De la cooperation a l`integration: les industries aeronautique et de
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De la cooperation a l`integration: les industries aeronautique et de
CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 40 De la coopération à l’intégration : les industries aéronautique et de défense en Europe Burkard Schmitt Institut d’Etudes de Sécurité Union de l’Europe occidentale Paris - Juillet 2000 CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 40 (Une traduction anglaise est également disponible) Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale Directeur : Nicole Gnesotto © Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO 2000. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. ISSN 1017-7574 Publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale et imprimé à Alençon (France) par l’Imprimerie Alençonnaise. Sommaire Préface v Introduction 1 Chapitre Un : Les tendances lourdes Un environnement difficile La réaction des industries 5 5 11 Chapitre Deux : Les champions de l’intégration Le rôle pilote des industries aéronautique et l’électronique de défense De EADC à EADS EADS : le premier champion européen Le nouveau paysage industriel en Europe 17 17 32 42 53 Chapitre Trois : Les défis politiques Les thèmes de la LoI Quid de la LoI ? L’industrie – moteur de l’intégration ? 61 62 68 74 Conclusion 83 Sigles 89 Annexes 91 Burkard Schmitt est actuellement chargé de recherche à l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO. Il a un doctorat d’histoire contemporaine de l’université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nuremberg, une maîtrise de l’université Michel de Montaigne (Bordeaux) et a été boursier de la Friedrich-Ebert-Stiftung en 1993-96 ainsi que de l’Institut de l’UEO en 1997. Il a été chercheur indépendant et journaliste, spécialisé sur les relations franco-allemandes, la Vème République et la dissuasion nucléaire. Il est l’auteur de l’ouvrage Frankreich und die Nukleardebatte der Atlantischen Allianz 1956-1966. A l’Institut d’Etudes de Sécurité, il s’occupe des questions nucléaires ainsi que de l’industrie et de la coopération en matière d’armement ; il est responsable d’un groupe de réflexion sur les industries d’armement, dont le présent Cahier de Chaillot reflète les travaux. Ce Cahier de Chaillot se fonde largement sur de nombreuses discussions avec des représentants de la sphère industrielle et du monde politique directement impliqués dans les regroupements des entreprises aéronautiques et de défense. L’auteur leur exprime sa reconnaissance à tous pour leur précieux soutien. Il tient, en outre, à remercier Sophie Divet et Andrew James pour leur aide dans la production de ce document. iv Préface Depuis près de deux ans, deux dynamiques ont profondément modifié le paysage stratégique européen : le développement d’une politique de sécurité et de défense commune au sein de l’Union européenne d’une part ; l’accélération des restructurations industrielles dans le secteur de l’armement de l’autre. D’un côté, une volonté politique affichée au plus haut niveau des Quinze pays membres et qui reste encore à concrétiser ; de l’autre, une intégration par le bas, à la fois pragmatique et révolutionnaire, que les contraintes du marché ont d’ores et déjà rendue irréversible. A priori, ces deux mouvements vers davantage d’Europe de défense se sont accélérés de façon autonome, différente même, industriels et politiques obéissant chacun à des logiques propres, transnationales et intégrationnistes pour les premiers, intergouvernementales et souverainistes pour les seconds. Ces deux logiques, du marché et de la souveraineté, sont-elles contradictoires, conflictuelles, ou peut-on s’attendre en matière de défense européenne à de futurs bouleversements politiques dont l’industrie serait d’ores et déjà exemplaire ? Certes, les gouvernements européens décident parfois de donner des impulsions positives dans le domaine de l’armement : ainsi, la décision de la Grande-Bretagne d’acheter le Meteor européen plutôt que des missiles américains, celle de l’Allemagne concernant le futur Airbus de transport militaire ou, de façon plus institutionnelle, la Lettre d’Intention (LOI) signée par les ministres de la défense des six grands pays producteurs d’armements. Toutefois, la nouveauté de cette double évolution vers davantage de défense européenne réside sans doute dans l’inversion des rôles : ce ne sont plus les Etats qui pilotent la coopération européenne en matière d’armements, ce sont les industriels eux-mêmes qui devancent les contraintes du politique, les adaptent, en précipitent l’évolution et jouent désormais un rôle moteur dans la mise en œuvre d’une défense commune. Dans ce Cahier de Chaillot, Burkard Schmitt, chargé de recherche à l’Institut et responsable du task force sur les industries d’armements, dresse une analyse magistrale des restructurations industrielles intervenues récemment dans le secteur de l’aéronautique de défense. La création d’EADS inaugure en effet une révolution v dans les affaires industrielles européennes, dont les répercussions politiques sont elles aussi potentiellement révolutionnaires : face à une offre de plus en plus transnationale et intégrée en matière d’armement, la demande pourra-t-elle en rester au stade d’une coopération volontariste entre Etats indépendants ? Face à un producteur commun, les Etats ne seront-ils pas conduits à adopter des planifications militaires, des calendriers de renouvellement, des budgets de recherche, et donc un concept stratégique communs ? A terme, l’intégration des politiques européennes en matière de défense n’est-elle pas inscrite naturellement dans l’accélération des intégrations industrielles ? Publié à un moment clé des évolutions européennes en matière de défense, ce Cahier de Chaillot ouvre ainsi de nouvelles pistes de réflexion pour la défense commune. Dans bien des cas, les restructurations industrielles illustrent en effet la validité de certains principes fondateurs de la PESD : mise en commun des efforts et des moyens, priorité des capacités sur les institutions, renforcement d’un pôle européen comme condition d’un véritable partenariat transatlantique. Dans d’autres cas, le « modèle » industriel contredit toutefois les formules adoptées à ce stade sur les plans politique et institutionnel : le noyau dur l’emporte sur la communauté des Quinze, l’intégration se construit de façon ad hoc, hors Traité, où deux ou trois grands groupes jouent un rôle leader, l’intégration des structures et des capitaux l’emporte sur la juxtaposition des moyens et des volontés. Rien ne prouve, certes, qu’une « armée européenne » sera un jour décidée et construite sur le modèle de l’intégration industrielle. Mais rien n’interdit non plus désormais d’y réfléchir. Nicole Gnesotto Paris, Juin 2000 vi Introduction Il est banal de dire que l’industrie de défense n’est pas une industrie comme les autres. Par la spécificité de ses produits, elle sort du domaine purement économique. Par conséquent, les facteurs déterminants ne sont pas seulement économiques et financiers, mais aussi politiques. Pour les grands pays producteurs d’armement, cette industrie est stratégique dans la mesure où elle joue un rôle considérable dans leur sécurité nationale et représente un élément non négligeable de leur puissance internationale : un Etat qui dispose de capacités industrielles sur son territoire peut développer lui-même ses systèmes d’armes. Il maîtrise davantage l’approvisionnement de ses forces armées et dispose d’un instrument pour évaluer le niveau technologique militaire des pays alliés et adversaires. Par la participation à des projets en coopération, il peut influencer les regroupements industriels internationaux et les décisions d’acquisition communes. Enfin, il peut utiliser l’exportation d’armes comme instrument de sa politique étrangère et commerciale. L’importance politique et stratégique des industries de défense se reflète dans les relations exceptionnelles qui les lient à leur Etat d’origine. C’est en effet largement en fonction de l’Etat que les entreprises du secteur doivent définir leurs orientations : pour les firmes publiques, l’influence de l’Etat est évidente dans la mesure où il représente à la fois l’offre et la demande, agissant comme producteur et comme client. Mais son rôle est également prépondérant vis-à-vis des entreprises privées : en tant que client (et sponsor), il définit les caractéristiques des produits et exerce une influence directe sur le savoir-faire technologique et les capacités de production des entreprises. En tant que régulateur, il définit les marchés d’exportation, veille sur les fusions/acquisitions et intervient directement dans les procédures internes de production et de gestion. Etroitement liée à l’Etat, l’industrie de défense a une tradition d’industrie nationale. Même si, dans certains secteurs, les exportations et la coopération internationale sont devenues chose courante, il n’empêche que jusqu’à la chute du mur de Berlin, le modèle classique d’entreprise de défense a été celui d’une firme ancrée sur une base nationale avec comme objectif majeur de satisfaire, quel qu’en soit le coût, les besoins des armées de son Etat d’origine. 2 De la coopération à l ’intégration En bouleversant les conditions du marché de l’armement, les défis politiques, économiques, financiers et technologiques de l’après-guerre froide ont battu en brèche ce modèle. La relation symbiotique entre les Etats et les entreprises d’armement est progressivement remplacée par de nouvelles formes de partenariat qui font apparaître (plus) clairement la distinction entre ceux qui gouvernent et ceux qui entreprennent. Tandis que les premiers se comportent de plus en plus comme de « vrais » clients, les seconds ont été obligées de s’intégrer dans une logique d’économie de marché libérale et de se lancer dans un vaste processus de concentration et de rationalisation. En Europe, ce mouvement industriel a progressivement dépassé les frontières, transformant la coopération internationale en véritable intégration transnationale. Il est vrai que l’internationalisation se déroule à des vitesses très différentes selon les secteurs. Alors qu’elle n’a guère commencé dans l’armement terrestre et la construction navale, elle est très avancée dans l’aéronautique, le spatial et l’électronique de défense. Dans ces secteurs de pointe, le paysage industriel a radicalement changé en moins de deux ans. Cette vitesse est d’autant plus remarquable que les regroupements transnationaux des firmes ont eu lieu avant la mise en place d’un cadre politique et réglementaire approprié. Il n’existe en effet ni statut d’entreprise européen, ni droit fiscal, ni droit social communs ; on est toujours loin d’une politique de sécurité et de défense européenne digne de ce nom et les gouvernements ont à peine commencé à harmoniser leurs processus d’acquisition et leurs réglementations de sécurité. Le fait que les entreprises se soient néanmoins aventurées dans l’européanisation montre toute la force des nouvelles contraintes économiques et financières. Après l’absorption de GEC Marconi par BAe, la création d’EADS et plusieurs regroupements sectoriels, la restructuration de l’industrie aéronautique et électronique de défense en Europe apparaît aujourd’hui largement accomplie. Le moment est donc venu de faire le point sur la situation. Le but de ce Cahier de Chaillot est d’expliquer pourquoi et comment ces industries se sont restructurées et d’en déduire les défis politiques futurs pour les gouvernements. Dans le premier chapitre, nous reviendrons sur les tendances lourdes qui ont caractérisé le secteur de l’armement depuis la fin de la guerre froide. Ce rappel permettra de mieux comprendre les forces motrices des Introduction 3 restructurations industrielles. Nous examinerons ensuite la réaction des entreprises de défense en général et celle des secteurs de pointe en particulier. Le deuxième chapitre traitera tout d’abord de certaines spécificités de l’industrie aéronautique qui expliquent pourquoi cette dernière est particulièrement avancée sur la voie de l’internationalisation. Il s’agira ensuite de retracer le parcours de la restructuration : nous analyserons l’échec du projet de création d’une seule entreprises européenne (EADC) et la stratégie des acteurs principaux. Bien que les entreprises prennent leurs décisions essentiellement selon des critères économiques et financiers, les décisions politiques et les réactions psychologiques ne doivent pas être négligées : seule l’amertume allemande sur la « trahison » de BAe, d’un côté, et le pragmatisme du gouvernement Jospin en matière de privatisation, de l’autre, ont en effet permis le mariage entre Dasa et Aerospatiale-Matra. Le nouveau couple EADS, élargi ensuite à Casa, sera analysé en détail dans la troisième partie de ce chapitre. Fusionnant trois champions nationaux et intégrant la plus grande partie des activités de pointe de trois pays, la création ce groupe représente un saut qualitatif vers l’établissement d’une base industrielle et technologique de défense européenne et un événement politique de premier ordre. L’objectif de cette partie est de montrer à la fois l’importance et la difficulté de trouver un juste équilibre entre les partenaires et de réfléchir aux défis auxquels un groupe transnational de cette envergure sera confronté. Le troisième chapitre porte sur les conséquences de la restructuration industrielle pour les gouvernements européens. Il serait, bien entendu, trop ambitieux (et, dans certains cas, trop tôt) de vouloir évaluer dans ce Cahier l’ensemble des initiatives actuelles en matière d’armement. Nous mettrons ici l’accent sur la LoI (Letter of Intent, lettre d’intention) qui vise explicitement à faciliter la restructuration industrielle. Après l’analyse des premiers résultats concrets, nous essayerons de déterminer dans quelle mesure la création d’un groupe comme EADS et le processus LoI pourraient mutuellement se renforcer. La coopération transatlantique, si elle est peu évoquée, demeure, malgré tout, sous-jacente. Il est évident que les récentes restructurations industrielles modifient fondamentalement les données entre les Etats-Unis et l’Europe en la matière : comme concurrents et partenaires, les groupes 4 De la coopération à l ’intégration européens ont aujourd’hui la taille ainsi que la puissance financière et technologique nécessaires pour jouer dans la même division que les géants américains. Nous sommes convaincus que cet équilibre facilitera des regroupements transatlantiques et que les liens entre les firmes européennes et américaines s’intensifieront malgré la persistance de multiples obstacles politiques et réglementaires. C’est pour cette raison que la coopération transatlantique ne sera qu’effleurée dans cette étude, mais un second Cahier de Chaillot, complément naturel de celui-ci, lui sera consacré dès l’automne 2000. Chapitre Un LES TENDANCES LOURDES I.1 Un environnement difficile L’environnement des industries d’armement a radicalement changé au cours de la dernière décennie. D’une part, les pays de l’OTAN ont sensiblement réduit leur effort national de défense, ce qui a entraîné une baisse considérable des commandes. Les marchés d’exportation se sont également contractés à la fois du fait de la situation stratégique et des difficultés économiques de certains pays importateurs. De l’autre, les industries de défense sont soumises à une montée inexorable des dépenses de recherche et développement (R&D), donc des coûts fixes. En même temps, les industries de défense sont de plus en plus envahies par les technologies commerciales. Les gouvernements tendent, quant à eux, à se comporter de plus en plus en vrais clients. Les réductions budgétaires Depuis la fin de guerre froide, les budgets de défense en Europe ont été considérablement réduits. Entre 1989 et 1998, les dépenses militaires de trois « Grands » (France, Grande-Bretagne, Allemagne) ont respectivement diminué de 12%, 24% et 28% 1 . Le déclin des dépenses s’est ralenti depuis 1995, mais la tendance ne s’est pas inversée (voir annexe 1). Hormis en Grande-Bretagne, les réductions ont surtout touché les budgets d’équipement (acquisition ainsi que recherche et développement), les titres qui concernent directement les industries de défense (voir annexe 2). La comparaison avec les Etats-Unis souligne l’importance des réductions européennes : les Américains ont également opéré une forte réduction (-36%) de leurs dépenses militaires, qui restent cependant largement supérieures à celles des Européens. Des différences structurelles existent également entre les budgets : la chute des crédits d’investissement aux Etats-Unis a surtout concerné les fabrications, et non les crédits de 1 Sipri Yearbook 1999, p. 298. 6 De la coopération à l ’intégration recherche, études et développement dont la décroissance a été beaucoup plus lente. Les Etats-Unis consacrent aujourd’hui un budget trois fois plus important à la R&D que l’ensemble des membres européens de l’OTAN et la Suède (le rapport est de 38 pour 11 milliards de dollars). Si l’on prend en considération les nombreuses duplications qui résultent de la fragmentation des dépenses européennes, on comprend pourquoi les industries européennes sont désavantagées par rapport à leurs concurrents américains. Les exportations ne pouvaient compenser que partiellement la contraction des marchés intérieurs. Après la brusque chute de la demande mondiale au début des années 90, les exportations d’armement se sont stabilisées depuis 1995 à un niveau cependant plus bas qu’à la fin des années 80. La part de marché des entreprises européennes au niveau mondial a considérablement augmenté, mais le chiffre d’affaires (CA) réalisé à l’exportation stagne. Le champion incontesté des exportations d’armes reste depuis le début des années 90 les Etats-Unis avec presque 50% des ventes en 1998. Dans la mesure où le Pentagone a signé des contrats pesant 8,5 milliards de dollars pour la seule année 1998 2 , cette domination américaine va sans doute persister au moins pendant les dix prochaines années (voir annexe 3). La dérive des coûts La baisse des budgets militaires est en contradiction flagrante avec l’augmentation des coûts de développement de systèmes d’armes toujours plus performants et complexes. Ce phénomène n’est pas nouveau ; il remonte à la course aux armements pendant la guerre froide, marqué par une compétition non seulement quantitative, mais aussi qualitative, impliquant la recherche de la supériorité technologique et provoquant ainsi une dérive énorme des coûts de programmes. Des études sur l’évolution des prix des matériels américains montrent, par exemple, que le prix d’un char (modèle M60 et M1A1 respectivement) a été multiplié par trois (hors inflation) entre 1960 et 1980. En ce qui concerne les avions de combat, entre le F86, mis en service en 1950 et le F 15 (1976), le prix a été multiplié par sept (en dollars constants). Le prix unitaire du F 16, développé dans les années 70, est aujourd’hui d’environ 30 millions, celui du F/A-18/F est de 50 millions 2 Ibid, p. 423. Les tendances lourdes 7 et celui du futur F-22 sera de plus de 100 millions de dollars 3 . On constate la même dérive en Europe : en France, par exemple, le coût total du programme Mirage III (entré en service en 1960) était de 7,74 milliards de FF (en francs 1992), celui du Mirage F1 (1973) 26,7 milliards, du Mirage 2000 (1983) 104,5 milliards et celui du Rafale est estimé à plus de 202 milliards de FF 4 . On constate ainsi un effet de ciseaux entre des budgets d’équipement à la baisse et des coûts de développement à la hausse. Paradoxalement, les contraintes budgétaires contribuent encore à l’augmentation des prix. Elles provoquent non seulement des reports et des étalements, mais aussi des réductions considérables de la taille des programmes. Cela se traduit par une contraction de l’activité des entreprises et entraîne un accroissement des coûts de production unitaires. Pour l’hélicoptère NH 90, par exemple, on estime que les reports, les étalements et la réduction du cible ont provoqué une montée du prix par appareil de plus de 40 % (de 90 millions à 129 millions de FF) pour la version terrestre et de près de 30 % (de 144 à 184 millions) pour la version maritime. 5 Pour les mêmes raisons, le prix de revient unitaire du Rafale est passé de 349 millions de FF à 688 millions en huit ans 6 . L’explosion des coûts aboutit inévitablement à la réduction de nombre des programmes : aux Etats-Unis, six modèles d’avions de chasse ont été introduits dans les années 50, deux dans les années 60 et deux dans les années 70. Pour leur prochain avion de combat, les besoins des trois armées seront satisfaits en adaptant un avion de base, le JSF. En Europe, on considère que c’est la dernière fois que plusieurs programmes d’avion de combat (Rafale, Gripen, Eurofighter) peuvent coexister. Pour les entreprises, ce développement est lourd de conséquences : plus le nombre de programmes baisse, plus il devient fatal de ne pas être sélectionné pour un 3 4 5 6 Voir Charles Grant, « Global defence industry », The Economist, 14 juin 1997, pp. 1-18 (survey). Paul Quilès, Guy-Michel Chauveau (députés) : « L’industrie française de défense : quel avenir ? », Rapport d’information n. 203, Commission de la défense, Assemblée Nationale, Paris, 1997, p. 43. Le Monde, 21 janvier 1999. Coût du programme divisé par le nombre d’avions. Le prix de vente est cependant beaucoup moins élevé, estimé à 320 millions de FF environ. Voir Jean-Paul Hébert, Les exportations d’armement. A quel prix ?, La documentation Française, Paris, 1998, pp.79-98. 8 De la coopération à l ’intégration projet donné. La non-participation à un programme majeur peut même obliger une entreprise à quitter le secteur 7 . De nouvelles tendances technologiques La fin de la guerre froide a entraîné une révision radicale des stratégies de défense. Cette révision s’appuie sur l’analyse non seulement des menaces mais aussi des avancées technologiques. Sous cet angle, la pensée stratégique est aujourd’hui largement dominée par la Révolution des Affaires militaires (RAM). Ce concept d’origine américaine envisage d’intégrer de nouveaux systèmes ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance), C4 (command, control, communication and computing systems) et des armes de précision à longue portée dans un seul « système des systèmes », permettant la maîtrise complète du champ de bataille 8 . Les technologies clés de la RAM sont la numérisation, le traitement informatique et le géopositionnement global. Par conséquent, la cybersphère et l’espace deviennent des composantes de la conduite de guerre au même titre que la terre, la mer, et l’air 9 . Les systèmes relevant de la RAM se fondent sur la triade électronique/information/télécommunication. L’un des traits caractéristiques de ces technologies est leur origine commerciale : dans une large mesure, elles ne sont pas développées par des entreprises d’armement mais par des firmes civiles. Dans les domaines clés de la « guerre numérique », on 7 8 9 Le volume des commandes dans l’armement terrestre en Allemagne, par exemple, est si modeste que l’entreprise IWKA a été obligée de vendre sa division défense à Rheinmetall, parce qu’elle ne faisait pas partie du consortium gagnant pour la fabrication du VBMC. Aux Etats-Unis, le fait d’être écarté de la compétition pour le JSF a été un facteur clé dans la décision de McDonnell-Douglas de fusionner avec Boeing. Robert Grant, « The Revolution in Military Affairs and European Defense Cooperation », Konrad-Adenauer-Stiftung (Arbeitspapier), Sankt Augustin, juin 1998 ; Lawrence Freedman, « The Revolution in Strategic Affairs » , Adelphi Paper 318, International Institute for Strategic Studies, Oxford University Press, avril 1998. Charles Grant, « Transatlantic alliances and the revolution in military affairs », dans Centre for European reform, Europe’s defence industry: a transatlantic future? Londres, 1999, p. 67 ; Laurent Murawiec, « La révolution dans les affaires militaires aux Etats-Unis : puissance de l’innovation », défense nationale, juillet 1998, pp. 62-77. Les tendances lourdes 9 constate donc un flux technologique important du civil au militaire, renversant « le paradigme des retombées » 10 entres les deux sphères. Le rôle croissant des technologies civiles dans la RAM représente l’un des changements les plus fondamentaux que la base industrielle de défense ait jamais subis 11 . D’une part, les entreprises qui produisent des armements « classiques » doivent faire de plus en plus appel à des technologies qu’elles ne possèdent pas ou qu’elles développent moins vite que les entreprises présentes sur les marchés commerciaux. De l’autre, les systèmes électroniques deviennent de plus en plus importants par rapport aux platesformes. Par conséquent, l’électronique militaire et l’intégration des systèmes représenteront les marchés les plus rentables pour les entreprises de défense. Enfin, il devient de plus en plus difficile de définir les industries de défense. Les apports les plus innovants proviennent de secteurs périphériques à celui de l’armement au sens strict : les télécommunications, l’électronique, l’optique, l’aérospatiale. Ce sont eux les véritables secteurs stratégiques, au cœur de l’industrie d’armement moderne. Le « nouveau » client L’entrée des technologies commerciales dans le monde de la défense s’explique par la très forte capacité d’innovation des secteurs civils concernés, d’une part, et pour des raisons financières, de l’autre. Ces deux aspects sont, bien entendu, liés : comme le cycle de renouvellement dans l’électronique, la télécommunication et le traitement d’information n’est aujourd’hui que de l’ordre de quatre à cinq ans, il est impossible de financer le développement des composants purement militaires dans ce domaine. Ces derniers sont en effet produits en très petit nombre et coûteraient donc beaucoup trop cher. L’utilisation de composants civils dans les systèmes d’armes dépend, avant tout, de la politique d’acquisition des Etats : elle n’est possible que si les fournisseurs ne se voient pas imposer des spécifications militaires trop 10 11 Frédérique Sachwald, « Defence Industry Restructuring : The End of an Economic Exception », les notes de l’Ifri, n. 15 bis, Paris, septembre 1999, p. 17. Voir Jacques Gansler, « The Changing Face of Arms Production and Cooperation – Technological Trends », ESAN-Projekt : Arms Production and Cooperation – Projektpapier No. 5, SWP-AP 3002, Ebenhausen, janvier 1997. 10 De la coopération à l ’intégration strictes. A cet égard, on constate effectivement une plus grande flexibilité des autorités concernées, qui font de plus en plus appel aux composants civils pour diminuer le coût des programmes militaires. Ce changement fait partie d’une réorientation générale de la politique d’acquisition des gouvernements qui agissent de plus en plus comme de « vrais » clients. Face aux contraintes budgétaires, on passe en effet d’un « mode de régulation administrée » à « un système plus industriel, plus soucieux de calcul économique » 12 du secteur de l’armement où le prix devient un critère de décision majeur par rapport à la performance technologique. Les Etats s’efforcent désormais d’obtenir une baisse des prix d’armement et d’inverser ainsi le mouvement de hausse continue des dernières décennies. Les nouvelles règles du jeu sont : la mise en concurrence des fabricants, la participation des entreprises au financement de la R&D, l’exigence de gains de productivité similaires à ceux des secteurs civils ainsi que la responsabilité des industriels sur la qualité et les coûts de la fabrication13 . Cette inflexion a entraîné la transformation du mode de gestion des programmes et l’organisation d’un système d’acquisition : les agences compétentes appliquent de plus en plus des pratiques commerciales, inventent de nouvelles formes de coopération avec les fournisseurs et réforment la planification pour l’avenir. L’initiative smart procurement au Royaume-Uni et la réforme de la DGA en France sont de bons exemples de cette évolution14 . Cette réorientation est l’expression d’une transformation générale du rapport entre l’Etat et l’industrie. Il est généralement reconnu aujourd’hui que l’Etat ne peut plus être un acteur industriel majeur. L’armement est, certes, un secteur spécifique où l’action des gouvernements en tant que client, sponsor et régulateur reste prépondérante. Mais même dans ce domaine, plusieurs facteurs réduisent le rôle des Etats : d’abord, les nouvelles industries stratégiques ont toutes d’importantes activités civiles et ne dépendent que 12 13 14 Jean-Paul Hébert, « Armement : le choc de l’Europe », dans Ramses 99, p. 232. Voir Robert Pandraud (député), « L’Europe et son industrie aérospatiale », rapport d’information n. 219, délégation pour l’Union européenne, Assemblée nationale, Paris, 1996. Voir Peter Norris, « Smart procurement goes into action », dans Defence Procurement Analysis, printemps 1999, pp. 13-15 ; Philippe Le Pape, « La France et le RoyaumeUni face aux retards et aux surcoûts des programmes d’armement », dans Arès n. 42, mars 1999, pp. 45-64. Les tendances lourdes 11 partiellement des marchés de l’armement. Ensuite, le double choc de la pénurie des finances publiques et de l’explosion des coûts de développement ont amené les gouvernements à redéfinir leurs rapports avec les industries. Même dans les pays à forte tradition interventionniste, l’Etat s’est engagé sur la voie de la privatisation des entreprises d’armement, parce que le budget national est, à lui seul, insuffisant pour les soutenir et que leur statut ne permettrait pas de faire face à une logique de marché et de concurrence accrue. Les stratégies de « retrait » et de repositionnement des Etats sont certes différentes selon les pays ; il est clair cependant que tous les gouvernements prennent plus de distance par rapport à l’industrie de défense et délèguent la responsabilité stratégique et économique aux entreprises. En assumant cette responsabilité, ces dernières accordent une priorité absolue aux critères économiques et financiers et considèrent de plus en plus leur Etat d’origine comme un marché parmi d’autres. En conséquence, la relation entre l’offre et la demande revêt de nouvelles formes de partenariat avec une distinction plus claire entre ceux qui gouvernent et ceux qui entreprennent. I.2 La réaction des industries Face à ces défis, les industries de défense sont obligées de s’intégrer de plus en plus dans la logique de l’économie de marché. La recherche des gains de productivité et de l’élargissement des marchés est devenue l’axe central de la stratégie des firmes et a battu en brèche le modèle classique d’entreprise d’armement ancré sur une base nationale avec comme seul but la satisfaction des besoins des armées d’un seul Etat et ce, quel que soit le coût du matériel. Ce phénomène de mondialisation avait d’autant plus de chances d’atteindre les industries d’armement en Europe que les marchés y sont particulièrement étroits et éclatés. Au risque d’être simpliste, on peut affirmer que la politique des entreprises de défense se caractérise depuis quelques années par quatre grandes orientations : la concentration, la redéfinition du périmètre des activités, la rationalisation et l’internationalisation. 12 De la coopération à l ’intégration La concentration La concentration s’est imposée pour supprimer les redondances, mettre en commun les ressources consacrées à la R&D et augmenter les parts de marché, seule possibilité d’allonger les séries de production dans la situation actuelle 15 . Il s’agit également de compléter le portfolio pour couvrir un nombre suffisant de programmes et atteindre la taille critique pour les investissements financiers nécessaires. Depuis la fin des années 80, les industries de défense en Europe ont connu d’abord un mouvement de concentration national. Ce processus s’est déroulé à des vitesses différentes selon les pays et les secteurs. En Allemagne, par exemple, la concentration dans l’armement terrestre ne s’est concrétisée qu’en 1999 avec la création d’un grand duopole autour de Rheinmetall et Krauss-Maffei, tandis que dans l’aéronautique, Dasa est devenu le champion national dès le début des années 90. En France, par contre, l’armement terrestre et la construction navale sont traditionnellement concentrés dans les ex-arsenaux Giat et DCN, tandis que la consolidation dans l’électronique et l’aéronautique n’a abouti qu’en 1998 avec la privatisation de Thomson-CSF et la fusion AerospatialeMatra. La redéfinition du périmètre Concernant la redéfinition de leur périmètre, les entreprises ont développé des stratégies fort différentes : certaines ont tout simplement quitté le secteur en se séparant de leur branche de défense, d’autres ont même renforcé leur présence sur les marchés militaires par de nouvelles acquisitions. Pour les groupes qui restent dans le secteur, on constate non seulement une concentration sur les métiers de base, mais aussi une double transformation de plate-formiste en intégrateur de systèmes et de fournisseurs de produits en fournisseurs de services. Ces transformations sont des réactions aux modifications du marché. Plus les systèmes d’armes sont complexes, plus l’intégration des différents sous-systèmes devient importante en technologie et en création de valeur. En même temps, les entreprises de défense élargissent leur champ d’activité en reprenant certaines tâches des forces armées, notamment en matière de maintenance et 15 Frédérique Sachwald, « Defence Industry Restructuring : The End of an Economic Exception », les notes de l’Ifri, n. 15 bis, Paris, septembre 1999. Les tendances lourdes 13 de logistique. Cette redéfinition de la frontière est révélatrice du nouveau partenariat qui s’instaure entre la demande et l’offre : la première privatise certaines activités afin de profiter du savoir-faire des entreprises en matière de gestion commerciale et industrielle, la seconde y trouve une compensation partielle à la diminution de l’achat d’équipement 16 . La rationalisation Le troisième axe est la rationalisation interne des entreprises. Afin d’améliorer leur efficacité et leur rentabilité, la plupart des firmes se sont lancées dans de profondes réformes de leurs procédures de fonctionnement et de gestion stratégique de coûts. Elles sont amenées à adopter des techniques de production empruntées aux industries commerciales pour améliorer la maîtrise des coûts et des délais. Elles optimisent ainsi leur organisation de travail par des méthodes modernes d’ingénierie concourante 17 et de conception à coût objectif. L’utilisation systématique de nouvelles technologies informatiques et de l’image ainsi que des techniques modernes de simulation et de modélisation permettent une meilleure maîtrise des développements et la mise en place de moyens de production plus performants. En réaction à des marchés contractants, la rationalisation s’est traduite aussi par la réduction de surcapacités, « l’amaigrissement » des structures et, par conséquent, par des licenciements. Cela est d’autant plus vrai si la rationalisation suit la concentration. Le nombre d’emplois supprimés dans le secteur de l’armement au cours des années 90 démontre combien ce processus a été douloureux. 16 17 Voir par exemple le Public Private Partnership en Grande-Bretagne ou l’accord-cadre entre le Bundeswehr et les entreprises de défense allemandes, Handelsblatt, 5/6 mai 2000. L’approche ingénierie concourante consiste à impliquer, dès le début du développement d’un produit, toutes les compétences normalement sollicitées au cours des différentes phases de la vie d’un produit : conception, industrialisation, fabrication, tests, maintenance en exploitation. Le travail en concentration d’une équipe projet réunissant toutes les compétences permet non seulement de diminuer les coûts de conception, de fabrication et de maintenance, mais aussi de réduire le délai de mise sur le marché. 14 De la coopération à l ’intégration L’évolution de l’emploi dans l’industrie de défense européenne 1990 à 199518 Allemagne Espagne RU Suède Italie France 0% -10% -20% -21% -30% -40% -37% -36% -33 % -50% -60% -57% -53% -70% Source : SIPRI - Defense News Research Dans certains secteurs, les efforts de rationalisation ont eu des effets remarquables avec une nette amélioration de la rentabilité des entreprises 19 . Il est vrai cependant que, tant qu’elle se limite au cadre national, la consolidation en Europe reste insuffisante face à la baisse des budgets et à l’augmentation des coûts de développement : de multiples duplications persistent entre les pays européens, et le marché national est trop étroit même pour une base industrielle consolidée. L’internationalisation L’internationalisation des industries de défense est donc indispensable. Mais comme la consolidation nationale, elle progresse à des vitesses différentes 18 19 Les chiffres pour l’Espagne représentent la période 1990-1998. Dans d’autres pays, la réduction a également continué après 1995. Entre 1990 et 1999, le nombre d’employés est passé de 280 000 à moins de 100 000 en Allemagne, de 25 500 à 14 225 en Suède, et de 56 000 à 28 000 en Italie. Pour les autres pays, les chiffres depuis 1995 ne sont pas disponibles. Voir Defense News n. 23, 14 juin 1999. Voir, par exemple, les réformes au sein de British Aerospace : « From Lean Manufacturing to systems integration », dans Aerospace Europe – 21st Century Powerhouse (supplément), Aviation Week & Space Technology, 5 octobre 1998, pp. 22-30 Les tendances lourdes 15 selon les pays et les secteurs, en fonction des conditions du marché et de la compétitivité des entreprises. Du fait de sa forte spécificité et des multiples obstacles politiques qui en découlent, l’internationalisation de l’industrie de défense en Europe s’est longtemps limitée à la coopération entre des acteurs nationaux sur des programmes spécifiques. Certains de ces projets ont donné naissance à des alliances durables, ce qui s’est traduit progressivement par la mise en place de structures communes. Sous la pression des nouvelles contraintes financières et économiques, ces structures ont commencé depuis quelques années à se transformer en vraies entreprises transnationales. En même temps, les grands groupes essaient de s’implanter sur des marchés d’exportation par l’entrée dans le capital des firmes locales. Ces liens capitalistiques et l’intégration industrielle à travers les frontières sont nouveaux dans un domaine traditionnellement organisé sur une base nationale ; c’est une preuve supplémentaire de la globalisation en cours dans l’industrie de l’armement. 16 De la coopération à l ’intégration Chapitre Deux LES CHAMPIONS DE L’INTEGRATION : L’AERONAUTIQUE ET L’ELECTRONIQUE DE DEFENSE II.1 Le rôle pilote des industries aéronautique et électronique de défense Parmi les industries de défense, l’aéronautique et l’électronique occupent une place prédominante. Il s’agit d’abord des industries de haute technologie qui produisent les systèmes clés de la conduite de guerre moderne et dont les dépenses en R&D sont particulièrement élevées 20 . L’importance de ces secteurs de pointe se manifeste ensuite par la taille des compagnies : en 1998, c’est-à-dire avant les grands regroupements industriels, 32 firmes européennes faisaient partie du « top 100 » des plus grandes entreprises de défense du monde ; parmi elles, 24 relevaient des secteurs aéronautique et électronique de défense (voir annexe 4). L’aéronautique et l’électronique de défense sont également les industries où l’internationalisation est la plus avancée. Depuis quelques années, on constate en effet une multiplication des acquisitions et des prises de participation à travers les frontières. Les champions de ces secteurs sont en particulier les premiers à avoir créé de véritables entreprises transnationales. Ce processus a commencé au début des années 90 par des fusions par métier et s’étend aujourd’hui même aux maisons mères. Les raisons de cette intégration rapide sont de nature historique, économique et politique. L’expérience de la coopération Dans l’aéronautique, le spatial et l’électronique, les entreprises ont une longue expérience de la coopération21 . Elles sont depuis longtemps liées par 20 21 Pour l’importance de la R&D de l’industrie aéroznautique par rapport à d’autres secteurs de pointe civils, voir « OECD Stan Database for Industrial Analysis », 1998 et « OECD-Stan, OECD-Anbed, Berechnungen des ZEW », Mannheim 1999. Voir Burkard Schmitt, « Defence Industry Co-operation in Europe », dans The Changing European Defence Industry Sector – Consequences for Sweden ?, National Defence College, Stockholm, 2000, pp. 48-67. 18 De la coopération à l ’intégration une multitude de projets communs et réalisent la plus grande partie de leur CA en coopération22 . Au fil des années, leurs arrangements se sont à la fois multipliés et intensifiés. La coopération a commencé avec des programmes communs sans structure, organisés sur la base exclusive d’une répartition des tâches entre les partenaires industriels. Pour le développement et la production, chacun des participants était responsable d’un sous-ensemble du projet. La commercialisation se faisait sur la base d’un simple partage des marchés. Ce type de coopération était courant dans les années 60 et 70 (par exemple Jaguar, Transall) 23 . L’étape suivante était la mise en place de projets semi-structurés, dans le cadre desquels le développement et la production sont également répartis entre les participants. La vente, l’après-vente et la coordination du programme sont assurées, par contre, par une filiale commune. Celle-ci représente le seul interface avec les clients ; elle peut être en charge d’un seul programme ou de plusieurs programmes successifs. Elle est établie soit comme une société de droit national d’un pays participant (par exemple, Eurofighter GmbH), soit comme un Groupement d’Intérêts Economiques de droit français (GIE, par exemple Euromissile) ou européen (GEIE, par exemple Eurosam). Ce type de coopération a pourtant atteint ses limites : d’un côté, il a permis de partager les coûts fixes pour la R&D et l’industrialisation et d’allonger les séries de production. De l’autre, chaque participant voulait profiter du travail commun afin d’améliorer son propre savoir-faire et compléter sa gamme de capacités technologiques. Cette approche a eu comme résultat pervers de nouvelles duplications et surcapacités. La complexité de l’organisation administrative et industrielle a, par ailleurs, créé des surcoûts considérables pour la coordination et la gestion des programmes communs. 22 23 Sur les 59 programmes européens d’armement lancés depuis la fin des années 50, 24 relèvent de l’aéronautique et 16 des engins. La coopération est beaucoup plus réduite dans la construction navale (3 programmes) et dans l’armement terrestre (12 programmes, mais dont un seul programme de blindés, le VBCI). Pour une liste complète des programmes en coopération voir Pierre Dussauge, Christophe Cornu, « L’Industrie Française de l’Armement », Economica, Paris, 1999, p. 118. Ibid, pp. 157-166. Les champions de l’intégration 19 Les structures commerciales de ces coopérations ne sont pas satisfaisantes non plus : le G(E)IE est à mi-chemin entre un simple contrat de coopération et une société, ce qui offre l’avantage de combiner la flexibilité du premier avec la personnalité juridique du second. Il n’est cependant qu’une « simple coquille juridique de coopération ayant une compétence limitée à l’exercice d’une activité auxiliaire ». 24 Il ne peut ni exercer directement un pouvoir de direction, ni – faute de structure capitalistique – détenir des parts ou actions, ni recruter sans limitation son personnel salarié. De ce fait, il ne permet ni la prise de contrôle d’une autre entreprise ni la rationalisation économique et industrielle des participants. Il est, en bref, un instrument peu adapté aux nouveaux défis économiques et financiers 25 . D’où le développement de structures plus intégrées. Au cours des années 90, des entreprises conjointes, prenant en charge l’ensemble d’un domaine d’activité, ont émergé. Il s’agit de « vraies » entreprises créées par les fusions de divisions ou de filiales de deux ou plusieurs champions nationaux. Année 1990 1991 1994 1996 1996 1998 1999 Nom Matra Marconi Space (satellites) Eurocopter (hélicoptères) TDA (systèmes de propulsion pour missiles) Thomson Marconi Sonar (sonars) Matra BAe Dynamics (missiles) Alenia Marconi Systems (électronique) Astrium (satellites) Maison mère Matra, GEC-Marconi Dasa, Aerospatiale Dasa, Thomson-CSF Thomson-CSF, GEC-Marconi Matra, BAe Finmeccanica, GEC-Marconi BAe, Dasa, Aerospatiale-Matra 26 Ces sociétés ne sont pas limitées à un programme donné et n’ont pas de limites prédéterminées dans le temps. Couvrant tout un domaine, les joint ventures peuvent avoir une activité à la fois civile et militaire (Eurocopter). 24 25 26 Jean-Louis Scaringella, « Les industries de Défense en Europe », Economica, Paris, 1998, p. 132. Assemblée de l’UEO, « La restructuration de l’armement européen et le rôle de l’UEO », Rapport présenté au nom de la Commission de défense par M. Colvin, 9 novembre 1998, Doc. 1623, p. 20. Astrium est né de l’intégration des activités satellites de Dasa dans Matra Marconi Space. L’actionnariat de ce dernier a changé suite à l’absorption de Marconi par BAe et à la fusion entre Aerospatiale et Matra (voir plus loin). 20 De la coopération à l ’intégration Elles sont souvent établies sous la forme de holding : chaque partenaire structure l’activité concernée par le partenariat en une société de droit national, puis l’apporte à un holding créé pour la circonstance et régi par le droit de l’un des pays participants ou d’un pays tiers (Matra BAe Dynamics) 27 . Les joint ventures ont des compétences économiques plus larges que les G(E)IE. Leur structure de holding préserve l’identité nationale apparente de chaque société tout en permettant de coordonner la commercialisation, l’exportation, les finances et la stratégie sous une même direction. De plus, l’instauration d’un lien capitalistique entre deux entreprises rend moins important le principe du « juste retour », qui a traditionnellement compliqué la coopération internationale 28 . D’un autre côté, la rationalisation industrielle continue de se heurter à des considérations nationales. Jusqu’à présent, ni les gouvernements ni les entreprises concernés n’ont été prêts à une véritable spécialisation, qui aurait provoqué l’abandon de certaines capacités technologiques. Les premiers ont eu des réticences pour des raisons de sécurité nationale, les seconds pour des raisons de compétitivité vis-à-vis des partenaires qui sont, de fait, toujours des concurrents dans d’autres secteurs. La persistance de ces réserves, l’existence pendant longtemps d’arrangements plus « légers » ainsi que la géométrie variable de la coopération européenne font que les capacités et le savoir-faire sont toujours largement redondants. 27 28 Pour l’expérience des entreprises communes en général, voir Viveca Bjurtoft, « Joint ventures and their role in European defence industry restructuring – the case of aerospace », The FIND programme, FOA, Stockholm, décembre 1998 ; pour une analyse de joint ventures spécifiques voir Björn Hagelin, « Saab, British Aerospace and the JAS 39 Gripen Aircraft Joint Venture », dans European Security, Vol. 7, n. 4, hiver 1998, pp. 91-117 ; Nicholas Franks, « Corporate Mergers – The Matra Marconi Space Experience », dans RUSI Journal, août 1997, pp. 31-35. Selon le principe du juste retour, les entreprises participant à un projet de coopération obtiennent une partie des travaux, correspondant à la virgule près à la contribution financière annuelle de leurs gouvernements respectifs. Les champions de l’intégration 21 Duplication des capacités et savoir-faire dans l’industrie aéronautique européenne Intégration Assembl. Avionique Système Final France Allemagne Italie Espagne Suède R.U. Radars Moteurs Missiles ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ ˜ Source : A.T. Kearney Analysis Il est vrai que la fusion des maisons mères, à elle seule, ne peut pas supprimer toutes ces duplications. L’industrie de défense n’est en effet pas complètement libre dans la répartition des capacités et l’organisation des travaux, les Etats y intervenant directement par leur pouvoir régulateur. Il n’empêche que l’intégration des maisons mères est un préalable à la rationalisation interne des joint ventures : les champions nationaux n’ont en effet jamais cessé de considérer les filiales intégrées dans des sociétés communes comme des « membres de leur famille ». Dans ces conditions, la recherche d’un équilibre entre les partenaires est primordiale et aboutit à des répartitions nationales de postes et de volumes de production qui n’ont que peu de rapport avec la rationalité économique. De plus, les joint ventures sont responsables de la gestion du quotidien, mais dépendent de leurs maisons mères pour les décisions stratégiques. Comme ces décisions sont normalement prises à l’unanimité, ce mode de fonctionnement devient très 22 De la coopération à l ’intégration complexe à plusieurs si les partenaires industriels n’ont pas les mêmes intérêts stratégiques. Réduire le nombre des maisons mères est donc essentiel pour optimiser la vie interne des sociétés communes. Pousser l’intégration au niveau des champions nationaux permet en plus de réduire les coûts administratifs et indirects, particulièrement élevés dans ce secteur à cause de la complexité du réseau de coopération internationale. Des économies importantes sont également possibles dans les domaines du marketing, de la centralisation des achats, etc. Tous ces arguments existent depuis longtemps, certes, mais les nouvelles conditions de marché leur ont donné un tout autre poids. La longue expérience de coopération a donc préparé le terrain des fusions entre les maisons mères : premièrement, les entreprises ont pris l’habitude de travailler ensemble. Deuxièmement, elles ont créé tout un réseau de structures communes qui a été un excellent point de départ pour le regroupement au niveau supérieur. Enfin, cette expérience a aiguisé la conscience des faiblesses des rapprochements sectoriels et la nécessité d’aller jusqu’au bout de l’intégration. La prédominance du civil et le succès d’Airbus Le regroupement des industries aéronautique et électronique de défense a été favorisé par le rôle croissant du civil dans ces secteurs. Les raisons de cette évolution sont cependant différentes : dans l’électronique de défense, il s’agit d’une stratégie visant à augmenter la part du civil pour compenser la chute des commandes militaires. La dualité potentielle de l’activité et les multiples effets de spill-over qui caractérisent ce secteur facilitent la diversification. Dans l’aéronautique (et le spatial), le rôle du civil est encore plus important. En fait, il ne s’agit plus d’une industrie de défense au sens strict du mot. Ses origines sont, certes, militaires, et l’importance stratégique de ses activités de défense est indiscutable. Concernant les activités, on constate cependant depuis des années une prédominance croissante du civil. Les champions de l’intégration 23 Proportion du CA civil/militaire de l’industrie aérospatiale en Europe de 1980 à 1998 80% CA Civil 70% 60% 50% CA Militaire 40% 30% Source : AECMA 20% 10% 0% 1980 1983 1985 1988 1990 1993 1995 1998 Ce développement est dû avant tout à la forte croissance de l’aviation civile en général, et au succès énorme d’Airbus en particulier. Parti de rien il y a trente ans avec des sites et des partenaires fort différents, l’avionneur européen a réussi à s’imposer sur des marchés très compétitifs. En 1999, le carnet de commandes d’Airbus a été pour la première fois de son histoire supérieur à celui de Boeing. Même si cette année est atypique en raison des difficultés rencontrées par l’avionneur de Seattle, elle démontre qu’Airbus est désormais tout à fait comparable à Boeing. Le match Airbus Boeing (avions commerciaux de plus de 100 places) Nombre de livraisons Nombre de commandes 700 900 800 600 700 500 600 400 500 400 300 300 200 200 100 100 20 00 19 97 19 93 19 90 19 85 19 82 19 76 19 74 19 79 Airbus Sources : Boeing, Airbus 19 74 19 75 19 76 19 78 19 79 19 80 19 82 19 84 19 85 19 87 19 89 19 90 19 93 19 95 19 97 19 99 20 00 0 0 Boeing 24 De la coopération à l ’intégration Le succès d’Airbus se reflète dans la répartition des activités civiles et militaires des grands groupes européens. Parmi les partenaires d’Airbus, seul BAe donne la priorité aux activités de défense : Partenaires Airbus : Répartition du chiffre d’affaires en 1998 9.8% 90.2% BAe 17.1% 82.9% 30% 30% 70% Aerospatiale DASA CA civil CA défense 70% 70% CASA Source : Defense News Research La domination du civil a de nombreuses incidences sur l’organisation et la stratégie des entreprises. Au sein d’Airbus, les partenaires se sont en effet engagés dans une vraie spécialisation en maintenant durablement le partage des tâches industrielles. Cette spécialisation a favorisé la complémentarité des participants dans un secteur clé de leur activité et donné naissance à une alliance très solide. Le GIE Airbus Industries, quant à lui, n’a à ce jour pas d’activité industrielle ; il a été jusqu’ici en charge uniquement de la commercialisation, la définition des nouveaux modèles (en relation avec les bureaux d’étude des partenaires), du montage financier des ventes (en relation avec les banques associées), du support clients ainsi que de la négociation et de la formalisation des garanties contractuelles. Pourtant, les partenaires ont signé en janvier 1997 un MoU préconisant la transformation du GIE en société intégrée (AIC, Airbus Integrated Company). Il est généralement reconnu que cette transformation est indispensable pour exploiter pleinement les atouts technologiques ainsi que les potentiels de rationalisation et assurer ainsi durablement le succès d’Airbus sur les marchés civils. Elle peut cependant difficilement se concevoir sans une restructuration plus large du secteur aéronautique dans son ensemble, y compris les activités de défense. D’un côté, enlever Airbus Les champions de l’intégration 25 à ses maisons mères aurait laissé Aerospatiale et Dasa extrêmement affaiblis et sans la taille critique nécessaire pour se maintenir sur le marché. De l’autre, même une « vraie » société Airbus ne pourrait pas, à elle seule, tenir le choc répété des creux cycliques qui caractérisent l’aviation civile. Seules les activités de défense, souvent contre-cycliques, peuvent compenser ces fluctuations. D’où la nécessité de combiner le militaire et le civil et de chapeauter l’ensemble par une organisation industrielle plus large. Airbus devrait lui-même obtenir l’autonomie juridique, mais pas l’autonomie financière que lui aurait procuré une introduction en bourse. L’importance croissante du civil n’a pas seulement influencé la stratégie des entreprises, elle a aussi profondément modifié leur culture. Les deux aspects se sont mutuellement renforcés : le succès d’Airbus a été possible seulement parce que les critères commerciaux se sont progressivement imposés contre les considérations politiques, technologiques et industrielles ; ce succès a, à son tour, renforcé l’orientation des entreprises partenaires vers la rentabilité et l’efficacité, permettant à la culture des managers de l’emporter face à celle des ingénieurs et des fonctionnaires29 . Cette « commercialisation » de la culture s’est généralisée au sein des groupes avec la privatisation progressive du secteur. Aujourd’hui, l’ensemble des grandes entreprises aéronautiques (et électroniques) est privatisé et coté en bourse. L’entrée des investisseurs privés dans le capital des groupes accomplit la révolution culturelle : c’est en effet le modèle anglo-saxon du gouvernement d’entreprise, orienté sur la rentabilité financière et les bénéfices que peuvent en tirer les actionnaires, qui s’est imposé au cours des années 1990. Le fameux shareholder value est devenu l’objectif suprême et pousse fortement les entreprises vers la croissance, la compétitivité et la consolidation. Malgré les spécificités de l’armement, ce développement ne pouvait pas ne pas avoir un impact sur les activités de défense des groupes : pour remplir les nouveaux critères de rentabilité, les divisions et filiales militaires devaient, elles aussi, améliorer la productivité, élargir les marchés et, par conséquent, poursuivre l’intégration à travers les frontières. 29 Voir Pierre Muller, « Aerospace Companies and the State », dans Jack Hayward (dir.), Industrial enterprise and European Integration, From national to International Champions in Western Europe, Oxford University Press 1995, pp. 158-188. 26 De la coopération à l ’intégration La « menace » américaine Aux transformations internes des entreprises s’ajoute un élément externe qui a également poussé à un regroupement européen : la très forte concurrence des firmes américaines. Entre 1993 et 1997, une vague de fusionsacquisitions a donné naissance aux Etats-Unis à des géants des industries aéronautique et de défense dont le CA est plusieurs fois supérieur à celui des champions nationaux en Europe. Part du CA défense dans le CA total (données 1998) CA en milliards de $US 60 55 50 45 40 35 30 25 20 15 10 15,6 16,6 1 14,8 3,1 1,9 1,6 1,5 1,4 0,65 0,35 Lagardère Finmeccanica Saab CASA Thomson CSF GEC BAE Raytheon Lockheed Boeing 0 Aerospatiale 4,5 Dassault 5,8 DASA 10,5 5 CA défense Source : Defense News Research La restructuration de l’industrie américaine correspond bien à une rationalité économique, mais elle est plus que le simple résultat des forces du marché. Le gouvernement américain l’a en effet suscitée en 1993 lors du fameux dîner de la « Cène » (last supper) 30 et favorisée ensuite activement par la non-application de la loi antitrust, d’une part, et des aides financières, de 30 Lors de cette réunion, le secrétaire à la Défense William Perry a annoncé aux présidents des grands groupes que le nombre des entreprises de défense devait se réduire considérablement et très rapidement pour s’adapter à la réduction prévisible des budgets. Les champions de l’intégration 27 l’autre. Jusqu’à la fin 1997, l’administration a subventionné sept accords de consolidation avec 1,5 milliards $, représentant plus de la moitié des frais de restructuration rencontrés par les entreprises concernées. Inquiète des éventuels effets négatifs sur la concurrence, elle a mis fin à la restructuration en 1998 avec l’interdiction de la fusion Lockheed Martin et Northrop Grumman (voir annexe 5) 31 . Bien que les Etats-Unis restent, de loin, le plus grand marché de défense du monde, les nouveaux géants industriels ne se contentent pas des seules demandes du Pentagone, mais se sont également dirigés vers la conquête de marchés extérieurs 32 . Soutenue très activement par l’administration Clinton, on constate effectivement une « réorientation des exportations américaines dans le sens d’un développement tous azimuts qui s’est traduit par une agressivité commerciale sans précédent » 33 . En même temps, les industriels américains n’ont pas caché leur intention de renforcer leur présence sur les marchés européens 34 . Dans les pays producteurs, qui représentent aussi les marchés les plus importants, une telle pénétration passerait par des liens avec les entreprises locales. Pour les entreprises européennes, cette perspective n’était pas sans risque, parce que la différence de taille aurait de facto exclu une alliance à pied d’égalité. Dans les coopérations limitées à un projet spécifique, elles auraient risqué d’être reléguées au rang de soustraitant ; dans le cas d’une fusion, un regroupement transatlantique aurait facilement abouti à la simple prise de contrôle et la filialisation des entreprises européennes 35 . 31 32 33 34 35 Voir Ann Markusen, « The Post-Cold War Perisitence of Defense Specialized Firms », dans Gerald I. Susman, Sean O’Keefe, The Defense Industry in the Post-Cold War Era, Oxford, Pergamon 1998, pp. 121-146 ; Gary Pagliano, « The US Defense Industry: Trends and Issues », ESAN-Projekt: Arms Production and Cooperation – Projektpapier No. 12, SWP-AP 3018, Ebenhausen, mai 1997 ; « Concentration des industries d’armement américaines, modèle ou menace ? » Cahier d’Etudes stratégiques 23, CIRPES, Paris, 1999, pp. 9-36. Voir Andrew James, « Post-merger strategies of the leading US defence aerospace companies », The FIND programme, FOA, Stockholm, décembre 1998. Cahier d’Etudes stratégiques 23, op. cit. dans note 31, p. 92. Voir Norman Augustine, directeur de Lockheed Martin, dans Les Echos, 19 juin 1997 ; John Johnson, président de l’Association américaine des Industries aéronautiques, « Conventional Arms Transfer Policy », dans Military Technology, février 1994, pp. 30-33. Voir Jens van Scherpenberg, « Transatlantic Competition and the European Defence Industries – A New Look at the Trade-Defence Linkage » , ESAN-Projekt, Projektpapier No. 1, SWP-AP 2992, Ebenhausen, décembre 1996. 28 De la coopération à l ’intégration « La formidable restructuration de l’industrie de défense, l’importance nouvelle des contrats d’exportation pour les firmes américaines, la pugnacité accrue de ces groupes à l’international, la volonté clairement affichée de l’administration de se servir des fournitures d’armes comme un moyen de préservation et de développement de son avance technologique dans les domaines de haut niveau font que, entre l’industrie américaine et les industries européennes d’armement, c’est bien à une course aux armements de nouvelle génération que nous assistons. (…) Elle oppose les Etats-Unis aux producteurs européens dans la perspective d’établissement d’hégémonie, par le média de l’affrontement industriel et économique autour de l’ensemble aéronautique/espace et électronique, tant militaire que civil » 36 . Au milieu des années 90, la perception d’une « menace » américaine a été généralement répandue dans le milieu politico-industriel en Europe 37 . Surtout le rachat de McDonnell Douglas (MDD) par Boeing a sensibilisé les esprits européens à la nécessité d’une véritable intégration industrielle. Avec les activités de défense du MDD, le premier fabricant mondial d’avions commerciaux s’est en effet procuré le moyen de contrebalancer le caractère cyclique de l’aéronautique civile et apparaissait ainsi capable de marginaliser Airbus, le seul concurrent restant sur le marché des avions civils de plus de 100 places38 . L’apparente surpuissance de la concurrence d’outre-Atlantique a alarmé les industriels comme les gouvernements : les producteurs se voyaient confrontés au risque d’être évincés des marchés et forcés de conclure des alliances déséquilibrées. Les gouvernements, quant à eux, craignaient à la fois les conséquences pour Airbus (aventure industrielle dans laquelle ils avaient investi des sommes énormes) et, à terme, l’apparition d’un monopole américain dans les secteurs de pointe de la défense 39 . 36 37 38 39 Cahier d’Etudes stratégiques 23, op. cit. dans note 31, p. 92. Voir John Weston, « The challenge for Europe’s Aerospace Industry »,dans RUSI Journal, juin 1997, pp. 43-47 ; Wolfgang Piller, « Dasa’s Viewpoint », dans Military Technology, mars 1998, pp. 85-87. Voir Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, DIW: Nach der Boeing/McDonnell Douglas-Fusion: Wird die Luft für den Airbus dünner?, dans Wochenbericht 37/97, 11 septembre 1997, pp. 663-670. Pour certains responsables à Washington, la tentation d’un monopole américain était très réelle. Voir l’article de Ethan Kapstein, « America’s Arms-Trade Monopoly », dans Foreign Affairs, mai-juin 1994, vol. 73, n. 3, pp. 13-19. Les champions de l’intégration 29 La course à la taille critique Face aux nouveaux géants américains, les champions nationaux en Europe étaient obligés de se lancer dans une course à la taille critique. Comme la concentration nationale avait été déjà largement accomplie, la croissance externe ne pouvait se faire qu’en traversant les frontières. La taille de l’entreprise est importante pour plusieurs raisons. Dans l’aéronautique, les coûts fixes de R&D (et de l’industrialisation) sont particulièrement élevés. En 1998, l’industrie aéronautique et spatiale européenne a consacré 10 milliards d’ECU (16,1 % du CA) à la R&D, dont environ 5,8 milliards en R&D militaire 40 . Pour exploiter au maximum cet investissement, il est indispensable de mettre en commun les ressources disponibles et d’éviter des duplications. Un bref aperçu des sommes dépensées en 1998 par les six champions nationaux en Europe pour la R&D donne une idée des économies et des gains d’efficacité que permettrait de réaliser le pooling des ressources : Les dépenses de R&D dans l’industrie aéronautique européenne En millions Sociétés CA 1998 DASA 8.770 € Bae 7.042 £ Aerospatiale 10.888 € Matra 3.200 € Finmeccanica 5.867 € Saab 8.248 Sek Casa 1.008 € Dassault 3.068 € Source : rapports annuels R&D R&D autofinancée 2.047 € 621 £ 1.276 € 379 € 709 € 2.123 Sek 120 € Non publié 367 € Non publié 587 € 109 € 137 € 378 Sek 29 € Non publié Les chiffres de Finmeccanica, Dassault et Casa ont été calculés en euro sur la base des taux de change suivants 1 lire = 0,00051€, 1F = 0,152449€, 1 peseta = 0,00601€. Le taux de change actuel de la livre est de 1£ = 1,63733€ , celui de la couronne suédoise est de 1Sek = 0,118686€. 40 AECMA, Statistical Survey 1998, Bruxelles, juillet 1999 (AECMA utilise l’ECU pour ses statistiques). 30 De la coopération à l ’intégration Gagner en taille permet, d’un côté, d’autofinancer des programmes majeurs en amortissant l’effort de recherche et développement sur une base plus large et de l’autre, de concentrer les efforts de R&D financés par les gouvernements afin de développer les synergies entre les différents programmes. Il faut ajouter à cela les économies d’échelle qui peuvent résulter de la croissance extérieure de l’entreprise : dans l’aéronautique militaire, les dépenses en R&D représentent 25 à 30% du coût total d’un programme. Face à un tel investissement, il est essentiel de les étaler sur un nombre d’unités produites plus important pour baisser le prix unitaire. On estime en effet que le coût unitaire de développement diminue de 50% si l’on passe d’une production de 200 unités à 400 unités par exemple. En outre, l’effet d’apprentissage, estimé à 20% pour les avions militaires, se traduit par une baisse du coût de production constante pour chaque doublement de la production cumulée 41 . La taille est également importante pour avoir l’accès le plus large possible au marché. Plus le nombre de programmes diminue, plus il importe pour les entreprises d’être présent sur de nombreux segments du marché avec une large gamme de produits pour récupérer un nombre suffisant de projets. Comme les champions nationaux n’ont pas tous le même portfolio, les fusions leur permettent de combler leurs lacunes respectives, d’éviter ainsi la dépendance d’un seul programme et de contrebalancer les cycles spécifiques à la fois aux marchés et aux programmes aéronautiques. La taille permet, enfin, d’avoir une plus grande marge de manœuvre dans les contreparties et compensations qui sont aujourd’hui systématiquement demandées à l’exportation42 . 41 42 Dussauge et Cornu, op. cit. dans note 22, pp. 127 ss. Pour l’importance des compensations, voir Jean-Paul Hébert, Les exportations d’armement. A quel prix ?, pp. 43-57 ; voir également Jacques Cresson, « Offset et européanisation des entreprises de défense », dans Jacques Cresson, Jean-Marc Montserrat et Loïc Tribot La Spière, La défense dans tous ses états, Edition Publisud, Paris, 2000, pp. 108-123. Les champions de l’intégration 31 La volonté politique Les industries et les gouvernements ont été d’accord sur la nécessité d’un regroupement industriel du secteur. Ce consensus était essentiel pour l’internationalisation d’une industrie qui est liée à la défense. Grâce à leur rôle de client, sponsor et régulateur, les gouvernements disposent d’une influence considérable sur la politique d’alliance de « leur » champion national. Mais les possibilités d’influencer activement la course à la restructuration varient pourtant considérablement d’un pays à l’autre. Face à une industrie privée, le degré d’influence de l’Etat dépend surtout de l’importance du marché intérieur : plus le client est important, plus ses idées seront prises en considération dans les décisions stratégiques. De ce point de vue, l’attitude du gouvernement britannique, par exemple, a été probablement plus décisive pour BAe que celle du gouvernement allemand pour Dasa : d’abord, le budget d’investissement est beaucoup plus élevé au Royaume-Uni qu’en Allemagne ; ensuite, les activités de défense ont été plus importantes pour BAe que pour Dasa, et enfin, Dasa faisait partie de DaimlerChrysler, groupe de taille gigantesque disposant d’une influence politique proportionnelle 43 . Dans les entreprises publiques, l’influence de l’Etat est, bien entendu, plus grande. En France, en Italie et en Espagne, les principaux groupes de défense étaient traditionnellement détenus par l’Etat. Agissant comme seuls ou principaux actionnaires, les gouvernements de ces pays pouvaient intervenir directement dans le choix du partenaire industriel et influencer la vitesse des regroupements. Le degré d’intervention a considérablement varié d’un pays à l’autre ; mais à chaque fois, l’influence des gouvernements a porté essentiellement sur la tactique, non sur la stratégie. La privatisation et l’européanisation des groupes étaient en effet sans alternative réelle : face au décalage entre les énormes besoins de trésorerie de cette industrie et la pénurie des finances publiques, la cotation en bourse est en effet la seule possibilité de trouver le capital nécessaire. De plus, la privatisation est indispensable pour se libérer de l’inertie du secteur public, incompatible avec les nouveaux impératifs économiques. En l’occurrence, la privatisation a été le préalable à l’européanisation dans la mesure où les champions privés 43 En 1999, DaimlerChrysler a réalisé un chiffre d’affaires de près de 150 milliards d’euros ; la contribution de Dasa ne représente que 6% environ (9,2 milliards). 32 De la coopération à l ’intégration comme Dasa et BAe ont refusé toute fusion avec un groupe public. Le retrait (au moins partiel) des Etats dans l’actionnariat des entreprises est donc devenu inévitable. Les nécessités économiques et financières ont ainsi créé en Europe une forte volonté politique de voir les champions nationaux du secteur trouver une réponse commune aux nouveaux défis. Cette volonté était d’autant plus réelle que les regroupements industriels ont coïncidé avec la tentative de donner une dimension politico-militaire à la construction européenne. On constate en effet un large consensus parmi les pays concernés sur le projet d’une Europe de la défense incluant une base industrielle et technologique performante, préalable à la fois à une certaine autonomie et à un partenariat transatlantique équilibré. II.2 De EADC à EADS La grande vision : EADC L’engagement politique en faveur de la restructuration industrielle s’est manifesté surtout dans la déclaration trilatérale du 9 décembre 1997, par laquelle, les gouvernements allemand, français et britannique appelaient leur industrie aéronautique et de défense à présenter avant le 31 mars 1998 un projet commun avec des échéances précises pour un regroupement européen. Les quatre partenaires d’Airbus (Aerospatiale, BAe, Casa et Dasa) avaient déjà mené depuis début 1997 des négociations sur la transformation du GIE. L’annonce de la fusion Boeing - McDonnell Douglas les a définitivement convaincus de la nécessité d’inclure les activités militaires dans un regroupement. Le 27 mars 1998, ils répondirent à la déclaration trilatérale sous la forme d’un rapport sur les principes d’une European Aerospace and Defence Company (EADC). Ce rapport fut communiqué aux gouvernements concernés ainsi qu’à Saab et Finmeccanica ; par la suite, des consultations intergouvernementales eurent lieu, auxquelles participèrent l’Italie et la Suède. Le 9 juillet 1998, les ministres de l’Industrie des six pays demandèrent aux entreprises de résoudre le plus vite possible les questions en suspens et de présenter un deuxième rapport avant la fin octobre 1998. A partir de septembre, Matra (représenté par Aerospatiale), Saab et Les champions de l’intégration 33 Finmeccanica participèrent à l’élaboration de ce document ; Dassault Aviation fut associé. Le deuxième rapport fut finalement présenté minovembre 1998. Il est vrai que les pourparlers n’ont jamais abouti à de réelles négociations. Il s’agissait avant tout d’un échange d’idées, d’une discussion générale pour explorer d’éventuelles pistes à suivre. Un bref aperçu des résultats démontre cependant la complexité du regroupement industriel en Europe. Dans leurs rapports, les six sociétés se sont en effet entendues sur les points suivants : • l’objectif final du regroupement serait la création d’une seule entreprise intégrée, EADC ; • le périmètre d’EADC devrait inclure comme activité de base : avions de • • • transport civils et militaires, avions de combat et de mission, hélicoptères, lanceurs spatiaux et infrastructures spatiales, satellites, missiles guidés et systèmes de défense ; les objectifs d’EADC seraient déterminés par des critères de performance économique et financière ; la création de valeur pour les actionnaires serait l’objectif majeur et chaque secteur d’activité devrait être rentable ; EADC serait gérée comme une entité unique, détenant et contrôlant toutes ses ressources et capacités. La gestion comporterait trois volets : un service central, responsable des finances, de la coordination et de la stratégie de l’ensemble ; des divisions regroupant les activités par métier ; et des entités nationales responsables des relations avec les gouvernements ; les droits des actionnaires seraient gouvernés par trois principes : pas de prise de contrôle par un seul actionnaire, protection contre une OPA (offre publique d’achat), pas de discrimination entre les actionnaires dispersés et les actionnaires de bloc. Ces points ont été élaborés par les membres d’Airbus et approuvés ensuite par Finmeccanica et Saab. Pour d’autres questions, par contre, même le deuxième rapport n’a pas fourni de réponse : • en ce qui concerne le périmètre du groupe, les six ont divergé sur la question de savoir si les missiles balistiques (fabriqués exclusivement par Aerospatiale) et les avions régionaux (activité que Dasa et Saab 34 De la coopération à l ’intégration • • viennent d’abandonner) devaient être considérés comme des métiers de base. L’autre question en suspens était l’intégration de Dassault Aviation, préalable au rassemblement des activités avions de combat au sein d’EADC ; la mise en œuvre d’EADC posait également problème. Plusieurs modèles ont été examinés : - selon le schéma « Airbus plus », la future société Airbus deviendrait le holding principal, intégrant successivement ou parallèlement les autres activités sous forme de filiales ; - la deuxième option était de créer EADC dans un premier temps comme une coquille vide, détenue par les champions nationaux. Ces derniers établiraient ensuite successivement ou parallèlement des joint ventures dans chaque métier puis les intégreraient dans EADC (step-by-step approach) ; - la troisième option, surtout défendue par BAe, était de fusionner simultanément toutes les activités de base de la future compagnie (les autres métiers obtenant un statut spécifique transitoire). La plupart des partenaires ont finalement considéré ce « come as you are » merger comme la solution préférable pour sa rapidité et sa clarté. Ils ont cependant reconnu qu’une telle approche serait trop complexe pour impliquer toutes les entreprises à la fois. BAe, Dasa et Saab ont donc proposé de commencer par une fusion à deux ou trois. Après la fusion avec Matra, Aerospatiale a également accepté l’idée de fusions successives, mais insisté pour que la première se fasse au moins à trois, à savoir BAe, Dasa et lui-même. CASA et Finmeccanica ont refusé les deux options. Il s’agissait, enfin, de savoir comment protéger les droits des actionnaires actuels et comment structurer l’actionnariat d’EADC. Sur ces points, il a été impossible de trouver un compromis, la situation actuelle étant fort complexe et instable. Les privatisations d’Aerospatiale, CASA et Finmeccanica étaient soit annoncées soit engagées, mais pas encore terminées. Les groupes privés avaient, quant à eux, des structures d’actionnariat fort différentes (dispersée pour BAe, actionnariat de bloc pour Dasa, situation intermédiaire pour Saab). Enfin, les actionnaires avaient des idées fort différentes sur l’avenir. DaimlerChrysler, le gouvernement français et Lagardère, nouvel actionnaire de référence d’Aerospatiale, étaient prêts à transférer à EADC les actions détenues respectivement dans Dasa et Aerospatiale à condition d’en garder le contrôle (sans dilution des droits attachés à ses Les champions de l’intégration 35 actions) et l’influence correspondante sur la stratégie industrielle. Cette hypothèse fut refusée par BAe et Saab qui craignaient la domination d’EADC par des actionnaires de référence au détriment des intérêts de leurs propres actionnariats dispersés. Les deux derniers points témoignent de la complexité de l’opération et de la trop grande diversité des partenaires excluant ainsi une solution multilatérale. La plupart des entreprises avaient une nette préférence pour la fusion simultanée de toutes les activités. Cette approche supposait pourtant de régler à la fois la valorisation des apports, la répartition de l’actionnariat et du pouvoir, ainsi que les relations avec les Etats. Ces questions, déjà extrêmement difficiles à traiter entre entreprises de deux pays différents, devenaient impossibles à résoudre à trois et, à fortiori, à six, d’autant plus que deux des acteurs principaux, BAe et Dasa, avaient leur propre agenda (voir plus loin). Un big bang européen étant exclu, il n’est pas surprenant que les discussions à six soient tombées dans l’oubli. La vraie question était de savoir qui se marierait le premier avec qui. L’enjeu était capital : pour les « Petits », il s’agissait de ne pas se retrouver marginalisés par une fusion des « Grands ». Pour chacun des trois Grands, il était essentiel de ne pas se laisser isoler par une fusion de deux d’entre eux. L’étape intermédiaire : priorité au national France : la première concernée par le risque d’isolement était l’industrie française, très en retard dans sa restructuration. Alors qu’en Europe, les discussions portaient déjà sur la création d’EADC, le paysage industriel de défense en France était toujours éclaté, et le principe même de la privatisation fortement débattu. Début 1996, Jacques Chirac avait présenté l’idée de fédérer les entreprises du secteur autour de deux pôles, électronique et aéronautique, et de lier ce regroupement à la privatisation de Thomson-CSF et Aerospatiale. Les tentatives du gouvernement Juppé de réaliser ce projet se sont pourtant soldées par un échec. Au printemps 1997, frustré par la lenteur des Français sur ces dossiers et méfiant vis-à-vis de leur revendication d’un leadership industriel en Europe, Dasa était amené à renverser son alliance traditionnelle avec Aerospatiale et à se rapprocher du concurrent privé de ce dernier, Matra Hautes Technologies, branche défense du Groupe Lagardère. Au lieu de créer 36 De la coopération à l ’intégration comme prévu deux joint ventures avec Aerospatiale, le champion allemand choisit de fusionner ses activités satellites avec MMS (joint venture à 51/49 de Matra et Marconi) et de vendre 30% de sa division missile LFK à MBD (filiale commune de Matra et BAe). De plus, BAe et Dasa annoncèrent leur soutien à la candidature de Matra pour la privatisation de Thomson-CSF contre l’offre d’un consortium formé par Aerospatiale, Dassault et Alcatel. Par ce renversement d’alliance, Aerospatiale, le véritable chef de file d’Airbus, Ariane et Eurocopter, était sur le point d’être isolé au sein de l’industrie aéronautique européenne 44 . Les élections anticipées en France ont de nouveau retardé de quelques mois les décisions sur la restructuration, tout en ouvrant la voie à une solution définitive. Paradoxalement, c’est un gouvernement de gauche qui réussit à réaliser le projet d’un président gaulliste. La première étape a concerné l’électronique de défense. En octobre 1997, le gouvernement annonça le regroupement autour de Thomson-CSF (dans le cadre d’un partenariat stratégique avec Alcatel) des activités d’électronique spatiale et de défense et des activités de communications militaires d’Alcatel, des activités d’électronique professionnelle et de défense de Dassault, ainsi que des activités satellite d’Aerospatiale. Ce regroupement donna naissance à deux nouvelles filiales : Alcatel Space, joint venture 50/50 de Thomson-CSF et Alcatel pour les satellites, ainsi que Detexis, détenu à 100% par Thomson-CSF, spécialisé dans les contre-mesures électroniques. En contrepartie de leur apport industriel, Alcatel, Dassault et Aerospatiale devinrent actionnaires de Thomson-CSF, détenant respectivement 16%, 6% et 4% du capital. Leur entrée fit passer la participation de l’Etat de 58% à environ 40%. La deuxième étape commença en juillet 1998 avec la décision du gouvernement de privatiser Aerospatiale par le biais d’une fusion avec Matra Hautes Technologies. C’était le retour en force de Lagardère, le grand perdant de la privatisation de Thomson-CSF. L’opération s’avéra très complexe ; il fallait en effet non seulement définir les conditions financières de la fusion, mais aussi clarifier les relations du futur groupe AerospatialeMatra avec Dassault et Thomson-CSF. 44 Le Nouvel Economiste, 23 mai 1997; Defense News, 12-18 mai 1997, p. 1. Les champions de l’intégration 37 • Concernant • Dassault, le gouvernement ne réussit pas à intégrer le constructeur d’avions militaires (Mirage, Rafale) et de business jets (Falcon) dans le nouveau groupe. La famille Dassault restait actionnaire principal de Dassault Aviation avec 49,9% du capital et maintenait le droit d’en nommer le président. L’Etat transféra à Aerospatiale-Matra les 45,76% qu’il détenait, au capital de Dassault Aviation, mais sans ses droits de vote double. En contrepartie, le pacte d’actionnaires prévoyait que les décisions importantes seraient prises à la majorité de deux tiers par un comité directeur où Aerospatiale-Matra siège à parité. Ce dernier obtint donc un droit de veto sur les questions stratégiques de Dassault 45 . Un autre problème était lié à la frontière entre Aerospatiale-Matra et Thomson-CSF. Après avoir vendu en 1997 ses activités satellite à Thomson-CSF, la fusion avec Matra ramena Aerospatiale à nouveau dans ce secteur (par les 51% que Lagardère détient de Matra Marconi Space). En compensation de cette dérogation au pacte d’actionnaires de l’année précédente, Aerospatiale-Matra accepta, d’une part, de vendre à Thomson-CSF ses parts dans leur joint venture commune, SextantAvionique, et, de l’autre, de conserver l’équilibre au sein du GIE Eurosam46 . Les 4% qu’Aerospatiale détenait dans le capital de ThomsonCSF furent repris par l’Etat. Ces négociations n’aboutirent qu’à la fin 1998 ; les modalités financières de la fusion Aerospatiale-Matra ne furent réglées qu’en février 1999 ; le nouveau champion aéronautique et spatial fut privatisé et coté en bourse en juin. Ces progrès ont certes été considérables par rapport à la stagnation des années précédentes mais risquaient cependant d’arriver trop tard et de rester trop limités pour participer à la première étape de l’intégration européenne. Grande-Bretagne : en fait, BAe et Dasa entamèrent des négociations visant une fusion à deux, début 1998, c’est-à-dire parallèlement aux pourparlers à six. Etant donné leurs points communs, ce rapprochement semblait naturel : BAe et Dasa participaient aux principaux programmes européens, Airbus et Eurofighter, et, plus important encore, elles avaient la même philosophie 45 46 Flight International, 18 novembre1998. Eurosam est responsable du programme franco-italien FSAF ; Thomson-CSF, Aerospatiale et Alenia en détiennent chacun 33%. La fusion avec Matra a considérablement renforcé le poids d’Aerospatiale dans les missiles, ce qui aurait pu se traduire par une redistribution des parts au sein du GIE. 38 De la coopération à l ’intégration capitalistique : priorité absolue au shareholder value et refus de toute participation de l’Etat au capital de l’entreprise. Il n’est donc pas surprenant que BAe et Dasa aient justifié l’exclusion des Français par la présence de l’Etat dans l’actionnariat d’Aerospatiale. Même la fusion avec Matra, qui allait pourtant faire baisser la participation publique dans Aerospatiale sous le seuil « magique » de 50%, ne put arrêter le rapprochement entre Britanniques et Allemands. Ces derniers opposèrent également une fin de non-recevoir aux signaux du gouvernement Jospin, qui réaffirmait discrètement mais constamment sa disponibilité de diminuer encore sa part pour aboutir à un vrai projet industriel européen. Tout semblait donc indiquer que BAe et Dasa étaient résolus à créer à deux un grand pôle entièrement privé, ne serait-ce que pour négocier ensuite en position de force avec l’industrie et l’Etat français. Les questions pointilleuses des négociations germano-britanniques étaient liées à la différence de taille – comment trouver un partage de pouvoir équilibré entre les deux, bien que BAe soit plus grand que Dasa – et à la structure de l’actionnariat – comment éviter que DaimlerChrysler en tant que seul actionnaire de Dasa domine le nouvel ensemble face à l’actionnariat atomisé de BAe ? Malgré ces difficultés, les négociations étaient bien avancées ; fin 1998, on croyait la finalisation de l’accord imminente. Même la menace française de bloquer la transformation d’Airbus semblait ne pas pouvoir empêcher la fusion47 . Le rapprochement échoua cependant à la dernière minute quand GEC annonça la cession de sa branche électronique de défense, Marconi. La tentation pour BAe d’absorber son éternel concurrent était trop forte : le rachat de Marconi fut l’occasion pour le champion britannique de compléter son activité principale de plates-formes militaires par celle de systémier électronique (très profitable et moins cyclique que la fabrication des platesformes), de réduire sa dépendance par rapport au contrat Al Yamamah 48 avec 47 48 Flight International, 16 décembre 1998. En 1985, la Grande-Bretagne et l’Arabie Saoudite ont conclu un contrat d’une durée de 20 ans concernant la vente d’armement contre du pétrole, assorti d’un programme de développement économique, dénommé Al Yamamah. Il s’agissait du plus gros contrat d’exportation jamais enregistré au Royaume-Uni. Dans les faits, deux accords-cadres ont été signés entre les gouvernements britannique et saoudien, portant sur la mise en place d’un système de défense intégré dont le maître d’œuvre est BAe. Ces accords Les champions de l’intégration 39 l’Arabie Saoudite et de s’implanter directement sur le marché américain (grâce à Tracor, filiale américaine de Marconi). Cependant, l’hypothèse selon laquelle BAe était « dans l’obligation » de racheter Marconi pour empêcher Lockheed-Martin d’absorber l’électronicien apparaît moins plausible. Il est vrai que l’implantation en Grande-Bretagne du producteur du F-16, concurrent direct de l’Eurofighter sur certains marchés d’exportation, aurait été pour BAe une menace inacceptable ; mais il semble que le gouvernement britannique avait déjà fait comprendre que l’offre américaine était à écarter et que Thomson-CSF était le seul candidat étranger à la reprise. BAe racheta donc Marconi pour plus de 7,7 milliards de livres. Il ne s’agissait en fait pas d’un acte de consolidation, mais plutôt d’un changement du périmètre. BAe fut vivement critiqué pour ce rachat : le gouvernement britannique aurait en effet préféré un mariage entre Marconi et Thomson-CSF pour étayer la réorientation de sa politique en matière de défense européenne, symbolisée par la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en novembre 1998. Les analystes financiers, quant à eux, critiquèrent le prix très élevé du rachat 49 et jugèrent les potentiels d’économies de cette fusion (verticale) moins importants que ceux d’une fusion (horizontale) avec Dasa. Le champion allemand, pour finir, se retrouva le « bec dans l’eau ». Le changement de cap britannique de dernière minute brusqua la direction de Dasa et empoisonna durablement les relations entre les deux parties. Les responsables de BAe sous-estimèrent sans doute l’effet psychologique de leur volte-face sur les négociateurs allemands ; ce qu’ils considérèrent comme un simple détour sur la voie d’un regroupement avec Dasa, s’avéra 49 sont fondamentaux pour BAe car ils ont représenté ces dernières années près de 20% du CA du groupe, dont 50% en matériels militaires et 50% en prestations diverses (génie civil, formation, maintenance, logistique, etc.), avec une marge élevée, estimée à 10%. Les dernières livraisons d’appareils, notamment des Tornado et Hawk, sont intervenues en 1998, mais la présence de BAE Systems reste forte dans le royaume saoudien pour des activités d’entretien et de support avec 5 500 salariés. Les analystes valorisaient Marconi en effet à 5,8 milliards £, soit 30% de moins que le prix payé par BAe. Quelques exemples illustrent le fait que BAe ait effectivement payé très cher : en avril 1998, GEC avait acheté Tracor, la filiale américaine de Marconi, pour 1,4 milliards $ et l’a revendu à BAe pour 2,5 milliards $ - soit un profit de plus d’un milliard en neuf mois. En 1994, BAe avait vendu ses activités « espace » à GEC pour 56 millions £ et les a racheté pour 300 millions £. 40 De la coopération à l ’intégration en effet être la fin de l’affaire. Ce dernier critiqua vivement le caractère vertical de la fusion qu’il jugeait contradictoire avec le projet initial. Et, surtout, il indiqua clairement que la taille du nouvel ensemble BAe-Marconi écarterait toute hypothèse d’une fusion germano-britannique 50 . Avec un CA de plus de 17,4 milliards d’euros, BAe devint en effet beaucoup plus grand que les autres entreprises européennes (Aerospatiale-Matra 11,6 milliards, Dasa 9,8 milliards d’euros) 51 . Dans un secteur aussi stratégique et, par conséquent, politiquement très sensible, ce déséquilibre ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur la suite de la restructuration : dans la mesure où ni les Français, ni les Allemands (ni, du reste, les Italiens) n’auraient accepté une fusion transnationale qui revenait de fait à l’absorption de leurs industries de pointe, il est logique que les étapes suivantes du regroupement industriel se soient faites sans « New BAe » (nom provisoire du groupe avant de choisir celui de BAE Systems fin 1999). La relance du multilatéral via le bilatéral L’échec des négociations entre BAe et Dasa supprima l’hypothèse d’un axe germano-britannique, véritable cauchemar des milieux politiques et industriels français. En même temps, la fusion avec Matra contribua à améliorer le climat entre Aerospatiale et Dasa, très perturbé depuis 1997. Dans un premier temps, le champion allemand semblait pourtant se diriger vers une alliance outre-atlantique plutôt qu’outre-Rhin. Au printemps 1999, ces tentations atlantistes étaient très réelles, d’autant plus que Dasa, en tant que filiale d’un groupe transatlantique, apparaissait particulièrement bien placé pour se marier avec un Américain. Des tractations eurent sans doute lieu mais, apparemment, Dasa ne trouva pas de prétendant approprié pour un partenariat équilibré. S’ajoutaient à cela de multiples obstacles politiques et juridiques, rendant tout engagement aux Etats-Unis très difficile. Une nouvelle opportunité se présenta, par contre, en Europe. Dans le cadre de sa politique de privatisation le gouvernement espagnol cherchait en effet à intégrer le groupe public CASA dans une alliance structurelle avec un partenaire européen. BAe, Aerospatiale-Matra et Finmeccanica étaient également en lice, mais finalement Dasa fut déclaré adjudicataire : lors du 50 51 Le Monde, 21 janvier 1999. Chiffres pro forma pour 1998, voir Air & Cosmos, 22 janvier 1999. Les champions de l’intégration 41 Salon du Bourget en juin 1999, les deux entreprises signèrent un protocole d’intention selon lequel la privatisation de CASA devrait passer par la création d’un holding détenu à 87% par Dasa et le reste par Sepi. Ce dernier, holding public contrôlant les participations industrielles de l’Etat espagnol, annonça cependant son intention de vendre ses actions sur le marché dans les trois années à venir. Etant donné la différence de taille entre les deux entreprises, cette alliance ressemblait forcément à une simple absorption de CASA. Elle était pourtant importante pour deux raisons. Pour la première fois, deux champions nationaux décidaient de mettre en commun toutes leurs activités. Ensuite, elle améliora radicalement la position de Dasa vis-à-vis de ses partenaires britanniques et français : CASA est le plus petit des six champions nationaux en Europe, mais, dans le contexte de l’époque, sa participation à Airbus et Eurofighter lui a donné un poids stratégique considérable : le nouvel ensemble Dasa-CASA aurait eu en effet une position clé dans les deux programmes (43% dans Eurofighter, 42,1% dans Airbus). Pourtant, l’accord germano-espagnol fut vite dépassé par les événements. Tout juste après le Salon du Bourget en juin 1999, Jürgen Schrempp, JeanLuc Lagardère et Dominique Strauss-Kahn entamèrent des tractations ayant pour objectif la fusion de Dasa avec Aerospatiale-Matra. Les négociations étaient ultra secrètes (nom de code « Diamond »), même les Espagnols n’étaient pas au courant. Du côté industriel français, les tractations furent menées exclusivement par les responsables de Matra, laissant les membres de l’ancienne direction d’Aerospatiale complètement à l’écart. Cette discrimination démontre que la privatisation à la française allait plus loin dans les faits que la hauteur de la participation publique l’aurait laissée penser. L’importance que le gouvernement français attribuait à l’actionnaire Lagardère montre également à quel point il souhaitait arriver à une solution avec les Allemands. La limitation du dialogue aux industriels relevant du secteur privé (ainsi que la relation amicale entre Schrempp et Lagardère) contribua considérablement au succès des négociations. L’affaire fut bouclée en moins de quatre mois : tandis que tout le monde s’attendait au mariage DasaCASA, c’est en fait le couple franco-allemand qui annonça le 14 octobre 1999 la création du premier champion transnational de l’aéronautique et de défense : EADS (European Aeronautic, Defence and Space Company). 42 De la coopération à l ’intégration Mais la restructuration ne s’arrêta pas là. Comme on l’a vu, le rapprochement franco-allemand avait brusquement relégué CASA au second plan. Aerospatiale-Matra et Dasa s’empressèrent cependant de rassurer leur partenaire espagnol en entamant immédiatement des négociations avec lui. Ces efforts furent couronnés de succès : l’accord entérinant l’intégration de CASA dans EADS fut signé le 2 décembre 1999. II.3 EADS : le premier champion européen Le poids du groupe EADS est un projet ambitieux, d’abord par sa taille. En tant qu’entité franco-allemande, le nouveau groupe aurait déjà été en troisième position mondiale de l’aéronautique et de défense avec 89 000 employés, un CA annuel de près de 20 milliards d’euros et un résultat d’exploitation d’un milliard d’euros en 1998 52 . Elargi à CASA, EADS a plus de 95 000 employés et un CA de 21 milliards d’euros. Grâce à la combinaison des participations respectives des trois groupes, EADS a un rôle central dans la plupart des programmes européens. Ces activités couvrent la totalité du secteur aéronautique et spatial : • L’aéronautique civile. Au sein d’Airbus, EADS détient 80% de la future • • 52 société intégrée AIC et les lignes d’assemblage des avions. Cette activité représente près de la moitié du CA du nouveau groupe. L’aéronautique militaire. EADS est présente dans les deux programmes militaires les plus importants en Europe. Aerospatiale-Matra apporte ses 45,76% de Dassault Aviation, alors que Dasa et CASA détiennent respectivement 30% et 13% d’Eurofighter. Ces 43% seront mis en commun avec les 19,5% d’Alenia dans EMAC (European Military Aircraft Company ou JV Co, nom provisoire), le nouveau joint venture 50/50 d’EADS et Finmeccanica qui détient ainsi avec 62,5% la majorité d’Eurofighter. L’espace. En fusionnant les participations de Dasa et d’AerospatialeMatra dans la nouvelle société Astrium, EADS devient l’actionnaire de référence de cette société avec 75% du capital. EADS devient également Les Echos, 15 octobre 1999. Les champions de l’intégration 43 • • • le principal actionnaire privé d’Arianespace avec 25,9%. Une place prééminente qui pourrait être consolidée en cas de réorganisation du capital du leader mondial du transport spatial. Les hélicoptères. Ayant déjà fusionné leurs activités respectives dans Eurocopter, la fusion des maisons mères ne change pas fondamentalement la donne dans ce secteur, mais facilite sans doute le mode de gestion du numéro un mondial des hélicoptères. De plus, l’intégration de CASA dans EADS pourrait permettre à l’Espagne de devenir partenaire de plein droit dans le programme Tigre. Missiles. Aerospatiale-Matra apporte ses 50% dans Matra BAe Dynamics (MBD), l’activité missile de l’ex- Aerospatiale et sa participation dans Euromissile. De son côté, Dasa apporte également sa participation dans Euromissile ainsi que sa filiale LFK, dont MBD détenait déjà 30%. En dehors de ces cinq principaux secteurs, les trois entreprises apportent d’autres activités ou participations : Dasa dans l’électronique de défense (valant presque 2 milliards d’euros par an) ; Aerospatiale-Matra ses activités dans les avions régionaux et Casa sa position de numéro un mondial sur le marché des avions légers de transport militaire 53 . Un équilibre difficile La structure capitalistique d’EADS est à deux étages : • Le • 53 premier étage concerne la partie française, qui sera une société contrôlée à parité par l’Etat et une structure commune entre Lagardère SCA (détenant 37%) et des investisseurs institutionnels français (13%), surtout la BNP. Au deuxième étage, le holding français, DaimlerChrysler et Sepi forment un holding de contrôle, détenant 65,57% de la société EADS proprement dite. La partie allemande et française détient à parité 30%, Sepi 5,57%. Les 34,43% restants sont cotés sur les bourses de Paris, Francfort et Madrid. Pour des raisons fiscales et faute d’un statut de société européenne, tant le holding de contrôle qu’EADS ont leur siège social aux Pays-Bas. Le Monde, 16 octobre 1999. 44 De la coopération à l ’intégration Schéma : EADS - Structure capitalistique Gouvernement français Lagardère 37% 50% Invest. instit. français Invest. priv. 13% 50% Holding français DaimlerChrysler Sepi 45.8% Bourse 34.5% 8.4% 45.8% Holding néerlandais 65.5% EADS European Aeronautic, Defense and Space NV néerlandais Pour parvenir à la parité entre Dasa et Aerospatiale-Matra, DaimlerChrysler a retiré avant la fusion 700 millions d’euros en cash. Pour ramener sa part dans EADS à parité avec les 30% de la partie française, DaimlerChrysler a ensuite sorti de Dasa les activités de MTU ainsi que 2,7 milliards d’euros, ce qui correspond à 13% d’EADS. Puis, l’augmentation de capital de 2 milliards d’euros par l’introduction en bourse a dilué DaimlerChrysler à 30%. Du côté français, 15% d’EADS appartiennent au gouvernement, 11,1% au groupe Lagardère et 3,9% aux investisseurs institutionnels. Sepi apporte ses 99% de CASA en échange de 6,25% du capital d’EADS. L’augmentation du capital dilue la participation espagnole à 5,57%, les autres actionnaires conservant leurs participations initiales par ajustement du nombre de titres qu’ils vendront sur le marché. Le capital flottant s’accroîtra à terme à 40% puisque Sepi s’est engagé à vendre ses 5,57% sur le marché. Les champions de l’intégration 45 Avec cette structure de holding en cascade, les partenaires ont transposé au niveau des groupes les principales dispositions qui ont déjà figuré dans les joint ventures. L’objectif est de bien marquer l’égalité de droit des actionnaires principaux et d’organiser la codécision pour les questions clés (fusions et aliances avec des partenaires tiers ainsi qu’investissements supérieurs à 500 millions d’euros). Etant donné le poids respectif des acteurs, l’équilibre franco-allemand est, bien entendu, au cœur de la construction. Aucun des deux partenaires ne peut s’emparer du contrôle d’EADS, puisque « le principe de l’égalité de droits entre DaimlerChrysler et le partenariat français est intangible. Si l’un des actionnaires veut vendre, il ne peut le faire que sur le marché, et ceci ne modifie pas les pouvoirs au sein d’EADS. La répartition économique et la répartition des pouvoirs des actions ont en effet été découplées. En outre, des droits de préemption existent entre actionnaires français et allemands » 54 . La structure de la direction est inspirée par le modèle d’entreprise anglosaxon : il n’existe en effet pas de conseil de surveillance à la française ou à l’allemande, mais un conseil d’administration et un comité exécutif. La présidence bicéphale du conseil d’administration va à Jean-Luc Lagardère et Manfred Bischoff, les deux étant non-executive chairmen. Cinq directeurs, deux Allemands (nommés par DaimlerChrysler), deux Français (tous deux nommés par Lagardère et le gouvernement français) et un Espagnol (nommé par Sepi), les soutiendront. Siègeront également au conseil d’administration les deux chief executive officers (CEO) d’EADS et deux outside directors. Pour empêcher que le directeur espagnol occupe au sein du conseil une position stratégique d’arbitre entre Français et Allemands, les règles de vote prévoient une majorité qualifiée de sept voix sur onze 55 . Les activités du groupe seront réparties dans cinq divisions, dont deux dirigées par un Français (Airbus, espace), deux par un Allemand (aéronautique, systèmes civils et de défense) et une par un Espagnol (avions de transport militaire). Chaque entité sera pleinement responsable de ses performances et de ses résultats. Il y aura également trois directions fonctionnelles (finances, stratégie, marketing). Les chefs de division ainsi que les directeurs fonctionnels forment le comité exécutif, présidé par les deux CEO. 54 55 Philippe Camus dans Les Echos, 18 octobre 1999. Les Echos, 3-4 décembre 1999. 46 De la coopération à l ’intégration Structure du Management Holding néerlandais – Conseil d’administration • 2 chairmen (allemand et français) • 5 Directeurs (2 DaimlerChrysler, 2 Holding français, 1 SEPI)) • 2 CEO d’EADS EADS – Conseil d’administration • 2 chairmen (allemand et français) • 5 Directeurs (2 DaimlerChrysler, 2 Holding français, 1 SEPI) • 2 CEOs d’EADS • 2 directeurs extérieurs 2 CEO’s (1 allemand, 1 français) Airbus GIE Stratégie M arketing Finance F F G AMC Dassault Airbus CEO Trans Mil F E Airbus COO Syst. Civ. & Défense Electroniq. défense A A Syst, Serv Telecom F CFO A F Ressources humaines Missiles/ LFK F ATR F Aéronaut. Milit. A Astrium F Sogerma/ EFW A Astrium A Sogerma/ EFW F Missiles MBD/AM Espace A Eurocopter A Missiles MBD/AM Programmes F Aéronaut A Eurocopter F F Astrium A A AM Lanceurs Socata F A F : Français A : Allemand E : Espagne Comité Exécutif Participations Nota : cette structure ne prend pas en compte la création d’EMAC qui aura des répercussions sur la division aéronautique Arianespace Les champions de l’intégration 47 A cette direction opérationnelle s’ajoute une structure de direction qui regroupe 22 autres responsables. L’organisation centrale sera totalement intégrée, sauf les trois fonctions « affaires politiques » (responsables des contacts avec les gouvernements nationaux), « intégration » (chargée de gérer la fusion et donc limitée dans la durée de son existence) et « ressources humaines » (qui doivent prendre en compte des règles juridiques propres à chaque pays, et assurer le dialogue avec les représentants du personnel). En cas de désaccord au niveau du management opérationnel, la question remontera au conseil d’administration du holding de contrôle, puis aux présidents des deux entreprises actionnaires, Jean-Luc Lagardère et Jürgen Schrempp 56 . Pour mettre en place EADS, les partenaires ont été obligés de faire des concessions majeures : le côté allemand a « avalé la couleuvre » (M. Bischoff) de la présence d’actionnaires publics dans le capital du groupe. Tandis que la participation de Sepi est modeste et transitoire, l’Etat français reste un actionnaire important d’EADS et son engagement n’a aucune limite de durée. En plus, les statuts du holding français lui garantissent des droits particuliers en matière d’acquisition, d’alliance stratégique et d’augmentation de capital. Il existe également un droit de contrôle sur des modifications de capital – notamment pour tout franchissement de seuil supérieur à 10% – inscrit dans les statuts d’EADS. Enfin, ces dispositions sont appuyées par une convention (de droit français et soumise à la juridiction française) qui donne à l’Etat des garanties spécifiques sur les activités liées à la dissuasion nucléaire. Selon le ministère français de la Défense, ces garanties sont les mêmes que celles données par l’action spécifique dont l’Etat a disposé dans le capital d’Aerospatiale-Matra : un droit de contrôle sur les opérations concernant la capacité de maîtrise d’œuvre, de conception et d’intégration des missiles balistiques du groupe ainsi que sur quatre filiales liées à cette activité 57 . De leur côté, les Français ont dû accepter la parité des Allemands. Psychologiquement, cela n’allait pas de soi : de nombreux responsables à Paris ont toujours considéré l’aéronautique allemande comme un allié mineur qui ne dispose pas du même savoir-faire technologique que 56 57 Air & Cosmos n. 1721, 22 octobre 1999, pp. 11-15. CILAS (lasers), SODERN (études et réalisations nucléaires), NUCLETUDES (ingénierie nucléaire) et COSYDE (conception de système de défense). 48 De la coopération à l ’intégration l’industrie française. De plus, le poids de Dasa en termes d’activité est bien inférieur à celui d’Aerospatiale-Matra : fin 1998, Dasa affichait un CA de 8,77 milliards d’Euros, tandis que les comptes (pro forma) d’AerospatialeMatra faisaient état d’un CA de 12,3 milliards d’Euros. En 1999, la proportion entre les deux CA reste la même (9,2 contre 12,9 milliards), mais Aerospatiale-Matra dépasse largement son fiancé allemand dans les commandes (15,4 milliards, soit +19%, contre 9,9 milliards, soit -29%). Ce calcul ne prend cependant pas en considération tous les aspects politiques et financiers. D’abord, il fallait ancrer Dasa au pôle aéronautique français avant que le groupe allemand ne soit séduit par d’autres partenaires, laissant l’industrie française isolée 58 . Ensuite, les CA des deux partenaires ne sont pas tout à fait comparables : en fait, Aerospatiale-Matra a consolidé proportionnellement sa quote-part (37,9%) du CA réalisé par le GIE Airbus Industries, ce que Dasa n’a pas fait 59 . Enfin, Aerospatiale-Matra n’affiche qu’une marge d’exploitation bien inférieure à celle de Dasa (4,0% contre 7,1% en 1998 et 3,7% contre 8% en 1999) 60 . Du point de vue de la rentabilité, les valorisations des deux sociétés faisaient donc ressortir un net avantage de Dasa 61 . Les Espagnols, enfin, étaient obligés de jouer un rôle relativement modeste. La répartition des responsabilités correspond pourtant à la différence de taille des trois partenaires. En tant que membre fondateur d’EADS, Sepi sera toutefois représenté au niveau du holding néerlandais ainsi qu’au sein du Conseil d’administration et au comité exécutif d’EADS. Les Espagnols obtiendront également le leadership dans le secteur des avions de transport militaires, ainsi que 10% de la charge de travail sur l’Airbus A3XX. L’Etat espagnol entre dans le capital d’EADS, mais son désengagement est programmé et il ne détient pas de droits spéciaux comparables à ceux de l’Etat français. De plus, la représentation espagnole au sein des Conseils d’administration du holding néerlandais et d’EADS lorsque Sepi aura vendu ses actions sur le marché est une question qui reste ouverte 62 . 58 59 60 61 62 Libération, 15 octobre 1999. Chaque membre d’Airbus est à la fois « actionnaire » et « sous-traitant » du GIE. Il gagne donc de l’argent à deux occasions : lorsqu’il vend à Airbus ses pièces d’avion, et lorsque le GIE vend un avion à une compagnie aérienne. La première fois, une marge de 100% lui revient, la deuxième fois, il récupère sa quote-part du bénéfice réalisé. La Tribune, 9 mars 2000. Les Echos, 18 octobre 1999. Ibid. Les champions de l’intégration 49 Les défis Pour l’avenir d’EADS, il est certainement avantageux que les partenaires se connaissent bien et soient habitués à travailler ensemble. En effet, plus de 70% de leurs activités ont déjà été organisées dans des joint ventures communs. La disparition des divergences entre maisons mères et l’intégration des activités combinées ne peuvent qu’améliorer l’efficacité économique et industrielle. Il n’empêche que les « vrais » problèmes vont commencer maintenant. L’intégration des maisons mères est en effet un défi d’une autre ampleur que la coopération par métier. Dans le domaine militaire, la rationalisation industrielle à travers les frontières restera probablement limitée du fait d’une forte complémentarité entre les trois partenaires : • dans les missiles, la rationalisation concernera avant tout la part française • • • de MBD et l’ex-division missile d’Aerospatiale. Par rapport à ces deux entités, LFK est un acteur mineur. Même s’il y a des duplications entre les trois, EADS hésitera sans doute à les supprimer chez LFK, sachant que toute réduction de l’implantation en Allemagne risquerait de réduire l’accès au marché allemand ; dans l’électronique de défense, seul Dasa dispose d’activités. Par conséquent, les synergies entre les partenaires sont quasiment nulles dans ce domaine ; dans le domaine des avions de combat, les synergies potentielles sont très importantes, mais impossibles à exploiter tant que Dassault Aviation et EMAC, le nouveau joint venture d’EADS et Finmeccanica, restent des entités distinctes ; la situation est similaire dans les avions de transport et de mission, deux domaines ou la division espagnole d’EADS et la filiale italienne d’EMAC regroupent certains types d’avion similaires. Par ailleurs, les modalités des programmes communs (missiles, hélicoptères) concernant la répartition des tâches sont déjà réglées dans des MoU intergouvernementaux qui ne seront sans doute pas modifiés. Par conséquent, la rationalisation industrielle ne pourra pleinement jouer qu’avec l’arrivée de nouveaux programmes. Les premiers domaines concernés seront sans doute les avions de transport et de mission ainsi que les missiles, deux activités ou d’importants projets (l’Airbus A400 M et le 50 De la coopération à l ’intégration Meteor) sont sur le point de démarrer. Dans les autres domaines militaires, l’avantage de la fusion semble se limiter, dans un premier temps, à la réduction des coûts administratifs et indirects et à la mise en commun du marketing. La commercialisation des systèmes à l’étranger en profitera également. Dans ce contexte, la participation simultanée d’EADS au Rafale et à l’Eurofighter est particulièrement avantageuse : elle double ses chances de l’emporter sur les marchés d’exportation et crée la base d’une standardisation de l’équipement des deux appareils pour leur modernisation. En même temps, EADS réunit le savoir-faire des deux programmes sous un seul toit et se donne ainsi un atout technologique pour le développement de l’avion de combat de la prochaine génération. Dans le domaine civil, les synergies sont beaucoup plus importantes. La création d’EADS a été en effet largement motivée par la volonté de simplifier la coopération au sein d’Airbus. La réduction du nombre de partenaires a été effectivement la condition sine qua non de l’accord sur la transformation du GIE, finalisé fin juin 2000, et sera à l’avenir la meilleure garantie pour un bon fonctionnement de la société intégrée. La création d’AIC mettra fin à une organisation qui entraîne opacité et gaspillages. Enfin, elle permet de rendre les coûts de production transparents, de centraliser les achats, et d’intégrer la conception et la production des avions. Les synergies annuelles attendues par la création d'AIC sont ainsi estimées à 350 millions d'Euros à compter de 2004 63 . En même temps, des considérations politiques empêcheront de pousser la rationalisation industrielle au sein d’Airbus à l’extrême. La répartition géographiquement équilibrée des sites est en effet indispensable pour maintenir le soutien financier et politique des gouvernements nationaux64 . Aux questions de rationalisation s’ajoutent les problèmes juridiques et sociaux, particulièrement complexes faute d’un statut de société européenne. En termes de droit des sociétés et de droit fiscal, EADS a opté pour un siège aux Pays-Bas, pratique qui n’est pas isolée en Europe. Du point de vue fiscal, c’est le choix le plus avantageux ; du point de vue politique, c’est l’alternative « neutre » au choix entre un siège en France ou en Allemagne. Restent à régler les questions sociales : l’absence de droit du travail et de 63 64 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 mai 2000; Le Monde, 24 juin 2000. La polémique concernant les lignes d'assemblage finale d’Airbus A3XX démontre bien que, même dans le civil, la répartition des charges de travail est une question très politique. Voir La Croix, 6 avril 2000. Les champions de l’intégration 51 droit social européens oblige EADS à utiliser des contrats de travail distincts pour faire face aux différentes normes sociales dans les pays concernés. Ces contraintes juridiques risquent d’empêcher EADS de d’exploiter pleinement les synergies potentielles de la fusion. « C’est un lourd dossier auquel les syndicats seront associés et qui nécessitera de trouver des compromis entre un modèle de coparticipation à l’allemande et un modèle français reposant sur un dialogue mêlant consultation et confrontation, et qui s’appliquait en l’occurrence à des entreprises où régnait une relative paix sociale » 65 . Il est en effet essentiel, face aux aspects organisationnels et réglementaires, de ne pas oublier l’importance du facteur humain pour le succès de la fusion. Paradoxalement, plus le degré d’intégration est élevé, plus la question de la différence entre cultures nationales et d’entreprises devient importante. Il est difficile de mettre sur pied une gestion commune, mais il est encore plus délicat pour des individus de nationalités et d’origines professionnelles différentes de travailler ensemble au sein d’une nouvelle organisation. Dans le cas d’EADS, la situation est particulièrement complexe, parce qu’ Aerospatiale-Matra n’a même pas eu le temps de digérer le choc des cultures subi lors de sa propre fusion66 . Il faut également tenir compte aujourd’hui des multiples spécificités culturelles françaises, allemandes et espagnoles. Face à l’ensemble de ces facteurs, il sera fascinant de suivre pour EADS la naissance d’une identité européenne de société 67 . L’entente entre Français et Allemands sera décisive. A cet égard, la participation d’un troisième membre fondateur plus petit pourra avoir l’avantage d’atténuer d’éventuels affrontements entre les deux grands 68 . Au niveau de la direction, le climat entre Français et Allemands profitera certainement de « l’entrée en force des hommes de Lagardère » 69 . Parmi les 65 66 67 68 69 Jean-Pierre Maulny et Burkard Schmitt, « De EADC à EADS : la naissance difficile d’un champion européen », dans Revue internationale et stratégique, été 2000, pp. 3547. Certains observateurs affirment pourtant que même Dasa, issue en 1990 de l’absorption de MBB par Daimler-Benz, n’a jamais développé une identité propre non plus. Voir Matthias Maier, « Kooperationsmanagement im deutsch-französischen Kontext » , dans Walter Schertler (dir.), Management von Unternehmenskooperationen, Überreuther, Munich, 1997, pp. 389-437. Voir Marie Henckel von Donnersmarck, Roland Schatz (dir.) : Fusionen gestalten und kommunizieren, Innovativ Verlag, Bonn, 1999. Le Figaro, 15 février 2000. 52 De la coopération à l ’intégration cinq Français qui accèdent au comité exécutif figurent, en effet, quatre proches de Jean-Luc Lagardère, tandis qu’un seul est issu d’Aerospatiale. Se confirme ainsi, la tendance déjà constatée au cours des négociations secrètes, à savoir la prise de contrôle des postes clés et la monopolisation du processus de décision par l’actionnaire de référence. Ce rapport de forces du côté français pourrait atténuer le choc des cultures entre un groupe privé et un ex-groupe public, même si les « Matra Boys » ont plus d’expérience de la coopération avec les Britanniques qu’avec les Allemands 70 . Du côté allemand, Dasa pourra sans doute profiter de l’expérience de la fusion Daimler-Chrysler. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la fusion des automobilistes serait un modèle adéquat pour la création d’EADS, loin de là : étant donné le désengagement important des investisseurs américains et le départ de nombreux dirigeants américains depuis la naissance du géant transatlantique, la soi-disant « fusion des égaux » entre Daimler et Chrysler ressemble en effet aujourd’hui plutôt à une OPA sur le second par le premier. Dans une industrie liée à la défense, la moindre impression qu’un développement similaire se répète serait sans doute fatale. La structure actuelle de l’actionnariat est pourtant une sauvegarde contre cette hypothèse. A ce niveau, il est probable que la « cohabitation » des actionnaires publics et privés, et plus particulièrement entre l’Etat français et DaimlerChrysler, fonctionnera sans problème majeur. Le simple fait que la fusion ait eu lieu en dépit d’une participation publique prouve que les protagonistes ont dépassé les querelles idéologiques des dernières années pour adopter une attitude assez pragmatique. Tout semble indiquer aujourd’hui que le gouvernement français est prêt à s’abstenir d’intervenir dans le management du groupe et à jouer plutôt le rôle d’un actionnaire « normal ». Les vrais « maîtres » d’EADS seront les investisseurs industriels, DaimlerChrysler et Lagardère. Il ne faut pourtant pas oublier que les dispositions du pacte d’actionnaires relatives à la stabilité de l’actionnariat cesseront de produire leurs effets en 2003, donnant aux actionnaires industriels la liberté de vendre leur participation. Si DaimlerChrysler et/ou le groupe Lagardère décidaient de se retirer du capital, la gouvernance d’entreprise d’EADS pourrait changer de fond en comble. 70 Les activités défense de Matra sont concentrées dans les joint ventures francobritanniques MMS et MBD. Les champions de l’intégration 53 II.4 Le nouveau paysage industriel en Europe Le centre : duopole BAE Systems - EADS En moins de deux ans, le paysage industriel en Europe a été complètement bouleversé. Dans l’aéronautique, il y a maintenant deux grand pôles : EADS et BAE Systems. Tandis que le premier est intégré horizontalement avec des points forts dans le civil, le second est intégré verticalement et très spécialisé dans le domaine militaire, où il dispose d’une large gamme d’activités. Grâce à l’absorption de Marconi, le groupe britannique s’est transformé de plate-formiste de l’aéronautique militaire en vrai systémier avec d’importantes capacités en électronique de défense. En même temps, l’intégration de Marconi North America a fait de BAE Systems un acteur majeur sur le marché américain. Par sa filiale BAE Systems North America, il emploie en effet plus de 18 000 personnes aux Etats-Unis. Le groupe est l’un des principaux fournisseurs du Pentagone et devrait réaliser sur le marché américain un CA supérieur à celui réalisé en Grande-Bretagne. Il vient encore de renforcer sa présence aux Etats-Unis 71 par le rachat de l’activité systèmes de contrôle de Lockheed Martin et est également candidat pour l’acquisition des systèmes électroniques et avioniques de ce dernier (Lockheed Sanders)72 . De plus, le Pentagone traite BAE Systems North America comme une entreprise américaine, ce qui représente un avantage certain lors des appels d’offre et des acquisitions sur le marché américain. Grâce à son implantation américaine, BAE Systems ne se considère plus comme une entreprise britannique mais globale. Selon le CEO John Weston, son groupe constitue « la première société américaine en Europe et la première société européenne aux Etats-Unis » 73 . BAE Systems est lié à EADS par de multiples coopérations : • Dans le secteur espace, la fusion de Matra Marconi Space (MMS) avec les activités spatiales de Dasa a donné naissance au quatrième groupe mondial avec plus de 8 000 employés et un CA annuel de 2,25 milliards d’Euros. Astrium est une société à 50/50 en termes de droits de vote mais, 71 72 73 Les Echos, 28 avril 2000. S’il était déclaré adjudicataire, BAE Systems deviendrait le plus grand groupe de défense du monde avant Lockheed. Voir Frankfurter Allgemeine Zeitung, 3 juin 2000. Discours de John Weston à la conférence du Forum Europe « La privatisation en Europe », le 19 avril 2000 au Centre français du Commerce extérieur à Paris. 54 De la coopération à l ’intégration • • • 74 75 76 au niveau du capital, la répartition est de 55% pour MMS et de 45% pour Dasa. Avec la fusion Dasa-Aerospatiale-Matra, la part d’EADS sera de 75%, celle de BAe de 25%. Après l’évaluation des valeurs respectives, Astrium accueillera Alenia Spazio du groupe Finmeccanica 74 . Dans le domaine des missiles, MBD, filiale commune 50/50 de BAe et Matra, est devenu le pôle fédérateur de l’industrie européenne. L’intégration dans MBD des activités missiles d’Alenia Marconi Systems (AMS), joint venture italo-britannique, a été communiquée au lendemain de l’annonce de la création d’EADS. Contrôlant 80% de la production en Europe, le nouveau pôle tripartite a un CA de 2,32 milliards d’euros et plus de 10 000 employés. A la fin d’une opération très complexe, BAE Systems et EADS détiendront à parité 37,5%, Finmeccanica 25% de MBD 75 . Avec la fusion entre Aerospatiale-Matra et Dasa, MBD a également vocation à absorber les 70% des activités de LFK qu’il ne contrôle pas encore. A ce moment-là, la répartition au niveau du capital de MBD changera sans doute à nouveau. Dans l’aéronautique civile, BAE Systems apporte à la nouvelle société Airbus ses activités de construction d’ailes d’avion. En échange, il détiendra 20% du capital d’AIC, correspondant à ses 20% actuels dans le GIE. Au lieu d’une soulte, il recevra des compensations financières calculées en fonction des livraisons d’Airbus A340-500/600, qui entreront en service a partir de 2002. Dans l’organisation d’AIC, BAE Systems aura deux représentants au comité d’actionnaires (cinq pour EADS) et deux au comité exécutif. Les décisions courantes seront prises à la majorité simple, certaines décisions stratégiques à l'unanimité (acquisitions et cessions d’un montant supérieur à 500 millions d'euro, approbation du plan prévisionnel à trois an et toute décision qui pourrait entraîner une dilution de BAE Systems). BAE Systems bénéficiera d'une option de vente de ses actions AIC à EADS ; ce dernier bénéficiera inversement d'une option d’achat des actions AIC détenues par BAE Systems dans le cas d'un changement de contrôle de BAE Systems 76 . Dans les avions de combat, la situation entre BAE Systems et EADS est paradoxale : d’un côté, EMAC, la filiale 50/50 de Finmeccanica et d’EADS contrôlera 62,5% d’Eurofighter – BAe (37,5%) est ainsi relégué au second rang dans son propre programme d’avions de combat. De Air & Cosmos n. 1721, 22 octobre 1999, p. 15. Les Echos, 21 octobre 1999. Les Echos, 22 juin 2000. Les champions de l’intégration 55 l’autre, l’intégration de Marconi, sous-contractant majeur pour l’Eurofighter, permet à BAE Systems d’accroître de 10% environ la valeur de sa participation et renforce encore son leadership technologique dans le programme européen. En même temps, EADS est actionnaire de 45,76% de Dassault Aviation, constructeur du Rafale, concurrent d’Eurofighter sur certains marchés d’exportation. La situation est également contradictoire pour le gouvernement français : actionnaire à 15% d’EADS, il se retrouve partie prenante au programme Eurofighter, alors qu’il est aujourd’hui l’unique client du Rafale 77 . La création d’EADS pose de nouvelles questions, certes, mais en diminuant le nombre d’acteurs au sein des projets communs, elle simplifiera sans doute la coopération avec BAE Systems. Les responsables allemands et français ont déjà annoncé leur volonté de renforcer les liens existants. Les rapports entre les deux groupes semblent stables dans les satellites, dans les missiles, et, depuis le très récent accord sur l’AIC, dans les avions civils 78 . A long terme, la situation devra être réglée dans les avions de combat : y aura-t-il un jour un seul pôle européen, réunissant BAE Systems, Saab, Dassault et EMAC ou assistera-t-on dans ce secteur plutôt à des regroupements transatlantiques (BAE Systems - Boeing, EADS - Lockheed) ? Reste également à savoir si, désormais, l’hypothèse d’une fusion globale de BAE Systems et EADS est définitivement exclue ou si elle reste valable à long terme 79 . Toujours est-il que le succès de l’un est lié à celui de l’autre ; l’activité d’EADS résulte en effet à 68% des différentes co-entreprises avec BAE Systems, qui réalise 25% de son CA en coopération avec EADS 80 . La périphérie Les autres sociétés européennes se regroupent autour des deux géants : • Dassault Aviation reste formellement indépendant, mais se trouve cependant dans « l’orbite » d’EADS. Après l’annonce de la fusion francoallemande, Serge Dassault a insisté sur sa faculté de dénoncer le pacte 77 78 79 80 Le Monde, 28 octobre 1999. Voir les Echos, 22 juin 2000. Voir les déclarations divergentes des deux PDG d’EADS, Reiner Hertrich et Philippe Camus, dans Le Monde, 25 février 2000 et Les Echos, 28 février 2000. Handelsblatt, 2/3 juin 2000. 56 De la coopération à l ’intégration • 81 82 83 d’actionnaires qui lui avait été imposé en 1998 et qui donne à Aerospatiale-Matra un droit de veto sur les décisions stratégiques de Dassault Aviation. Une clause de ce même pacte prévoit en effet que Aerospatiale-Matra doit, en cas de changement de contrôle, choisir entre la revente de ses parts ou l’abandon de ses droits privilégiés au sein de Dassault Aviation. Cette réalité, un temps contestée par AerospatialeMatra, semble désormais reconnue par ce dernier. Pour l’heure, EADS reste simple actionnaire de Dassault Aviation, tout en considérant cette participation comme l’un de ses métiers de base. Toujours est-il que EADS aura toujours la possibilité de bloquer toute décision nécessitant un accord des deux tiers des actionnaires. Pour bien distinguer les programmes Eurofighter et Rafale, la participation d’EADS dans Dassault Aviation est gérée au sein du groupe européen par le responsable de la stratégie (et non par le directeur des activités aéronautiques) 81 . Dans le futur, plusieurs scénarios sont possibles. – Dassault Industries, holding regroupant les intérêts de la famille Dassault, pourrait scinder les activités de Dassault Aviation, conserver le civil et apporter le militaire à EADS. Cette hypothèse est pourtant peu probable : Dassault Industries serait alors obligé d’exercer son droit de préemption – ce qui est politiquement délicat. De plus, une telle séparation couperait les activités civiles de Dassault de la R&D du militaire dont elles profitent jusqu’à présent. – Dassault Industries pourrait apporter ses 49,9% de Dassault Aviation à EADS et devenir en contrepartie actionnaire de ce dernier. C’est l’option préférée du gouvernement français, mais les deux protagonistes la refusent pour le moment 82 . Dans les deux cas, Dassault Aviation fusionnerait avec EMAC, diluant la participation de Finmeccanica de 50 à 35%. Finmeccanica, holding qui contrôle la plus grande partie de l’industrie de défense italienne, ne vise pas une participation directe à une grande alliance européenne. Le groupe est privatisé depuis juin 2000, mais l’Etat italien conserve 30% du capital de Finmeccanica. Le reste est détenu, pour la moitié, par des actionnaires institutionnels et des particuliers, avec une limitation des droits de vote à 3% 83 . Dans la stratégie de Finmeccanica, les fusions jouent un rôle important, mais elles restent La Tribune, 17 février 2000. Le Monde, 28 octobre 1999. Handelsblatt, 13 mai 2000. Les champions de l’intégration 57 • 84 85 limitées au niveau des métiers. Les différentes filiales du groupe sont intégrées dans des entités internationales, Finmeccanica gérant directement les participations. L’explication de cette stratégie est simple : face aux grands groupes, les alliances par secteur sont la seule possibilité pour les Italiens d’obtenir un vrai pouvoir de codécision. L’idéal est une formule 50/50 ; dans les secteurs où un tel équilibre n’est pas possible à deux, Finmeccanica a choisi d’intégrer ses divisions dans des joint ventures multilatéraux (ce qui permet au partenaire minoritaire de profiter de majorités variables). L’intégration est faite pour l’électronique de défense (AMS) et programmée pour les satellites (Astrium), les missiles (MBD), les avions militaires et régionaux (EMAC). Dans les hélicoptères, l’alliance avec le britannique GKN, annoncée il y a plus de deux ans (Agusta/Westland), n’a toujours pas été finalisée ; si ce regroupement échouait, Agusta pourrait se rapprocher (à nouveau) d’Eurocopter 84 . Restent les avions civils : lors de l’annonce de la création d’EMAC, les partenaires d’EADS ont proposé à Finmeccanica une option de prise de participation à hauteur de 5% dans le capital de la future Airbus Integrated Company, offre valable trois ans et dont le coût est estimé à 1 milliard d’euros. De plus, les Italiens sont également invités, comme partenaires à risques partagés, dans le programme A3XX jusqu’à hauteur de 10%. Ces perspectives ont probablement décidé Finmeccanica à lier Alenia Aeronautica à EADS et non à BAE Systems 85 . Saab est lié à BAE Systems par un accord de commercialisation relatif au Gripen qui a débouché ensuite sur une alliance capitalistique. Il est bien possible que la coopération entre les deux s’arrête là ; la situation semble satisfaisante pour les deux groupes puisque, au lieu de se faire concurrence sur les marchés à l’exportation, ils coordonnent leurs stratégies et viennent chacun renforcer la proposition de l’autre quand elle apparaît la mieux placée. De plus, la prise de participation de 35% de BAE Systems dans Saab laisse le contrôle de la société au groupe Wallenberg, et ce dernier semble vouloir le conserver. Comme l’a indiqué le PDG de Saab, Bengt Halse en mai 1999, les fusions en France et au Royaume-Uni avaient créé deux piliers de l’aéronautique européenne trop puissants pour que Saab puisse y trouver sa place. La création d’EADS ne peut que renforcer ce jugement. D’un autre côté, Saab vient d’absorber Air & Cosmos, 21 avril 2000, p. 11. Agusta a été déjà en négociation avec Eurocopter avant de se tourner vers Westland. Il semble que la création d’Agusta/Westland est actuellement suspendue par l’hypothèse d’un rachat de Westland par BAE Systems. Les Echos, 14-15 avril 2000. 58 De la coopération à l ’intégration • 86 87 Celsius, le numéro deux de l’industrie de défense suédoise. Ce dernier dispose des activités fort diversifiées qui s’inscriront probablement dans des joint ventures internationaux. Les sous-marins sont déjà passés sous la tutelle du chantier naval allemand HDW ; dans les missiles, le nouveau champion nordique pourrait intégrer ses activités unifiées dans MBD86 . Thomson-CSF reste le numéro un européen dans l’électronique de défense avec un CA de 7 milliards de dollars (contre 6 milliards pour BAe et 2 milliards de dollars pour EADS). Face aux grandes restructurations européennes, Thomson-CSF a développé une stratégie spécifique qui vise à la fois le développement de ses activités civiles et la diversification géographique de ses marchés de défense. L’alliance stratégique avec l’actionnaire de référence, Alcatel, permet à Thomson-CSF de jouer pleinement les synergies entre l’électronique civile et militaire (notamment dans la télécommunication). Dans le domaine de défense, Thomson-CSF poursuit une approche « multidomestique » : afin de pénétrer les marchés d’exportation, il se fond dans l’industrie locale. En 1999, l’électronicien a en effet renforcé sa position en Australie (l’achat d’ADI), au Brésil (prise de participation dans Embraer, avec Aerospatiale-Matra et Dassault), en Corée du Sud (l’acquisition de 50% du capital de la filiale d’électronique de défense de Samsung), à Singapour (l’acquisition d’Avimo), en Afrique du Sud (prise de contrôle complète de sa filiale ADS) et en Grande-Bretagne (rachat de Racal et prise de contrôle complète de Shorts). En Europe, les relations de Thomson-CSF avec EADS et BAE Systems sont complexes : l’électronicien est à la fois partenaire (dans TDA et Eurosam avec EADS, dans Thomson Marconi Sonar avec BAE), fournisseur de premier rang (Airbus, Eurocopter, Dassault) et concurrent (avec BAE Systems et EADS dans l’espace, les missiles et l’électronique de défense, et avec le seul BAE Systems dans la construction navale). Cette constellation complexe persistera sans doute, même si la coopération avec EADS pourrait se renforcer dans certains domaines 87 . Handelsblatt, 17 novembre 1999. Voir les entretiens avec Philippe Camus (Les Echos, 18 octobre 1999), Serge Tchuruck (Les Echos, 25 octobre 1999) et Denis Ranque (Le Monde, 3 février 2000). Les champions de l’intégration 59 Nouveau paysage de l’industrie aéronautique et électronique de défense Agusta Westland 50% 50% European Airsystems 50% GKN Finmeccanica 50% * 50% 25% Astrium 50% Alenia Marconi Sys 50% Dassault 75% 46% EMAC 37.5% Eurofighter 25% BAE Systems Eurocopter 62.5% 50% 100% 75% MBD Holding 50% 50% EADS 30% « New » MBD 70% LFK 26% 49% Ariane Space STN Atlas 20% 80% Airbus 32.2% 51% Rheinmetall 35% 50% 50% 41.8% CNES Thomson Marconi Sonar TDA Autres 50% SAAB 50% Racal 100% 33% 33% Eurosam 33% Thomson-CSF 100% Shorts 100% 49% 50% Com. Intern. 50% DCN Sextant 26% Alcatel Space 50% 51% SAES 50% 10% Indra Alcatel 60 De la coopération à l ’intégration Chapitre Trois LES DEFIS POLITIQUES Compte tenu du rôle prépondérant des Etats dans le domaine de l’armement, le soutien des pouvoirs publics a été un préalable à la consolidation transnationale des entreprises de défense. Les gouvernements sont intervenus d’une façon plus au moins active dans le processus industriel selon leurs moyens d’influence et leur volonté politique. Dans ce contexte, la politique flexible et pragmatique du gouvernement de gauche en France a été primordiale pour le succès de l’européanisation. D’autres, comme le gouvernement allemand par exemple, étaient favorables à la consolidation transnationale sans pour autant essayer d’influencer les choix stratégiques des industriels. Il est vrai néanmoins que, du point de vue des gouvernements, la restructuration industrielle accomplie ne représente que le début d’un travail herculéen. Tandis que l’offre s’est réorganisée sous la direction des industriels, il incombe maintenant à la politique de réformer aussi bien le cadre réglementaire du marché que le fonctionnement de la demande. Il s’agit, d’une part, de créer les conditions pour que des entreprises transnationales puissent opérer de façon rationnelle et efficace et, de l’autre, de sauvegarder les intérêts des Etats face à l’internationalisation progressive de la base industrielle et technologique de défense. L’équilibre entre les deux objectifs reste difficile à établir tant que la défense constitue le domaine par excellence de la souveraineté nationale et l’Europe de l’armement plutôt un projet qu’une réalité. Si l’intégration au niveau européen des politiques d’armement reste utopique, les structures traditionnelles de coopération en la matière, fondées sur une approche ad hoc et programme par programme, ne sont plus adaptées. Pour profiter pleinement des avantages d’une base industrielle restructurée, les Etats doivent réformer leur coopération tout au long du processus d’acquisition et redéfinir leur rôle de client, sponsor et régulateur. Le débat sur un système d’acquisition commun n’est pas nouveau. Dans certains domaines, il existe des organismes européens (Eurolongterm, 62 De la coopération à l ’intégration GEAO, OEAO, etc.), mais leur succès reste cependant modeste 88 . Il se pose aujourd’hui, en outre, une multitude de questions juridiques et politiques directement liées à l’internationalisation des industries. Les réglementations nationales en matière d’armement sont en effet particulièrement complexes en Europe et manquent d’homogénéité pour des raisons historiques et culturelles. Elles rendent le fonctionnement des sociétés transnationales très compliqué et constituent donc un obstacle majeur à l’européanisation de l’industrie. C’est dans cette perspective que les ministres de la Défense des six principaux pays européens en matière d’armement (Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Suède) ont signé, le 6 juillet 1998, une Lettre d’Intention (Letter of Intent, LoI), visant à harmoniser les réglementations existantes. Ils ont établi six groupes de travail traitant des thèmes suivants : sécurité de l’approvisionnement, procédures d’exportation, sécurité de l’information, recherche et technologie, harmonisation des besoins opérationnels, traitement des informations techniques. Ces groupes ont présenté leurs rapports en juillet 1999. Sur la base de leurs résultats, un comité exécutif a élaboré un document final. Une fois ratifié par les parlements, lorsque cette procédure est nécessaire, l’accord est censé devenir un traité international. Une analyse approfondie des négociations LoI dépasserait le cadre de cette étude. Les thèmes sont en effet fort diversifiés, et chacun d’eux est très complexe. Un bref aperçu des sujets permet pourtant de discerner la complexité des questions liées à la restructuration transnationale. III.1 Les thèmes de la LoI Sécurité de l’approvisionnement Face à l’internationalisation des entreprises de défense, la sécurité de l’approvisionnement est primordiale : pour les industries, d’une part, parce que la restructuration transnationale nécessite le transfert des produits et des 88 Pierre de Vestel, « The future of Armaments Cooperation in NATO and the WEU » , dans Kjell A. Eliassen (dir.), Foreign and Security Policy in the European Union, London/Thousand Oaks/New Dehli, 1998, pp. 197-215. Les défis politiques 63 composants ainsi que la possibilité de rationaliser la production à travers les frontières ; pour les gouvernements, de l’autre, parce que leur politique de défense dépend d’une base industrielle et technologique qui est de moins en moins nationale. La rationalité économique et le souci d’une meilleure productivité voudraient que les entreprises transnationales déterminent elles-mêmes l’organisation et la distribution interne de leur travail. La conséquence serait sans doute à terme la disparition de certaines capacités nationales et l’interdépendance des Etats concernés. Ce qui pose plusieurs problèmes. • Il • • est possible qu’un Etat considère un secteur comme stratégique et indispensable pour sa sécurité nationale. Tant qu’il s’agit d’une activité précise comme, par exemple, celles liées à la dissuasion nucléaire, des réglementations spécifiques sont concevables sans trop entraver la rationalisation interne de l’entreprise. Dans d’autres secteurs, les Etats pourraient envisager des procédures qui permettent de reconstituer une capacité nationale d’approvisionnement (par exemple licences, leader/follower arrangements). Le risque est pourtant que les Etats acceptent l’interdépendance comme principe, mais la diluent par trop d’exceptions. Les Etats ont un intérêt légitime à ce que l’européanisation de l’industrie mène à une répartition équilibrée des capacités entre les pays concernés. La question est de savoir comment définir l’équilibre. Tout pays participant à un programme donné veut qu’une partie appropriée de la valeur soit créée sur son territoire, ne serait-ce que pour des raisons d’emploi. Le danger est de revenir ainsi à une version nouvelle du fastidieux principe de « juste retour », obligeant une entreprise internationale à répartir les sites et les charges de travail selon une logique politique et non économique. La sécurité de l’approvisionnement concerne également la propriété des sociétés de défense. Les entreprises sont-elles libres de déterminer la structure de leurs actionnariats ou faudrait-il établir des restrictions au changement de contrôle ? Le capital des entreprises est-il complètement ouvert aux investisseurs étrangers ? Que faire alors en cas d’OPA hostile par un concurrent non européen ? Certains pays disposent des sauvegardes nationales contre un changement de contrôle non souhaité, mais sont-elles suffisantes pour protéger une entreprise européenne ? 64 De la coopération à l ’intégration • Dans ces conditions, ne faudrait-il pas créer au niveau de l’Union européenne un dispositif législatif comparable au système américain ? La sécurité d’approvisionnement ne préoccupe pas seulement les gouvernements, mais aussi les entreprises. Pour utiliser un composant ou un sous-système produit dans un autre pays, les firmes de défense doivent en effet être sûres de l’obtenir sans difficulté. Faute d’un marché commun d’armement, ce type de transfert oblige les entreprises en Europe à passer par des procédures d’exportation longues et non harmonisées. De plus, l’octroi d’une licence d’exportation pour un composant dépend de la destination du produit final : si ce dernier est destiné à un pays tiers, il se peut que le pays exportateur du composant refuse la livraison pour des raisons politiques. Cette hypothèse constitue pour les entreprises un facteur d’insécurité qui pèse sur la coopération. Procédures d’exportation La question des exportations est d’autant plus complexe qu’elle concerne à la fois : • les transferts de composants et de sous-systèmes dans le cadre d’une coopération internationale ; • les exportations d’un produit issu d’une coopération internationale vers des pays tiers, européens et non européens ; • les exportations d’un produit national vers des pays européens ou non européens. Même au niveau des coopérations intra-européennes, il faut distinguer les transferts selon le cadre : • programme de coopération couvert par un accord inter-gouvernemental (MoU) ; • coopération industrielle agrée par les gouvernements ; • coopération industrielle sans « chapeau » politique. Face aux différents types d’exportation et de transfert, on constate une multitude de réglementations nationales peu homogènes. « Hors de règles générales, directement liées au droit administratif des Etats, il existe toute Les défis politiques 65 une série de clauses que ces derniers incluent dans les contrats de vente d’armes. Ces clauses varient suivant les pays qui les énoncent, mais fournissent, en tout état de cause, des standards que les industriels nationaux doivent impérativement respecter pour leurs ventes à l’étranger » 89 . A l’hétérogénéité des réglementations s’ajoutent les divergences d’orientation politique en la matière. Partie intégrante de la politique étrangère, l’exportation d’armes varie dans la pratique selon les ambitions, les traditions et les intérêts (économiques et de sécurité) des Etats. La sensibilité de l’opinion publique, beaucoup plus prononcée dans certains pays européens que dans d’autres, constitue un autre facteur déterminant et porteur de divisions. L’absence de politique et de réglementations d’exportation communes pèse sur la coopération industrielle en général et le fonctionnement des sociétés transnationales en particulier. Concernant les transferts dans le cadre d’un programme commun, par exemple, les entreprises sont obligées de passer par des procédures d’exportation pour transférer un composant d’un site à l’autre. La situation est encore plus complexe pour les coopérations purement industrielles qui deviennent cependant de plus en plus importantes. Pour les systèmes issus d’une coopération internationale, l’exportation vers des pays tiers est normalement réglée par l’accord intergouvernemental chapeau, ce qui n’exclut pourtant pas que les interprétations puissent diverger. Le code de bonne conduite, adopté dans le cadre de l’Union européenne en mai 1998, est fondé sur des principes très généraux et reste non contraignant ; il n’est donc qu’un premier pas vers une politique d’exportation commune 90 . Sécurité de l’information Dans ce domaine, le défi est double : assurer que des mesures de sécurité appropriées pour la protection des informations classifiées sont en vigueur au sein d’une société transnationale de défense sans imposer des restrictions superflues à la circulation du personnel, des informations et des matériels. 89 90 Scaringella, op. cit. dans note 24, p. 68. Elisabeth Clegg et Alexandra McKenzie, « Developing a Common Approach? The EU Code of Conduct on Arms Exports », dans Bulletin of Arms Control n. 32, décembre 1998, pp. 22-28. 66 De la coopération à l ’intégration Harmoniser les réglementations de sécurité pose une multitude de questions techniques : habilitation de sécurité du personnel et des sites, accès aux informations classifiées, protection et transmission des informations, etc. Sans reconnaissance mutuelle des habilitations nationales du personnel, par exemple, un employé d’une société transnationale de défense, tout en disposant d’une habilitation de sécurité de son pays, est tenu de demander, à chaque fois qu’il visite un site de sa firme dans un autre pays, l’approbation des autorités nationales de ce dernier. De même, un ingénieur habilité dans un pays, ne peut pas adhérer à une équipe intégrée sans l’approbation explicite des autorités des autres pays participant au projet. Comme les procédures pour obtenir ces approbations sont longues et fastidieuses, le fonctionnement des sociétés transnationales devient très compliqué. Les progrès dans ce domaine sont entravés par les traditionnels réflexes nationaux, mais aussi par les arrangements de sécurité avec des partenaires extérieurs à la LoI, notamment les Etats-Unis. On estime en effet que la libre circulation de l’information entre Européens accroîtrait les réticences américaines vis-à-vis de la coopération transatlantique. Recherche et Technologie (R&T) Il est évident que la recherche de base et les études en amont constituent le fondement d’une industrie de défense compétitive. Les tentatives d’établir un système européen, notamment par la création de l’OAEO, se sont toujours heurtées à des divergences sur des questions comme l’admissibilité des projets restreints, la nature des contrats (passés ou non en concurrence) et l’application du principe de juste retour. Faute d’une instance centrale, il n’y a jusqu’à présent ni échange d’information systématique sur les programmes en R&T, ni coordination des politiques de R&T, ni définition commune des futurs besoins technologiques. Ces insuffisances provoquent de nombreuses duplications dont le coût s’avère d’autant plus élevé que les budgets européens de R&T sont relativement modestes. Les duplications en R&T aboutissent facilement à des développements parallèles de plusieurs systèmes de la même catégorie d’armes. A elle seule, la création d’entreprises transnationales n’y change rien ; pour celles qui existent aujourd’hui, la plus grande partie du financement gouvernemental en matière de recherche et développement reste réservée aux programmes Les défis politiques 67 nationaux. La seule possibilité d’éviter ce type de duplication est effectivement d’harmoniser le processus d’acquisition le plus en amont possible, à savoir dans le domaine de la recherche de base et lors de la définition des besoins. Harmonisation des besoins opérationnels L’harmonisation des besoins est essentielle pour toutes les parties : pour les industries il importe de rationaliser les méthodes de fabrication et d’améliorer ainsi leur compétitivité. Pour les gouvernements, il s’agit de combiner leur pouvoir d’achat et d’améliorer l’interopérabilité de leurs forces armées. Depuis quelques années, on assiste en effet à une multiplication des exercices dans ce domaine, au sein de l’OTAN, du GAEO et maintenant de la LoI. Le bilan de ces tentatives est cependant modeste : l’acquisition des systèmes d’armes est en effet un processus très complexe dans lequel interviennent de nombreuses instances militaires, politiques et industrielles. Il est déjà délicat de concilier les intérêts des différents acteurs dans un cadre purement national ; lorsqu’il s’agit de faire converger plusieurs processus de décision nationaux, les difficultés augmentent de façon exponentielle à chaque fois qu’un nouvel Etat rejoint le projet. Les Etats européens ont souvent des priorités différentes, ne serait-ce qu’en raison de leur orientation géostratégique. Un besoin en principe commun ne les empêche d’ailleurs pas de formuler pour un même système d’armes des spécifications différentes, en raison de doctrines militaires distinctes. Il faut également tenir compte des philosophies divergentes d’acquisition et des intérêts concurrents dans le domaine industriel qui compliquent la mise au point de projets communs. Ces problèmes sont très difficiles à surmonter sans politique de défense commune, ni instance militaire de haut niveau chargée de l’harmonisation des besoins, ni autorité compétente pour suivre la coopération tout au long du processus d’acquisition91 . 91 Voir Keith Hayward, « Vers un système européen d’acquisition des armements », Cahier de Chaillot n. 27, juin 1997, pp 4-17. 68 De la coopération à l ’intégration Traitement des informations techniques Les restrictions actuellement imposées à la communication et à l’utilisation des informations techniques risquent également de faire obstacle au fonctionnement efficace d’une société transnationale de défense. Il faudrait donc inventer des dispositions garantissant, d’une part, aux gouvernements que la création d’une entreprise transnationale n’endommagerait pas leurs droits relatifs aux informations techniques, et, de l’autre, aux industries que les gouvernements n’interviendraient pas dans le fonctionnement de l’entreprise si cela n’est pas nécessaire. Les problèmes pratiques liés la sécurité des informations techniques sont lourds de conséquences pour les entreprises qui fusionnent avec un partenaires à l’étranger. L’un des problèmes principaux dans ce domaine est la différence entre les philosophies des Etats : dans certains pays, les informations techniques appartiennent presque exclusivement au gouvernement, tandis que dans d’autres, les droits intellectuels incombent avant tout aux entreprises. Certains pays disposent d’un cadre réglementaire très strict ; dans d’autres, la déréglementation est telle que les négociations d’un contrat se font souvent au cas par cas. Face à cette diversité, il est très difficile d’inventer une cadre réglementaire commun ou d’harmoniser les réglementations nationales. III.2 Quid de la LoI ? Bilan provisoire Les travaux de la LoI donneront naissance à un traité international, couvrant les six thèmes évoqués. L’entrée en vigueur de ce traité dans deux pays suffit pour qu’ils puissent commencer à en appliquer les dispositions. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre tous les partenaires, ce qui permet d’éviter des délais aussi frustrants que pour la ratification de la convention de l’OCCAR. Il s’agit d’un accord cadre qui sera précisé, le cas échéant, par des MoU spécifiques. Le bilan provisoire est plutôt mitigé dans la mesure où l’accord se limite souvent à des déclarations d’intention (best efforts). Vu la complexité et le caractère très délicat de certains thèmes, cela n’est guère surprenant. De plus, le calendrier des négociations était très ambitieux. Même avec des groupes de travail limités aux pays producteurs (dont les Les défis politiques 69 intérêts sont relativement homogènes), il aurait été exagérément optimiste de s’attendre à ce qu’ils résolvent en douze mois des problèmes qui existent parfois depuis des années, voire des décennies. En général, les résultats obtenus sont concrets au niveau technique et demeurent généraux dans les domaines politiques. • Concernant la sécurité de l’information et le traitement des informations • • techniques, l’accord prévoit quelques avancées très précises. Par exemple, les habilitations données par un pays seront désormais, sur un programme donné, reconnues ipso facto par le ou les autres pays participant au programme. De même, des certificats personnels permettront à un agent de transporter des documents classifiés d’un pays à l’autre de façon permanente (auparavant, une autorisation était nécessaire pour chaque transport). En général, les clauses du traité concernant ces domaines sont si détaillées qu’il ne sera probablement pas nécessaire de les préciser par des MoU. Cependant, l’adaptation des réglementations existantes prendra encore du temps et de l’énergie. S’agissant de la sécurité de l’approvisionnement, les Etats de la LoI se sont entendus sur plusieurs orientations générales, tout en posant certaines conditions : les six pays acceptent que la restructuration industrielle aboutisse à l’interdépendance, mais insistent sur la possibilité de reconstituer une capacité d’approvisionnement dans certains cas très exceptionnels où la sécurité nationale l’exige. Ils s’accordent à reconnaître que les sociétés transnationales sont libres dans la redistribution de leurs activités, mais se réservent la possibilité de maintenir sur leurs territoires respectifs certaines compétences stratégiques. Les Six se proposent de simplifier et d’harmoniser les régulations nationales et de ne pas entraver la livraison de systèmes d’armes d’un pays LoI à l’autre, sans pourtant arriver à une réglementation commune. Chaque signataire s’engage également à faciliter, en cas de crise, l’approvisionnement de l’autre, si nécessaire à partir de ses propres stocks. L’accord ne contient cependant pas d’engagement clair de s’approvisionner mutuellement sans restriction. En ce qui concerne la prise de contrôle d’une société par des investisseurs étrangers, les pays LoI tiennent seulement à ce que les Etats soient informés à temps de tout changement de contrôle. Pour les exportations et les transferts, les prévisions sont plus concrètes : pour chaque programme commun couvert par un MoU, les entreprises 70 De la coopération à l ’intégration • • 92 pourront recourir à une licence globale, autorisant ponctuellement l’ensemble des transferts de composants et de sous-ensembles nécessaires à la réalisation du projet. Les mêmes procédures pourront être appliquées, à la demande des entreprises concernées, pour une coopération industrielle agrée par les gouvernements. Concernant les coopérations industrielles sans chapeau politique, les Etats s’engagent à simplifier les procédures de transfert. Pour l’exportation d’un système issu d’une coopération, les participants doivent s’accorder à l’unanimité sur une liste de pays destinataires. A la demande de l’un des partenaires, un destinataire sera éliminé de la liste, si un processus de consultation n’aboutit pas à un consensus parmi les participants. Dans le domaine de l’harmonisation des besoins, le traité esquisse plutôt un programme des travaux à venir. Les six partenaires se proposent d’inventer une méthodologie qui permette d’améliorer leur coopération à travers l’ensemble des instances concernées. L’objectif est d’arriver à un concept militaire commun, un système de planification harmonisé, un profil commun des investissements futurs et des spécifications militaires communes. Dans cette perspective, les pays LoI envisagent un certain nombre de mesures qui devraient mener à terme à un plan directeur commun des besoins opérationnels. Ils s’engagent également à organiser des consultations pour harmoniser leur gestion de programmes et leurs procédures d’acquisition. Les méthodes, moyens et structures nécessaires à la réalisation de ce programme seront élaborés dans un instrument international spécifique. Concernant la R&T, on constate un vrai consensus parmi les six sur les points délicats comme l’application d’un juste retour globalisé ou l’admissibilité des projets restreints 92 . Ils s’engagent à s’informer mutuellement de leurs politiques, stratégies et programmes en la matière et de coordonner leurs relations avec des entreprises transnationales. De plus, ils se proposent de charger, le cas échéant, une organisation commune de la passation des contrats et de la gestion des programmes de Dans son interprétation classique, le juste retour industriel est calculé chaque année programme par programme. Un juste retour globalisé cherche, par contre, un équilibre multi-programmes et pluriannuel. Cette deuxième approche, choisie par l’OCCAR, offre davantage de flexibilité pour la gestion des projets et permet de répartir les travaux selon des critères plus économiques et technologiques que politiques. L’admissibilité des projets restreints est, quant à elle, une innovation par rapport à l’OAEO, qui exige que les projets de recherche réalisés sous son égide soient ouverts à tous les membres du GEAO (voir note suivante). Les défis politiques 71 R&T. Cette agence sera, par conséquent, dotée de la personnalité juridique et des moyens de gérer des fonds propres. Les détails seront à nouveau fixés dans les instruments internationaux appropriés. Le traité représente sans doute un pas important dans la bonne direction. Les protagonistes s’accordent à reconnaître qu’il ne s’agit que d’un début dont le grand mérite est de clarifier et de préciser les vrais problèmes réglementaires. Toujours est-il que la plupart des thèmes exigent un effort de longue haleine. Les six pays en tiennent compte en continuant leurs travaux, ne serait-ce que pour élaborer les MoU qui précisent l’accord. La coopération est à nouveau coordonnée par un comité exécutif, soutenu, le cas échéant, par des sous-comités. L’avenir L’exercice de la LoI ne peut réussir qu’avec une forte volonté politique. Dans ce contexte, deux problèmes se posent : tout d’abord la conjonction politique est plutôt défavorable aux questions d’armement. Dans le domaine de la défense européenne, la mise en place de nouvelles structures de décision et la réalisation du Headline Goal défini à Helsinki absorberont probablement dans les années à venir l’attention des gouvernements. D’éventuels progrès dans ces domaines auront sans doute un effet positif sur la coopération en matière d’armement ; à court terme, celle-ci risque pourtant d’être reléguée au second plan. Ensuite, la plupart des thèmes concernés sont de nature très technique. Par conséquent, les fonctionnaires spécialistes du dossier sont les vrais « maîtres » de toute réforme, non les décideurs politiques. Dans ces circonstances, le risque est de voir les principes définis par les politiques rester lettre morte, l’application concrète se heurtant à l’inertie bureaucratique. Il y a pourtant des raisons d’être plus optimiste aujourd’hui que par le passé, ne serait-ce qu’à cause de la dynamique créée en matière de défense européenne depuis Saint-Malo et Cologne. Par exemple, les tentatives d’harmoniser les besoins pourraient profiter de l’expérience du Kosovo, qui a sensibilisé la classe politique à cette question. De plus, les tâches de Petersberg pourraient constituer un cadre opérationnel suffisamment cohérent pour déduire en commun les besoins en capacités et les caractéristiques de l’équipement correspondants. La création d’une force 72 De la coopération à l ’intégration d’intervention européenne renforcera encore la nécessité de standardiser l’équipement des forces armées nationales. Enfin et surtout, le nouveau comité militaire de l’UE est une instance susceptible d’encourager l’harmonisation des besoins. D’un autre côté, force est de constater que de nombreux programmes nouveaux sont aujourd’hui en cours. Dans les domaines concernés, il faudra probablement attendre plusieurs années avant que l’occasion se présente de faire mieux que par le passé. Dans le domaine de l’exportation, l’accord de la LoI représente un réel progrès pour ce qui est des transferts. Par contre, l’efficacité de la clause sur l’exportation d’un système produit en coopération à un pays tiers dépendra de la façon dont les listes de pays destinataires seront gérées : quel sera, par exemple, le rôle de l’industrie dans l’établissement de ces listes « blanches » ? Tous les pays participants auront-ils le même droit de codécision sur l’établissement et la modification de la liste, même si leur participation est minimale ? A quel stade du programme veut-on établir la liste, sachant que, dans certains cas, la question de l’exportation ne se pose que quinze ou vingt ans après le lancement du projet ? Cependant, quels que soient les détails de la réglementation finale, le vrai problème restera de nature politique : tant que le consensus européen ne porte que sur les principes généraux mais non sur l’interprétation de ceux-ci, le mécanisme prévu n’empêchera sans doute pas les désaccords traditionnels de réapparaître dans des cas concrets. Concernant la R&T, l’accord de la LoI reste vague sur la politique à mener face aux sociétés transnationales. Ces aspects sont pourtant traités dans un code de conduite spécifique qui vise à une approche commune des gouvernements vis-à-vis de ces entreprises et à une meilleure coordination des programmes de R&T. Ces prévisions sont utiles, certes, mais elles ne prennent guère en considération la façon dont les projets de recherche sont gérés au sein des entreprises. Ces dernières devraient en effet être capables de travailler en équipe intégrée transnationale et de partager les résultats de la R&T quelle que soit l’origine de la demande et du financement. En général, les principes du traité LoI en matière de R&T apparaissent ambitieux, mais il reste à voir s’ils sont acceptables pour tous les autres membres du GEAO. Le GEAO élabore actuellement un nouveau MoU Les défis politiques 73 intitulé EUROPA, qui vise à assouplir le système EUCLID 93 ; si EUROPA n’est pas compatible avec les principes LoI, les Six n’hésiteront certainement pas à conclure un autre MoU. Indépendamment de cette décision, il y a de fortes chances pour que l’OCCAR soit également chargé de la R&T dans un proche avenir, diminuant encore plus l’importance de l’OAEO comme agence contractuelle. Ces questions institutionnelles sont liées à l’exclusivité du processus. L’adhésion au traité LoI est possible après son entrée en vigueur dans les six pays et à condition que ces derniers l’approuvent à l’unanimité. La question d’une ouverture à d’autres pays européens est posée, mais tout semble indiquer aujourd’hui que les pays LoI sont décidés à continuer leurs travaux dans un cadre restreint, préférant l’approfondissement à l’élargissement 94 . Etant donné qu’ils représentent plus de 90% de la production d’armement en Europe, cette préférence est compréhensible pour parvenir à un niveau suffisant d’efficacité 95 . La question de l’exclusivité ne se pose pas seulement pour la LoI, mais de façon plus générale pour la coopération en matière d’armement. Le problème est de trouver un arrangement satisfaisant à la fois pour les pays producteurs et pour les pays qui n’ont pas ou peu de capacités industrielles. Il y a deux raisons pour ne pas laisser ces derniers de côté : d’abord, les pays non-LoI dans leur ensemble représentent un marché non négligeable ; les impliquer dans la construction d’une Europe de l’armement pourrait les inciter à acheter plus souvent des systèmes européens. Le second argument 93 94 95 EUCLID est le programme R&T de l’OAEO. Jusqu’à présent, son succès reste très limité dans la mesure où pour les grands pays et les grands groupes, les éléments clés d’EUCLID sont peu attractifs. Le droit absolu de chaque pays de s’associer à un projet donné, la répartition des coûts à parts égales et les dispositions en matière de propriété intellectuelle constituent des freins qui diminuent de leur point de vue l’intérêt du programme. Pour plus de détails voir Assemblée de l’UEO, « La coopération en matière d’armement dans la construction future de l’Europe de défense – Réponse au rapport annuel du Conseil », Rapport présenté au nom de la Commission technique et aérospatiale par M. O’Hara, 10 novembre 1999, Doc. 1671, p. 13. Le seuil d’entrée est en effet assez élevé et discriminatoire : les autres membres de l’UE peuvent postuler pour leur adhésion. Dans ce cas, les Six doivent examiner la candidature et se prononcer ensuite à l’unanimité. Pour les pays européens non membres de l’UE, les Six sont seuls habilités à prendre l’initiative. Ils peuvent décider à l’unanimité d’inviter le pays concerné à adhérer au traité. Grâce à leur statut politique et au poids de leur industrie de défense, les Pays-Bas sont le candidat le mieux placé pour adhérer au processus LoI, ainsi qu’à l’OCCAR. 74 De la coopération à l ’intégration est politique : comme l’armement fait partie de l’Europe de défense, il vaudrait mieux ne pas créer de nouvelles divisions parmi les Européens. Reste à savoir comment et dans quels domaines impliquer les pays non LoI. Bien qu’il soit trop tôt pour dire à quoi ressemblera l’architecture finale, l’émergence d’une Europe de l’armement à deux niveaux semble probable : l’OCCAR et la LoI montrent en fait que la gestion des programmes et la réglementation gouvernant la coopération peuvent être développées indépendamment l’une de l’autre. Cette expérience pourrait se transférer au niveau européen et à d’autres domaines : tous les pays européens étant des clients, il serait sans doute rationnel qu’ils définissent des règles communes pour le marché d’armement ; mais comme le développement et la fabrication de systèmes d’armes n’impliquent qu’un nombre limité de pays producteurs, pourquoi ne pas organiser leur coopération dans un cadre restreint ? Dans ces conditions, l’OCCAR pourrait s’occuper de la R&T et de la gestion des programmes en coopération, laissant l’acquisition et – pourquoi pas ? – la maintenance à une Agence européenne englobant tous les membres du GEAO 96 . III.3 L’industrie – moteur de l’intégration ? Les effets structurants sur la coopération intergouvernementale La principale distinction se trouve entre les pays acheteurs et les pays producteurs, mais les difficultés rencontrées dans les négociations LoI démontrent que ces derniers forment un groupement très hétérogène. L’internationalisation les concerne également à des degrés différents : après la création d’EADS, trois des six pays de la LoI voient en effet une grande partie de leur industrie de pointe englobée dans un seul champion européen. Par conséquent, l’Allemagne, la France et – dans une moindre mesure – l’Espagne devraient être encore plus tentées que les autres à faire avancer 96 Le cadre restreint de l’OCCAR n’empêche pas d’autres pays de participer sur une base ad hoc : l’Airbus A400 M, par exemple, sera géré par l’OCCAR, même si trois des sept pays participant au programme (Belgique, Espagne, Turquie) ne sont pas membres de l’organisation. Les défis politiques 75 leur coopération. Ces pays pourraient ainsi jouer le rôle d’un moteur dans le processus de la LoI 97 . L’effet d’EADS sur la coopération des gouvernements varie certainement selon les domaines, tout comme les différents thèmes de la LoI n’ont pas la même importance pour EADS. Dans le domaine de la sécurité d’approvisionnement, la disparition des capacités nationales n’est pas une question à court terme pour EADS. Comme on l’a vu, ce dernier ne pourra pas purement et simplement supprimer tous les doubles emplois : pour des raisons politiques – il faut maintenir l’implantation locale pour ne pas perdre le marché ni le soutien des gouvernements nationaux – et pour des raisons contractuelles – les modalités des programmes actuels sont déjà fixées par des MoU. La question se posera, par contre, lors du lancement de nouveaux programmes quand les charges de travail seront de nouveau à répartir. Mais, même à ce moment-là, la répartition des tâches correspondra sans doute à la contribution financière des Etats. Les gouvernements concernés devraient, par contre, réfléchir à temps au contrôle futur du groupe. Cet aspect, guère évoqué dans l’accord LoI, pourrait devenir actuel à partir de 2003 quand DaimlerChrysler et Lagardère seront libres de vendre leurs participation à EADS. Bien que cette hypothèse apparaisse purement théorique aujourd’hui, il vaudrait mieux ne pas prôner un complet laisser-faire politique. Si les actionnaires industriels d’aujourd’hui se désengagent vraiment, serait-il souhaitable pour une activité aussi cyclique que l’aéronautique de trouver d’autres actionnaires de bloc, capables d’atténuer la pression des investisseurs financiers ? L’Etat français pourrait-il jouer ce rôle seul face à un actionnariat dispersé ? Est-il nécessaire d’établir un dispositif juridique qui garantisse le caractère européen du groupe ? Dans l’affirmative, comment faire ? Pourrait-on inscrire dans les statuts d’EADS le fait que la majorité des actionnaires (et/ou des directeurs) sont de nationalité européenne ? Quelle serait la réaction des marchés financiers à un tel règlement ? Le gouvernement français restera-t-il le seul actionnaire à détenir des droits spéciaux au sein d’EADS, et ceux-ci couvrent-ils seulement les capacités situées en France ? Si l’on établissait un système de sauvegarde contre un changement de contrôle, quelle instance l’appliquerait ? Ces questions sont d’autant plus 97 Malgré l’intégration de CASA dans EADS, l’Espagne est moins concernée dans la mesure où elle achète plus souvent sur étagère que l’Allemagne et surtout la France. 76 De la coopération à l ’intégration difficiles à trancher que les Etats concernés ont traditionnellement des perceptions différentes en la matière 98 . Les gouvernements devraient également aborder assez vite les questions d’harmonisation des besoins et de la R&T militaire. S’il est vrai que les possibilités de rationaliser les programmes en cours sont limitées, il faut pourtant s’engager aujourd’hui pour que l’organisation des futurs programmes soit la plus rationnelle possible. Dans cette perspective, les gouvernements devraient harmoniser le plus tôt possible leurs études en amont et créer des fonds communs en R&T. Face au nouvel outil industriel commun, pourquoi ne pas mettre en place une structure vraiment intégrée, chargée de la préparation commune du futur et gérant l’ensemble des financements nationaux dans ce domaine ? On devrait également renforcer la structure « 3+3 » que la France et l’Allemagne ont établie en 1999 : dans ce cadre, les directeurs nationaux d’armement, les chefs d’états-majors, le secrétaire d’Etat allemand compétent ainsi que le directeur de la DCI-DGA français se réunissent quatre fois par an pour vérifier leurs planification à long terme. Face à la nature trilatérale d’EADS, il apparaît utile d’inventer un exercice similaire pour la coopération avec l’Espagne. Pour impliquer le plus en amont possible les industries, on pourrait également renforcer et internationaliser le dialogue structuré que la DGA a établi avec l’industrie française dans le cadre du « Partenariat stratégique ». La création d’EADS devrait également donner l’occasion de pousser le développement des structures d’acquisition communes. L’OCCAR existe, certes, mais ni l’Espagne ni la Suède n’y participent et, faute de personnalité juridique, elle n’a pas encore eu jusqu’à présent la chance de prouver son efficacité. De plus, son champ d’action reste limité à la gestion de programmes et ni l’harmonisation des besoins ni la définition des caractéristiques techniques (ni le soutien en service) ne sont couvertes. La nécessité de repenser l’ensemble des procédures d’acquisition est d’autant plus urgente que les pays européens ont lancé des réformes de leur agences nationales, incluant des mesures pour rendre la coopération avec l’industrie à la fois plus étroite et plus flexible. Si les Etats renforcent, indépendamment les uns des autres, leur rapport avec les industries sans mettre en place des agences communes gouvernées par le même principe, 98 Voir Alain Hagelauer, « Peut-on considérer la maîtrise du capital comme un enjeu de souveraineté? », dans op.cit. dans note 42, pp. 61-70. Les défis politiques 77 l’internationalisation de l’industrie risque même de compliquer l’articulation de l’offre et la demande en Europe 99 . L’autre question à clarifier est celle des exportations : le système de la licence globale facilitera sans doute les transferts entre les différents sites d’EADS. Reste à savoir dans quelle mesure le groupe pourra élargir cette possibilité aux coopérations politiquement non « chapeautées ». Concernant les exportations à un pays tiers, les systèmes aéronautiques fabriqués en coopération franco-allemande sont théoriquement couverts par l’accord Schmidt-Debré de 1972. Selon ce dernier, les gouvernements sont tenus de s’informer avant d’attribuer une licence d’exportation et de se consulter en cas de désaccord. Cependant, l’essence même du Schmidt-Debré réside dans un accord tacite qui permet au pays détenteur du contrat d’exportation de prendre la décision finale. Face aux réticences du gouvernement allemand par rapport aux exportations d’armes, il est important de refonder le consensus sur l’interprétation de cet accord. Sans politique commune, l’Allemagne risque en effet de voir transférer progressivement l’ensemble des activités liées à l’exportation militaire vers la France, traditionnellement moins restrictive dans ce domaine. Cette dernière hypothèse touche à un problème qui dépasse le cadre de la LoI : en effet, il n’existe ni statut d’entreprise européenne, ni droit fiscal, ni droit social, ni droit du travail unifiés en Europe. Les politiques nationales de soutien à l’industrie divergent également. Ce manque d’harmonisation présente des désavantages aussi bien pour les sociétés que pour les pays : les premiers sont obligés de mettre en place des structures juridiques très complexes et d’assumer des coûts administratifs supplémentaires. L’expérience d’Eurocopter démontre que des solutions bi- et trilatérales sont possibles dans certains domaines comme, par exemple, les droits sociaux des salariés 100 . Cependant, la fragmentation interne des sociétés persistera tant qu’il n’y aura pas de solutions européennes. Les gouvernements risquent, quant à eux, de se lancer dans une compétition visant à attirer des charges de travail optimales pour « leurs » sites grâce à des avantages fiscaux, sociaux, etc. A long terme, une telle course aux investissements ne servira ni les salariés ni les pays concernés. 99 100 Voir Jordi Molas-Gallart, « Defence Procurement Reform, Systems Engineering and International Markets », op. cit. dans note 21, pp. 83-99. Pour une analyse détaillée d’Eurocopter voir op.cit. dans note 21, pp. 58-67. 78 De la coopération à l ’intégration Ces questions concernent l’approfondissement du marché commun en général, sujet bien trop vaste et important pour que la création d’EADS puisse, à elle seule, vraiment l’influencer. Dans certaines domaines liés à la défense (harmonisation des besoins, R&T et exportations), par contre, la naissance du champion européen pourrait avoir des effets structurants, poussant les Etats concernés vers une coopération plus intégrée. Par les multiples joint ventures qui lient EADS aux autres entreprises européennes, cette coopération pourrait impliquer progressivement l’ensemble des pays LoI. Si cette hypothèse devenait réalité, l’Europe de l’armement se construirait plutôt de bas en haut sous l’impulsion de l’industrie. Les effets sur la concurrence Un phénomène similaire existe pour la création d’un marché européen d’équipements de défense. Jusqu’à présent, les tentatives du GAEO et, plus récemment, celles de la Commission européenne, d’ouvrir les marchés nationaux par une réglementation commune se sont soldées par un échec. En même temps, la multiplication des coopérations dans les domaines de pointe (avions, missiles, etc.) a déjà provoqué l’ouverture partielle des marchés nationaux des pays producteurs 101 : le marché domestique d’un programme en coopération n’est en effet plus national, mais englobe tous les pays participants. « Ce marché européen est, certes, limité (aux systèmes d’armes complexes), [souvent] exclusif (aux pays de la LoI) et variable (selon les groupes des pays qui travaillent ensemble sur le programme respectif). Il n’empêche qu’il est économiquement très important (englobant les systèmes les plus chers et les plus grands pays producteurs) et que sa part dans l’ensemble des acquisitions européennes continuera sans doute à augmenter (grâce à la signification accrue des systèmes sophistiqués et la généralisation de la coopération internationale) » 102 . Les acquisitions et les fusions à travers les frontières renforcent ce développement d’un marché commun. « En devenant transnationales, les entreprises « fusionnent » elles-mêmes 101 102 Il faut noter que les pays européens non membres de la LoI achètent leurs équipements de pointe normalement sur étagère. Par conséquent, la plupart des marchés européens sont de facto déjà ouverts et compétitifs pour de nombreux systèmes d’armes. Sandra Mezzadri, « L’ouverture des marchés de la défense : enjeux et modalités », Publications occasionnelles, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, février 2000, p. 33. Les défis politiques 79 leurs marchés domestiques et créent ainsi un nouveau marché également transnational » 103 . Suite aux regroupements industriels, la création d’un marché européen des équipements de défense reste d’actualité, mais ses conséquences doivent être nuancées. Il est généralement reconnu aujourd’hui que l’imposition d’un marché commun de défense par la simple suppression de l’article 296 serait très difficile, voire impossible. D’où la proposition de la Commission européenne de diviser le secteur de la défense en trois catégories et de ne pas appliquer les règles d’ouverture aux systèmes « hautement sensibles » 104 qui incluraient – en dehors du nucléaire – certainement les systèmes d’armes complexes. L’exclusion de cette dernière catégorie se justifie pour deux raisons : premièrement, les ministères de la défense choisissent les grands systèmes d’armes selon une multitude de critères très spécifiques qui excluent de facto un contrôle effectif de l’objectivité de la décision d’achat par une tierce partie 105 . Deuxièmement, la création d’un marché européen de défense ne changera pas la situation concurrentielle pour les systèmes complexes dans la mesure où la consolidation transnationale a déjà largement limité le nombre de producteurs. Dans ces secteurs, l’importance d’un marché commun est surtout de faciliter les transferts intracommunautaires, mais aussi de concentrer le pouvoir d’achat des gouvernements et de standardiser l’équipement des forces armées par des acquisitions communes. En conséquence, les tentatives de créer un marché commun devraient mettre l’accent d’une part, sur une abrogation de l’article 296 limitée aux systèmes non sensibles et, de l’autre, sur la mise en place d’un système d’acquisition commun et sur le développement de l’accord LoI pour les systèmes sensibles. Pour la plupart des systèmes d’armes sophistiqués, le problème de la concurrence se pose alors indépendamment de la création d’un marché 103 104 105 Ibid. Les trois catégories proposées par la Commission sont : a) produits destinés aux forces armées mais pas à usage militaire ; b) produits destinés aux forces armées et à usage militaire mais ne constituant pas des équipements « hautement sensibles » ; c) équipements hautement sensibles. Voir Anne Riegert, « Quelles seront les incidences en matière d’exportation de la constitution de groupes transnationaux de défense au niveau européen ? », op.cit. dans note 42, pp. 97-107. Voir Pierre De Vestel, « Les marchés et les industries de défense en Europe : l’heure des politiques ? », Cahier de Chaillot n. 21, novembre 1995, p. 47. 80 De la coopération à l ’intégration commun. La consolidation transnationale de l’industrie aboutira, certes, à des monopoles européens, mais les effets négatifs de ceux-ci doivent pourtant être nuancés dans la mesure où la concurrence dans les secteurs concernés joue de plus en plus au niveau mondial. Les pays sans industrie propre, européens ou non, pourront donc toujours choisir au moins entre un système européen et un système américain. La situation est plus complexe pour les pays producteurs. La concurrence dans les secteurs de pointe était déjà limitée avant la récente vague de restructuration et très peu d’Etats producteurs étaient prêts à faire appel à un concurrent étranger tant que leur propre industrie pouvait développer le même système. De plus, la plupart des systèmes complexes ont déjà été produits en coopération par les champions nationaux. Dans ces cas, une fusion, fût-elle globale ou sectorielle, ne change pas la situation concurrentielle, mais améliore leur compétitivité face à la concurrence américaine. Si l’on regarde les trois principaux marchés européens, on constate que certaines zones de concurrence persistent dans le nouveau paysage industriel. En Allemagne, il reste des acteurs de deuxième rang qui peuvent concurrencer EADS dans des segments spécifiques de missiles (BGT) et d’électronique de défense (STN-Atlas) 106 . En France, Thomson-CSF est en concurrence avec les joint ventures de BAE Systems et EADS dans les missiles et les satellites. Par ses filiales Racal et Shorts, Thomson-CSF est également implanté en Grande-Bretagne où il peut rivaliser avec BAE Systems dans l’électronique de défense et certains types de missiles. Il est vrai cependant que, dans la plupart des domaines de pointe, le nombre de systémiers européens capables de développer des armes complexes est aujourd’hui fortement réduit. Pour les pays producteurs, la seule possibilité d’introduire un peu de concurrence reste l’ouverture aux fournisseurs non européens, et notamment américains. L’appel d’offre britannique pour le BVRAAM a démontré que cette hypothèse peut considérablement renforcer la position du client face à un monopole européen107 . Dans les domaines 106 107 Il faut pourtant noter que BAE Systems détient 49% de STN-Atlas (51% Rheinmetall) et MBD 20% de BGT (80% Diehl). L’offre concurrentielle de l’Américain Raytheon a en effet aidé le gouvernement britannique à obtenir des conditions plus favorables de la part du consortium européen proposant le missile Meteor. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que Londres a Les défis politiques 81 touchés par la récente consolidation, il est fort probable que les autres pays producteurs poursuivront à l’avenir une politique d’acquisition similaire pour éviter les effets potentiellement négatifs des situations monopolistiques. En particulier pour la France, qui a traditionnellement mené une politique d’autonomie nationale, cette ouverture constituerait un changement radical. L’ouverture des marchés aux firmes américaines sera sans doute facilitée par la persistance d’un minimum de concurrence intra-européenne qui permettra, par exemple, à un Américain de s’allier à Thomson-CSF ou à un acteur de deuxième rang comme BGT pour l’emporter lors d’un appel d’offre européen face à BAE Systems et/ou EADS. Si une telle alliance se fait entre un maître d’œuvre américain et un Européen de deuxième niveau, elle offrira probablement une version (plus ou moins) modifiée d’un produit américain. L’autre possibilité serait d’acheter tout simplement un système sur étagère aux Etats-Unis au lieu d’un développement propre. Face aux contraintes budgétaires, cette option « bon marché » deviendra sans doute de plus en plus séduisante pour les pays européens. Il reste à la politique de trancher dans quel domaine l’Europe devra assumer les investissements nécessaires afin de garder son autonomie technologique et stratégique. choisi le Meteor entre autres pour briser le monopole mondial de Raytheon dans les missiles air-air-longue-portée. Exemple révélateur de la concurrence mondiale qui règne aujourd’hui dans les secteurs de pointe. 82 De la coopération à l ’intégration Conclusion Au cours des deux dernières années, l’absorption de Marconi par BAe, la création d’EADS et plusieurs rapprochements par métier ont créé la base d’une industrie européenne compétitive. Les restructurations n’ont pas suivi le parcours prévu, mais le résultat final démontre que certaines des idées sous-tendant EADC étaient valables et justes : • du • • point de vue technologique, les joint ventures européens sont compétitifs, mais leur organisation et leurs structures sont souvent loin d’être optimales. Pour les rendre économiquement plus efficace, il fallait simplifier le jeu d’alliances et faire converger les intérêts stratégiques des maisons mères ; la plupart des champions nationaux n’avaient pas la taille critique pour faire face à la concurrence américaine. Ils devaient fusionner pour mettre en commun les fonds de R&D, compléter les périmètres et élargir les marchés ; le lien entre les secteurs civil et militaire est vital pour l’industrie aéronautique. D’où la nécessité de combiner le militaire et le civil et de créer un lien fort entre les maisons mères et leurs filiales. Le concept d’EADC a cependant subi des modifications substantielles car une solution concertée englobant dès le début plusieurs champions nationaux n’était pas réaliste. La seule possibilité de faire des progrès était d’avancer par des négociations à deux. De plus, le projet d’une seule grande entreprise a été remplacé dans la réalité par un « duopole élargi » ou – si l’on prend en considération l’électronique de défense – un « triple pole élargi ». Il ne s’agit pourtant pas d’un « pis-aller » : à condition que les critères d’efficacité et de compétitivité économique et technologique soient respectés, une certaine multiplicité au niveau industriel correspond probablement mieux à la pluralité politique de l’Europe. Elle laisse un minimum de concurrence intra-européenne lors des appels d’offres militaires et aide à éviter l’impression d’une « forteresse Europe ». Les trois grands groupes qui ont émergé de la restructuration sont tous des acteurs internationaux, mais la nature de leur internationalisation n’est pas la même : Thomson-CSF et BAE Systems se sont internationalisés par le rachat de filiales à l’étranger et par la création de coentreprises, tandis 84 De la coopération à l'intégration qu’EADS est né d’une fusion complète de trois champions nationaux. Ce dernier peut donc être considéré comme « l’héritier légitime » d’EADC. Reste maintenant aux gouvernements à créer le cadre approprié pour que les industries puissent pleinement exploiter leurs atouts. Pour l’instant, l’Europe de l’armement reste cependant un vaste chantier ; des éléments existent par ci par là, mais les architectes ont toujours du mal à s’accorder sur le plan de construction. Il n’existe pas d’approche commune et globale, les travaux des différents acteurs (LoI, OCCAR, GAEO, OAEO, Commission européenne, Polarm) ne sont guère coordonnés, et il n’y pas de discussion systématique sur l’ensemble. Les mauvais esprits estimeront que cet état des choses arrange les intérêts des pays clés qui préfèreront, quoi qu’il arrive, avancer seuls dans le cadre de l’OCCAR et de la LoI. Toujours est-il qu’une Europe à plusieurs étages, distinguant notamment les pays producteurs des pays acheteurs se dessine. L’heure de vérité sonnera en automne 2001 quand les ministres de la défense décideront d’appliquer ou non le plan directeur pour une Agence européenne de l’Armement, qui est actuellement élaboré par un groupe d’experts du GAEO. Pour les pays producteurs, la redéfinition des relations avec l’industrie est indispensable. Elle représente pourtant un défi majeur, parce qu’elle concerne à la fois des questions politiques, stratégiques, militaires, financières et industrielles. Comme ces facteurs peuvent diverger, des tensions surgissent, qui provoquent des lenteurs et des contradictions. En tant que clients, par exemple, les gouvernements traitent les industries de défense de plus en plus comme des industries « normales ». En tant que régulateurs, par contre, ils insistent sur leurs prérogatives concernant les exportations, la sécurité d’information, etc. Dans un domaine qui se situe entre deux mondes fort différents – la défense et l’économie – de telles contradictions sont inévitables. Elles sont pourtant particulièrement prononcées aujourd’hui parce que les logiques gouvernant les deux mondes n’ont jamais été aussi différentes : tandis que tous les facteurs technologiques, financiers et économiques poussent les entreprises vers la globalisation, la défense reste toujours un domaine national. D’où les innombrables obstacles politiques et bureaucratiques qui compliquent le jeu industriel, obstacles qui seront pourtant progressivement érodés par les réalités économiques. Conclusion 85 Le rôle des Etats comme clients, sponsors et régulateurs restera primordial, mais ils ne peuvent pas demander aux industries de s’adapter aux nouvelles conditions économiques et financières sans ajuster eux-mêmes leur politique. Il s’agit d’abord d’harmoniser les réglementations nationales et de créer un espace économique de défense (plus) homogène. Il faudrait ensuite mettre en place un système d’acquisition à la hauteur du nouveau paysage industriel, avec des solutions de plus en plus intégrées tout au long du processus. En outre, un financement stable des programmes, fondé sur des contrats pluriannuels, est indispensable pour que les entreprises puissent faire des offres satisfaisantes au client (prix ferme, performance et délais garantis, etc). Des mesures rapides et efficaces dans ce sens s’imposent aussi parce que les entreprises dépendent désormais des marchés financiers : l’obligation de satisfaire les investisseurs (qui s’attendent aujourd’hui à des profits à court terme) est par définition délicate à respecter dans un domaine lié à la défense (où les investissements en R&D sont très importants et les cycles de production et de produits très longs). Tenant à une base industrielle de défense compétitive, les gouvernements ne doivent pourtant pas se désintéresser de ce que le cours des actions des entreprises reste stable ; la meilleure façon d’y contribuer serait sans doute de mener une politique d’acquisition et industrielle moderne. La réforme des systèmes réglementaires et d’acquisition est d’autant plus urgente que les problèmes budgétaires en Europe risquent de persister : une augmentation substantielle des budgets de défense semble peu probable, et une large partie des moyens disponibles sera consacrée aux restructurations des forces armées. Les ressources qui restent pour l’équipement seront consommées en grande partie par l’acquisition de quelques grands programmes lancés avant même la chute du mur de Berlin. A court et à moyen terme, ces projets représentent, certes, d’importants facteurs de croissance pour les industries, mais les perspectives à long terme sont moins optimistes. Dans l’aéronautique, par, exemple, l’Airbus A 400 M et le Meteor sont les deux seuls nouveaux programmes dans un avenir prévisible. Les fonds en R&T/D seront fortement réduits, ce qui risque de mettre en cause la compétitivité technologique de demain. Il faut espérer que cette situation mette les gouvernements sous pression afin que la redéfinition de leur politique d’armement soit rapide et innovatrice. 86 De la coopération à l'intégration Pour l’industrie, les contraintes budgétaires en Europe représentent une raison supplémentaire de poursuivre la globalisation. Dans ce contexte, les relations transatlantiques sont essentielles : accéder au marché le plus important du monde et au savoir-faire technologique des géants américains est en effet un enjeu majeur pour les groupes européens. Ces derniers disposent maintenant de la taille, des technologies et de la puissance pour obtenir des partenariats transatlantiques équilibrés et à droits égaux. Pourtant, de multiples contraintes politiques et réglementaires limitent les perspectives transatlantiques : • il • • • • y a très peu de programmes communs parce que les planifications militaires ne sont pas coordonnées et que l’harmonisation des besoins fait défaut ; les possibilités de ventes directes sont très limitées, pour des raisons législatives (« Buy-American » restrictions) et parce que les militaires américains refusent l’idée de dépendre du matériel qui n’est pas exclusivement made in USA ; tout un dispositif réglementaire s’oppose aux Etats-Unis à la prise de contrôle d’une entreprise américaine liée à la défense par un investisseur étranger ; des restrictions importantes entravent le transfert technologique entre les entreprises américaines et étrangères ; le Congrès et certaines branches de l’Administration s’opposent à toute tentative de lever les barrières politiques et juridiques108 . L’état actuel de l’industrie américaine confirme cette perspective plutôt pessimiste : d’abord, les grands groupes américains manquent d’expérience internationale. Ils sont très actifs dans les exportations, mais ne sont pas habitués à nouer des partenariats durables et équilibrés avec des entreprises étrangères. Ensuite, Lockheed, Raytheon et Boeing ont tous d’énormes problèmes pour digérer les nombreuses acquisitions et fusions qu’ils ont effectuées ces dernières années. Par conséquent, leur management sera sans doute davantage préoccupé par les difficultés internes que par des visions transatlantiques. Enfin et surtout, les crises de croissance ont provoqué une chute dramatique des valeurs en bourse qui réduit sensiblement les options 108 Voir Robert Grant, « Transatlantic Armament Relations under strain », dans Survival, vol. 39, n. 1, printemps 1997, pp. 111-137. Conclusion 87 stratégiques des géants américains. L’objectif majeur sera de reconstituer la confiance des investisseurs, et Wall Street a toujours été sceptique sur les liens transatlantiques109 . Cela ne veut pas dire qu’un renforcement des liens transatlantiques soit exclu. Cependant, au niveau des grands systémiers, il se fera plutôt par des coopérations dans certains domaines très précis. L’adhésion de Boeing au consortium Meteor 110 , ainsi que les discussions des partenaires EADS avec Lockheed et Northrop Grumman sur la coopération concernant respectivement les avions de mission et l’électronique de défense vont dans ce sens 111 . La coopération transatlantique avancera sans doute plus vite entre les fournisseurs de deuxième et troisième niveau. Etant moins visibles, ces derniers peuvent nouer des alliances sans faire la une des grands journaux et provoquer les sensibilités nationales. L’importance accrue des technologies civiles pour les producteurs de sous-systèmes et de composants encouragera encore ce développement 112 . Pour les Européens, les grands groupes américains ne sont pas seulement des partenaires intéressants, mais aussi de bons objets d’étude. En examinant l’expérience des concurrents, les champions européens pourraient éviter quelques erreurs fatales pour leurs propres fusions : la crise de Boeing, Lockheed et Raytheon montre en effet combien il est difficile d’exploiter les synergies envisagées et de réaliser l’intégration sans négliger le déroulement des programmes 113 . Toujours est-il que les fusions en Europe ne seront pas plus faciles à gérer que celles aux Etats-Unis. BAE Systems doit encore donner la preuve du bien-fondé d’une intégration verticale, EADS doit assumer à la fois les défis liés à la transnationalité et les problèmes « normaux » de la fusion. La leçon principale de l’expérience américaine est claire : être grand ne suffit pas pour être compétitif. 109 110 111 112 113 Voir Andrew James, « Post-Merger Strategies of the Leading US Defence Aerospace Companies: Lessons for Europe? », op. cit. dans note 21, pp. 68-82. Les Echos, 20 octobre 1999. La Tribune, 18 juin 1999, Le Monde, 18 juin 1999, Jane’s Defence Weekly, 23 juin 1999, Les Echos, 26 avril 2000, Military Technology, Vol. XXIV, issue n. 3, 2000, pp. 94-56. Voir Andrew James, « Medium Sized Defence Electronics Companies and US Industry Restructuring », Report to FOA, Stockholm, février 2000. Voir Andrew James, op. cit. dans note 32. 88 De la coopération à l'intégration Abréviations ADI ADS AECMA AIC AMS BAe BGT BVRAAM C4 CASA CEO COO DASA DGA DCN EADC EADS EEIG EIG EMAC EU EUCLID FLA FSAF GEC GIAT GKN HDW ISR JSF LFK LoI MBD MDD MMS MoU MRAV MTU NADS NATO OCCAR Australian Defence Industries African Defence Systems Association Européenne des Constructeurs de Matériel Aérospatiale (European Association of Aerospace Industries) Airbus Integrated Company Alenia Marconi Systems British Aerospace, now BAE Systems Bodensee Geräte Technik GmbH Beyond Visual Range Air-to-Air Missile Command, Control, Communications and Computing systems Construcciones Aeronáuticas S.A. Chief executive officer Chief operator officer DaimlerChrysler Aerospace AG Direction Générale de l’Armement (Delegation-General for Armaments) Direction des Constructions Navales European Aerospace and Defence Company European Aeronautic Defence and Space Company European Economic Interest Grouping Economic Interest Grouping (French law) European Military Aircraft Company European Union European Cooperation for the Long Term in Defence Future Large Aircraft Future Surface-to-Air Family General Electric Company Groupement d’industries d’armement terrestre Guest Keen Nettlefolds Limited Howaldtswerke Deutsche Werft Intelligence, Surveillance, Reconnaissance Joint Strike Fighter Lenkflugkörpersysteme GmbH Letter of Intent Matra BAe Dynamics McDonnell Douglas Matra Marconi Space Memorandum of Understanding Multi-Role Armoured Vehicle Motoren und Turbinen Union National Armaments Directors North Atlantic Treaty Organisation Organisation for Joint Armaments Cooperation 90 De la coopération à l'intégration PAAMS R&D R&T RMA SCE TDA WEAG WEAO WEU Principal Anti-Air Missile System Research and Development Research and Technology Revolution in Military Affairs Single Corporate Entity Thomson Dasa Armaments Western European Armaments Group Western European Armaments Organisation Western European Union Annexes Annexe 1 Budget défense, R&D et acquisition des six pays LoI et des Etats-Unis 1995 – 1999 Annexe 2 Budget R&D et équipement des six pays LoI et des Etats-Unis 1995 – 1999 Annexe 3 Dépenses d’armement et parts de marché 1987 / 1992-1998 Annexe 4 Les plus grandes entreprises du secteur électronique de défense et aéronautique en Europe (1998) Annexe 5 Développement de l’industrie aérospatiale aux Etats-Unis Annexe 6 Développement de l’industrie aérospatiale en Europe Annexe 7 Les sociétés de défense : données financières Budget défense, R&D et acquisition des six pays LoI et des Etats-Unis 1995 – 1999 26.641 1997 26.002 1998 23.790 1999 3.969 1995 3.705 1996 2.956 1997 3.455 1998 3.715 1999 1.981 1995 282 4.932 1.850 1996 242 3.821 1.487 1997 198 3.254 1.410 1998 170 3.148 1.262 1999 ANNEXE 1 1996 299 5.525 Equipement 32.745 744 5.242 R&D 1995 781 5.620 Acquisition 34.625 6.465 Budget défense Allemagne 1.012 3.909 7.588 3.785 95 298 1.243 3.491 533 998 3.422 751 7.952 3.408 756 160 5.464 8.263 579 9.340 28.353 9.354 1.905 158 5.888 8.466 2.394 9.950 30.703 8.189 2.100 160 5.942 7.334 2.026 11.402 32.711 33.254 1.642 163 7.014 36.111 15.609 11.955 37.861 35.736 17.495 2.205 7.243 34.196 18.237 22.074 42.240 35.725 20.680 1.895 France RU 16.619 23.499 Espagne Italie 1.671 8.882 22.670 35 324 1.943 36 469 24.694 36 404 2.485 35 722 24.380 36 597 4.350 47 052 111.820 43 887 5.241 42 930 121.440 43 332 5.021 46 251 124.288 252.379 6.253 253.423 138.749 257.975 6.290 271.739 142.742 Total LoI 274.624 Suède USA (en millions de $ US constants 1997) Source: The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 37 Budget R&D et équipement des six pays LoI et des Etats-Unis 1995 – 1999 1995 17% 33% 22% 34% 13% 34% 1996 31% 17% 31% 21% 33% 16% 36% 1997 32% 19% 29% 17% 36% 17% 39% 1998 33% 21% 30% 17% 37% 14% 53% 1999 13% 33% 41% 23% 32% 26% 6% 1995 13% 33% 39% 18% 29% 27% 8% 1996 14% 33% 37% 19% 29% 26% 9% 1997 14% 29% 37% 20% 29% 18% 8% 1998 14% 25% 38% 19% 32% 14% 4% 1999 ANNEXE 2 17% 32% 18% 30% 13% 42% 29% Part de la R&D dans le budget équipement Allemagne France Espagne RU Italie Suède 30% Part de l’équipement dans le budget défense USA Source: The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 37 Dépenses d’armement et parts de marché 1987 / 1992-1998 % 100 26.075 22.946 28.161 Total 23.989 49,0. 48,4 51,2 55,6 53,6 54,6 % 27,0 22.394 18.984 21.820 15.212 12.417 12.530 15.683 Total 22.099 40,2 37,2 39,0 32,4 26,5 29,3 30,4 % 24,9 8.971 9.854 10.948 7.776 5.106 4.960 5.532 Total 7.359 16,2 19,3 19,6 16,6 10,9 11,6 10,7 % 8,3 9.804 5.871 7.419 3.970 3.199 3.580 4.610 Total 7.969 17,6 11,5 13,2 8,5 6,8 8,4 8,9 % 9,0 834 685 751 1.442 1.629 1.502 1.877 Total 2.159 1,5 1,3 1,3 3,1 3,5 3,5 3,6 % 2,4 1.147 795 1.213 789 749 610 1.150 Total 978 2,0 1,5 2,1 1,7 1,6 1,4 2,2 % 1,1 574 653 481 514 540 573 942 Total 1013 1,0 1,2 0,8 1,1 1,1 1,3 1,8 % 1,1 ANNEXE 3 100 23.989 48,6 Suède Total 88.907 100 100 25.032 27.118 Italie 51.539 100 26.154 Allemagne 1987 46.890 42.790 100 100 France 1992 46.891 100 RU 1993 1994 51.061 55.996 Europe Occ. 1995 55.756 USA 1996 1997 Total monde 1998 (en millions de $ US constants 1997) Source : The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 281 ANNEXE 4 Les plus grandes entreprises des secteurs électronique de défense et aéronautique en Europe (1998) en millions de $US Rang Monde 4 5 7 9 15 16 19 21 22 25 31 34 35 37 40 47 48 49 71 75 85 88 92 94 Société British Aerospace plc General Electric Co. Plc Thomson CSF Daimler Chrysler Aerospace Rheinmetall Group Rolls Royce plc Groupe Dassault Aviation Aerospatiale Lagardère Finmeccanica Celsius Corp Snecma Group Diehl Stiftung & Co Hunting Defense Ltd Smiths Industries plc Saab Group Racal Electronics plc Sagem Cobham CASA Sextant Avionique Indra Systemas SA Oerlikon Contraves AG LM Ericsson Pays RU RU France Allemagne Allemagne RU France France France Italie Suède France Allemagne RU RU Suède RU France RU Espagne France Espagne Suisse Suède CA défense 1998 10.546,0 5.866,6 4.500,9 3.087,0 2.246,3 2.238,3 1.947,7 1.674,1 1.542,1 1.402,7 1.171,0 989,5 964,8 812,5 764,0 638,8 617,8 604,9 382,4 353,1 296,0 271,6 252,6 249,7 CA Total 1998 11.686,0 12.653,7 7.205,7 10.290,0 4.818,0 7.461,1 3.596,4 9.765,3 12.481,9 6.847,5 1.759,0 5.065,6 1.827,6 1.629,3 1.978,0 1.015,0 1.740,0 3.251,0 637,4 1.177,0 925,1 604,2 300,5 22.704,0 CA défense /CA total 90,2 46,4 62,5 30,0 46,6 30,0 54,9 17,1 12,4 20,5 66,6 19,5 52,8 49,9 38,6 62,9 35,5 18,6 60,0 30,0 32,0 44,9 84,1 1,1 Source : Defence News Research Les 8 autres firmes relevant d’autres secteurs de la défense sont : DCN (CA : 2,010.3) GKN Group (CA : 6,150) – GIAT Industrie (1.281) – Krauss Mafei (1,813) – Vickers Defence Systems (1,481) – Empresa Nacional Bazan SA (509.9) – Alvis plc (433.4) – Kongsberg Group (918.4). Northrop Grumman Westinghouse Lockheed Martin Marietta Loral Texas Instruments E-Systems Raytheon Hughes Boeing Rockwell Mc Donnell Douglas 1990 1994 1996 Hughes Electronics 1998 Boeing 2000 Hughes Satelites Raytheon Lockheed Martin Northrop Grumman Développement de l’industrie aérospatiale aux Etats-Unis 1992 ANNEXE 5 France Esp. Allem. GB Dassault Electro. Thomson CSF Alcatel Electro. Dassault Aviation Aerospatiale Matra CASA Dornier MBB MTU TST British A e r o s . GEC Marconi Dowty Plessey Ferranti 1990 1994 1996 DASA 1998 2000 EADS MTU BAE Systems Dassault Aviation Thomson CSF Développement de l’industrie aérospatiale en Europe 1992 ANNEXE 6 Société Capitalisation boursière (en M€) 20.050 36.927 20.000 10.092 8.232 * après augmentation du capital BAE Systems Boeing EADS Lockheed Raytheon Source : Les Echos, 19 juin 2000 CA 1999 (en M€) 19.830 54.260 22.550 26.350 18.300 CA 2000 (en M€) Résultat d’exploitation 2000 (en M€) 2.200 3.600 450 1.800 1.680 Résultat net 2000 (en M€) 230 2.300 89 453 515 Les sociétés de défense : données financières 19.604 60.643 22.553 26.697 18.081 Cours (en devise) 10% 30% - 15%(*) 180% 87% Endettement net sur fonds propres ANNEXE 7 420 pence 39.25 $ 23.50 € 24.3125 $ 23.5625 $