chemins de fer la perfection
routière, ils ont aussi adopté le savoir-faire britannique. Est née ainsi, en France comme en
Belgique, une technologie originale qui explique le rôle de relais joué par ces pays dans
la diffusion du chemin de fer en Europe. Mais les distorsions entre la traction et les autres
filières du système et une trop grande dépendance par rapport à l’intervention humaine ont
conduit, dans les années 1870 à 1890, à l’émergence d’un nouveau système ferroviaire
faisant un large appel à l’électricité, notamment pour la signalisation, le freinage et la
régulation du trafic.
Le XXe siècle a vu l’affirmation de l’automobile comme mode de locomotion. Celle-ci
est même devenue, durant la période des Trente glorieuses, une sorte de « baromètre » de
la production et de la consommation39 . Durant la période 1945-1975, les quatre producteurs français d’automobile (Renault, Citroën, Peugeot, Simca) accroissent beaucoup leur
production : tel est surtout le cas de Renault, qui livre à la fin des années 1960 autant d’automobiles que Citroën et Peugeot. Cet essor s’appuie sur la mise en place d’une production
de masse inspirée des États-Unis, combinant fordisme et taylorisme et orientée vers la
fabrication de voitures populaires. À la production de masse répond une consommation de
masse : en 1979 déjà, près de sept ménages sur dix disposent de leur automobile.
Mythes et réalités de la mondialisation
Ce développement de la consommation de masse constitue l’un des facteurs favorables à
la mondialisation40 . Celle-ci se définit comme « le processus par lequel des marchés en
nombre croissant sont intégrés au niveau planétaire », jusqu’à englober l’ensemble de ce qui
peut faire l’objet de transactions monétaires. Elle s’inscrit dans la continuité d’un processus
en route depuis longtemps. Il commence avec la fusion des deux économies-monde
de l’Atlantique et de l’Océan indien aux XVe -XVIe siècle, s’affirme avec la domination
économique de l’Angleterre à partir de la fin du XVIIIe siècle pour atteindre un premier
apogée entre 1870 et 1914. À cette époque, les échanges internationaux de marchandises,
mais aussi d’hommes et de capitaux constituent bien le moteur de la croissance mondiale.
Brutalement interrompue par la guerre mondiale, cette première mondialisation s’efface
entre les deux guerres et surtout à partir de la crise des années 1930 au profit d’un
protectionnisme exacerbé qui débouche parfois sur l’autarcie ou tout au moins sur la
préférence impériale ainsi que sur la désintégration du système monétaire international.
38. M. Merger, « La révolution des transports : un concept périmé », ibid., p. 203-218.
39. M.-F. Berneron-Couvenhes, « L’industrie automobile française pendant les Trente Glorieuses : de la
production à la consommation de masse », ibid., p. 243-248.
40. F. Crouzet, « De la mondialisation », ibid., p. 231-242.
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À partir de 1950, se produit une nouvelle poussée de mondialisation. Elle s’accélère
dans le dernier quart du XXe siècle Elle se caractérise par une expansion sans précédent
du commerce international, un changement de la structure du commerce international,
désormais axé pour l’essentiel sur les biens manufactures, un marché mondial de la
main-d’œuvre moins intégré qu’au début du XXe siècle, mais affecté de migrations de
grande ampleur, une reprise notable des flux internationaux de capitaux, un changement
de nature et de destination de capitaux (les investissements directs l’emportent désormais,
au contraire d’avant le premier conflit mondial), un rôle majeur des multinationales dans
les investissements directs à l’étranger. Au total cependant, la mondialisation n’est pas
fondamentalement différente de celle du début du siècle, même si elle est plus profonde.
Les facteurs de ces deux vagues de mondialisation sont bien sûr le progrès technologique de l’Occident, mais aussi la diminution du coût des transports amplifiée par l’augmentation de leur vitesse et le démantèlement des barrières douanières. Au XIXe siècle, la
chute des frets maritimes, la mise en place de réseaux télégraphiques intercontinentaux et le
désarmement douanier, d’abord unilatéral, de la part de la Grande-Bretagne, puis bilatéral
ont joué un rôle essentiel. La seconde mondialisation tient moins à la baisse forte du coût
des transports, nonobstant l’essor du conteneur et la chute des prix du transport aérien.
Jouent beaucoup plus la chute des coûts du transport de l’information et le démantèlement
des obstacles transfères et non tarifaires, en particulier au sein de l’OCDE, grâce à l’action
du GATT, puis de l’OMC. De surcroît, l’industrialisation a progressé dans de nombreux
pays, sans que l’on puisse imputer à la mondialisation la montée du chômage massif en
Occident : la responsabilité en incombe plutôt à la nature des politiques économiques
internes. De même, on ne peut la rejeter au motif de la propagation rapide des crises dans
les pays émergents. En effet, à ceux-ci comme aux économies développées, elle offre la
chance d’une meilleure division internationale du travail et d’une réduction des inégalités
entre nations.
L’histoire économique : une diversité de problématiques et de méthodes
Les recherches en cours témoignent de la vigueur et de la capacité de renouvellement de
l’histoire économique à la française. Elle le doit d’abord à la diversité de ses approches
méthodologiques et problématiques.
Le quantitatif n’est pas mort
L’histoire quantitative ou sérielle est aujourd’hui remise en cause, sous la pression de la
micro-histoire et du succès de la biographie. Néanmoins, l’histoire quantitative n’a pas
disparu41 . Elle fait preuve d’une grande vigueur aux Pays-Bas (Angus Maddison), en
Grande-Bretagne (Nicolas F. R. Crafts) et autant aux États-Unis, où le succès de la cliométrie a valu le prix Nobel à R. Fogel en 1993. En France, la contestation demeure forte. On
reproche à l’histoire quantitative sa déconnexion de l’histoire sociale, sa pratique excessive
de l’agrégation des données, son appui trop exclusif sur les théories néoclassiques. C’est
oublier que les approches monographiques souffrent au moins autant d’insuffisance de
représentativité que les études s’appuyant sur données agrégées et que même les monographies ne peuvent tourner le dos au quantitatif. Un renouveau de l’histoire quantitative
est tout à fait possible, avec la micro-informatique et les logiciels de bases de données. En
outre, la quantification permet d’enrichir les problématiques historiques et d’échapper aux
causalités uniques et linéaires.
41. P.-C. Hautcœur, « Entre Micro et Macro, quelle place pour le quantitatif en histoire économique ? » dans
D. Barjot (dir.), « Où va l’histoire économique ? », Historiens et Géographes, n° 380 cité, p. 139-146.
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Si le quantitatif permet désormais de concilier les dimensions micro et macro, il
constitue l’un des outils privilégiés de renouvellement de l’histoire économique régionale42 .
Celle-ci s’appuie sur l’apport de l’économie spatiale, née en Allemagne, puis développée
aux États-Unis. Elle montre le rôle essentiel joué par l’exportation dans le développement
du tissu économique régional et combien les coûts de transports et de communication
conditionnent ce développement. Si l’histoire économique régionale bute sur le problème
des sources – plus rares qu’au niveau national –, et celui de la définition même de la
région, elle permet de mettre en évidence l’existence d’une courbe en inverse des inégalités
régionales : dans un contexte de concurrence économique entre régions, les inégalités
interrégionales tendent d’abord à augmenter, puis à se réduire. L’histoire économique
régionale démontre tant l’ampleur des inégalités régionales avant l’industrialisation et
l’influence de la baisse des prix des transports sur les localisations industrielles que
l’influence des structures familiales et agraires héritées du monde paysan traditionnel.
L’histoire économique, lieu de rencontre des sciences sociales
L’histoire économique est un lieu privilégié de rencontre des sciences sociales. De toutes
ces sciences, l’économie politique ou analyse économique semble la plus apparentée
à l’histoire. Très difficile jusqu’au début des années 1970, le dialogue entre les deux
disciplines s’est ensuite renforcé, en partie sous l’effet du déclin du marxisme et de la
percée de la « nouvelle histoire économique américaine », mais aussi de l’affirmation
du néo-institutionnalisme. Il ne faut oublier non plus l’influence de la sociologie et de
l’anthropologie. La sociologie économique a beaucoup contribué aux avancées méthodologiques d’Alfred D. Chandler Jr., tandis que les problématiques historiques faisaient leur
miel des débats, au sein de l’anthropologie économique, entre formalistes, partisans de la
théorie économique standard, et substantivistes, défenseurs, à l’instar de Karl Polanyi, de
discontinuités radicales entre systèmes économiques. La sociologie économique s’affirme
de plus en plus avec Mark Granovetter, comme une alternative à l’analyse économique
néo-classique.
Des liens anciens existent, en France, entre histoire économique et géographie43 . Émile
Levasseur et Henri Hauser ont bâti leur œuvre sur une association étroite de deux disciplines.
Mais l’école des Annales aussi a beaucoup tiré de cette collaboration : ainsi Fernand
Braudel ou Ernest Labrousse. Même si, à partir des années 1960, les deux disciplines
se sont éloignées, les travaux historiques de Jean-Claude Perrot et Bernard Lepetit ont
maintenu l’héritage, permettant la reprise d’un dialogue fécond avec la géographie sur
la question des modèles spatial-temporels. Plus récentes mais fortes, sont les relations
entre histoire et gestion44 . Pour les gestionnaires, l’histoire offre l’occasion de confronter
les théories au réel pour déboucher sur de nouvelles élaborations théoriques. Elle peut
s’alimenter, de façon directe, de l’histoire d’entreprises, mais aussi, plus indirectement, de
l’histoire générale. Il existe aussi une histoire des savoirs et des pratiques de gestion. L’un
des domaines privilégiés de la collaboration entre gestionnaires et historiens réside dans
l’histoire de la comptabilité. L’histoire peut donc apporter beaucoup à la gestion, tant sur
le plan scientifique que sur celui de l’enseignement.
La statistique demeure aujourd’hui encore un outil essentiel pour l’historien économiste45 . La micro-informatique facilite beaucoup le recours à la statistique descriptive.
42. M. Hau, « L’Histoire économique régionale », ibid., p. 147-155.
43. J. Heffer et M.-V. Ozouf-Marignier, « L’histoire économique et les sciences sociales », ibid., p. 239-247.
44. « Histoire et gestion. Interview de Y. Lemarchand », ibid., p. 249-251.
45. J.-F. Eck, « Statistique et histoire économique », ibid., p. 253-260.
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Mais il subsiste beaucoup de réticences : celle fondée sur le caractère novateur de la microhistoire par rapport à une analyse macro-historique et statistique obsolète ne tient pas.
En revanche, il est indispensable de bien maîtriser la signification des outils statistiques
mobilisés.
L’histoire de l’innovation, un apport spécifique
L’histoire de l’innovation constitue une autre voie de renouvellement pour l’historiographie
française : le démontre un ouvrage récent sur l’informatique46 . Selon François Caron, le
moteur du changement social réside dans l’émergence et la diffusion, au sein du tissu
social, d’innovations de toutes natures, organisationnelles ou techniques. Cela ressort bien
de l’analyse de la croissance britannique des années 1780 à 1860. Dans la droite ligne
des travaux de N.F.R. Crafts, l’on revient aujourd’hui de plus en plus sur le concept de
révolution industrielle. En particulier, une histoire du changement technique écrite en
termes de rupture n’est plus concevable. Comme l’a bien montré John Harris à propos de
la sidérurgie, les techniques de pointe de la première révolution industrielle constituent le
prolongement naturel du système antérieur.
L’expérience de la seconde révolution industrielle confirme cette conclusion. L’émergence, puis le développement d’un nouveau système technique traduit, de la part des
innovateurs, la volonté de faire face aux dysfonctionnements du système en place ainsi que
celle de répondre aux aspirations de la demande sociale. L’innovation est le produit de la
rencontre entre la mise en œuvre des opportunités offertes par la connaissance scientifique
et le savoir-faire existant pour concevoir de nouveaux procédés ou de nouveaux produits.
Si les grandes entreprises sont des vecteurs de l’innovation, il apparaît aussi que les firmes
nouvellement créées ou nouvellement entrées sur un marché sont les plus importants contributeurs au changement technique : les PME jouent donc un rôle essentiel dans le processus.
L’innovation technique constitue la source principale du changement social. Ce sont les
innovations propres à la seconde révolution industrielle qui ont permis à la société de masse
de s’épanouir : ainsi la Ford T, exemple parfait d’innovation globale, ou les technologies
vouées au traitement de l’information.
L’histoire économique : marchés et acteurs
L’un des facteurs clés de l’innovation réside dans l’expansion de la demande. Elle révèle
l’importance des marchés, mais aussi des acteurs et de leurs stratégies.
À l’origine du développement : les marchés
Le développement des marchés se trouve, dans une large mesure, à l’origine de la révolution
industrielle47 . Elle fait l’objet de vigoureux débats historiographiques. Si le concept même
de révolution est de plus en plus discuté par les historiens, les contemporains ont souvent
vécu comme telle l’industrialisation rapide. Celle-ci est née en Angleterre, favorisée par
son climat, ses sols, son espace (David S. Landes). L’Europe n’a pas pâti de l’emprise
des grands empires, mais bénéficié de l’émulation entre nations plus enclines qu’ailleurs
à laisser libre l’activité intellectuelle. Cette « révolution industrielle » résulte de gains de
productivité du travail explicables par la convergence de facteurs divers : améliorations
agricoles, progrès de la sidérurgie, de l’industrie charbonnière et de la brasserie, mais aussi
46. P.-É. Mounier-Kuhn, L’Informatique en France de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science, Paris, PUPS, 2010.
47. P. Biard, « Sur l’enseignement des origines de la révolution industrielle » dans D. Barjot (dir.), « Où va
l’histoire économique ? », Historiens et Géographes, n° 380 cité, p. 223-237.
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et surtout de l’industrie cotonnière. Si le coton s’est trouvé à l’origine de la percée technique,
il faut souligner le rôle essentiel des consommateurs : l’engouement des femmes pour les
tissus de coton imprimé, la démocratisation du luxe à l’imitation des classes supérieures,
l’essor de l’urbanisation, l’élévation du pouvoir d’achat, la croissance démographique
rapide de la Grande-Bretagne sont aussi déterminants que l’expansion des échanges. « Le
capital humain, et des institutions libérales ainsi que l’abondance de houille et la puissance
rurale sont les clefs d’une explication de la Révolution industrielle » (François Crouzet).
Les historiens de l’économie s’intéressent trop peu au consommateur final48 . S’il est
vrai que l’on manque de statistiques pour le marché domestique, Maurice Lévy-Leboyer49
et Patrick Verley50 se sont chacun essayé, pour le XIXe siècle français, à étudier le lien entre
stratification sociale, dynamique de la demande et industrialisation. Le premier montre que
le faible dynamisme de la demande empêche la constitution, en France, d’un large marché
de consommation pour les entreprises. Le second met en lumière le fait que les structures
sociales y sont moins favorables qu’en Angleterre au développement de l’industrie, en
raison de l’absence de classes moyennes nombreuses. Ainsi s’explique le dualisme de
l’industrie (produits ordinaires destinés à la masse de la population, produits de base
réservés aux classes aisées ou à l’exportation). L’une des causes fondamentales de la
révolution industrielle anglaise réside donc dans une révolution de la consommation, dont
on trouve trace, de façon moins ample en France, entre la fin du XVIIe siècle et le début du
XIX e . Cependant, il ne saurait être question de consommation de masse, en France, avant
les Trente glorieuses. De même, il convient de remettre en cause l’opposition schématique
entre petite boutique et grand magasin. Si les innovations du grand magasin sont antérieures
à ce dernier, la modernisation touche d’autres secteurs : l’épicerie et la librairie par exemple.
Puis viennent les magasins à succursales multiples, enfin les super et hypermarchés. L’étude
de la consommation souffre encore d’une accumulation de recherches partielles, à forte
connotation culturelle, dans lesquelles le social et l’économique ont le plus souvent perdu
leur centralité.
Ce développement du commerce n’est guère possible sans l’expansion de la banque,
et du système bancaire51 . La centralisation du système bancaire à Paris est déjà en place
dès le XVIIIe siècle et, grâce à l’essor de la lettre de change, la pratique de l’escompte
devient alors la base du métier du banquier. Le financement de l’industrialisation pousse
aux expériences saint-simoniennes, puis à la constitution de grandes banques de dépôts
et d’affaires, lesquelles prennent relais de la Haute Banque52 . Se met en place, en France,
un réseau modèle capable de fournir le crédit à court terme le moins cher du monde. Tout
change avec la Première Guerre mondiale : les banques souffrent beaucoup de l’inflation de
guerre et d’après-guerre. Elles réagissent en intensifiant leurs activités au service des entreprises, mais doivent faire face à l’intervention propre des industriels et de l’État. La crise
des années 1930 met en difficulté de nombreuses banques et conduit à un désengagement
du financement des entreprises. Après la Seconde Guerre mondiale, les nationalisations
48. J.-C. Daumas, « De la production à la consommation : les logiques du marché (France, XIXe siècle) », ibid., p. 167-175.
49. M. Lévy-Leboyer et F. Bourguignon, L’Économie française au XIXe siècle. Analyse microéconomique,
Paris, Économica, 1985.
50. Notamment P. Verley, L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard,
1997.
51. É. Bussière, « Système bancaire et développement économique en France » dans « Où va l’histoire
économique ? », Historiens et Géographes, n° 380 cité, p. 176-185.
52. N. Stoskopf (dir.), Les Patrons du Second Empire : banquiers et financiers parisiens, Paris, Picard, 2002.
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s’accompagnent d’une réglementation accrue et de la création ou de l’expansion d’établissements spécialisés. Le poids de l’État dans le financement décline à partir de 1951,
mais au profit des seules banques. Se met en place une économie d’endettement. Elle
pénalise d’autant plus la France que le début des années 1980 interrompt le mouvement
de libéralisation engagé en 1966-1967 par Michel Debré. En fait, les impulsions viendront
largement de l’extérieur : loi de dérégulation bancaire de 1984, puis loi de modernisation
des activités de 1996. À partir de cette date, la France revient à l’économie de marché
qu’elle a cessé de pratiquer depuis les années 1930.
Acteurs et stratégies
L’État fait, lui aussi, figure d’acteur majeur53 . La législation libérale, établie de façon
durable par la Révolution, a réintroduit de manière paradoxale l’État en tant qu’acteur
et régulateur économique central. Au XIXe siècle, il continue d’être le conservateur de
l’ordre social, de l’équilibre intérieur de la société : ainsi s’expliquent l’exercice de la
fonction de police, mais aussi la politique des grands travaux, le protectionnisme et la
priorité donnée à l’agriculture. Cet État pédagogue, « conservateur propulsif », s’est trouvé
désengagé suite au vote, en 1791, de trois grandes lois : d’Allarde, Le Chapelier et Goudard.
Mais il s’ensuit un sentiment général d’insatisfaction : les milieux économiques ont besoin
d’instances de concertation, d’instances régulatrices. Le poids de la centralisation, le
renvoi des compétences au niveau d’un État, dont on réclame qu’il intervienne moins
dans la vie économique, sont à l’origine d’une faiblesse structurelle des organisations
socio-économiques, de la négociation collective et du paritarisme.
Les acteurs, c’est bien sûr le monde du travail. Les femmes, par exemple, ont toujours
été actives, représentant dès le XIXe siècle au moins le tiers de la population active54 .
Quatre périodes se sont succédé. Du début au milieu du XIXe siècle et en dépit de mesures
d’exclusion sociale (Code Napoléon de 1804), l’on compte en moyenne une active pour
deux actifs. Si la grande majorité est attachée aux travaux des champs, l’industrie, textile
notamment, en attire un grand nombre, parfois comme patronnes. Entre les années 1850
et les années 1920, s’ouvre une période de ségrégation des emplois : le déclin du secteur
primaire s’accompagne d’un enfermement dans les usines, mais aussi les bureaux. La
Première Guerre mondiale change la donne. Le taux d’activité des femmes s’élève à 60 %
en 1917, mais surtout elles prennent la responsabilité de travaux jusque-là exclusivement
masculins. Leur retrait s’effectue lentement. De plus, elles commencent à passer le bac, à
entrer à l’université et à passer des concours d’encadrement de la fonction publique, tandis
qu’apparaissent des nouveaux métiers proprement féminins : infirmières et assistantes
sociales.
L’histoire coloniale a été l’un des domaines qui a le plus progressé dans les années
récentes, notamment sous l’angle de l’étude du rôle des acteurs : ainsi sur la thématique
de l’esprit colonial impérial55 . Même si l’on ne peut passer sous silence les recherches
53. P. Minard, « État et économie en France après la Révolution », Ibidem, p. 197-203.
54. S. Schweitzer, « Le travail des femmes : une place de toujours dans l’économie » ? Ibid., p. 205-214.
55. H. Bonin, C. Hodeir et J.-F. Klein, L’Esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression &
réseaux du patronat colonial en France & dans l’Empire, Paris, Public. de la SFHOM, 2008.
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pionnières, comme celles conduites sur l’Égypte56 ou la décolonisation57 , sur la banque58 ,
le négoce59 ou sur le patronat colonial60 . La connaissance du monde des affaires coloniales
a beaucoup progressé tant par le biais des monographies d’entreprises (Compagnies de
Suez61 et des Messageries maritimes62 ) que par celui des réseaux d’influence63 , des
difficultés de la décolonisation économique64 ou des enjeux géostratégiques65 .
L’histoire des entreprises : une place à part
L’histoire des entreprises – ou business history, constitue l’un des domaines les plus
vigoureux de l’histoire économique66 . Constituée à Harvard, dans les années 1920, elle a
été portée par la révolution du management jusque dans les années 1950 et 196067 . Elle doit
beaucoup à Alfred Chandler, titulaire de la première chaire d’histoire des entreprises, mais
aussi, à travers lui, à Peter Drucker, Joseph Schumpeter, Thorstein Veblen et Max Weber.
La rencontre de la business history américaine et de l’histoire économique européenne a
imposé l’histoire des entreprises comme une discipline à part entière.
Une dimension majeure de l’histoire économique
Elle a renouvelé notre vision du capitalisme français et tiré profit à la fois de l’économie
industrielle et de l’histoire de l’innovation.
Une vision renouvelée du capitalisme français
C’est la connaissance de la grande entreprise qui a le plus progressé. De façon plus
récente, les recherches se sont orientées vers l’histoire des entreprises petites et moyennes.
L’appréciation portée sur le patronat français s’est modifiée. La vision, développée par
l’historiographie américaine des années 1950, selon laquelle l’économie française aurait
pâti du comportement trop uniformément malthusien de ses entrepreneurs, n’a plus cours
aujourd’hui. S’il y eut bien des patrons préoccupés de leur seul enrichissement personnel,
conservateurs, hostiles à la nouveauté et à l’exportation, beaucoup avaient le goût du
risque et de l’innovation. À cet égard, la prosopographie, pour le Second Empire, et les
grandes enquêtes collectives, durant la seconde industrialisation, confirment l’apport des
56. S. Saul, La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques, Paris,
CHEFF, 1997.
57. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, A. Michel, 1984.
58. H. Bonin, History of the Suez Canal Company (1858-2008). Between Controversy and Utility, Genève,
Droz, 2010.
59. H. Bonin, Négoce blanc en Afrique noire. L’évolution du commerce à longue distance en Afrique noire
du XVIIe au XIXe siècle, Paris, SFHOM, 2001 et CFAO. Cent ans de compétition, Paris, Économica, 1987.
60. C. Hodeir, Stratégies d’Empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Paris, Belin, 2003.
61. C. Piquet, La Compagnie du canal de Suez. Une concession française en Égypte 1888-1956, Paris,
PUPS, 2008.
62. M.-F. Berneron-Couvenhes, Les Messageries Maritimes. L’essor d’une grande compagnie de navigation
française, 1851-1894, Paris, PUPS, 2007.
63. J.-F. Klein, Un Lyonnais en Extrême-Orient, Ulysse Pila, vice-roi de l’Indochine, 1837-1909, Paris,
ELAH, 1994.
64. D. Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie, Paris, Flammarion, 2005.
65. C. Piquet, Histoire du canal de Suez, Paris, Perrin, 2009.
66. Pour plus de précisions (notamment bibliographiques), D. Barjot (dir.), « Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, vol. 58, n° 1, janvier 2007.
67. I. Lescent-Giles, « Histoire des entreprises » dans « Où va l’histoire économique ? », Historiens et
Géographes, n° 380 cité, p. 187-196.
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monographies. Il en va de même, malgré un certain nombre d’a priori méthodologiques
pas toujours conscients, du très utile dictionnaire du Patronat français du XXe siècle68 . Ces
études sur le patronat français conduisent, de plus en plus, à s’intéresser aux organisations
patronales69 ou aux relations entre monde des affaires et monde politique70 .
Aux origines du dynamisme
La business history manifeste aujourd’hui un grand dynamisme, avec la création de la revue
Entreprises et histoire. Parmi une grande variété d’approches, il convient de souligner
l’intérêt des archives bancaires, notamment pour l’histoire des PME71 . Un autre champ de
recherche est celui de l’organisation du travail. Les historiens ont porté leur intérêt sur la
rationalisation, l’adoption du modèle des business schools ou le management de la maind’œuvre, plus récemment sur la comptabilité72 . À ce courant se rattachent les études
menées sur l’américanisation économique et technologique73 . L’approche dominante
demeure l’étude de cas appliquée soit à une branche, soit à une entreprise. De toutes
ces branches, les plus étudiées ont été la banque74 , le chemin de fer, le charbon, l’industrie
textile ou la sidérurgie, mais d’autres sont venues s’y joindre : l’électricité, le bâtiment et
les travaux publics75 , l’industrie du luxe, la papeterie et l’édition, le transport maritime.
L’une des raisons de cet essor réside dans la constitution des comités d’histoire ainsi
que d’associations à vocation historique ; une seconde dans l’essor des recherches de
commande. Elles fournissent un matériau scientifique et contribuent, à leur manière, au
renouvellement des perspectives de l’histoire des entreprises, à l’instar des travaux menés
sur les cartels76 .
Deux influences déterminantes : l’économie industrielle et l’histoire de l’innovation
L’économie industrielle fournit un outil pour l’histoire des entreprises77 . Cette dernière
bénéficie depuis longtemps de l’apport de l’économie néo-classique. Dans les années
récentes sont venues s’y ajouter des approches permettant d’aller plus loin dans l’analyse
68. J.-C. Daumas, (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010.
69. D. Fraboulet, Quand les patrons s’organisent. Stratégies et pratiques de l’Union des industries métallurgiques et minières 1901-1950, Lille, Septentrion, 2007.
70. D. Barjot, O. Dard, J. Garrigues, D. Musiedlak et É. Anceau (dir.), Industrie et politique en Europe
occidentale et aux États-Unis (XIXe et XXe siècle), Paris, PUPS, 2006.
71. M. Lescure, PME et croissance économique, Paris, Économica, 1996.
72. B. Touchelay, L’État et l’entreprise : Une histoire de la normalisation comptable et fiscale à la française,
Rennes, PUR, 2011 et F. Bensadon, Les Comptes de groupe en France (1929-1985). Origines, enjeux et pratiques
de la consolidation des comptes, Rennes, PUR, 2010.
73. D. Barjot et C. Réveillard (dir.), L’Américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythe et
réalité, Paris, PUPS, 2002.
74. H. Bonin, Histoire de la Société générale : Vol. I, 1864-1890: Naissance d’une banque, Genève, Droz,
2006.
75. Entre autres, D. Barjot, La Grande Entreprise Française de Travaux Publics (1883-1974), Paris,
Économica, 2006, R.-R. Park, La Société de Construction des Batignolles. Des origines à la Première Guerre
mondiale (1846-1914), Paris, PUPS, 2005 et P. Jambard, Un constructeur de la France du XXe siècle. La Société
Auxiliaire d’Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974), Rennes,
2008.
76. D. Barjot (dir.), International Cartels Revisited. Vues nouvelles sur les cartels internationaux 1880-1980,
Caen, Éd. du Lys, 1994.
77. D. Barjot (dir.), « L’Histoire des entreprises aujourd’hui », HES, n° 4, 2001.
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du triptyque performances-stratégies-structures. Trois questions en particulier intéressent
les historiens d’aujourd’hui :
– l’entrepreneur et son rôle dans le processus d’innovation et de mise en œuvre des
technologies (évolutionnisme, théorie de l’agence) ;
– l’organisation de la firme (théorie des coûts de transaction) ;
– la firme comme institution (théorie des droits de propriété).
De même, l’histoire de l’innovation apporte beaucoup à l’histoire des entreprises. Mais
l’innovation n’est pas incompatible avec le caractère prédateur de certains patrons78 .
Des approches d’une grande diversité
Il existe des approches variées de l’histoire des entreprises, même si la vision économique
domine.
D’abord une vision microéconomique
Celle-ci repose notamment sur l’attrait du paradigme chandlérien, l’apport des archives
bancaires et celui de l’analyse comptable79 . L’approche chandlérienne en particulier permet
d’analyser stratégies et structures des entreprises européennes. Alfred Chandler a montré
comment la grande entreprise américaine s’est adaptée à l’essor de la consommation
de masse par le passage d’une organisation fonctionnelle (U. Form) à une organisation
opérationnelle (M. Form). Ce modèle a été introduit de façon systématique en Europe
occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Cette adoption du modèle américain n’a
pas été totale, en raison d’une moindre préoccupation portée au marketing (Allemagne)
et de la persistance d’une organisation en holding (Royaume-Uni, France, Italie). Durant
les années 1970-1980, le modèle de la grande firme multidivisionnelle et managériale a
été critiqué, mais il a continué de progresser, adapté aux spécificités nationales, comme le
montre bien l’expérience des privatisations, en raison de la concentration persistante de
l’actionnariat (Royaume-Uni, Italie), de la résistance du capitalisme individuel (Allemagne)
ou du poids très fort de l’État (France).
À cet égard, les archives bancaires revêtent un intérêt tout particulier80 . Il est nécessaire,
dans cette perspective, de prendre brièvement en compte l’approche par les études de
cas. Cette forme de méthodologie historique présente un certain nombre de forces et
de faiblesses. Cependant, l’histoire bancaire peut bénéficier d’un usage plus explicite
des concepts théoriques et de la méthodologie empirique développés dans les sciences
économiques, financières et du management. Si les archives bancaires démontrent l’intérêt
d’une étude comptable, celle-ci doit être menée aussi à partir des sources des entreprises
elles-mêmes81 . Outil indispensable des monographies d’entreprise, l’étude comptable
montre bien, par exemple, comment l’on peut, dans les années récentes, devenir une firme
mondiale.
78. M. Villette et C. Vuillermot, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, Paris, La Découverte, 2005.
79. F. Amatori et A. Colli, « Strategies and Structure of European Enterprise » dans « Où va l’histoire des
entreprises ? », n° de revue cité, p. 39-57.
80. M. Baker et M. Collins, « Methodological Approaches to the Study of British Banking History. A Select
Illustration from Bank-Firm Relationships », ibid., p. 59-78.
81. D. Barjot, « Lafarge (1993-2004). Comment on devient firme mondiale », ibid., p. 79-111.
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Vers un élargissement des perspectives
Face au risque de n’étudier que la grande entreprise, celle qui réussit, voire de s’enfermer
dans la microéconomie, d’autres approches sont nécessaires. Tel est le cas de l’histoire de
l’innovation et des cheminements technologiques82 . L’innovation se nourrit de la connaissance accumulée, au cours d’un processus à long terme. En ce sens, l’innovation constitue
une part de la structure des firmes. Les ruptures technologiques, qui sont considérées, à
l’origine, comme dues à des firmes marginales, se trouvent néanmoins reliées aux formes
existantes des connaissances et intégrées dans le nouveau processus innovateur. De plus,
la prise en compte de la place des PME au sein des cheminements technologiques et des
processus d’innovation conduit à s’interroger sur la réalité des districts industriels.
Durant les années 1970, la révélation de la Troisième Italie conduit à une réhabilitation du concept marshallien de district industriel et à un grand nombre d’études sur le
système productif, dont le développement peut le mieux s’expliquer par la concentration
géographique des activités83 . En premier lieu, à partir d’une problématique concernant
exclusivement sociologues et économistes, la question des districts industriels est devenue un sujet de préoccupation des autres sciences sociales, parmi lesquelles l’histoire.
Cependant en dépit du caractère prometteur et stimulant que cette approche peut avoir,
elle demeure incomplète et floue. L’application du concept à l’histoire soulève nombre
de questions théoriques, méthodologiques et empiriques. Il est nécessaire de clarifier les
contenus du concept, de décrire comment il a été élaboré, comment il s’est répandu et de
mesurer son utilité pour la recherche historique.
De ce point de vue, les dimensions micro et macroéconomiques doivent être prises en
compte à la fois84 . L’histoire des entreprises permet d’éclairer les grands mouvements de
l’économie et d’en préciser l’origine. Les apports de ce type d’histoire sont multiples : rôle
des économies d’échelle et de diversification, et, plus encore, du progrès technique. La
vision du progrès technique par les historiens alimente ainsi nombre de modèles de croissance endogène. Une démarche purement microéconomique pose cependant le problème
de la représentativité de l’objet d’étude. Deux distorsions peuvent biaiser l’analyse : la
focalisation sur l’histoire des succès et sur celle de la grande entreprise. Une prise en
compte de la dimension macroéconomique demeure donc nécessaire. Celle-ci permet
d’établir les faits majeurs. Néanmoins, pour fournir les explications ultimes, la dimension
microéconomique reste d’une grande utilité. Si les discordances sont fréquentes entre les
deux dimensions, les convergences l’emportent, comme le montrent et l’œuvre d’Alfred
Chandler et celle de Michael Porter. S’ils se rejoignent sur l’importance déterminante de
la dynamique de l’innovation, le second a su écarter, au contraire du premier, le postulat
de la supériorité de la grande entreprise au profit de l’effet d’entraînement engendré par
la création d’entreprises nouvelles. L’histoire d’entreprises en effet a sous-estimé trop
longtemps le rôle économique des petites et moyennes entreprises.
Une histoire encore en chantier
Trois thèmes en particulier ont fait l’objet d’un renouvellement historiographique récent :
l’électrification comme phénomène global ; l’américanisation, notamment en ce qu’elle
prépare la mondialisation ; les rapports entreprise-État.
82. L. Tissot, « Entreprises, cheminements technologique et innovation », ibid., p. 113-130.
83. J.-C. Daumas, « Districts industriels : du concept à l’histoire », ibid., p. 131-152.
84. J.-C. Asselain, « Histoire des entreprises et approches globales. Quelles convergences ? », ibid., p. 153172.
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L’électrification comme phénomène global
Cette question a fait l’objet d’un vaste projet international consacré à l’électrification globale85 . L’attention s’est portée sur la phase initiale de l’électrification, celle des années
1880 à 1914, quand l’entreprise multinationale et la finance internationale jouaient un rôle
crucial86 . Les industriels de la construction électrique furent les premiers à se lancer dans
l’établissement d’équipements électriques opérationnels ; cependant à partir du moment
où les installations des centrales devinrent hautement intensives en capital, il fallut faire
appel à des investisseurs extérieurs pour les payer. Les compagnies holding de services
publics dotées de structures capitalistiques très complètes devinrent les acteurs majeurs
dans l’établissement des équipements électriques à travers le monde, à l’exemple des freestanding companies britanniques. Sont ainsi étudiées un certain nombre de compagnies
européennes et britanniques qui apportèrent l’éclairage et la force aux villes du monde.
Aujourd’hui comme hier, l’investissement international demeure l’un des facteurs essentiels du processus d’électrification globale87 . Dans sa phase de développement, ce dernier
a bénéficié de la concurrence de deux modèles, l’un, allemand, l’autre, nord-américain.
Des industriels allemands du secteur de l’électrotechnique, en association avec des banquiers d’investissement spécialisés, commencèrent le processus d’électrification dans les
années 1890 et 1900 en constituant des compagnies filiales opérationnelles, qui fournissaient des équipements à des clients captifs (Unternehmergeschäft). Après 1910, s’impose
un style différent d’investissement étranger direct, originaire des États-Unis et déployant
différentes stratégies technologiques, financières et d’affaires (venture capitalism).
L’américanisation : une étape de la mondialisation ?
Le second thème aborde la question de la mondialisation et de la place, en son sein, du
processus d’américanisation88 . L’américanisation consiste en un transfert de valeurs dans
l’économie depuis les États-Unis89 . L’Europe en a expérimenté trois vagues : dans les
années 1920, durant la phase de boom de 1949 à 1973 et depuis 1985. En considérant
l’américanisation comme un concept culturel, il est possible de décrire ces vagues et
d’expliquer pourquoi elles sont survenues. Les Européens étaient impatients d’apprendre
comment rendre plus efficientes leur économie et leurs firmes durant ces phases où les
États-Unis excellaient. Ainsi l’on comprend comment et pourquoi la rationalisation balaie
l’Europe dans les années 1920, pourquoi l’industrie américaine du film l’emporte, pourquoi,
durant la phase de boom, les pays européens créent des business schools et interdisent les
cartels, pourquoi les firmes changent leurs systèmes de gouvernement de production et de
distribution, et, en fin de compte, pourquoi depuis 1985 les Européens se sont embarqués
85. W. J. Hausman, P. Hertner et M. Wilkins, Global Electrification. Multinational Enterprise and International Finance in the History of Light and Power 1878-2007, New York, Cambridge UP, 2008.
86. W. J. Hausman, M. Wilkins et J. L. Neufeld, « Global Electrification. Multinational Enterprise and
International Finance in the History of Light and Power 1880s-1914 », dans « Où va l’histoire des entreprises ? »,
n° de revue cité, p. 175-190.
87. P. Hertner et H. V. Nelles, « Contrasting Styles of Foreign Investment. A Comparison of the Entrepreneurship, Technology and Finance of German and Canadian Enterprises in Barcelona Electrification » dans n° de
revue cité, p. 191-214.
88. Voir notamment D. Barjot, I. Lescent-Giles et M. de Ferrière Le Vayer (dir.) L’Américanisation en
Europe au XXe siècle : Économie, Culture, Politique, 2 vol., Université C.-de-Gaulle-Lille 3, 2002 et J. Zeitlin et
G. Herrigel (dir.), Americanization and is limits. Reworking US Technology and Management in Post-War Europe
and Japan, Oxford, Oxford UP, 2000.
89. H. G. Schroeter, « Economic Culture and its Transfer. Americanization and European Enterprise, 14002005 », Revue économique, n° de revue cité, p. 215-229.
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dans la privatisation et la dérégulation, révolutionnant leurs services financiers. La tendance
était de devenir moins coopératif et plus compétitif.
Les rapports entre américanisation et mondialisation posent question : la seconde n’est
pas purement et simplement la conséquence de la première90 , comme le montre le succès
international de Samsung. Il traduit l’importance prise par les multinationales asiatiques
dans le processus global de mondialisation91 . Le groupe Samsung constitue l’archétype
du chaebol92 . Depuis la fin de la guerre de Corée, il a connu une vigoureuse expansion,
portée à la fois par les exportations et le marché intérieur. Grâce à l’explosion entre autres
de sa recherche-développement, il est passé d’une logique d’imitation à une stratégie
d’innovation. Il a connu une vigoureuse progression de ses profits grâce à laquelle il a pu
préserver son équilibre financier et enrayer la dégradation de son indépendance financière.
Attestant du haut degré de compétitivité atteint par le groupe, le succès de Samsung montre
par ailleurs l’efficacité de la politique des chaebols engagée par le gouvernement coréen
dans les années 1960 et 1970. Les rapports entreprise-État constituent un volet essentiel
des recherches en matière de business history.
Les rapports entreprise-État
Ces rapports sont multiformes. Dans les années récentes, deux problématiques ont retenu
l’attention des chercheurs : la question de la concession de service public d’une part93 ,
celle des nationalisations et des privatisations de l’autre94 . La création, au XIXe siècle, de
services publics maritimes postaux réguliers, effectués au moyen de navires à vapeur, pose
la question de savoir quel mode de gestion adopter, de la régie ou de la concession95 . En
1837, à la création du service en Méditerranée, la première formule est retenue : c’est
une réussite technique, mais un désastre financier. Le désengagement de l’État s’effectue
de manière progressive : sous l’influence du modèle anglais, le gouvernement concède,
dès 1850, à une entreprise privée, le trafic postal entre la France et la Corse. Un an
plus tard, il fait de même, pour l’ensemble des services postaux de Méditerranée, en
faveur de la Compagnie des Messageries Maritimes. En contrepartie d’obligations de
service public, le concessionnaire bénéficie d’une exclusivité et d’une subvention. Dans
un premier temps, c’est un succès, marqué par l’extension des concessions. Au fil des ans,
cependant, le système se transforme en carcan pour les deux partenaires. Le renouvellement
de la concession en 1911 instaure un régime aménagé (contrôle financier accru de l’État,
participation de ce dernier aux bénéfices et caractère révisable de la subvention). Mais la
réforme n’est pas suffisante, d’où le renforcement de l’emprise publique après la Première
Guerre mondiale. Dès cette époque, l’État s’engage toujours plus dans l’économie. La voie
est ouverte aux nationalisations.
90. D. Barjot (dir.), « Globalization-La Mondialisation », Entreprises et Histoire, n° 32, 2003.
91. R.-R. Park-Barjot, « Mondialisation et avantage concurrentiel. La percée internationale de Samsung
(1953-1986) », Revue économique, n° de revue cité, p. 231-258.
92. R.-R. Park-Barjot, Samsung. L’œuvre d’un entrepreneur hors pair : Byung Chull Lee, Paris, Économica,
2008.
93. D. Barjot et M.-F. Berneron-Couvenhes (dir.), « Concession et optimisation des investissements
publics », Entreprises et Histoire, n° 38, juin 2005 et D. Barjot (dir.), « La Concession, outil de développement », Entreprises et Histoire, n° 31, décembre 2002.
94. P. Lanthier, A. Beltran et M. Chick (dir.), « Nationalisations et dénationalisations de l’électricité :
expériences comparées », Annales historiques de l’électricité, n° 1, juin 2003.
95. M.-F. Berneron-Couvenhes, « La concession des services maritimes postaux au XIXe siècle. Le cas
exemplaire des Messageries maritimes », Revue économique, n° de revue cité, p. 259-276.
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Celles-ci ont fait l’objet de nombreux travaux, assez souvent en rapport avec l’actualité :
ainsi au début des années 1980, au moment de la seconde grande vague de nationalisations
françaises96 , ou, en 1996, à l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de la
création d’Électricité de France97 . L’intérêt pour ces questions s’est trouvé relancé au
milieu des années 2000, dans un contexte de désengagement de l’État98 et, plus récemment
encore, mais en sens inverse, du fait d’un regain d’intérêt pour les politiques keynésiennes
de régulation conjoncturelle99 . Dans cette perspective, il paraît intéressant de se focaliser
sur la question de l’introduction de la concurrence au sein de cette même industrie100 . Cela
produit une analyse comparative des différentes approches des modes de restructuration,
que ce soit au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Europe continentale, ici en réponse au
défi de la directive européenne. L’histoire des entreprises éclaire, à sa manière, les débats
les plus contemporains, tout en continuant d’explorer les phénomènes passés.
L’historiographie française, en matière d’histoire économique, demeure productive.
Elle ne se limite pas à l’histoire contemporaine, même si celle-ci domine largement.
En histoire ancienne, les spécialistes ont abandonné l’idée d’un blocage technique de
l’agriculture au profit d’une capacité d’innovation et de spécialisation stimulée par la
demande urbaine ; ils ont mis en évidence la monétarisation spectaculaire de l’économie
antique, l’essor considérable de l’artisanat et des manufactures ainsi que le caractère
ambivalent de l’esclavage101 . De même, en histoire médiévale, de nouvelles voies se sont
ouvertes à l’historien : l’étude du salariat et de l’assistance, l’histoire des techniques et celle
de la pensée économique102 . Tournant le dos à l’héritage labroussien, l’histoire moderne
tente d’échapper à une histoire économique plus attachée aux descriptions chiffrées qu’aux
résultats. Bénéficiant de concepts essentiels tels que la path dependency, elle n’abandonne
pas totalement les études quantitatives103 . Néanmoins, les spécialistes de ces méthodes se
font de plus en plus rares.
En définitive, si l’histoire économique française préserve une spécificité certaine, elle
apparaît inégalement dynamique. Certes, l’histoire des entreprises ou celle de l’innovation
constituent des secteurs privilégiés, mais des travaux importants se sont multipliés à propos
de l’histoire de la main-d’œuvre, de celles de la consommation ou de l’État. Il s’agit
là, pour une large part, d’un effet de génération : des maîtres ont fait école, lancé de
nombreux étudiants dans l’aventure de l’Histoire économique et ouvert des problématiques
stimulantes. Il n’est pas sûr que leur héritage se perpétue, dans la mesure où le reflux des
96. D. Barjot, « Les nationalisations de la Libération » dans C. Stoffaes (dir.), Psychanalyse de l’antilibéralisme. Les Français ont-ils raison d’avoir peur ?, Paris, Éd. Saint-Simon, IDHI, 2006, p. 146-156 et « Nationalisations et dénationalisations : une mise en Perspectives historiques », Entreprises et Histoire, n° 37, 2004,
p. 9-23.
97. D. Barjot, L. Badel et H. Morsel (dir.), La Nationalisation de l’électricité en France. Nécessité technique
ou logique politique ?, PUF, 1996.
98. P. Lanthier et M. Chick (dir.), « Nationalisations et dénationalisations », Entreprises et Histoire, n° 37,
déc. 2004.
99. D. Barjot, « Nationalisation et dénationalisation : une mise en perspective historique. Quand la crise
transcende : les axes idéologiques », Revue Économique et Sociale, vol. 67, décembre 2009, p. 13-28.
100. M. Chick et H. V. Nelles, « Nationalisation and Privatisation. Ownership, Markets and the Scope for
Introducing Competition into Electricity Supply Industry », Revue économique, n° de revue cité, p. 277-293.
101. R. Descat et J. Andreau, « Histoire économique de l’Antiquité » dans « Où va l’histoire économique ? »,
Historiens et Géographes, n° 378 cité, p. 129-139.
102. M. Arnoux, « Impasses, enjeux et nécessité d’une histoire économique du Moyen Age », ibid., p. 141148.
103. P. Minard avec la collab. de J.-Y. Grenier, « Les recherches récentes en histoire économique de la France :
l’époque moderne, XVIe -XVIIIe siècle », ibid., p. 149-162.
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Histoire économique et historiographie française : crise ou renouveau ?
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étudiants vers d’autres champs de l’Histoire paraît de plus en plus évident. Ce problème
concerne les économistes, dont les effectifs étudiants diminuent aussi. La convergence des
approches entre historiens et économistes, entre historiens et gestionnaires, nécessaire mais
difficile, offre la seule voie du salut pour que se perpétue en France une école d’Histoire
économique.
Il s’agit d’une solution nécessaire, mais peut-elle suffire ? En effet, du côté des historiens, l’histoire économique souffre de deux maux. D’une part, la priorité des approches
culturalistes, qui détourne la discipline du chiffre, de la mesure, tend à éloigner l’histoire
des sciences sociales, auxquelles elle cède du terrain, pour redevenir ce qu’elle était au
début du XIXe siècle : un genre littéraire. Le projet des Annales, mais aussi celui, plus
ancien, des premiers historiens économistes (Levasseur, Caron, Hauser) suscite ainsi de
moins en moins l’adhésion. D’autre part, et cela renforce l’évolution précédente, l’historiographie économique française tend de plus en plus à s’enfermer dans des approches
institutionnalistes, certes intéressantes et productives, mais tournant assez largement le dos
à l’évolution de l’historiographie mondiale. L’ouverture aux disciplines doit s’accompagner de l’acceptation du pluralisme des approches. Il n’est pas de discipline vigoureuse et
dynamique sans controverses scientifiques, même vives.
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