De la cooperation a l`integration: les industries aeronautique et de

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De la cooperation a l`integration: les industries aeronautique et de
CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 40
De la coopération
à l’intégration :
les industries aéronautique
et de défense en Europe
Burkard Schmitt
Institut d’Etudes de Sécurité
Union de l’Europe occidentale
Paris - Juillet 2000
CAHIERS DE CHAILLOT - NUMERO 40
(Une traduction anglaise est également disponible)
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale
Directeur : Nicole Gnesotto
© Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO 2000. Tous droits de traduction, d’adaptation et de
reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
ISSN 1017-7574
Publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union de l’Europe occidentale et imprimé à
Alençon (France) par l’Imprimerie Alençonnaise.
Sommaire
Préface
v
Introduction
1
Chapitre Un : Les tendances lourdes
Un environnement difficile
La réaction des industries
5
5
11
Chapitre Deux : Les champions de l’intégration
Le rôle pilote des industries aéronautique et l’électronique de défense
De EADC à EADS
EADS : le premier champion européen
Le nouveau paysage industriel en Europe
17
17
32
42
53
Chapitre Trois : Les défis politiques
Les thèmes de la LoI
Quid de la LoI ?
L’industrie – moteur de l’intégration ?
61
62
68
74
Conclusion
83
Sigles
89
Annexes
91
Burkard Schmitt est actuellement chargé de recherche à l’Institut d’Etudes de
Sécurité de l’UEO. Il a un doctorat d’histoire contemporaine de l’université
Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nuremberg, une maîtrise de l’université Michel de
Montaigne (Bordeaux) et a été boursier de la Friedrich-Ebert-Stiftung en 1993-96
ainsi que de l’Institut de l’UEO en 1997. Il a été chercheur indépendant et
journaliste, spécialisé sur les relations franco-allemandes, la Vème République et la
dissuasion nucléaire. Il est l’auteur de l’ouvrage Frankreich und die
Nukleardebatte der Atlantischen Allianz 1956-1966. A l’Institut d’Etudes de
Sécurité, il s’occupe des questions nucléaires ainsi que de l’industrie et de la
coopération en matière d’armement ; il est responsable d’un groupe de réflexion sur
les industries d’armement, dont le présent Cahier de Chaillot reflète les travaux.
Ce Cahier de Chaillot se fonde largement sur de nombreuses discussions avec des
représentants de la sphère industrielle et du monde politique directement impliqués
dans les regroupements des entreprises aéronautiques et de défense. L’auteur leur
exprime sa reconnaissance à tous pour leur précieux soutien. Il tient, en outre, à
remercier Sophie Divet et Andrew James pour leur aide dans la production de ce
document.
iv
Préface
Depuis près de deux ans, deux dynamiques ont profondément modifié le paysage
stratégique européen : le développement d’une politique de sécurité et de défense
commune au sein de l’Union européenne d’une part ; l’accélération des
restructurations industrielles dans le secteur de l’armement de l’autre. D’un côté, une
volonté politique affichée au plus haut niveau des Quinze pays membres et qui reste
encore à concrétiser ; de l’autre, une intégration par le bas, à la fois pragmatique et
révolutionnaire, que les contraintes du marché ont d’ores et déjà rendue irréversible.
A priori, ces deux mouvements vers davantage d’Europe de défense se sont
accélérés de façon autonome, différente même, industriels et politiques obéissant
chacun à des logiques propres, transnationales et intégrationnistes pour les premiers,
intergouvernementales et souverainistes pour les seconds. Ces deux logiques, du
marché et de la souveraineté, sont-elles contradictoires, conflictuelles, ou peut-on
s’attendre en matière de défense européenne à de futurs bouleversements politiques
dont l’industrie serait d’ores et déjà exemplaire ?
Certes, les gouvernements européens décident parfois de donner des impulsions
positives dans le domaine de l’armement : ainsi, la décision de la Grande-Bretagne
d’acheter le Meteor européen plutôt que des missiles américains, celle de
l’Allemagne concernant le futur Airbus de transport militaire ou, de façon plus
institutionnelle, la Lettre d’Intention (LOI) signée par les ministres de la défense des
six grands pays producteurs d’armements. Toutefois, la nouveauté de cette double
évolution vers davantage de défense européenne réside sans doute dans l’inversion
des rôles : ce ne sont plus les Etats qui pilotent la coopération européenne en matière
d’armements, ce sont les industriels eux-mêmes qui devancent les contraintes du
politique, les adaptent, en précipitent l’évolution et jouent désormais un rôle moteur
dans la mise en œuvre d’une défense commune.
Dans ce Cahier de Chaillot, Burkard Schmitt, chargé de recherche à l’Institut et
responsable du task force sur les industries d’armements, dresse une analyse
magistrale des restructurations industrielles intervenues récemment dans le secteur
de l’aéronautique de défense. La création d’EADS inaugure en effet une révolution
v
dans les affaires industrielles européennes, dont les répercussions politiques sont elles
aussi potentiellement révolutionnaires : face à une offre de plus en plus transnationale
et intégrée en matière d’armement, la demande pourra-t-elle en rester au stade d’une
coopération volontariste entre Etats indépendants ? Face à un producteur commun,
les Etats ne seront-ils pas conduits à adopter des planifications militaires, des
calendriers de renouvellement, des budgets de recherche, et donc un concept
stratégique communs ? A terme, l’intégration des politiques européennes en matière
de défense n’est-elle pas inscrite naturellement dans l’accélération des intégrations
industrielles ?
Publié à un moment clé des évolutions européennes en matière de défense, ce
Cahier de Chaillot ouvre ainsi de nouvelles pistes de réflexion pour la défense
commune. Dans bien des cas, les restructurations industrielles illustrent en effet la
validité de certains principes fondateurs de la PESD : mise en commun des efforts
et des moyens, priorité des capacités sur les institutions, renforcement d’un pôle
européen comme condition d’un véritable partenariat transatlantique. Dans d’autres
cas, le « modèle » industriel contredit toutefois les formules adoptées à ce stade sur
les plans politique et institutionnel : le noyau dur l’emporte sur la communauté des
Quinze, l’intégration se construit de façon ad hoc, hors Traité, où deux ou trois
grands groupes jouent un rôle leader, l’intégration des structures et des capitaux
l’emporte sur la juxtaposition des moyens et des volontés. Rien ne prouve, certes,
qu’une « armée européenne » sera un jour décidée et construite sur le modèle de
l’intégration industrielle. Mais rien n’interdit non plus désormais d’y réfléchir.
Nicole Gnesotto
Paris, Juin 2000
vi
Introduction
Il est banal de dire que l’industrie de défense n’est pas une industrie comme
les autres. Par la spécificité de ses produits, elle sort du domaine purement
économique. Par conséquent, les facteurs déterminants ne sont pas
seulement économiques et financiers, mais aussi politiques.
Pour les grands pays producteurs d’armement, cette industrie est stratégique
dans la mesure où elle joue un rôle considérable dans leur sécurité nationale
et représente un élément non négligeable de leur puissance internationale :
un Etat qui dispose de capacités industrielles sur son territoire peut
développer lui-même ses systèmes d’armes. Il maîtrise davantage
l’approvisionnement de ses forces armées et dispose d’un instrument pour
évaluer le niveau technologique militaire des pays alliés et adversaires. Par
la participation à des projets en coopération, il peut influencer les
regroupements industriels internationaux et les décisions d’acquisition
communes. Enfin, il peut utiliser l’exportation d’armes comme instrument
de sa politique étrangère et commerciale.
L’importance politique et stratégique des industries de défense se reflète
dans les relations exceptionnelles qui les lient à leur Etat d’origine. C’est en
effet largement en fonction de l’Etat que les entreprises du secteur doivent
définir leurs orientations : pour les firmes publiques, l’influence de l’Etat est
évidente dans la mesure où il représente à la fois l’offre et la demande,
agissant comme producteur et comme client. Mais son rôle est également
prépondérant vis-à-vis des entreprises privées : en tant que client (et
sponsor), il définit les caractéristiques des produits et exerce une influence
directe sur le savoir-faire technologique et les capacités de production des
entreprises. En tant que régulateur, il définit les marchés d’exportation,
veille sur les fusions/acquisitions et intervient directement dans les
procédures internes de production et de gestion.
Etroitement liée à l’Etat, l’industrie de défense a une tradition d’industrie
nationale. Même si, dans certains secteurs, les exportations et la coopération
internationale sont devenues chose courante, il n’empêche que jusqu’à la
chute du mur de Berlin, le modèle classique d’entreprise de défense a été
celui d’une firme ancrée sur une base nationale avec comme objectif majeur
de satisfaire, quel qu’en soit le coût, les besoins des armées de son Etat
d’origine.
2
De la coopération à l ’intégration
En bouleversant les conditions du marché de l’armement, les défis
politiques, économiques, financiers et technologiques de l’après-guerre
froide ont battu en brèche ce modèle. La relation symbiotique entre les Etats
et les entreprises d’armement est progressivement remplacée par de
nouvelles formes de partenariat qui font apparaître (plus) clairement la
distinction entre ceux qui gouvernent et ceux qui entreprennent. Tandis que
les premiers se comportent de plus en plus comme de « vrais » clients, les
seconds ont été obligées de s’intégrer dans une logique d’économie de
marché libérale et de se lancer dans un vaste processus de concentration et
de rationalisation.
En Europe, ce mouvement industriel a progressivement dépassé les
frontières, transformant la coopération internationale en véritable intégration
transnationale. Il est vrai que l’internationalisation se déroule à des vitesses
très différentes selon les secteurs. Alors qu’elle n’a guère commencé dans
l’armement terrestre et la construction navale, elle est très avancée dans
l’aéronautique, le spatial et l’électronique de défense. Dans ces secteurs de
pointe, le paysage industriel a radicalement changé en moins de deux ans.
Cette vitesse est d’autant plus remarquable que les regroupements
transnationaux des firmes ont eu lieu avant la mise en place d’un cadre
politique et réglementaire approprié. Il n’existe en effet ni statut d’entreprise
européen, ni droit fiscal, ni droit social communs ; on est toujours loin d’une
politique de sécurité et de défense européenne digne de ce nom et les
gouvernements ont à peine commencé à harmoniser leurs processus
d’acquisition et leurs réglementations de sécurité. Le fait que les entreprises
se soient néanmoins aventurées dans l’européanisation montre toute la force
des nouvelles contraintes économiques et financières.
Après l’absorption de GEC Marconi par BAe, la création d’EADS et
plusieurs regroupements sectoriels, la restructuration de l’industrie
aéronautique et électronique de défense en Europe apparaît aujourd’hui
largement accomplie. Le moment est donc venu de faire le point sur la
situation. Le but de ce Cahier de Chaillot est d’expliquer pourquoi et
comment ces industries se sont restructurées et d’en déduire les défis
politiques futurs pour les gouvernements.
Dans le premier chapitre, nous reviendrons sur les tendances lourdes qui ont
caractérisé le secteur de l’armement depuis la fin de la guerre froide. Ce
rappel permettra de mieux comprendre les forces motrices des
Introduction
3
restructurations industrielles. Nous examinerons ensuite la réaction des
entreprises de défense en général et celle des secteurs de pointe en
particulier.
Le deuxième chapitre traitera tout d’abord de certaines spécificités de
l’industrie aéronautique qui expliquent pourquoi cette dernière est
particulièrement avancée sur la voie de l’internationalisation. Il s’agira
ensuite de retracer le parcours de la restructuration : nous analyserons
l’échec du projet de création d’une seule entreprises européenne (EADC) et
la stratégie des acteurs principaux. Bien que les entreprises prennent leurs
décisions essentiellement selon des critères économiques et financiers, les
décisions politiques et les réactions psychologiques ne doivent pas être
négligées : seule l’amertume allemande sur la « trahison » de BAe, d’un
côté, et le pragmatisme du gouvernement Jospin en matière de privatisation,
de l’autre, ont en effet permis le mariage entre Dasa et Aerospatiale-Matra.
Le nouveau couple EADS, élargi ensuite à Casa, sera analysé en détail dans
la troisième partie de ce chapitre. Fusionnant trois champions nationaux et
intégrant la plus grande partie des activités de pointe de trois pays, la
création ce groupe représente un saut qualitatif vers l’établissement d’une
base industrielle et technologique de défense européenne et un événement
politique de premier ordre. L’objectif de cette partie est de montrer à la fois
l’importance et la difficulté de trouver un juste équilibre entre les
partenaires et de réfléchir aux défis auxquels un groupe transnational de
cette envergure sera confronté.
Le troisième chapitre porte sur les conséquences de la restructuration
industrielle pour les gouvernements européens. Il serait, bien entendu, trop
ambitieux (et, dans certains cas, trop tôt) de vouloir évaluer dans ce Cahier
l’ensemble des initiatives actuelles en matière d’armement. Nous mettrons
ici l’accent sur la LoI (Letter of Intent, lettre d’intention) qui vise
explicitement à faciliter la restructuration industrielle. Après l’analyse des
premiers résultats concrets, nous essayerons de déterminer dans quelle
mesure la création d’un groupe comme EADS et le processus LoI pourraient
mutuellement se renforcer.
La coopération transatlantique, si elle est peu évoquée, demeure, malgré
tout, sous-jacente. Il est évident que les récentes restructurations
industrielles modifient fondamentalement les données entre les Etats-Unis et
l’Europe en la matière : comme concurrents et partenaires, les groupes
4
De la coopération à l ’intégration
européens ont aujourd’hui la taille ainsi que la puissance financière et
technologique nécessaires pour jouer dans la même division que les géants
américains. Nous sommes convaincus que cet équilibre facilitera des
regroupements transatlantiques et que les liens entre les firmes européennes
et américaines s’intensifieront malgré la persistance de multiples obstacles
politiques et réglementaires. C’est pour cette raison que la coopération
transatlantique ne sera qu’effleurée dans cette étude, mais un second Cahier
de Chaillot, complément naturel de celui-ci, lui sera consacré dès
l’automne 2000.
Chapitre Un
LES TENDANCES LOURDES
I.1
Un environnement difficile
L’environnement des industries d’armement a radicalement changé au cours
de la dernière décennie. D’une part, les pays de l’OTAN ont sensiblement
réduit leur effort national de défense, ce qui a entraîné une baisse
considérable des commandes. Les marchés d’exportation se sont également
contractés à la fois du fait de la situation stratégique et des difficultés
économiques de certains pays importateurs. De l’autre, les industries de
défense sont soumises à une montée inexorable des dépenses de recherche et
développement (R&D), donc des coûts fixes. En même temps, les industries
de défense sont de plus en plus envahies par les technologies commerciales.
Les gouvernements tendent, quant à eux, à se comporter de plus en plus en
vrais clients.
Les réductions budgétaires
Depuis la fin de guerre froide, les budgets de défense en Europe ont été
considérablement réduits. Entre 1989 et 1998, les dépenses militaires de
trois « Grands » (France, Grande-Bretagne, Allemagne) ont respectivement
diminué de 12%, 24% et 28% 1 . Le déclin des dépenses s’est ralenti
depuis 1995, mais la tendance ne s’est pas inversée (voir annexe 1). Hormis
en Grande-Bretagne, les réductions ont surtout touché les budgets
d’équipement (acquisition ainsi que recherche et développement), les titres
qui concernent directement les industries de défense (voir annexe 2).
La comparaison avec les Etats-Unis souligne l’importance des réductions
européennes : les Américains ont également opéré une forte réduction
(-36%) de leurs dépenses militaires, qui restent cependant largement
supérieures à celles des Européens. Des différences structurelles existent
également entre les budgets : la chute des crédits d’investissement aux
Etats-Unis a surtout concerné les fabrications, et non les crédits de
1
Sipri Yearbook 1999, p. 298.
6
De la coopération à l ’intégration
recherche, études et développement dont la décroissance a été beaucoup
plus lente. Les Etats-Unis consacrent aujourd’hui un budget trois fois plus
important à la R&D que l’ensemble des membres européens de l’OTAN et
la Suède (le rapport est de 38 pour 11 milliards de dollars). Si l’on prend en
considération les nombreuses duplications qui résultent de la fragmentation
des dépenses européennes, on comprend pourquoi les industries
européennes sont désavantagées par rapport à leurs concurrents américains.
Les exportations ne pouvaient compenser que partiellement la contraction
des marchés intérieurs. Après la brusque chute de la demande mondiale au
début des années 90, les exportations d’armement se sont stabilisées
depuis 1995 à un niveau cependant plus bas qu’à la fin des années 80. La
part de marché des entreprises européennes au niveau mondial a considérablement augmenté, mais le chiffre d’affaires (CA) réalisé à l’exportation
stagne. Le champion incontesté des exportations d’armes reste depuis le
début des années 90 les Etats-Unis avec presque 50% des ventes en 1998.
Dans la mesure où le Pentagone a signé des contrats pesant 8,5 milliards de
dollars pour la seule année 1998 2 , cette domination américaine va sans doute
persister au moins pendant les dix prochaines années (voir annexe 3).
La dérive des coûts
La baisse des budgets militaires est en contradiction flagrante avec
l’augmentation des coûts de développement de systèmes d’armes toujours
plus performants et complexes. Ce phénomène n’est pas nouveau ; il
remonte à la course aux armements pendant la guerre froide, marqué par une
compétition non seulement quantitative, mais aussi qualitative, impliquant
la recherche de la supériorité technologique et provoquant ainsi une dérive
énorme des coûts de programmes. Des études sur l’évolution des prix des
matériels américains montrent, par exemple, que le prix d’un char (modèle
M60 et M1A1 respectivement) a été multiplié par trois (hors inflation)
entre 1960 et 1980. En ce qui concerne les avions de combat, entre le F86,
mis en service en 1950 et le F 15 (1976), le prix a été multiplié par sept (en
dollars constants). Le prix unitaire du F 16, développé dans les années 70,
est aujourd’hui d’environ 30 millions, celui du F/A-18/F est de 50 millions
2
Ibid, p. 423.
Les tendances lourdes
7
et celui du futur F-22 sera de plus de 100 millions de dollars 3 . On constate la
même dérive en Europe : en France, par exemple, le coût total du
programme Mirage III (entré en service en 1960) était de 7,74 milliards
de FF (en francs 1992), celui du Mirage F1 (1973) 26,7 milliards, du
Mirage 2000 (1983) 104,5 milliards et celui du Rafale est estimé à plus de
202 milliards de FF 4 .
On constate ainsi un effet de ciseaux entre des budgets d’équipement à la
baisse et des coûts de développement à la hausse. Paradoxalement, les
contraintes budgétaires contribuent encore à l’augmentation des prix. Elles
provoquent non seulement des reports et des étalements, mais aussi des
réductions considérables de la taille des programmes. Cela se traduit par une
contraction de l’activité des entreprises et entraîne un accroissement des
coûts de production unitaires. Pour l’hélicoptère NH 90, par exemple, on
estime que les reports, les étalements et la réduction du cible ont provoqué
une montée du prix par appareil de plus de 40 % (de 90 millions à
129 millions de FF) pour la version terrestre et de près de 30 % (de 144 à
184 millions) pour la version maritime. 5 Pour les mêmes raisons, le prix de
revient unitaire du Rafale est passé de 349 millions de FF à 688 millions en
huit ans 6 .
L’explosion des coûts aboutit inévitablement à la réduction de nombre des
programmes : aux Etats-Unis, six modèles d’avions de chasse ont été
introduits dans les années 50, deux dans les années 60 et deux dans les
années 70. Pour leur prochain avion de combat, les besoins des trois armées
seront satisfaits en adaptant un avion de base, le JSF. En Europe, on
considère que c’est la dernière fois que plusieurs programmes d’avion de
combat (Rafale, Gripen, Eurofighter) peuvent coexister. Pour les entreprises,
ce développement est lourd de conséquences : plus le nombre de
programmes baisse, plus il devient fatal de ne pas être sélectionné pour un
3
4
5
6
Voir Charles Grant, « Global defence industry », The Economist, 14 juin 1997, pp. 1-18
(survey).
Paul Quilès, Guy-Michel Chauveau (députés) : « L’industrie française de défense : quel
avenir ? », Rapport d’information n. 203, Commission de la défense, Assemblée
Nationale, Paris, 1997, p. 43.
Le Monde, 21 janvier 1999.
Coût du programme divisé par le nombre d’avions. Le prix de vente est cependant
beaucoup moins élevé, estimé à 320 millions de FF environ. Voir Jean-Paul Hébert,
Les exportations d’armement. A quel prix ?, La documentation Française, Paris, 1998,
pp.79-98.
8
De la coopération à l ’intégration
projet donné. La non-participation à un programme majeur peut même
obliger une entreprise à quitter le secteur 7 .
De nouvelles tendances technologiques
La fin de la guerre froide a entraîné une révision radicale des stratégies de
défense. Cette révision s’appuie sur l’analyse non seulement des menaces
mais aussi des avancées technologiques. Sous cet angle, la pensée
stratégique est aujourd’hui largement dominée par la Révolution des
Affaires militaires (RAM). Ce concept d’origine américaine envisage
d’intégrer de nouveaux systèmes ISR (intelligence, surveillance,
reconnaissance), C4 (command, control, communication and computing
systems) et des armes de précision à longue portée dans un seul « système
des systèmes », permettant la maîtrise complète du champ de bataille 8 . Les
technologies clés de la RAM sont la numérisation, le traitement
informatique et le géopositionnement global. Par conséquent, la cybersphère
et l’espace deviennent des composantes de la conduite de guerre au même
titre que la terre, la mer, et l’air 9 .
Les systèmes relevant de la RAM se fondent sur la triade
électronique/information/télécommunication. L’un des traits caractéristiques
de ces technologies est leur origine commerciale : dans une large mesure,
elles ne sont pas développées par des entreprises d’armement mais par des
firmes civiles. Dans les domaines clés de la « guerre numérique », on
7
8
9
Le volume des commandes dans l’armement terrestre en Allemagne, par exemple, est si
modeste que l’entreprise IWKA a été obligée de vendre sa division défense à
Rheinmetall, parce qu’elle ne faisait pas partie du consortium gagnant pour la
fabrication du VBMC. Aux Etats-Unis, le fait d’être écarté de la compétition pour le
JSF a été un facteur clé dans la décision de McDonnell-Douglas de fusionner avec
Boeing.
Robert Grant, « The Revolution in Military Affairs and European Defense
Cooperation », Konrad-Adenauer-Stiftung (Arbeitspapier), Sankt Augustin, juin 1998 ;
Lawrence Freedman, « The Revolution in Strategic Affairs » , Adelphi Paper 318,
International Institute for Strategic Studies, Oxford University Press, avril 1998.
Charles Grant, « Transatlantic alliances and the revolution in military affairs », dans
Centre for European reform, Europe’s defence industry: a transatlantic future?
Londres, 1999, p. 67 ; Laurent Murawiec, « La révolution dans les affaires militaires
aux Etats-Unis : puissance de l’innovation », défense nationale, juillet 1998, pp. 62-77.
Les tendances lourdes
9
constate donc un flux technologique important du civil au militaire,
renversant « le paradigme des retombées » 10 entres les deux sphères.
Le rôle croissant des technologies civiles dans la RAM représente l’un des
changements les plus fondamentaux que la base industrielle de défense ait
jamais subis 11 . D’une part, les entreprises qui produisent des armements
« classiques » doivent faire de plus en plus appel à des technologies qu’elles
ne possèdent pas ou qu’elles développent moins vite que les entreprises
présentes sur les marchés commerciaux. De l’autre, les systèmes
électroniques deviennent de plus en plus importants par rapport aux platesformes. Par conséquent, l’électronique militaire et l’intégration des systèmes
représenteront les marchés les plus rentables pour les entreprises de défense.
Enfin, il devient de plus en plus difficile de définir les industries de défense.
Les apports les plus innovants proviennent de secteurs périphériques à celui
de l’armement au sens strict : les télécommunications, l’électronique,
l’optique, l’aérospatiale. Ce sont eux les véritables secteurs stratégiques, au
cœur de l’industrie d’armement moderne.
Le « nouveau » client
L’entrée des technologies commerciales dans le monde de la défense
s’explique par la très forte capacité d’innovation des secteurs civils
concernés, d’une part, et pour des raisons financières, de l’autre. Ces deux
aspects sont, bien entendu, liés : comme le cycle de renouvellement dans
l’électronique, la télécommunication et le traitement d’information n’est
aujourd’hui que de l’ordre de quatre à cinq ans, il est impossible de financer
le développement des composants purement militaires dans ce domaine. Ces
derniers sont en effet produits en très petit nombre et coûteraient donc
beaucoup trop cher.
L’utilisation de composants civils dans les systèmes d’armes dépend, avant
tout, de la politique d’acquisition des Etats : elle n’est possible que si les
fournisseurs ne se voient pas imposer des spécifications militaires trop
10
11
Frédérique Sachwald, « Defence Industry Restructuring : The End of an Economic
Exception », les notes de l’Ifri, n. 15 bis, Paris, septembre 1999, p. 17.
Voir Jacques Gansler, « The Changing Face of Arms Production and Cooperation –
Technological Trends », ESAN-Projekt : Arms Production and Cooperation –
Projektpapier No. 5, SWP-AP 3002, Ebenhausen, janvier 1997.
10 De la coopération à l ’intégration
strictes. A cet égard, on constate effectivement une plus grande flexibilité
des autorités concernées, qui font de plus en plus appel aux composants
civils pour diminuer le coût des programmes militaires.
Ce changement fait partie d’une réorientation générale de la politique
d’acquisition des gouvernements qui agissent de plus en plus comme de
« vrais » clients. Face aux contraintes budgétaires, on passe en effet d’un
« mode de régulation administrée » à « un système plus industriel, plus
soucieux de calcul économique » 12 du secteur de l’armement où le prix
devient un critère de décision majeur par rapport à la performance
technologique. Les Etats s’efforcent désormais d’obtenir une baisse des prix
d’armement et d’inverser ainsi le mouvement de hausse continue des
dernières décennies. Les nouvelles règles du jeu sont : la mise en
concurrence des fabricants, la participation des entreprises au financement
de la R&D, l’exigence de gains de productivité similaires à ceux des
secteurs civils ainsi que la responsabilité des industriels sur la qualité et les
coûts de la fabrication13 . Cette inflexion a entraîné la transformation du
mode de gestion des programmes et l’organisation d’un système
d’acquisition : les agences compétentes appliquent de plus en plus des
pratiques commerciales, inventent de nouvelles formes de coopération avec
les fournisseurs et réforment la planification pour l’avenir. L’initiative smart
procurement au Royaume-Uni et la réforme de la DGA en France sont de
bons exemples de cette évolution14 .
Cette réorientation est l’expression d’une transformation générale du rapport
entre l’Etat et l’industrie. Il est généralement reconnu aujourd’hui que l’Etat
ne peut plus être un acteur industriel majeur. L’armement est, certes, un
secteur spécifique où l’action des gouvernements en tant que client, sponsor
et régulateur reste prépondérante. Mais même dans ce domaine, plusieurs
facteurs réduisent le rôle des Etats : d’abord, les nouvelles industries
stratégiques ont toutes d’importantes activités civiles et ne dépendent que
12
13
14
Jean-Paul Hébert, « Armement : le choc de l’Europe », dans Ramses 99, p. 232.
Voir Robert Pandraud (député), « L’Europe et son industrie aérospatiale », rapport
d’information n. 219, délégation pour l’Union européenne, Assemblée nationale, Paris,
1996.
Voir Peter Norris, « Smart procurement goes into action », dans Defence Procurement
Analysis, printemps 1999, pp. 13-15 ; Philippe Le Pape, « La France et le RoyaumeUni face aux retards et aux surcoûts des programmes d’armement », dans Arès n. 42,
mars 1999, pp. 45-64.
Les tendances lourdes 11
partiellement des marchés de l’armement. Ensuite, le double choc de la
pénurie des finances publiques et de l’explosion des coûts de
développement ont amené les gouvernements à redéfinir leurs rapports avec
les industries. Même dans les pays à forte tradition interventionniste, l’Etat
s’est engagé sur la voie de la privatisation des entreprises d’armement, parce
que le budget national est, à lui seul, insuffisant pour les soutenir et que leur
statut ne permettrait pas de faire face à une logique de marché et de
concurrence accrue.
Les stratégies de « retrait » et de repositionnement des Etats sont certes
différentes selon les pays ; il est clair cependant que tous les gouvernements
prennent plus de distance par rapport à l’industrie de défense et délèguent la
responsabilité stratégique et économique aux entreprises. En assumant cette
responsabilité, ces dernières accordent une priorité absolue aux critères
économiques et financiers et considèrent de plus en plus leur Etat d’origine
comme un marché parmi d’autres. En conséquence, la relation entre l’offre
et la demande revêt de nouvelles formes de partenariat avec une distinction
plus claire entre ceux qui gouvernent et ceux qui entreprennent.
I.2
La réaction des industries
Face à ces défis, les industries de défense sont obligées de s’intégrer de plus
en plus dans la logique de l’économie de marché. La recherche des gains de
productivité et de l’élargissement des marchés est devenue l’axe central de
la stratégie des firmes et a battu en brèche le modèle classique d’entreprise
d’armement ancré sur une base nationale avec comme seul but la
satisfaction des besoins des armées d’un seul Etat et ce, quel que soit le coût
du matériel. Ce phénomène de mondialisation avait d’autant plus de chances
d’atteindre les industries d’armement en Europe que les marchés y sont
particulièrement étroits et éclatés.
Au risque d’être simpliste, on peut affirmer que la politique des entreprises
de défense se caractérise depuis quelques années par quatre grandes
orientations : la concentration, la redéfinition du périmètre des activités, la
rationalisation et l’internationalisation.
12 De la coopération à l ’intégration
La concentration
La concentration s’est imposée pour supprimer les redondances, mettre en
commun les ressources consacrées à la R&D et augmenter les parts de
marché, seule possibilité d’allonger les séries de production dans la situation
actuelle 15 . Il s’agit également de compléter le portfolio pour couvrir un
nombre suffisant de programmes et atteindre la taille critique pour les
investissements financiers nécessaires. Depuis la fin des années 80, les
industries de défense en Europe ont connu d’abord un mouvement de
concentration national. Ce processus s’est déroulé à des vitesses différentes
selon les pays et les secteurs. En Allemagne, par exemple, la concentration
dans l’armement terrestre ne s’est concrétisée qu’en 1999 avec la création
d’un grand duopole autour de Rheinmetall et Krauss-Maffei, tandis que dans
l’aéronautique, Dasa est devenu le champion national dès le début des
années 90. En France, par contre, l’armement terrestre et la construction
navale sont traditionnellement concentrés dans les ex-arsenaux Giat et DCN,
tandis que la consolidation dans l’électronique et l’aéronautique n’a abouti
qu’en 1998 avec la privatisation de Thomson-CSF et la fusion AerospatialeMatra.
La redéfinition du périmètre
Concernant la redéfinition de leur périmètre, les entreprises ont développé
des stratégies fort différentes : certaines ont tout simplement quitté le
secteur en se séparant de leur branche de défense, d’autres ont même
renforcé leur présence sur les marchés militaires par de nouvelles
acquisitions. Pour les groupes qui restent dans le secteur, on constate non
seulement une concentration sur les métiers de base, mais aussi une double
transformation de plate-formiste en intégrateur de systèmes et de
fournisseurs de produits en fournisseurs de services. Ces transformations
sont des réactions aux modifications du marché. Plus les systèmes d’armes
sont complexes, plus l’intégration des différents sous-systèmes devient
importante en technologie et en création de valeur. En même temps, les
entreprises de défense élargissent leur champ d’activité en reprenant
certaines tâches des forces armées, notamment en matière de maintenance et
15
Frédérique Sachwald, « Defence Industry Restructuring : The End of an Economic
Exception », les notes de l’Ifri, n. 15 bis, Paris, septembre 1999.
Les tendances lourdes 13
de logistique. Cette redéfinition de la frontière est révélatrice du nouveau
partenariat qui s’instaure entre la demande et l’offre : la première privatise
certaines activités afin de profiter du savoir-faire des entreprises en matière
de gestion commerciale et industrielle, la seconde y trouve une
compensation partielle à la diminution de l’achat d’équipement 16 .
La rationalisation
Le troisième axe est la rationalisation interne des entreprises. Afin
d’améliorer leur efficacité et leur rentabilité, la plupart des firmes se sont
lancées dans de profondes réformes de leurs procédures de fonctionnement
et de gestion stratégique de coûts. Elles sont amenées à adopter des
techniques de production empruntées aux industries commerciales pour
améliorer la maîtrise des coûts et des délais. Elles optimisent ainsi leur
organisation de travail par des méthodes modernes d’ingénierie
concourante 17 et de conception à coût objectif. L’utilisation systématique de
nouvelles technologies informatiques et de l’image ainsi que des techniques
modernes de simulation et de modélisation permettent une meilleure
maîtrise des développements et la mise en place de moyens de production
plus performants.
En réaction à des marchés contractants, la rationalisation s’est traduite aussi
par la réduction de surcapacités, « l’amaigrissement » des structures et, par
conséquent, par des licenciements. Cela est d’autant plus vrai si la
rationalisation suit la concentration. Le nombre d’emplois supprimés dans le
secteur de l’armement au cours des années 90 démontre combien ce
processus a été douloureux.
16
17
Voir par exemple le Public Private Partnership en Grande-Bretagne ou l’accord-cadre
entre le Bundeswehr et les entreprises de défense allemandes, Handelsblatt,
5/6 mai 2000.
L’approche ingénierie concourante consiste à impliquer, dès le début du
développement d’un produit, toutes les compétences normalement sollicitées au cours
des différentes phases de la vie d’un produit : conception, industrialisation, fabrication,
tests, maintenance en exploitation. Le travail en concentration d’une équipe projet
réunissant toutes les compétences permet non seulement de diminuer les coûts de
conception, de fabrication et de maintenance, mais aussi de réduire le délai de mise sur
le marché.
14 De la coopération à l ’intégration
L’évolution de l’emploi dans l’industrie
de défense européenne 1990 à 199518
Allemagne
Espagne
RU
Suède
Italie
France
0%
-10%
-20%
-21%
-30%
-40%
-37%
-36%
-33 %
-50%
-60%
-57%
-53%
-70%
Source : SIPRI - Defense News Research
Dans certains secteurs, les efforts de rationalisation ont eu des effets
remarquables avec une nette amélioration de la rentabilité des entreprises 19 .
Il est vrai cependant que, tant qu’elle se limite au cadre national, la
consolidation en Europe reste insuffisante face à la baisse des budgets et à
l’augmentation des coûts de développement : de multiples duplications
persistent entre les pays européens, et le marché national est trop étroit
même pour une base industrielle consolidée.
L’internationalisation
L’internationalisation des industries de défense est donc indispensable. Mais
comme la consolidation nationale, elle progresse à des vitesses différentes
18
19
Les chiffres pour l’Espagne représentent la période 1990-1998. Dans d’autres pays, la
réduction a également continué après 1995. Entre 1990 et 1999, le nombre d’employés
est passé de 280 000 à moins de 100 000 en Allemagne, de 25 500 à 14 225 en Suède, et
de 56 000 à 28 000 en Italie. Pour les autres pays, les chiffres depuis 1995 ne sont pas
disponibles. Voir Defense News n. 23, 14 juin 1999.
Voir, par exemple, les réformes au sein de British Aerospace : « From Lean
Manufacturing to systems integration », dans Aerospace Europe – 21st Century
Powerhouse (supplément), Aviation Week & Space Technology, 5 octobre 1998,
pp. 22-30
Les tendances lourdes 15
selon les pays et les secteurs, en fonction des conditions du marché et de la
compétitivité des entreprises. Du fait de sa forte spécificité et des multiples
obstacles politiques qui en découlent, l’internationalisation de l’industrie de
défense en Europe s’est longtemps limitée à la coopération entre des acteurs
nationaux sur des programmes spécifiques. Certains de ces projets ont
donné naissance à des alliances durables, ce qui s’est traduit
progressivement par la mise en place de structures communes. Sous la
pression des nouvelles contraintes financières et économiques, ces structures
ont commencé depuis quelques années à se transformer en vraies entreprises
transnationales. En même temps, les grands groupes essaient de s’implanter
sur des marchés d’exportation par l’entrée dans le capital des firmes locales.
Ces liens capitalistiques et l’intégration industrielle à travers les frontières
sont nouveaux dans un domaine traditionnellement organisé sur une base
nationale ; c’est une preuve supplémentaire de la globalisation en cours dans
l’industrie de l’armement.
16 De la coopération à l ’intégration
Chapitre Deux
LES CHAMPIONS DE L’INTEGRATION :
L’AERONAUTIQUE ET L’ELECTRONIQUE DE DEFENSE
II.1 Le rôle pilote des industries aéronautique et électronique
de défense
Parmi les industries de défense, l’aéronautique et l’électronique occupent
une place prédominante. Il s’agit d’abord des industries de haute
technologie qui produisent les systèmes clés de la conduite de guerre
moderne et dont les dépenses en R&D sont particulièrement élevées 20 .
L’importance de ces secteurs de pointe se manifeste ensuite par la taille des
compagnies : en 1998, c’est-à-dire avant les grands regroupements
industriels, 32 firmes européennes faisaient partie du « top 100 » des plus
grandes entreprises de défense du monde ; parmi elles, 24 relevaient des
secteurs aéronautique et électronique de défense (voir annexe 4).
L’aéronautique et l’électronique de défense sont également les industries où
l’internationalisation est la plus avancée. Depuis quelques années, on
constate en effet une multiplication des acquisitions et des prises de
participation à travers les frontières. Les champions de ces secteurs sont en
particulier les premiers à avoir créé de véritables entreprises transnationales.
Ce processus a commencé au début des années 90 par des fusions par métier
et s’étend aujourd’hui même aux maisons mères. Les raisons de cette
intégration rapide sont de nature historique, économique et politique.
L’expérience de la coopération
Dans l’aéronautique, le spatial et l’électronique, les entreprises ont une
longue expérience de la coopération21 . Elles sont depuis longtemps liées par
20
21
Pour l’importance de la R&D de l’industrie aéroznautique par rapport à d’autres
secteurs de pointe civils, voir « OECD Stan Database for Industrial Analysis », 1998 et
« OECD-Stan, OECD-Anbed, Berechnungen des ZEW », Mannheim 1999.
Voir Burkard Schmitt, « Defence Industry Co-operation in Europe », dans The
Changing European Defence Industry Sector – Consequences for Sweden ?, National
Defence College, Stockholm, 2000, pp. 48-67.
18 De la coopération à l ’intégration
une multitude de projets communs et réalisent la plus grande partie de leur
CA en coopération22 . Au fil des années, leurs arrangements se sont à la fois
multipliés et intensifiés.
La coopération a commencé avec des programmes communs sans structure,
organisés sur la base exclusive d’une répartition des tâches entre les
partenaires industriels. Pour le développement et la production, chacun des
participants était responsable d’un sous-ensemble du projet. La
commercialisation se faisait sur la base d’un simple partage des marchés. Ce
type de coopération était courant dans les années 60 et 70 (par exemple
Jaguar, Transall) 23 .
L’étape suivante était la mise en place de projets semi-structurés, dans le
cadre desquels le développement et la production sont également répartis
entre les participants. La vente, l’après-vente et la coordination du
programme sont assurées, par contre, par une filiale commune. Celle-ci
représente le seul interface avec les clients ; elle peut être en charge d’un
seul programme ou de plusieurs programmes successifs. Elle est établie soit
comme une société de droit national d’un pays participant (par exemple,
Eurofighter GmbH), soit comme un Groupement d’Intérêts Economiques de
droit français (GIE, par exemple Euromissile) ou européen (GEIE, par
exemple Eurosam).
Ce type de coopération a pourtant atteint ses limites : d’un côté, il a permis
de partager les coûts fixes pour la R&D et l’industrialisation et d’allonger
les séries de production. De l’autre, chaque participant voulait profiter du
travail commun afin d’améliorer son propre savoir-faire et compléter sa
gamme de capacités technologiques. Cette approche a eu comme résultat
pervers de nouvelles duplications et surcapacités. La complexité de
l’organisation administrative et industrielle a, par ailleurs, créé des surcoûts
considérables pour la coordination et la gestion des programmes communs.
22
23
Sur les 59 programmes européens d’armement lancés depuis la fin des années 50,
24 relèvent de l’aéronautique et 16 des engins. La coopération est beaucoup plus
réduite dans la construction navale (3 programmes) et dans l’armement terrestre
(12 programmes, mais dont un seul programme de blindés, le VBCI). Pour une liste
complète des programmes en coopération voir Pierre Dussauge, Christophe Cornu,
« L’Industrie Française de l’Armement », Economica, Paris, 1999, p. 118.
Ibid, pp. 157-166.
Les champions de l’intégration 19
Les structures commerciales de ces coopérations ne sont pas satisfaisantes
non plus : le G(E)IE est à mi-chemin entre un simple contrat de coopération
et une société, ce qui offre l’avantage de combiner la flexibilité du premier
avec la personnalité juridique du second. Il n’est cependant qu’une « simple
coquille juridique de coopération ayant une compétence limitée à l’exercice
d’une activité auxiliaire ». 24 Il ne peut ni exercer directement un pouvoir de
direction, ni – faute de structure capitalistique – détenir des parts ou actions,
ni recruter sans limitation son personnel salarié. De ce fait, il ne permet ni la
prise de contrôle d’une autre entreprise ni la rationalisation économique et
industrielle des participants. Il est, en bref, un instrument peu adapté aux
nouveaux défis économiques et financiers 25 .
D’où le développement de structures plus intégrées. Au cours des années 90,
des entreprises conjointes, prenant en charge l’ensemble d’un domaine
d’activité, ont émergé. Il s’agit de « vraies » entreprises créées par les
fusions de divisions ou de filiales de deux ou plusieurs champions
nationaux.
Année
1990
1991
1994
1996
1996
1998
1999
Nom
Matra Marconi Space (satellites)
Eurocopter (hélicoptères)
TDA (systèmes de propulsion pour missiles)
Thomson Marconi Sonar (sonars)
Matra BAe Dynamics (missiles)
Alenia Marconi Systems (électronique)
Astrium (satellites)
Maison mère
Matra, GEC-Marconi
Dasa, Aerospatiale
Dasa, Thomson-CSF
Thomson-CSF, GEC-Marconi
Matra, BAe
Finmeccanica, GEC-Marconi
BAe, Dasa, Aerospatiale-Matra 26
Ces sociétés ne sont pas limitées à un programme donné et n’ont pas de
limites prédéterminées dans le temps. Couvrant tout un domaine, les joint
ventures peuvent avoir une activité à la fois civile et militaire (Eurocopter).
24
25
26
Jean-Louis Scaringella, « Les industries de Défense en Europe », Economica, Paris,
1998, p. 132.
Assemblée de l’UEO, « La restructuration de l’armement européen et le rôle de
l’UEO », Rapport présenté au nom de la Commission de défense par M. Colvin,
9 novembre 1998, Doc. 1623, p. 20.
Astrium est né de l’intégration des activités satellites de Dasa dans Matra Marconi
Space. L’actionnariat de ce dernier a changé suite à l’absorption de Marconi par BAe et
à la fusion entre Aerospatiale et Matra (voir plus loin).
20 De la coopération à l ’intégration
Elles sont souvent établies sous la forme de holding : chaque partenaire
structure l’activité concernée par le partenariat en une société de droit
national, puis l’apporte à un holding créé pour la circonstance et régi par le
droit de l’un des pays participants ou d’un pays tiers (Matra BAe
Dynamics) 27 .
Les joint ventures ont des compétences économiques plus larges que les
G(E)IE. Leur structure de holding préserve l’identité nationale apparente de
chaque société tout en permettant de coordonner la commercialisation,
l’exportation, les finances et la stratégie sous une même direction. De plus,
l’instauration d’un lien capitalistique entre deux entreprises rend moins
important le principe du « juste retour », qui a traditionnellement compliqué
la coopération internationale 28 .
D’un autre côté, la rationalisation industrielle continue de se heurter à des
considérations nationales. Jusqu’à présent, ni les gouvernements ni les
entreprises concernés n’ont été prêts à une véritable spécialisation, qui aurait
provoqué l’abandon de certaines capacités technologiques. Les premiers ont
eu des réticences pour des raisons de sécurité nationale, les seconds pour des
raisons de compétitivité vis-à-vis des partenaires qui sont, de fait, toujours
des concurrents dans d’autres secteurs.
La persistance de ces réserves, l’existence pendant longtemps
d’arrangements plus « légers » ainsi que la géométrie variable de la
coopération européenne font que les capacités et le savoir-faire sont toujours
largement redondants.
27
28
Pour l’expérience des entreprises communes en général, voir Viveca Bjurtoft, « Joint
ventures and their role in European defence industry restructuring – the case of
aerospace », The FIND programme, FOA, Stockholm, décembre 1998 ; pour une
analyse de joint ventures spécifiques voir Björn Hagelin, « Saab, British Aerospace and
the JAS 39 Gripen Aircraft Joint Venture », dans European Security, Vol. 7, n. 4,
hiver 1998, pp. 91-117 ; Nicholas Franks, « Corporate Mergers – The Matra Marconi
Space Experience », dans RUSI Journal, août 1997, pp. 31-35.
Selon le principe du juste retour, les entreprises participant à un projet de coopération
obtiennent une partie des travaux, correspondant à la virgule près à la contribution
financière annuelle de leurs gouvernements respectifs.
Les champions de l’intégration 21
Duplication des capacités et savoir-faire dans
l’industrie aéronautique européenne
Intégration Assembl.
Avionique
Système
Final
France
Allemagne
Italie
Espagne
Suède
R.U.
Radars
Moteurs
Missiles
˜ ˜ ˜ ˜ ˜
˜
˜
˜
˜
˜ ˜
Source : A.T. Kearney Analysis
Il est vrai que la fusion des maisons mères, à elle seule, ne peut pas
supprimer toutes ces duplications. L’industrie de défense n’est en effet pas
complètement libre dans la répartition des capacités et l’organisation des
travaux, les Etats y intervenant directement par leur pouvoir régulateur. Il
n’empêche que l’intégration des maisons mères est un préalable à la
rationalisation interne des joint ventures : les champions nationaux n’ont en
effet jamais cessé de considérer les filiales intégrées dans des sociétés
communes comme des « membres de leur famille ». Dans ces conditions, la
recherche d’un équilibre entre les partenaires est primordiale et aboutit à des
répartitions nationales de postes et de volumes de production qui n’ont que
peu de rapport avec la rationalité économique. De plus, les joint ventures
sont responsables de la gestion du quotidien, mais dépendent de leurs
maisons mères pour les décisions stratégiques. Comme ces décisions sont
normalement prises à l’unanimité, ce mode de fonctionnement devient très
22 De la coopération à l ’intégration
complexe à plusieurs si les partenaires industriels n’ont pas les mêmes
intérêts stratégiques. Réduire le nombre des maisons mères est donc
essentiel pour optimiser la vie interne des sociétés communes.
Pousser l’intégration au niveau des champions nationaux permet en plus de
réduire les coûts administratifs et indirects, particulièrement élevés dans ce
secteur à cause de la complexité du réseau de coopération internationale.
Des économies importantes sont également possibles dans les domaines du
marketing, de la centralisation des achats, etc. Tous ces arguments existent
depuis longtemps, certes, mais les nouvelles conditions de marché leur ont
donné un tout autre poids.
La longue expérience de coopération a donc préparé le terrain des fusions
entre les maisons mères : premièrement, les entreprises ont pris l’habitude
de travailler ensemble. Deuxièmement, elles ont créé tout un réseau de
structures communes qui a été un excellent point de départ pour le
regroupement au niveau supérieur. Enfin, cette expérience a aiguisé la
conscience des faiblesses des rapprochements sectoriels et la nécessité
d’aller jusqu’au bout de l’intégration.
La prédominance du civil et le succès d’Airbus
Le regroupement des industries aéronautique et électronique de défense a
été favorisé par le rôle croissant du civil dans ces secteurs. Les raisons de
cette évolution sont cependant différentes : dans l’électronique de défense, il
s’agit d’une stratégie visant à augmenter la part du civil pour compenser la
chute des commandes militaires. La dualité potentielle de l’activité et les
multiples effets de spill-over qui caractérisent ce secteur facilitent la
diversification. Dans l’aéronautique (et le spatial), le rôle du civil est encore
plus important. En fait, il ne s’agit plus d’une industrie de défense au sens
strict du mot. Ses origines sont, certes, militaires, et l’importance stratégique
de ses activités de défense est indiscutable. Concernant les activités, on
constate cependant depuis des années une prédominance croissante du civil.
Les champions de l’intégration 23
Proportion du CA civil/militaire de l’industrie
aérospatiale en Europe de 1980 à 1998
80%
CA Civil
70%
60%
50%
CA Militaire
40%
30%
Source : AECMA
20%
10%
0%
1980
1983
1985
1988
1990
1993
1995
1998
Ce développement est dû avant tout à la forte croissance de l’aviation civile
en général, et au succès énorme d’Airbus en particulier. Parti de rien il y a
trente ans avec des sites et des partenaires fort différents, l’avionneur
européen a réussi à s’imposer sur des marchés très compétitifs. En 1999, le
carnet de commandes d’Airbus a été pour la première fois de son histoire
supérieur à celui de Boeing. Même si cette année est atypique en raison des
difficultés rencontrées par l’avionneur de Seattle, elle démontre qu’Airbus
est désormais tout à fait comparable à Boeing.
Le match Airbus Boeing
(avions commerciaux de plus de 100 places)
Nombre de livraisons
Nombre de commandes
700
900
800
600
700
500
600
400
500
400
300
300
200
200
100
100
20
00
19
97
19
93
19
90
19
85
19
82
19
76
19
74
19
79
Airbus
Sources : Boeing, Airbus
19
74
19
75
19
76
19
78
19
79
19
80
19
82
19
84
19
85
19
87
19
89
19
90
19
93
19
95
19
97
19
99
20
00
0
0
Boeing
24 De la coopération à l ’intégration
Le succès d’Airbus se reflète dans la répartition des activités civiles et
militaires des grands groupes européens. Parmi les partenaires d’Airbus,
seul BAe donne la priorité aux activités de défense :
Partenaires Airbus : Répartition du chiffre d’affaires en 1998
9.8%
90.2%
BAe
17.1%
82.9%
30%
30%
70%
Aerospatiale
DASA
CA civil
CA défense
70%
70%
CASA
Source : Defense News Research
La domination du civil a de nombreuses incidences sur l’organisation et la
stratégie des entreprises. Au sein d’Airbus, les partenaires se sont en effet
engagés dans une vraie spécialisation en maintenant durablement le partage
des tâches industrielles. Cette spécialisation a favorisé la complémentarité
des participants dans un secteur clé de leur activité et donné naissance à une
alliance très solide. Le GIE Airbus Industries, quant à lui, n’a à ce jour pas
d’activité industrielle ; il a été jusqu’ici en charge uniquement de la
commercialisation, la définition des nouveaux modèles (en relation avec les
bureaux d’étude des partenaires), du montage financier des ventes (en
relation avec les banques associées), du support clients ainsi que de la
négociation et de la formalisation des garanties contractuelles.
Pourtant, les partenaires ont signé en janvier 1997 un MoU préconisant la
transformation du GIE en société intégrée (AIC, Airbus Integrated
Company). Il est généralement reconnu que cette transformation est
indispensable pour exploiter pleinement les atouts technologiques ainsi que
les potentiels de rationalisation et assurer ainsi durablement le succès
d’Airbus sur les marchés civils. Elle peut cependant difficilement se
concevoir sans une restructuration plus large du secteur aéronautique dans
son ensemble, y compris les activités de défense. D’un côté, enlever Airbus
Les champions de l’intégration 25
à ses maisons mères aurait laissé Aerospatiale et Dasa extrêmement affaiblis
et sans la taille critique nécessaire pour se maintenir sur le marché. De
l’autre, même une « vraie » société Airbus ne pourrait pas, à elle seule, tenir
le choc répété des creux cycliques qui caractérisent l’aviation civile. Seules
les activités de défense, souvent contre-cycliques, peuvent compenser ces
fluctuations. D’où la nécessité de combiner le militaire et le civil et de
chapeauter l’ensemble par une organisation industrielle plus large. Airbus
devrait lui-même obtenir l’autonomie juridique, mais pas l’autonomie
financière que lui aurait procuré une introduction en bourse.
L’importance croissante du civil n’a pas seulement influencé la stratégie des
entreprises, elle a aussi profondément modifié leur culture. Les deux aspects
se sont mutuellement renforcés : le succès d’Airbus a été possible seulement
parce que les critères commerciaux se sont progressivement imposés contre
les considérations politiques, technologiques et industrielles ; ce succès a, à
son tour, renforcé l’orientation des entreprises partenaires vers la rentabilité
et l’efficacité, permettant à la culture des managers de l’emporter face à
celle des ingénieurs et des fonctionnaires29 .
Cette « commercialisation » de la culture s’est généralisée au sein des
groupes avec la privatisation progressive du secteur. Aujourd’hui,
l’ensemble des grandes entreprises aéronautiques (et électroniques) est
privatisé et coté en bourse. L’entrée des investisseurs privés dans le capital
des groupes accomplit la révolution culturelle : c’est en effet le modèle
anglo-saxon du gouvernement d’entreprise, orienté sur la rentabilité
financière et les bénéfices que peuvent en tirer les actionnaires, qui s’est
imposé au cours des années 1990. Le fameux shareholder value est devenu
l’objectif suprême et pousse fortement les entreprises vers la croissance, la
compétitivité et la consolidation.
Malgré les spécificités de l’armement, ce développement ne pouvait pas ne
pas avoir un impact sur les activités de défense des groupes : pour remplir
les nouveaux critères de rentabilité, les divisions et filiales militaires
devaient, elles aussi, améliorer la productivité, élargir les marchés et, par
conséquent, poursuivre l’intégration à travers les frontières.
29
Voir Pierre Muller, « Aerospace Companies and the State », dans Jack Hayward (dir.),
Industrial enterprise and European Integration, From national to International
Champions in Western Europe, Oxford University Press 1995, pp. 158-188.
26 De la coopération à l ’intégration
La « menace » américaine
Aux transformations internes des entreprises s’ajoute un élément externe qui
a également poussé à un regroupement européen : la très forte concurrence
des firmes américaines. Entre 1993 et 1997, une vague de fusionsacquisitions a donné naissance aux Etats-Unis à des géants des industries
aéronautique et de défense dont le CA est plusieurs fois supérieur à celui des
champions nationaux en Europe.
Part du CA défense dans le CA total (données 1998)
CA en milliards de $US
60
55
50
45
40
35
30
25
20
15
10
15,6
16,6
1
14,8
3,1
1,9
1,6
1,5
1,4
0,65
0,35
Lagardère
Finmeccanica
Saab
CASA
Thomson CSF
GEC
BAE
Raytheon
Lockheed
Boeing
0
Aerospatiale
4,5
Dassault
5,8
DASA
10,5
5
CA défense
Source : Defense News Research
La restructuration de l’industrie américaine correspond bien à une rationalité
économique, mais elle est plus que le simple résultat des forces du marché.
Le gouvernement américain l’a en effet suscitée en 1993 lors du fameux
dîner de la « Cène » (last supper) 30 et favorisée ensuite activement par la
non-application de la loi antitrust, d’une part, et des aides financières, de
30
Lors de cette réunion, le secrétaire à la Défense William Perry a annoncé aux
présidents des grands groupes que le nombre des entreprises de défense devait se
réduire considérablement et très rapidement pour s’adapter à la réduction prévisible des
budgets.
Les champions de l’intégration 27
l’autre. Jusqu’à la fin 1997, l’administration a subventionné sept accords de
consolidation avec 1,5 milliards $, représentant plus de la moitié des frais de
restructuration rencontrés par les entreprises concernées. Inquiète des
éventuels effets négatifs sur la concurrence, elle a mis fin à la restructuration
en 1998 avec l’interdiction de la fusion Lockheed Martin et Northrop
Grumman (voir annexe 5) 31 .
Bien que les Etats-Unis restent, de loin, le plus grand marché de défense du
monde, les nouveaux géants industriels ne se contentent pas des seules
demandes du Pentagone, mais se sont également dirigés vers la conquête de
marchés extérieurs 32 . Soutenue très activement par l’administration Clinton,
on constate effectivement une « réorientation des exportations américaines
dans le sens d’un développement tous azimuts qui s’est traduit par une
agressivité commerciale sans précédent » 33 . En même temps, les industriels
américains n’ont pas caché leur intention de renforcer leur présence sur les
marchés européens 34 . Dans les pays producteurs, qui représentent aussi les
marchés les plus importants, une telle pénétration passerait par des liens
avec les entreprises locales. Pour les entreprises européennes, cette
perspective n’était pas sans risque, parce que la différence de taille aurait de
facto exclu une alliance à pied d’égalité. Dans les coopérations limitées à un
projet spécifique, elles auraient risqué d’être reléguées au rang de soustraitant ; dans le cas d’une fusion, un regroupement transatlantique aurait
facilement abouti à la simple prise de contrôle et la filialisation des
entreprises européennes 35 .
31
32
33
34
35
Voir Ann Markusen, « The Post-Cold War Perisitence of Defense Specialized Firms »,
dans Gerald I. Susman, Sean O’Keefe, The Defense Industry in the Post-Cold War Era,
Oxford, Pergamon 1998, pp. 121-146 ; Gary Pagliano, « The US Defense Industry:
Trends and Issues », ESAN-Projekt: Arms Production and Cooperation – Projektpapier
No. 12, SWP-AP 3018, Ebenhausen, mai 1997 ; « Concentration des industries
d’armement américaines, modèle ou menace ? » Cahier d’Etudes stratégiques 23,
CIRPES, Paris, 1999, pp. 9-36.
Voir Andrew James, « Post-merger strategies of the leading US defence aerospace
companies », The FIND programme, FOA, Stockholm, décembre 1998.
Cahier d’Etudes stratégiques 23, op. cit. dans note 31, p. 92.
Voir Norman Augustine, directeur de Lockheed Martin, dans Les Echos, 19 juin 1997 ;
John Johnson, président de l’Association américaine des Industries aéronautiques,
« Conventional Arms Transfer Policy », dans Military Technology, février 1994,
pp. 30-33.
Voir Jens van Scherpenberg, « Transatlantic Competition and the European Defence
Industries – A New Look at the Trade-Defence Linkage » , ESAN-Projekt,
Projektpapier No. 1, SWP-AP 2992, Ebenhausen, décembre 1996.
28 De la coopération à l ’intégration
« La formidable restructuration de l’industrie de défense, l’importance
nouvelle des contrats d’exportation pour les firmes américaines, la pugnacité
accrue de ces groupes à l’international, la volonté clairement affichée de
l’administration de se servir des fournitures d’armes comme un moyen de
préservation et de développement de son avance technologique dans les
domaines de haut niveau font que, entre l’industrie américaine et les
industries européennes d’armement, c’est bien à une course aux armements
de nouvelle génération que nous assistons. (…) Elle oppose les Etats-Unis
aux producteurs européens dans la perspective d’établissement
d’hégémonie, par le média de l’affrontement industriel et économique
autour de l’ensemble aéronautique/espace et électronique, tant militaire que
civil » 36 .
Au milieu des années 90, la perception d’une « menace » américaine a été
généralement répandue dans le milieu politico-industriel en Europe 37 .
Surtout le rachat de McDonnell Douglas (MDD) par Boeing a sensibilisé les
esprits européens à la nécessité d’une véritable intégration industrielle. Avec
les activités de défense du MDD, le premier fabricant mondial d’avions
commerciaux s’est en effet procuré le moyen de contrebalancer le caractère
cyclique de l’aéronautique civile et apparaissait ainsi capable de
marginaliser Airbus, le seul concurrent restant sur le marché des avions
civils de plus de 100 places38 . L’apparente surpuissance de la concurrence
d’outre-Atlantique a alarmé les industriels comme les gouvernements : les
producteurs se voyaient confrontés au risque d’être évincés des marchés et
forcés de conclure des alliances déséquilibrées. Les gouvernements, quant à
eux, craignaient à la fois les conséquences pour Airbus (aventure
industrielle dans laquelle ils avaient investi des sommes énormes) et, à
terme, l’apparition d’un monopole américain dans les secteurs de pointe de
la défense 39 .
36
37
38
39
Cahier d’Etudes stratégiques 23, op. cit. dans note 31, p. 92.
Voir John Weston, « The challenge for Europe’s Aerospace Industry »,dans RUSI
Journal, juin 1997, pp. 43-47 ; Wolfgang Piller, « Dasa’s Viewpoint », dans Military
Technology, mars 1998, pp. 85-87.
Voir Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, DIW: Nach der Boeing/McDonnell
Douglas-Fusion: Wird die Luft für den Airbus dünner?, dans Wochenbericht 37/97,
11 septembre 1997, pp. 663-670.
Pour certains responsables à Washington, la tentation d’un monopole américain était
très réelle. Voir l’article de Ethan Kapstein, « America’s Arms-Trade Monopoly »,
dans Foreign Affairs, mai-juin 1994, vol. 73, n. 3, pp. 13-19.
Les champions de l’intégration 29
La course à la taille critique
Face aux nouveaux géants américains, les champions nationaux en Europe
étaient obligés de se lancer dans une course à la taille critique. Comme la
concentration nationale avait été déjà largement accomplie, la croissance
externe ne pouvait se faire qu’en traversant les frontières. La taille de
l’entreprise est importante pour plusieurs raisons.
Dans l’aéronautique, les coûts fixes de R&D (et de l’industrialisation) sont
particulièrement élevés. En 1998, l’industrie aéronautique et spatiale
européenne a consacré 10 milliards d’ECU (16,1 % du CA) à la R&D, dont
environ 5,8 milliards en R&D militaire 40 . Pour exploiter au maximum cet
investissement, il est indispensable de mettre en commun les ressources
disponibles et d’éviter des duplications. Un bref aperçu des sommes
dépensées en 1998 par les six champions nationaux en Europe pour la R&D
donne une idée des économies et des gains d’efficacité que permettrait de
réaliser le pooling des ressources :
Les dépenses de R&D
dans l’industrie aéronautique européenne
En millions
Sociétés
CA 1998
DASA
8.770 €
Bae
7.042 £
Aerospatiale
10.888 €
Matra
3.200 €
Finmeccanica 5.867 €
Saab
8.248 Sek
Casa
1.008 €
Dassault
3.068 €
Source : rapports annuels
R&D
R&D autofinancée
2.047 €
621 £
1.276 €
379 €
709 €
2.123 Sek
120 €
Non publié
367 €
Non publié
587 €
109 €
137 €
378 Sek
29 €
Non publié
Les chiffres de Finmeccanica, Dassault et Casa ont été calculés en euro sur
la base des taux de change suivants 1 lire = 0,00051€, 1F = 0,152449€, 1
peseta = 0,00601€. Le taux de change actuel de la livre est de 1£ =
1,63733€ , celui de la couronne suédoise est de 1Sek = 0,118686€.
40
AECMA, Statistical Survey 1998, Bruxelles, juillet 1999 (AECMA utilise l’ECU pour
ses statistiques).
30 De la coopération à l ’intégration
Gagner en taille permet, d’un côté, d’autofinancer des programmes majeurs
en amortissant l’effort de recherche et développement sur une base plus
large et de l’autre, de concentrer les efforts de R&D financés par les
gouvernements afin de développer les synergies entre les différents
programmes.
Il faut ajouter à cela les économies d’échelle qui peuvent résulter de la
croissance extérieure de l’entreprise : dans l’aéronautique militaire, les
dépenses en R&D représentent 25 à 30% du coût total d’un programme.
Face à un tel investissement, il est essentiel de les étaler sur un nombre
d’unités produites plus important pour baisser le prix unitaire.
On estime en effet que le coût unitaire de développement diminue de 50% si
l’on passe d’une production de 200 unités à 400 unités par exemple. En
outre, l’effet d’apprentissage, estimé à 20% pour les avions militaires, se
traduit par une baisse du coût de production constante pour chaque
doublement de la production cumulée 41 .
La taille est également importante pour avoir l’accès le plus large possible
au marché. Plus le nombre de programmes diminue, plus il importe pour les
entreprises d’être présent sur de nombreux segments du marché avec une
large gamme de produits pour récupérer un nombre suffisant de projets.
Comme les champions nationaux n’ont pas tous le même portfolio, les
fusions leur permettent de combler leurs lacunes respectives, d’éviter ainsi
la dépendance d’un seul programme et de contrebalancer les cycles
spécifiques à la fois aux marchés et aux programmes aéronautiques.
La taille permet, enfin, d’avoir une plus grande marge de manœuvre dans les
contreparties et compensations qui sont aujourd’hui systématiquement
demandées à l’exportation42 .
41
42
Dussauge et Cornu, op. cit. dans note 22, pp. 127 ss.
Pour l’importance des compensations, voir Jean-Paul Hébert, Les exportations
d’armement. A quel prix ?, pp. 43-57 ; voir également Jacques Cresson, « Offset et
européanisation des entreprises de défense », dans Jacques Cresson, Jean-Marc
Montserrat et Loïc Tribot La Spière, La défense dans tous ses états, Edition Publisud,
Paris, 2000, pp. 108-123.
Les champions de l’intégration 31
La volonté politique
Les industries et les gouvernements ont été d’accord sur la nécessité d’un
regroupement industriel du secteur. Ce consensus était essentiel pour
l’internationalisation d’une industrie qui est liée à la défense. Grâce à leur
rôle de client, sponsor et régulateur, les gouvernements disposent d’une
influence considérable sur la politique d’alliance de « leur » champion
national. Mais les possibilités d’influencer activement la course à la
restructuration varient pourtant considérablement d’un pays à l’autre.
Face à une industrie privée, le degré d’influence de l’Etat dépend surtout de
l’importance du marché intérieur : plus le client est important, plus ses idées
seront prises en considération dans les décisions stratégiques. De ce point de
vue, l’attitude du gouvernement britannique, par exemple, a été
probablement plus décisive pour BAe que celle du gouvernement allemand
pour Dasa : d’abord, le budget d’investissement est beaucoup plus élevé au
Royaume-Uni qu’en Allemagne ; ensuite, les activités de défense ont été
plus importantes pour BAe que pour Dasa, et enfin, Dasa faisait partie de
DaimlerChrysler, groupe de taille gigantesque disposant d’une influence
politique proportionnelle 43 .
Dans les entreprises publiques, l’influence de l’Etat est, bien entendu, plus
grande. En France, en Italie et en Espagne, les principaux groupes de
défense étaient traditionnellement détenus par l’Etat. Agissant comme seuls
ou principaux actionnaires, les gouvernements de ces pays pouvaient
intervenir directement dans le choix du partenaire industriel et influencer la
vitesse des regroupements. Le degré d’intervention a considérablement varié
d’un pays à l’autre ; mais à chaque fois, l’influence des gouvernements a
porté essentiellement sur la tactique, non sur la stratégie. La privatisation et
l’européanisation des groupes étaient en effet sans alternative réelle : face au
décalage entre les énormes besoins de trésorerie de cette industrie et la
pénurie des finances publiques, la cotation en bourse est en effet la seule
possibilité de trouver le capital nécessaire. De plus, la privatisation est
indispensable pour se libérer de l’inertie du secteur public, incompatible
avec les nouveaux impératifs économiques. En l’occurrence, la privatisation
a été le préalable à l’européanisation dans la mesure où les champions privés
43
En 1999, DaimlerChrysler a réalisé un chiffre d’affaires de près de 150 milliards
d’euros ; la contribution de Dasa ne représente que 6% environ (9,2 milliards).
32 De la coopération à l ’intégration
comme Dasa et BAe ont refusé toute fusion avec un groupe public. Le
retrait (au moins partiel) des Etats dans l’actionnariat des entreprises est
donc devenu inévitable.
Les nécessités économiques et financières ont ainsi créé en Europe une forte
volonté politique de voir les champions nationaux du secteur trouver une
réponse commune aux nouveaux défis. Cette volonté était d’autant plus
réelle que les regroupements industriels ont coïncidé avec la tentative de
donner une dimension politico-militaire à la construction européenne. On
constate en effet un large consensus parmi les pays concernés sur le projet
d’une Europe de la défense incluant une base industrielle et technologique
performante, préalable à la fois à une certaine autonomie et à un partenariat
transatlantique équilibré.
II.2 De EADC à EADS
La grande vision : EADC
L’engagement politique en faveur de la restructuration industrielle s’est
manifesté surtout dans la déclaration trilatérale du 9 décembre 1997, par
laquelle, les gouvernements allemand, français et britannique appelaient leur
industrie aéronautique et de défense à présenter avant le 31 mars 1998 un
projet commun avec des échéances précises pour un regroupement
européen.
Les quatre partenaires d’Airbus (Aerospatiale, BAe, Casa et Dasa) avaient
déjà mené depuis début 1997 des négociations sur la transformation du GIE.
L’annonce de la fusion Boeing - McDonnell Douglas les a définitivement
convaincus de la nécessité d’inclure les activités militaires dans un
regroupement. Le 27 mars 1998, ils répondirent à la déclaration trilatérale
sous la forme d’un rapport sur les principes d’une European Aerospace and
Defence Company (EADC). Ce rapport fut communiqué aux gouvernements
concernés ainsi qu’à Saab et Finmeccanica ; par la suite, des consultations
intergouvernementales eurent lieu, auxquelles participèrent l’Italie et la
Suède. Le 9 juillet 1998, les ministres de l’Industrie des six pays
demandèrent aux entreprises de résoudre le plus vite possible les questions
en suspens et de présenter un deuxième rapport avant la fin octobre 1998. A
partir de septembre, Matra (représenté par Aerospatiale), Saab et
Les champions de l’intégration 33
Finmeccanica participèrent à l’élaboration de ce document ; Dassault
Aviation fut associé. Le deuxième rapport fut finalement présenté minovembre 1998.
Il est vrai que les pourparlers n’ont jamais abouti à de réelles négociations.
Il s’agissait avant tout d’un échange d’idées, d’une discussion générale pour
explorer d’éventuelles pistes à suivre. Un bref aperçu des résultats démontre
cependant la complexité du regroupement industriel en Europe.
Dans leurs rapports, les six sociétés se sont en effet entendues sur les points
suivants :
• l’objectif final du regroupement serait la création d’une seule entreprise
intégrée, EADC ;
• le périmètre d’EADC devrait inclure comme activité de base : avions de
•
•
•
transport civils et militaires, avions de combat et de mission, hélicoptères,
lanceurs spatiaux et infrastructures spatiales, satellites, missiles guidés et
systèmes de défense ;
les objectifs d’EADC seraient déterminés par des critères de performance
économique et financière ; la création de valeur pour les actionnaires
serait l’objectif majeur et chaque secteur d’activité devrait être rentable ;
EADC serait gérée comme une entité unique, détenant et contrôlant toutes
ses ressources et capacités. La gestion comporterait trois volets : un
service central, responsable des finances, de la coordination et de la
stratégie de l’ensemble ; des divisions regroupant les activités par métier ;
et des entités nationales responsables des relations avec les
gouvernements ;
les droits des actionnaires seraient gouvernés par trois principes : pas de
prise de contrôle par un seul actionnaire, protection contre une OPA (offre
publique d’achat), pas de discrimination entre les actionnaires dispersés et
les actionnaires de bloc.
Ces points ont été élaborés par les membres d’Airbus et approuvés ensuite
par Finmeccanica et Saab. Pour d’autres questions, par contre, même le
deuxième rapport n’a pas fourni de réponse :
•
en ce qui concerne le périmètre du groupe, les six ont divergé sur la
question de savoir si les missiles balistiques (fabriqués exclusivement
par Aerospatiale) et les avions régionaux (activité que Dasa et Saab
34 De la coopération à l ’intégration
•
•
viennent d’abandonner) devaient être considérés comme des métiers de
base. L’autre question en suspens était l’intégration de Dassault
Aviation, préalable au rassemblement des activités avions de combat au
sein d’EADC ;
la mise en œuvre d’EADC posait également problème. Plusieurs
modèles ont été examinés :
- selon le schéma « Airbus plus », la future société Airbus deviendrait le
holding principal, intégrant successivement ou parallèlement les autres
activités sous forme de filiales ;
- la deuxième option était de créer EADC dans un premier temps comme
une coquille vide, détenue par les champions nationaux. Ces derniers
établiraient ensuite successivement ou parallèlement des joint ventures
dans chaque métier puis les intégreraient dans EADC (step-by-step
approach) ;
- la troisième option, surtout défendue par BAe, était de fusionner
simultanément toutes les activités de base de la future compagnie (les
autres métiers obtenant un statut spécifique transitoire). La plupart des
partenaires ont finalement considéré ce « come as you are » merger
comme la solution préférable pour sa rapidité et sa clarté. Ils ont
cependant reconnu qu’une telle approche serait trop complexe pour
impliquer toutes les entreprises à la fois. BAe, Dasa et Saab ont donc
proposé de commencer par une fusion à deux ou trois. Après la fusion
avec Matra, Aerospatiale a également accepté l’idée de fusions
successives, mais insisté pour que la première se fasse au moins à trois,
à savoir BAe, Dasa et lui-même. CASA et Finmeccanica ont refusé les
deux options.
Il s’agissait, enfin, de savoir comment protéger les droits des
actionnaires actuels et comment structurer l’actionnariat d’EADC. Sur
ces points, il a été impossible de trouver un compromis, la situation
actuelle étant fort complexe et instable. Les privatisations
d’Aerospatiale, CASA et Finmeccanica étaient soit annoncées soit
engagées, mais pas encore terminées. Les groupes privés avaient, quant
à eux, des structures d’actionnariat fort différentes (dispersée pour BAe,
actionnariat de bloc pour Dasa, situation intermédiaire pour Saab).
Enfin, les actionnaires avaient des idées fort différentes sur l’avenir.
DaimlerChrysler, le gouvernement français et Lagardère, nouvel
actionnaire de référence d’Aerospatiale, étaient prêts à transférer à
EADC les actions détenues respectivement dans Dasa et Aerospatiale à
condition d’en garder le contrôle (sans dilution des droits attachés à ses
Les champions de l’intégration 35
actions) et l’influence correspondante sur la stratégie industrielle. Cette
hypothèse fut refusée par BAe et Saab qui craignaient la domination
d’EADC par des actionnaires de référence au détriment des intérêts de
leurs propres actionnariats dispersés.
Les deux derniers points témoignent de la complexité de l’opération et de la
trop grande diversité des partenaires excluant ainsi une solution
multilatérale. La plupart des entreprises avaient une nette préférence pour la
fusion simultanée de toutes les activités. Cette approche supposait pourtant
de régler à la fois la valorisation des apports, la répartition de l’actionnariat
et du pouvoir, ainsi que les relations avec les Etats. Ces questions, déjà
extrêmement difficiles à traiter entre entreprises de deux pays différents,
devenaient impossibles à résoudre à trois et, à fortiori, à six, d’autant plus
que deux des acteurs principaux, BAe et Dasa, avaient leur propre agenda
(voir plus loin). Un big bang européen étant exclu, il n’est pas surprenant
que les discussions à six soient tombées dans l’oubli. La vraie question était
de savoir qui se marierait le premier avec qui. L’enjeu était capital : pour les
« Petits », il s’agissait de ne pas se retrouver marginalisés par une fusion des
« Grands ». Pour chacun des trois Grands, il était essentiel de ne pas se
laisser isoler par une fusion de deux d’entre eux.
L’étape intermédiaire : priorité au national
France : la première concernée par le risque d’isolement était l’industrie
française, très en retard dans sa restructuration. Alors qu’en Europe, les
discussions portaient déjà sur la création d’EADC, le paysage industriel de
défense en France était toujours éclaté, et le principe même de la
privatisation fortement débattu. Début 1996, Jacques Chirac avait présenté
l’idée de fédérer les entreprises du secteur autour de deux pôles,
électronique et aéronautique, et de lier ce regroupement à la privatisation de
Thomson-CSF et Aerospatiale. Les tentatives du gouvernement Juppé de
réaliser ce projet se sont pourtant soldées par un échec.
Au printemps 1997, frustré par la lenteur des Français sur ces dossiers et
méfiant vis-à-vis de leur revendication d’un leadership industriel en Europe,
Dasa était amené à renverser son alliance traditionnelle avec Aerospatiale et
à se rapprocher du concurrent privé de ce dernier, Matra Hautes
Technologies, branche défense du Groupe Lagardère. Au lieu de créer
36 De la coopération à l ’intégration
comme prévu deux joint ventures avec Aerospatiale, le champion allemand
choisit de fusionner ses activités satellites avec MMS (joint venture à 51/49
de Matra et Marconi) et de vendre 30% de sa division missile LFK à MBD
(filiale commune de Matra et BAe). De plus, BAe et Dasa annoncèrent leur
soutien à la candidature de Matra pour la privatisation de Thomson-CSF
contre l’offre d’un consortium formé par Aerospatiale, Dassault et Alcatel.
Par ce renversement d’alliance, Aerospatiale, le véritable chef de file
d’Airbus, Ariane et Eurocopter, était sur le point d’être isolé au sein de
l’industrie aéronautique européenne 44 .
Les élections anticipées en France ont de nouveau retardé de quelques mois
les décisions sur la restructuration, tout en ouvrant la voie à une solution
définitive. Paradoxalement, c’est un gouvernement de gauche qui réussit à
réaliser le projet d’un président gaulliste.
La première étape a concerné l’électronique de défense. En octobre 1997, le
gouvernement annonça le regroupement autour de Thomson-CSF (dans le
cadre d’un partenariat stratégique avec Alcatel) des activités d’électronique
spatiale et de défense et des activités de communications militaires
d’Alcatel, des activités d’électronique professionnelle et de défense de
Dassault, ainsi que des activités satellite d’Aerospatiale. Ce regroupement
donna naissance à deux nouvelles filiales : Alcatel Space, joint venture
50/50 de Thomson-CSF et Alcatel pour les satellites, ainsi que Detexis,
détenu à 100% par Thomson-CSF, spécialisé dans les contre-mesures
électroniques. En contrepartie de leur apport industriel, Alcatel, Dassault et
Aerospatiale devinrent actionnaires de Thomson-CSF, détenant
respectivement 16%, 6% et 4% du capital. Leur entrée fit passer la
participation de l’Etat de 58% à environ 40%.
La deuxième étape commença en juillet 1998 avec la décision du
gouvernement de privatiser Aerospatiale par le biais d’une fusion avec
Matra Hautes Technologies. C’était le retour en force de Lagardère, le grand
perdant de la privatisation de Thomson-CSF. L’opération s’avéra très
complexe ; il fallait en effet non seulement définir les conditions financières
de la fusion, mais aussi clarifier les relations du futur groupe AerospatialeMatra avec Dassault et Thomson-CSF.
44
Le Nouvel Economiste, 23 mai 1997; Defense News, 12-18 mai 1997, p. 1.
Les champions de l’intégration 37
• Concernant
•
Dassault, le gouvernement ne réussit pas à intégrer le
constructeur d’avions militaires (Mirage, Rafale) et de business jets
(Falcon) dans le nouveau groupe. La famille Dassault restait actionnaire
principal de Dassault Aviation avec 49,9% du capital et maintenait le
droit d’en nommer le président. L’Etat transféra à Aerospatiale-Matra
les 45,76% qu’il détenait, au capital de Dassault Aviation, mais sans ses
droits de vote double. En contrepartie, le pacte d’actionnaires prévoyait
que les décisions importantes seraient prises à la majorité de deux tiers
par un comité directeur où Aerospatiale-Matra siège à parité. Ce dernier
obtint donc un droit de veto sur les questions stratégiques de Dassault 45 .
Un autre problème était lié à la frontière entre Aerospatiale-Matra et
Thomson-CSF. Après avoir vendu en 1997 ses activités satellite à
Thomson-CSF, la fusion avec Matra ramena Aerospatiale à nouveau dans
ce secteur (par les 51% que Lagardère détient de Matra Marconi Space).
En compensation de cette dérogation au pacte d’actionnaires de l’année
précédente, Aerospatiale-Matra accepta, d’une part, de vendre à
Thomson-CSF ses parts dans leur joint venture commune, SextantAvionique, et, de l’autre, de conserver l’équilibre au sein du GIE
Eurosam46 . Les 4% qu’Aerospatiale détenait dans le capital de ThomsonCSF furent repris par l’Etat.
Ces négociations n’aboutirent qu’à la fin 1998 ; les modalités financières de
la fusion Aerospatiale-Matra ne furent réglées qu’en février 1999 ; le
nouveau champion aéronautique et spatial fut privatisé et coté en bourse en
juin. Ces progrès ont certes été considérables par rapport à la stagnation des
années précédentes mais risquaient cependant d’arriver trop tard et de rester
trop limités pour participer à la première étape de l’intégration européenne.
Grande-Bretagne : en fait, BAe et Dasa entamèrent des négociations visant
une fusion à deux, début 1998, c’est-à-dire parallèlement aux pourparlers à
six. Etant donné leurs points communs, ce rapprochement semblait naturel :
BAe et Dasa participaient aux principaux programmes européens, Airbus et
Eurofighter, et, plus important encore, elles avaient la même philosophie
45
46
Flight International, 18 novembre1998.
Eurosam est responsable du programme franco-italien FSAF ; Thomson-CSF,
Aerospatiale et Alenia en détiennent chacun 33%. La fusion avec Matra a
considérablement renforcé le poids d’Aerospatiale dans les missiles, ce qui aurait pu se
traduire par une redistribution des parts au sein du GIE.
38 De la coopération à l ’intégration
capitalistique : priorité absolue au shareholder value et refus de toute
participation de l’Etat au capital de l’entreprise.
Il n’est donc pas surprenant que BAe et Dasa aient justifié l’exclusion des
Français par la présence de l’Etat dans l’actionnariat d’Aerospatiale. Même
la fusion avec Matra, qui allait pourtant faire baisser la participation
publique dans Aerospatiale sous le seuil « magique » de 50%, ne put arrêter
le rapprochement entre Britanniques et Allemands. Ces derniers opposèrent
également une fin de non-recevoir aux signaux du gouvernement Jospin, qui
réaffirmait discrètement mais constamment sa disponibilité de diminuer
encore sa part pour aboutir à un vrai projet industriel européen. Tout
semblait donc indiquer que BAe et Dasa étaient résolus à créer à deux un
grand pôle entièrement privé, ne serait-ce que pour négocier ensuite en
position de force avec l’industrie et l’Etat français.
Les questions pointilleuses des négociations germano-britanniques étaient
liées à la différence de taille – comment trouver un partage de pouvoir
équilibré entre les deux, bien que BAe soit plus grand que Dasa – et à la
structure de l’actionnariat – comment éviter que DaimlerChrysler en tant
que seul actionnaire de Dasa domine le nouvel ensemble face à
l’actionnariat atomisé de BAe ? Malgré ces difficultés, les négociations
étaient bien avancées ; fin 1998, on croyait la finalisation de l’accord
imminente. Même la menace française de bloquer la transformation
d’Airbus semblait ne pas pouvoir empêcher la fusion47 .
Le rapprochement échoua cependant à la dernière minute quand GEC
annonça la cession de sa branche électronique de défense, Marconi. La
tentation pour BAe d’absorber son éternel concurrent était trop forte : le
rachat de Marconi fut l’occasion pour le champion britannique de compléter
son activité principale de plates-formes militaires par celle de systémier
électronique (très profitable et moins cyclique que la fabrication des platesformes), de réduire sa dépendance par rapport au contrat Al Yamamah 48 avec
47
48
Flight International, 16 décembre 1998.
En 1985, la Grande-Bretagne et l’Arabie Saoudite ont conclu un contrat d’une durée de
20 ans concernant la vente d’armement contre du pétrole, assorti d’un programme de
développement économique, dénommé Al Yamamah. Il s’agissait du plus gros contrat
d’exportation jamais enregistré au Royaume-Uni. Dans les faits, deux accords-cadres
ont été signés entre les gouvernements britannique et saoudien, portant sur la mise en
place d’un système de défense intégré dont le maître d’œuvre est BAe. Ces accords
Les champions de l’intégration 39
l’Arabie Saoudite et de s’implanter directement sur le marché américain
(grâce à Tracor, filiale américaine de Marconi). Cependant, l’hypothèse
selon laquelle BAe était « dans l’obligation » de racheter Marconi pour
empêcher Lockheed-Martin d’absorber l’électronicien apparaît moins
plausible. Il est vrai que l’implantation en Grande-Bretagne du producteur
du F-16, concurrent direct de l’Eurofighter sur certains marchés
d’exportation, aurait été pour BAe une menace inacceptable ; mais il semble
que le gouvernement britannique avait déjà fait comprendre que l’offre
américaine était à écarter et que Thomson-CSF était le seul candidat
étranger à la reprise.
BAe racheta donc Marconi pour plus de 7,7 milliards de livres. Il ne
s’agissait en fait pas d’un acte de consolidation, mais plutôt d’un
changement du périmètre. BAe fut vivement critiqué pour ce rachat : le
gouvernement britannique aurait en effet préféré un mariage entre Marconi
et Thomson-CSF pour étayer la réorientation de sa politique en matière de
défense européenne, symbolisée par la déclaration franco-britannique de
Saint-Malo en novembre 1998. Les analystes financiers, quant à eux,
critiquèrent le prix très élevé du rachat 49 et jugèrent les potentiels
d’économies de cette fusion (verticale) moins importants que ceux d’une
fusion (horizontale) avec Dasa.
Le champion allemand, pour finir, se retrouva le « bec dans l’eau ». Le
changement de cap britannique de dernière minute brusqua la direction de
Dasa et empoisonna durablement les relations entre les deux parties. Les
responsables de BAe sous-estimèrent sans doute l’effet psychologique de
leur volte-face sur les négociateurs allemands ; ce qu’ils considérèrent
comme un simple détour sur la voie d’un regroupement avec Dasa, s’avéra
49
sont fondamentaux pour BAe car ils ont représenté ces dernières années près de 20%
du CA du groupe, dont 50% en matériels militaires et 50% en prestations diverses
(génie civil, formation, maintenance, logistique, etc.), avec une marge élevée, estimée
à 10%. Les dernières livraisons d’appareils, notamment des Tornado et Hawk, sont
intervenues en 1998, mais la présence de BAE Systems reste forte dans le royaume
saoudien pour des activités d’entretien et de support avec 5 500 salariés.
Les analystes valorisaient Marconi en effet à 5,8 milliards £, soit 30% de moins que le
prix payé par BAe. Quelques exemples illustrent le fait que BAe ait effectivement payé
très cher : en avril 1998, GEC avait acheté Tracor, la filiale américaine de Marconi,
pour 1,4 milliards $ et l’a revendu à BAe pour 2,5 milliards $ - soit un profit de plus
d’un milliard en neuf mois. En 1994, BAe avait vendu ses activités « espace » à GEC
pour 56 millions £ et les a racheté pour 300 millions £.
40 De la coopération à l ’intégration
en effet être la fin de l’affaire. Ce dernier critiqua vivement le caractère
vertical de la fusion qu’il jugeait contradictoire avec le projet initial. Et,
surtout, il indiqua clairement que la taille du nouvel ensemble BAe-Marconi
écarterait toute hypothèse d’une fusion germano-britannique 50 . Avec un CA
de plus de 17,4 milliards d’euros, BAe devint en effet beaucoup plus grand
que les autres entreprises européennes (Aerospatiale-Matra 11,6 milliards,
Dasa 9,8 milliards d’euros) 51 . Dans un secteur aussi stratégique et, par
conséquent, politiquement très sensible, ce déséquilibre ne pouvait pas ne
pas avoir de conséquences sur la suite de la restructuration : dans la mesure
où ni les Français, ni les Allemands (ni, du reste, les Italiens) n’auraient
accepté une fusion transnationale qui revenait de fait à l’absorption de leurs
industries de pointe, il est logique que les étapes suivantes du regroupement
industriel se soient faites sans « New BAe » (nom provisoire du groupe
avant de choisir celui de BAE Systems fin 1999).
La relance du multilatéral via le bilatéral
L’échec des négociations entre BAe et Dasa supprima l’hypothèse d’un axe
germano-britannique, véritable cauchemar des milieux politiques et
industriels français. En même temps, la fusion avec Matra contribua à
améliorer le climat entre Aerospatiale et Dasa, très perturbé depuis 1997.
Dans un premier temps, le champion allemand semblait pourtant se diriger
vers une alliance outre-atlantique plutôt qu’outre-Rhin. Au printemps 1999,
ces tentations atlantistes étaient très réelles, d’autant plus que Dasa, en tant
que filiale d’un groupe transatlantique, apparaissait particulièrement bien
placé pour se marier avec un Américain. Des tractations eurent sans doute
lieu mais, apparemment, Dasa ne trouva pas de prétendant approprié pour
un partenariat équilibré. S’ajoutaient à cela de multiples obstacles politiques
et juridiques, rendant tout engagement aux Etats-Unis très difficile.
Une nouvelle opportunité se présenta, par contre, en Europe. Dans le cadre
de sa politique de privatisation le gouvernement espagnol cherchait en effet
à intégrer le groupe public CASA dans une alliance structurelle avec un
partenaire européen. BAe, Aerospatiale-Matra et Finmeccanica étaient
également en lice, mais finalement Dasa fut déclaré adjudicataire : lors du
50
51
Le Monde, 21 janvier 1999.
Chiffres pro forma pour 1998, voir Air & Cosmos, 22 janvier 1999.
Les champions de l’intégration 41
Salon du Bourget en juin 1999, les deux entreprises signèrent un protocole
d’intention selon lequel la privatisation de CASA devrait passer par la
création d’un holding détenu à 87% par Dasa et le reste par Sepi. Ce dernier,
holding public contrôlant les participations industrielles de l’Etat espagnol,
annonça cependant son intention de vendre ses actions sur le marché dans
les trois années à venir.
Etant donné la différence de taille entre les deux entreprises, cette alliance
ressemblait forcément à une simple absorption de CASA. Elle était pourtant
importante pour deux raisons. Pour la première fois, deux champions
nationaux décidaient de mettre en commun toutes leurs activités. Ensuite,
elle améliora radicalement la position de Dasa vis-à-vis de ses partenaires
britanniques et français : CASA est le plus petit des six champions
nationaux en Europe, mais, dans le contexte de l’époque, sa participation à
Airbus et Eurofighter lui a donné un poids stratégique considérable : le
nouvel ensemble Dasa-CASA aurait eu en effet une position clé dans les
deux programmes (43% dans Eurofighter, 42,1% dans Airbus).
Pourtant, l’accord germano-espagnol fut vite dépassé par les événements.
Tout juste après le Salon du Bourget en juin 1999, Jürgen Schrempp, JeanLuc Lagardère et Dominique Strauss-Kahn entamèrent des tractations ayant
pour objectif la fusion de Dasa avec Aerospatiale-Matra. Les négociations
étaient ultra secrètes (nom de code « Diamond »), même les Espagnols
n’étaient pas au courant. Du côté industriel français, les tractations furent
menées exclusivement par les responsables de Matra, laissant les membres
de l’ancienne direction d’Aerospatiale complètement à l’écart. Cette
discrimination démontre que la privatisation à la française allait plus loin
dans les faits que la hauteur de la participation publique l’aurait laissée
penser. L’importance que le gouvernement français attribuait à l’actionnaire
Lagardère montre également à quel point il souhaitait arriver à une solution
avec les Allemands.
La limitation du dialogue aux industriels relevant du secteur privé (ainsi que
la relation amicale entre Schrempp et Lagardère) contribua
considérablement au succès des négociations. L’affaire fut bouclée en moins
de quatre mois : tandis que tout le monde s’attendait au mariage DasaCASA, c’est en fait le couple franco-allemand qui annonça le 14 octobre
1999 la création du premier champion transnational de l’aéronautique et de
défense : EADS (European Aeronautic, Defence and Space Company).
42 De la coopération à l ’intégration
Mais la restructuration ne s’arrêta pas là. Comme on l’a vu, le
rapprochement franco-allemand avait brusquement relégué CASA au
second plan. Aerospatiale-Matra et Dasa s’empressèrent cependant de
rassurer leur partenaire espagnol en entamant immédiatement des
négociations avec lui. Ces efforts furent couronnés de succès : l’accord
entérinant l’intégration de CASA dans EADS fut signé le 2 décembre 1999.
II.3
EADS : le premier champion européen
Le poids du groupe
EADS est un projet ambitieux, d’abord par sa taille. En tant qu’entité
franco-allemande, le nouveau groupe aurait déjà été en troisième position
mondiale de l’aéronautique et de défense avec 89 000 employés, un CA
annuel de près de 20 milliards d’euros et un résultat d’exploitation d’un
milliard d’euros en 1998 52 . Elargi à CASA, EADS a plus de 95 000
employés et un CA de 21 milliards d’euros.
Grâce à la combinaison des participations respectives des trois groupes,
EADS a un rôle central dans la plupart des programmes européens. Ces
activités couvrent la totalité du secteur aéronautique et spatial :
• L’aéronautique civile. Au sein d’Airbus, EADS détient 80% de la future
•
•
52
société intégrée AIC et les lignes d’assemblage des avions. Cette activité
représente près de la moitié du CA du nouveau groupe.
L’aéronautique militaire. EADS est présente dans les deux programmes
militaires les plus importants en Europe. Aerospatiale-Matra apporte
ses 45,76% de Dassault Aviation, alors que Dasa et CASA détiennent
respectivement 30% et 13% d’Eurofighter. Ces 43% seront mis en
commun avec les 19,5% d’Alenia dans EMAC (European Military
Aircraft Company ou JV Co, nom provisoire), le nouveau joint venture
50/50 d’EADS et Finmeccanica qui détient ainsi avec 62,5% la majorité
d’Eurofighter.
L’espace. En fusionnant les participations de Dasa et d’AerospatialeMatra dans la nouvelle société Astrium, EADS devient l’actionnaire de
référence de cette société avec 75% du capital. EADS devient également
Les Echos, 15 octobre 1999.
Les champions de l’intégration 43
•
•
•
le principal actionnaire privé d’Arianespace avec 25,9%. Une place
prééminente qui pourrait être consolidée en cas de réorganisation du
capital du leader mondial du transport spatial.
Les hélicoptères. Ayant déjà fusionné leurs activités respectives dans
Eurocopter, la fusion des maisons mères ne change pas fondamentalement
la donne dans ce secteur, mais facilite sans doute le mode de gestion du
numéro un mondial des hélicoptères. De plus, l’intégration de CASA dans
EADS pourrait permettre à l’Espagne de devenir partenaire de plein droit
dans le programme Tigre.
Missiles. Aerospatiale-Matra apporte ses 50% dans Matra BAe Dynamics
(MBD), l’activité missile de l’ex- Aerospatiale et sa participation dans
Euromissile. De son côté, Dasa apporte également sa participation dans
Euromissile ainsi que sa filiale LFK, dont MBD détenait déjà 30%.
En dehors de ces cinq principaux secteurs, les trois entreprises apportent
d’autres activités ou participations : Dasa dans l’électronique de défense
(valant presque 2 milliards d’euros par an) ; Aerospatiale-Matra ses
activités dans les avions régionaux et Casa sa position de numéro un
mondial sur le marché des avions légers de transport militaire 53 .
Un équilibre difficile
La structure capitalistique d’EADS est à deux étages :
• Le
•
53
premier étage concerne la partie française, qui sera une société
contrôlée à parité par l’Etat et une structure commune entre Lagardère
SCA (détenant 37%) et des investisseurs institutionnels français (13%),
surtout la BNP.
Au deuxième étage, le holding français, DaimlerChrysler et Sepi forment
un holding de contrôle, détenant 65,57% de la société EADS proprement
dite. La partie allemande et française détient à parité 30%, Sepi 5,57%.
Les 34,43% restants sont cotés sur les bourses de Paris, Francfort et
Madrid. Pour des raisons fiscales et faute d’un statut de société
européenne, tant le holding de contrôle qu’EADS ont leur siège social aux
Pays-Bas.
Le Monde, 16 octobre 1999.
44 De la coopération à l ’intégration
Schéma : EADS - Structure capitalistique
Gouvernement
français
Lagardère
37%
50%
Invest. instit.
français
Invest. priv.
13%
50%
Holding français
DaimlerChrysler
Sepi
45.8%
Bourse
34.5%
8.4%
45.8%
Holding
néerlandais
65.5%
EADS
European Aeronautic, Defense and Space
NV néerlandais
Pour parvenir à la parité entre Dasa et Aerospatiale-Matra, DaimlerChrysler
a retiré avant la fusion 700 millions d’euros en cash. Pour ramener sa part
dans EADS à parité avec les 30% de la partie française, DaimlerChrysler a
ensuite sorti de Dasa les activités de MTU ainsi que 2,7 milliards d’euros, ce
qui correspond à 13% d’EADS. Puis, l’augmentation de capital de
2 milliards d’euros par l’introduction en bourse a dilué DaimlerChrysler
à 30%. Du côté français, 15% d’EADS appartiennent au gouvernement,
11,1% au groupe Lagardère et 3,9% aux investisseurs institutionnels. Sepi
apporte ses 99% de CASA en échange de 6,25% du capital d’EADS.
L’augmentation du capital dilue la participation espagnole à 5,57%, les
autres actionnaires conservant leurs participations initiales par ajustement du
nombre de titres qu’ils vendront sur le marché. Le capital flottant s’accroîtra
à terme à 40% puisque Sepi s’est engagé à vendre ses 5,57% sur le marché.
Les champions de l’intégration 45
Avec cette structure de holding en cascade, les partenaires ont transposé au
niveau des groupes les principales dispositions qui ont déjà figuré dans les
joint ventures. L’objectif est de bien marquer l’égalité de droit des
actionnaires principaux et d’organiser la codécision pour les questions clés
(fusions et aliances avec des partenaires tiers ainsi qu’investissements
supérieurs à 500 millions d’euros). Etant donné le poids respectif des
acteurs, l’équilibre franco-allemand est, bien entendu, au cœur de la
construction. Aucun des deux partenaires ne peut s’emparer du contrôle
d’EADS, puisque « le principe de l’égalité de droits entre DaimlerChrysler
et le partenariat français est intangible. Si l’un des actionnaires veut vendre,
il ne peut le faire que sur le marché, et ceci ne modifie pas les pouvoirs au
sein d’EADS. La répartition économique et la répartition des pouvoirs des
actions ont en effet été découplées. En outre, des droits de préemption
existent entre actionnaires français et allemands » 54 .
La structure de la direction est inspirée par le modèle d’entreprise anglosaxon : il n’existe en effet pas de conseil de surveillance à la française ou à
l’allemande, mais un conseil d’administration et un comité exécutif. La
présidence bicéphale du conseil d’administration va à Jean-Luc Lagardère et
Manfred Bischoff, les deux étant non-executive chairmen. Cinq directeurs,
deux Allemands (nommés par DaimlerChrysler), deux Français (tous deux
nommés par Lagardère et le gouvernement français) et un Espagnol (nommé
par Sepi), les soutiendront. Siègeront également au conseil d’administration
les deux chief executive officers (CEO) d’EADS et deux outside directors.
Pour empêcher que le directeur espagnol occupe au sein du conseil une
position stratégique d’arbitre entre Français et Allemands, les règles de vote
prévoient une majorité qualifiée de sept voix sur onze 55 .
Les activités du groupe seront réparties dans cinq divisions, dont deux
dirigées par un Français (Airbus, espace), deux par un Allemand
(aéronautique, systèmes civils et de défense) et une par un Espagnol (avions
de transport militaire). Chaque entité sera pleinement responsable de ses
performances et de ses résultats. Il y aura également trois directions
fonctionnelles (finances, stratégie, marketing). Les chefs de division ainsi
que les directeurs fonctionnels forment le comité exécutif, présidé par les
deux CEO.
54
55
Philippe Camus dans Les Echos, 18 octobre 1999.
Les Echos, 3-4 décembre 1999.
46 De la coopération à l ’intégration
Structure du Management
Holding néerlandais – Conseil d’administration
• 2 chairmen (allemand et français)
• 5 Directeurs (2 DaimlerChrysler, 2 Holding français, 1 SEPI))
• 2 CEO d’EADS
EADS – Conseil d’administration
• 2 chairmen (allemand et français)
• 5 Directeurs (2 DaimlerChrysler, 2 Holding français, 1 SEPI)
• 2 CEOs d’EADS
• 2 directeurs extérieurs
2 CEO’s (1 allemand, 1 français)
Airbus GIE
Stratégie
M arketing
Finance
F
F
G
AMC
Dassault
Airbus CEO
Trans Mil
F
E
Airbus COO
Syst. Civ.
& Défense
Electroniq.
défense
A
A
Syst, Serv
Telecom
F
CFO
A
F
Ressources
humaines
Missiles/
LFK
F
ATR
F
Aéronaut.
Milit.
A
Astrium
F
Sogerma/
EFW
A
Astrium
A
Sogerma/
EFW
F
Missiles
MBD/AM
Espace
A
Eurocopter
A
Missiles
MBD/AM
Programmes
F
Aéronaut
A
Eurocopter
F
F
Astrium
A
A
AM
Lanceurs
Socata
F
A
F : Français
A : Allemand
E : Espagne
Comité Exécutif
Participations
Nota : cette structure ne prend pas en compte la création d’EMAC qui aura des répercussions sur la division aéronautique
Arianespace
Les champions de l’intégration 47
A cette direction opérationnelle s’ajoute une structure de direction qui
regroupe 22 autres responsables. L’organisation centrale sera totalement
intégrée, sauf les trois fonctions « affaires politiques » (responsables des
contacts avec les gouvernements nationaux), « intégration » (chargée de
gérer la fusion et donc limitée dans la durée de son existence) et
« ressources humaines » (qui doivent prendre en compte des règles
juridiques propres à chaque pays, et assurer le dialogue avec les
représentants du personnel). En cas de désaccord au niveau du management
opérationnel, la question remontera au conseil d’administration du holding
de contrôle, puis aux présidents des deux entreprises actionnaires, Jean-Luc
Lagardère et Jürgen Schrempp 56 .
Pour mettre en place EADS, les partenaires ont été obligés de faire des
concessions majeures : le côté allemand a « avalé la couleuvre »
(M. Bischoff) de la présence d’actionnaires publics dans le capital du
groupe. Tandis que la participation de Sepi est modeste et transitoire, l’Etat
français reste un actionnaire important d’EADS et son engagement n’a
aucune limite de durée. En plus, les statuts du holding français lui
garantissent des droits particuliers en matière d’acquisition, d’alliance
stratégique et d’augmentation de capital. Il existe également un droit de
contrôle sur des modifications de capital – notamment pour tout
franchissement de seuil supérieur à 10% – inscrit dans les statuts d’EADS.
Enfin, ces dispositions sont appuyées par une convention (de droit français
et soumise à la juridiction française) qui donne à l’Etat des garanties
spécifiques sur les activités liées à la dissuasion nucléaire. Selon le
ministère français de la Défense, ces garanties sont les mêmes que celles
données par l’action spécifique dont l’Etat a disposé dans le capital
d’Aerospatiale-Matra : un droit de contrôle sur les opérations concernant la
capacité de maîtrise d’œuvre, de conception et d’intégration des missiles
balistiques du groupe ainsi que sur quatre filiales liées à cette activité 57 .
De leur côté, les Français ont dû accepter la parité des Allemands.
Psychologiquement, cela n’allait pas de soi : de nombreux responsables à
Paris ont toujours considéré l’aéronautique allemande comme un allié
mineur qui ne dispose pas du même savoir-faire technologique que
56
57
Air & Cosmos n. 1721, 22 octobre 1999, pp. 11-15.
CILAS (lasers), SODERN (études et réalisations nucléaires), NUCLETUDES
(ingénierie nucléaire) et COSYDE (conception de système de défense).
48 De la coopération à l ’intégration
l’industrie française. De plus, le poids de Dasa en termes d’activité est bien
inférieur à celui d’Aerospatiale-Matra : fin 1998, Dasa affichait un CA de
8,77 milliards d’Euros, tandis que les comptes (pro forma) d’AerospatialeMatra faisaient état d’un CA de 12,3 milliards d’Euros. En 1999, la
proportion entre les deux CA reste la même (9,2 contre 12,9 milliards), mais
Aerospatiale-Matra dépasse largement son fiancé allemand dans les
commandes (15,4 milliards, soit +19%, contre 9,9 milliards, soit -29%). Ce
calcul ne prend cependant pas en considération tous les aspects politiques et
financiers. D’abord, il fallait ancrer Dasa au pôle aéronautique français
avant que le groupe allemand ne soit séduit par d’autres partenaires, laissant
l’industrie française isolée 58 . Ensuite, les CA des deux partenaires ne sont
pas tout à fait comparables : en fait, Aerospatiale-Matra a consolidé
proportionnellement sa quote-part (37,9%) du CA réalisé par le GIE Airbus
Industries, ce que Dasa n’a pas fait 59 . Enfin, Aerospatiale-Matra n’affiche
qu’une marge d’exploitation bien inférieure à celle de Dasa (4,0% contre
7,1% en 1998 et 3,7% contre 8% en 1999) 60 . Du point de vue de la
rentabilité, les valorisations des deux sociétés faisaient donc ressortir un net
avantage de Dasa 61 .
Les Espagnols, enfin, étaient obligés de jouer un rôle relativement modeste.
La répartition des responsabilités correspond pourtant à la différence de
taille des trois partenaires. En tant que membre fondateur d’EADS, Sepi
sera toutefois représenté au niveau du holding néerlandais ainsi qu’au sein
du Conseil d’administration et au comité exécutif d’EADS. Les Espagnols
obtiendront également le leadership dans le secteur des avions de transport
militaires, ainsi que 10% de la charge de travail sur l’Airbus A3XX. L’Etat
espagnol entre dans le capital d’EADS, mais son désengagement est
programmé et il ne détient pas de droits spéciaux comparables à ceux de
l’Etat français. De plus, la représentation espagnole au sein des Conseils
d’administration du holding néerlandais et d’EADS lorsque Sepi aura vendu
ses actions sur le marché est une question qui reste ouverte 62 .
58
59
60
61
62
Libération, 15 octobre 1999.
Chaque membre d’Airbus est à la fois « actionnaire » et « sous-traitant » du GIE. Il
gagne donc de l’argent à deux occasions : lorsqu’il vend à Airbus ses pièces d’avion, et
lorsque le GIE vend un avion à une compagnie aérienne. La première fois, une marge
de 100% lui revient, la deuxième fois, il récupère sa quote-part du bénéfice réalisé.
La Tribune, 9 mars 2000.
Les Echos, 18 octobre 1999.
Ibid.
Les champions de l’intégration 49
Les défis
Pour l’avenir d’EADS, il est certainement avantageux que les partenaires se
connaissent bien et soient habitués à travailler ensemble. En effet, plus de
70% de leurs activités ont déjà été organisées dans des joint ventures
communs. La disparition des divergences entre maisons mères et
l’intégration des activités combinées ne peuvent qu’améliorer l’efficacité
économique et industrielle. Il n’empêche que les « vrais » problèmes vont
commencer maintenant. L’intégration des maisons mères est en effet un défi
d’une autre ampleur que la coopération par métier.
Dans le domaine militaire, la rationalisation industrielle à travers les
frontières restera probablement limitée du fait d’une forte complémentarité
entre les trois partenaires :
• dans les missiles, la rationalisation concernera avant tout la part française
•
•
•
de MBD et l’ex-division missile d’Aerospatiale. Par rapport à ces deux
entités, LFK est un acteur mineur. Même s’il y a des duplications entre les
trois, EADS hésitera sans doute à les supprimer chez LFK, sachant que
toute réduction de l’implantation en Allemagne risquerait de réduire
l’accès au marché allemand ;
dans l’électronique de défense, seul Dasa dispose d’activités. Par
conséquent, les synergies entre les partenaires sont quasiment nulles dans
ce domaine ;
dans le domaine des avions de combat, les synergies potentielles sont très
importantes, mais impossibles à exploiter tant que Dassault Aviation et
EMAC, le nouveau joint venture d’EADS et Finmeccanica, restent des
entités distinctes ;
la situation est similaire dans les avions de transport et de mission, deux
domaines ou la division espagnole d’EADS et la filiale italienne d’EMAC
regroupent certains types d’avion similaires.
Par ailleurs, les modalités des programmes communs (missiles,
hélicoptères) concernant la répartition des tâches sont déjà réglées dans des
MoU intergouvernementaux qui ne seront sans doute pas modifiés. Par
conséquent, la rationalisation industrielle ne pourra pleinement jouer
qu’avec l’arrivée de nouveaux programmes. Les premiers domaines
concernés seront sans doute les avions de transport et de mission ainsi que
les missiles, deux activités ou d’importants projets (l’Airbus A400 M et le
50 De la coopération à l ’intégration
Meteor) sont sur le point de démarrer. Dans les autres domaines militaires,
l’avantage de la fusion semble se limiter, dans un premier temps, à la
réduction des coûts administratifs et indirects et à la mise en commun du
marketing. La commercialisation des systèmes à l’étranger en profitera
également. Dans ce contexte, la participation simultanée d’EADS au Rafale
et à l’Eurofighter est particulièrement avantageuse : elle double ses chances
de l’emporter sur les marchés d’exportation et crée la base d’une
standardisation de l’équipement des deux appareils pour leur modernisation.
En même temps, EADS réunit le savoir-faire des deux programmes sous un
seul toit et se donne ainsi un atout technologique pour le développement de
l’avion de combat de la prochaine génération.
Dans le domaine civil, les synergies sont beaucoup plus importantes. La
création d’EADS a été en effet largement motivée par la volonté de
simplifier la coopération au sein d’Airbus. La réduction du nombre de
partenaires a été effectivement la condition sine qua non de l’accord sur la
transformation du GIE, finalisé fin juin 2000, et sera à l’avenir la meilleure
garantie pour un bon fonctionnement de la société intégrée. La création
d’AIC mettra fin à une organisation qui entraîne opacité et gaspillages.
Enfin, elle permet de rendre les coûts de production transparents, de
centraliser les achats, et d’intégrer la conception et la production des avions.
Les synergies annuelles attendues par la création d'AIC sont ainsi estimées à
350 millions d'Euros à compter de 2004 63 . En même temps, des
considérations politiques empêcheront de pousser la rationalisation
industrielle au sein d’Airbus à l’extrême. La répartition géographiquement
équilibrée des sites est en effet indispensable pour maintenir le soutien
financier et politique des gouvernements nationaux64 .
Aux questions de rationalisation s’ajoutent les problèmes juridiques et
sociaux, particulièrement complexes faute d’un statut de société européenne.
En termes de droit des sociétés et de droit fiscal, EADS a opté pour un siège
aux Pays-Bas, pratique qui n’est pas isolée en Europe. Du point de vue
fiscal, c’est le choix le plus avantageux ; du point de vue politique, c’est
l’alternative « neutre » au choix entre un siège en France ou en Allemagne.
Restent à régler les questions sociales : l’absence de droit du travail et de
63
64
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 mai 2000; Le Monde, 24 juin 2000.
La polémique concernant les lignes d'assemblage finale d’Airbus A3XX démontre bien
que, même dans le civil, la répartition des charges de travail est une question très
politique. Voir La Croix, 6 avril 2000.
Les champions de l’intégration 51
droit social européens oblige EADS à utiliser des contrats de travail distincts
pour faire face aux différentes normes sociales dans les pays concernés. Ces
contraintes juridiques risquent d’empêcher EADS de d’exploiter pleinement
les synergies potentielles de la fusion. « C’est un lourd dossier auquel les
syndicats seront associés et qui nécessitera de trouver des compromis entre
un modèle de coparticipation à l’allemande et un modèle français reposant
sur un dialogue mêlant consultation et confrontation, et qui s’appliquait en
l’occurrence à des entreprises où régnait une relative paix sociale » 65 .
Il est en effet essentiel, face aux aspects organisationnels et réglementaires,
de ne pas oublier l’importance du facteur humain pour le succès de la
fusion. Paradoxalement, plus le degré d’intégration est élevé, plus la
question de la différence entre cultures nationales et d’entreprises devient
importante. Il est difficile de mettre sur pied une gestion commune, mais il
est encore plus délicat pour des individus de nationalités et d’origines
professionnelles différentes de travailler ensemble au sein d’une nouvelle
organisation. Dans le cas d’EADS, la situation est particulièrement
complexe, parce qu’ Aerospatiale-Matra n’a même pas eu le temps de
digérer le choc des cultures subi lors de sa propre fusion66 . Il faut également
tenir compte aujourd’hui des multiples spécificités culturelles françaises,
allemandes et espagnoles. Face à l’ensemble de ces facteurs, il sera
fascinant de suivre pour EADS la naissance d’une identité européenne de
société 67 .
L’entente entre Français et Allemands sera décisive. A cet égard, la
participation d’un troisième membre fondateur plus petit pourra avoir
l’avantage d’atténuer d’éventuels affrontements entre les deux grands 68 . Au
niveau de la direction, le climat entre Français et Allemands profitera
certainement de « l’entrée en force des hommes de Lagardère » 69 . Parmi les
65
66
67
68
69
Jean-Pierre Maulny et Burkard Schmitt, « De EADC à EADS : la naissance difficile
d’un champion européen », dans Revue internationale et stratégique, été 2000, pp. 3547.
Certains observateurs affirment pourtant que même Dasa, issue en 1990 de l’absorption
de MBB par Daimler-Benz, n’a jamais développé une identité propre non plus.
Voir Matthias Maier, « Kooperationsmanagement im deutsch-französischen Kontext » ,
dans Walter Schertler (dir.), Management von Unternehmenskooperationen,
Überreuther, Munich, 1997, pp. 389-437.
Voir Marie Henckel von Donnersmarck, Roland Schatz (dir.) : Fusionen gestalten und
kommunizieren, Innovativ Verlag, Bonn, 1999.
Le Figaro, 15 février 2000.
52 De la coopération à l ’intégration
cinq Français qui accèdent au comité exécutif figurent, en effet, quatre
proches de Jean-Luc Lagardère, tandis qu’un seul est issu d’Aerospatiale. Se
confirme ainsi, la tendance déjà constatée au cours des négociations
secrètes, à savoir la prise de contrôle des postes clés et la monopolisation du
processus de décision par l’actionnaire de référence. Ce rapport de forces du
côté français pourrait atténuer le choc des cultures entre un groupe privé et
un ex-groupe public, même si les « Matra Boys » ont plus d’expérience de
la coopération avec les Britanniques qu’avec les Allemands 70 .
Du côté allemand, Dasa pourra sans doute profiter de l’expérience de la
fusion Daimler-Chrysler. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la fusion
des automobilistes serait un modèle adéquat pour la création d’EADS, loin
de là : étant donné le désengagement important des investisseurs américains
et le départ de nombreux dirigeants américains depuis la naissance du géant
transatlantique, la soi-disant « fusion des égaux » entre Daimler et Chrysler
ressemble en effet aujourd’hui plutôt à une OPA sur le second par le
premier. Dans une industrie liée à la défense, la moindre impression qu’un
développement similaire se répète serait sans doute fatale.
La structure actuelle de l’actionnariat est pourtant une sauvegarde contre
cette hypothèse. A ce niveau, il est probable que la « cohabitation » des
actionnaires publics et privés, et plus particulièrement entre l’Etat français et
DaimlerChrysler, fonctionnera sans problème majeur. Le simple fait que la
fusion ait eu lieu en dépit d’une participation publique prouve que les
protagonistes ont dépassé les querelles idéologiques des dernières années
pour adopter une attitude assez pragmatique. Tout semble indiquer
aujourd’hui que le gouvernement français est prêt à s’abstenir d’intervenir
dans le management du groupe et à jouer plutôt le rôle d’un actionnaire
« normal ». Les vrais « maîtres » d’EADS seront les investisseurs
industriels, DaimlerChrysler et Lagardère. Il ne faut pourtant pas oublier que
les dispositions du pacte d’actionnaires relatives à la stabilité de
l’actionnariat cesseront de produire leurs effets en 2003, donnant aux
actionnaires industriels la liberté de vendre leur participation. Si
DaimlerChrysler et/ou le groupe Lagardère décidaient de se retirer du
capital, la gouvernance d’entreprise d’EADS pourrait changer de fond en
comble.
70
Les activités défense de Matra sont concentrées dans les joint ventures francobritanniques MMS et MBD.
Les champions de l’intégration 53
II.4
Le nouveau paysage industriel en Europe
Le centre : duopole BAE Systems - EADS
En moins de deux ans, le paysage industriel en Europe a été complètement
bouleversé. Dans l’aéronautique, il y a maintenant deux grand pôles : EADS
et BAE Systems. Tandis que le premier est intégré horizontalement avec des
points forts dans le civil, le second est intégré verticalement et très
spécialisé dans le domaine militaire, où il dispose d’une large gamme
d’activités. Grâce à l’absorption de Marconi, le groupe britannique s’est
transformé de plate-formiste de l’aéronautique militaire en vrai systémier
avec d’importantes capacités en électronique de défense. En même temps,
l’intégration de Marconi North America a fait de BAE Systems un acteur
majeur sur le marché américain. Par sa filiale BAE Systems North America,
il emploie en effet plus de 18 000 personnes aux Etats-Unis. Le groupe est
l’un des principaux fournisseurs du Pentagone et devrait réaliser sur le
marché américain un CA supérieur à celui réalisé en Grande-Bretagne. Il
vient encore de renforcer sa présence aux Etats-Unis 71 par le rachat de
l’activité systèmes de contrôle de Lockheed Martin et est également
candidat pour l’acquisition des systèmes électroniques et avioniques de ce
dernier (Lockheed Sanders)72 . De plus, le Pentagone traite BAE Systems
North America comme une entreprise américaine, ce qui représente un
avantage certain lors des appels d’offre et des acquisitions sur le marché
américain. Grâce à son implantation américaine, BAE Systems ne se
considère plus comme une entreprise britannique mais globale. Selon le
CEO John Weston, son groupe constitue « la première société américaine en
Europe et la première société européenne aux Etats-Unis » 73 .
BAE Systems est lié à EADS par de multiples coopérations :
• Dans le secteur espace, la fusion de Matra Marconi
Space (MMS) avec
les activités spatiales de Dasa a donné naissance au quatrième groupe
mondial avec plus de 8 000 employés et un CA annuel de 2,25 milliards
d’Euros. Astrium est une société à 50/50 en termes de droits de vote mais,
71
72
73
Les Echos, 28 avril 2000.
S’il était déclaré adjudicataire, BAE Systems deviendrait le plus grand groupe de
défense du monde avant Lockheed. Voir Frankfurter Allgemeine Zeitung, 3 juin 2000.
Discours de John Weston à la conférence du Forum Europe « La privatisation en
Europe », le 19 avril 2000 au Centre français du Commerce extérieur à Paris.
54 De la coopération à l ’intégration
•
•
•
74
75
76
au niveau du capital, la répartition est de 55% pour MMS et de 45% pour
Dasa. Avec la fusion Dasa-Aerospatiale-Matra, la part d’EADS sera
de 75%, celle de BAe de 25%. Après l’évaluation des valeurs respectives,
Astrium accueillera Alenia Spazio du groupe Finmeccanica 74 .
Dans le domaine des missiles, MBD, filiale commune 50/50 de BAe et
Matra, est devenu le pôle fédérateur de l’industrie européenne.
L’intégration dans MBD des activités missiles d’Alenia Marconi Systems
(AMS), joint venture italo-britannique, a été communiquée au lendemain
de l’annonce de la création d’EADS. Contrôlant 80% de la production en
Europe, le nouveau pôle tripartite a un CA de 2,32 milliards d’euros et
plus de 10 000 employés. A la fin d’une opération très complexe, BAE
Systems et EADS détiendront à parité 37,5%, Finmeccanica 25% de
MBD 75 . Avec la fusion entre Aerospatiale-Matra et Dasa, MBD a
également vocation à absorber les 70% des activités de LFK qu’il ne
contrôle pas encore. A ce moment-là, la répartition au niveau du capital
de MBD changera sans doute à nouveau.
Dans l’aéronautique civile, BAE Systems apporte à la nouvelle société
Airbus ses activités de construction d’ailes d’avion. En échange, il
détiendra 20% du capital d’AIC, correspondant à ses 20% actuels dans le
GIE. Au lieu d’une soulte, il recevra des compensations financières
calculées en fonction des livraisons d’Airbus A340-500/600, qui entreront
en service a partir de 2002. Dans l’organisation d’AIC, BAE Systems
aura deux représentants au comité d’actionnaires (cinq pour EADS) et
deux au comité exécutif. Les décisions courantes seront prises à la
majorité simple, certaines décisions stratégiques à l'unanimité
(acquisitions et cessions d’un montant supérieur à 500 millions d'euro,
approbation du plan prévisionnel à trois an et toute décision qui pourrait
entraîner une dilution de BAE Systems). BAE Systems bénéficiera d'une
option de vente de ses actions AIC à EADS ; ce dernier bénéficiera
inversement d'une option d’achat des actions AIC détenues par BAE
Systems dans le cas d'un changement de contrôle de BAE Systems 76 .
Dans les avions de combat, la situation entre BAE Systems et EADS est
paradoxale : d’un côté, EMAC, la filiale 50/50 de Finmeccanica et
d’EADS contrôlera 62,5% d’Eurofighter – BAe (37,5%) est ainsi relégué
au second rang dans son propre programme d’avions de combat. De
Air & Cosmos n. 1721, 22 octobre 1999, p. 15.
Les Echos, 21 octobre 1999.
Les Echos, 22 juin 2000.
Les champions de l’intégration 55
l’autre, l’intégration de Marconi, sous-contractant majeur pour
l’Eurofighter, permet à BAE Systems d’accroître de 10% environ la
valeur de sa participation et renforce encore son leadership technologique
dans le programme européen. En même temps, EADS est actionnaire de
45,76% de Dassault Aviation, constructeur du Rafale, concurrent
d’Eurofighter sur certains marchés d’exportation. La situation est
également contradictoire pour le gouvernement français : actionnaire à
15% d’EADS, il se retrouve partie prenante au programme Eurofighter,
alors qu’il est aujourd’hui l’unique client du Rafale 77 .
La création d’EADS pose de nouvelles questions, certes, mais en diminuant
le nombre d’acteurs au sein des projets communs, elle simplifiera sans doute
la coopération avec BAE Systems. Les responsables allemands et français
ont déjà annoncé leur volonté de renforcer les liens existants. Les rapports
entre les deux groupes semblent stables dans les satellites, dans les missiles,
et, depuis le très récent accord sur l’AIC, dans les avions civils 78 . A long
terme, la situation devra être réglée dans les avions de combat : y aura-t-il
un jour un seul pôle européen, réunissant BAE Systems, Saab, Dassault et
EMAC ou assistera-t-on dans ce secteur plutôt à des regroupements
transatlantiques (BAE Systems - Boeing, EADS - Lockheed) ? Reste
également à savoir si, désormais, l’hypothèse d’une fusion globale de BAE
Systems et EADS est définitivement exclue ou si elle reste valable à long
terme 79 . Toujours est-il que le succès de l’un est lié à celui de l’autre ;
l’activité d’EADS résulte en effet à 68% des différentes co-entreprises avec
BAE Systems, qui réalise 25% de son CA en coopération avec EADS 80 .
La périphérie
Les autres sociétés européennes se regroupent autour des deux géants :
• Dassault
Aviation reste formellement indépendant, mais se trouve
cependant dans « l’orbite » d’EADS. Après l’annonce de la fusion francoallemande, Serge Dassault a insisté sur sa faculté de dénoncer le pacte
77
78
79
80
Le Monde, 28 octobre 1999.
Voir les Echos, 22 juin 2000.
Voir les déclarations divergentes des deux PDG d’EADS, Reiner Hertrich et Philippe
Camus, dans Le Monde, 25 février 2000 et Les Echos, 28 février 2000.
Handelsblatt, 2/3 juin 2000.
56 De la coopération à l ’intégration
•
81
82
83
d’actionnaires qui lui avait été imposé en 1998 et qui donne à
Aerospatiale-Matra un droit de veto sur les décisions stratégiques de
Dassault Aviation. Une clause de ce même pacte prévoit en effet que
Aerospatiale-Matra doit, en cas de changement de contrôle, choisir entre
la revente de ses parts ou l’abandon de ses droits privilégiés au sein de
Dassault Aviation. Cette réalité, un temps contestée par AerospatialeMatra, semble désormais reconnue par ce dernier. Pour l’heure, EADS
reste simple actionnaire de Dassault Aviation, tout en considérant cette
participation comme l’un de ses métiers de base. Toujours est-il que
EADS aura toujours la possibilité de bloquer toute décision nécessitant un
accord des deux tiers des actionnaires. Pour bien distinguer les
programmes Eurofighter et Rafale, la participation d’EADS dans Dassault
Aviation est gérée au sein du groupe européen par le responsable de la
stratégie (et non par le directeur des activités aéronautiques) 81 . Dans le
futur, plusieurs scénarios sont possibles.
– Dassault Industries, holding regroupant les intérêts de la famille
Dassault, pourrait scinder les activités de Dassault Aviation,
conserver le civil et apporter le militaire à EADS. Cette hypothèse
est pourtant peu probable : Dassault Industries serait alors obligé
d’exercer son droit de préemption – ce qui est politiquement délicat.
De plus, une telle séparation couperait les activités civiles de
Dassault de la R&D du militaire dont elles profitent jusqu’à présent.
– Dassault Industries pourrait apporter ses 49,9% de Dassault Aviation
à EADS et devenir en contrepartie actionnaire de ce dernier. C’est
l’option préférée du gouvernement français, mais les deux
protagonistes la refusent pour le moment 82 . Dans les deux cas,
Dassault Aviation fusionnerait avec EMAC, diluant la participation
de Finmeccanica de 50 à 35%.
Finmeccanica, holding qui contrôle la plus grande partie de l’industrie de
défense italienne, ne vise pas une participation directe à une grande
alliance européenne. Le groupe est privatisé depuis juin 2000, mais l’Etat
italien conserve 30% du capital de Finmeccanica. Le reste est détenu,
pour la moitié, par des actionnaires institutionnels et des particuliers, avec
une limitation des droits de vote à 3% 83 . Dans la stratégie de
Finmeccanica, les fusions jouent un rôle important, mais elles restent
La Tribune, 17 février 2000.
Le Monde, 28 octobre 1999.
Handelsblatt, 13 mai 2000.
Les champions de l’intégration 57
•
84
85
limitées au niveau des métiers. Les différentes filiales du groupe sont
intégrées dans des entités internationales, Finmeccanica gérant
directement les participations. L’explication de cette stratégie est simple :
face aux grands groupes, les alliances par secteur sont la seule possibilité
pour les Italiens d’obtenir un vrai pouvoir de codécision. L’idéal est une
formule 50/50 ; dans les secteurs où un tel équilibre n’est pas possible à
deux, Finmeccanica a choisi d’intégrer ses divisions dans des joint
ventures multilatéraux (ce qui permet au partenaire minoritaire de profiter
de majorités variables). L’intégration est faite pour l’électronique de
défense (AMS) et programmée pour les satellites (Astrium), les missiles
(MBD), les avions militaires et régionaux (EMAC). Dans les hélicoptères,
l’alliance avec le britannique GKN, annoncée il y a plus de deux ans
(Agusta/Westland), n’a toujours pas été finalisée ; si ce regroupement
échouait, Agusta pourrait se rapprocher (à nouveau) d’Eurocopter 84 .
Restent les avions civils : lors de l’annonce de la création d’EMAC, les
partenaires d’EADS ont proposé à Finmeccanica une option de prise de
participation à hauteur de 5% dans le capital de la future Airbus
Integrated Company, offre valable trois ans et dont le coût est estimé à
1 milliard d’euros. De plus, les Italiens sont également invités, comme
partenaires à risques partagés, dans le programme A3XX jusqu’à hauteur
de 10%. Ces perspectives ont probablement décidé Finmeccanica à lier
Alenia Aeronautica à EADS et non à BAE Systems 85 .
Saab est lié à BAE Systems par un accord de commercialisation relatif au
Gripen qui a débouché ensuite sur une alliance capitalistique. Il est bien
possible que la coopération entre les deux s’arrête là ; la situation semble
satisfaisante pour les deux groupes puisque, au lieu de se faire
concurrence sur les marchés à l’exportation, ils coordonnent leurs
stratégies et viennent chacun renforcer la proposition de l’autre quand elle
apparaît la mieux placée. De plus, la prise de participation de 35% de
BAE Systems dans Saab laisse le contrôle de la société au groupe
Wallenberg, et ce dernier semble vouloir le conserver. Comme l’a indiqué
le PDG de Saab, Bengt Halse en mai 1999, les fusions en France et au
Royaume-Uni avaient créé deux piliers de l’aéronautique européenne trop
puissants pour que Saab puisse y trouver sa place. La création d’EADS ne
peut que renforcer ce jugement. D’un autre côté, Saab vient d’absorber
Air & Cosmos, 21 avril 2000, p. 11. Agusta a été déjà en négociation avec Eurocopter
avant de se tourner vers Westland. Il semble que la création d’Agusta/Westland est
actuellement suspendue par l’hypothèse d’un rachat de Westland par BAE Systems.
Les Echos, 14-15 avril 2000.
58 De la coopération à l ’intégration
•
86
87
Celsius, le numéro deux de l’industrie de défense suédoise. Ce dernier
dispose des activités fort diversifiées qui s’inscriront probablement dans
des joint ventures internationaux. Les sous-marins sont déjà passés sous la
tutelle du chantier naval allemand HDW ; dans les missiles, le nouveau
champion nordique pourrait intégrer ses activités unifiées dans MBD86 .
Thomson-CSF reste le numéro un européen dans l’électronique de
défense avec un CA de 7 milliards de dollars (contre 6 milliards pour BAe
et 2 milliards de dollars pour EADS). Face aux grandes restructurations
européennes, Thomson-CSF a développé une stratégie spécifique qui vise
à la fois le développement de ses activités civiles et la diversification
géographique de ses marchés de défense. L’alliance stratégique avec
l’actionnaire de référence, Alcatel, permet à Thomson-CSF de jouer
pleinement les synergies entre l’électronique civile et militaire
(notamment dans la télécommunication). Dans le domaine de défense,
Thomson-CSF poursuit une approche « multidomestique » : afin de
pénétrer les marchés d’exportation, il se fond dans l’industrie locale.
En 1999, l’électronicien a en effet renforcé sa position en Australie
(l’achat d’ADI), au Brésil (prise de participation dans Embraer, avec
Aerospatiale-Matra et Dassault), en Corée du Sud (l’acquisition de 50%
du capital de la filiale d’électronique de défense de Samsung), à
Singapour (l’acquisition d’Avimo), en Afrique du Sud (prise de contrôle
complète de sa filiale ADS) et en Grande-Bretagne (rachat de Racal et
prise de contrôle complète de Shorts). En Europe, les relations de
Thomson-CSF avec EADS et BAE Systems sont complexes :
l’électronicien est à la fois partenaire (dans TDA et Eurosam avec EADS,
dans Thomson Marconi Sonar avec BAE), fournisseur de premier rang
(Airbus, Eurocopter, Dassault) et concurrent (avec BAE Systems et
EADS dans l’espace, les missiles et l’électronique de défense, et avec le
seul BAE Systems dans la construction navale). Cette constellation
complexe persistera sans doute, même si la coopération avec EADS
pourrait se renforcer dans certains domaines 87 .
Handelsblatt, 17 novembre 1999.
Voir les entretiens avec Philippe Camus (Les Echos, 18 octobre 1999), Serge Tchuruck
(Les Echos, 25 octobre 1999) et Denis Ranque (Le Monde, 3 février 2000).
Les champions de l’intégration 59
Nouveau paysage de l’industrie aéronautique et électronique de défense
Agusta Westland
50%
50%
European Airsystems
50%
GKN
Finmeccanica
50%
*
50%
25%
Astrium
50%
Alenia Marconi Sys
50%
Dassault
75%
46%
EMAC
37.5%
Eurofighter
25%
BAE Systems
Eurocopter
62.5%
50%
100%
75%
MBD Holding
50%
50%
EADS
30%
« New » MBD
70%
LFK
26%
49%
Ariane Space
STN Atlas
20%
80%
Airbus
32.2%
51%
Rheinmetall
35%
50%
50%
41.8%
CNES
Thomson Marconi Sonar
TDA
Autres
50%
SAAB
50%
Racal
100%
33%
33%
Eurosam
33%
Thomson-CSF
100%
Shorts
100%
49%
50%
Com. Intern.
50%
DCN
Sextant
26%
Alcatel Space
50%
51%
SAES
50%
10%
Indra
Alcatel
60 De la coopération à l ’intégration
Chapitre Trois
LES DEFIS POLITIQUES
Compte tenu du rôle prépondérant des Etats dans le domaine de l’armement,
le soutien des pouvoirs publics a été un préalable à la consolidation
transnationale des entreprises de défense. Les gouvernements sont
intervenus d’une façon plus au moins active dans le processus industriel
selon leurs moyens d’influence et leur volonté politique. Dans ce contexte,
la politique flexible et pragmatique du gouvernement de gauche en France a
été primordiale pour le succès de l’européanisation. D’autres, comme le
gouvernement allemand par exemple, étaient favorables à la consolidation
transnationale sans pour autant essayer d’influencer les choix stratégiques
des industriels.
Il est vrai néanmoins que, du point de vue des gouvernements, la
restructuration industrielle accomplie ne représente que le début d’un travail
herculéen. Tandis que l’offre s’est réorganisée sous la direction des
industriels, il incombe maintenant à la politique de réformer aussi bien le
cadre réglementaire du marché que le fonctionnement de la demande. Il
s’agit, d’une part, de créer les conditions pour que des entreprises
transnationales puissent opérer de façon rationnelle et efficace et, de l’autre,
de sauvegarder les intérêts des Etats face à l’internationalisation progressive
de la base industrielle et technologique de défense. L’équilibre entre les
deux objectifs reste difficile à établir tant que la défense constitue le
domaine par excellence de la souveraineté nationale et l’Europe de
l’armement plutôt un projet qu’une réalité.
Si l’intégration au niveau européen des politiques d’armement reste
utopique, les structures traditionnelles de coopération en la matière, fondées
sur une approche ad hoc et programme par programme, ne sont plus
adaptées. Pour profiter pleinement des avantages d’une base industrielle
restructurée, les Etats doivent réformer leur coopération tout au long du
processus d’acquisition et redéfinir leur rôle de client, sponsor et régulateur.
Le débat sur un système d’acquisition commun n’est pas nouveau. Dans
certains domaines, il existe des organismes européens (Eurolongterm,
62 De la coopération à l ’intégration
GEAO, OEAO, etc.), mais leur succès reste cependant modeste 88 . Il se pose
aujourd’hui, en outre, une multitude de questions juridiques et politiques
directement liées à l’internationalisation des industries. Les réglementations
nationales en matière d’armement sont en effet particulièrement complexes
en Europe et manquent d’homogénéité pour des raisons historiques et
culturelles. Elles rendent le fonctionnement des sociétés transnationales très
compliqué et constituent donc un obstacle majeur à l’européanisation de
l’industrie.
C’est dans cette perspective que les ministres de la Défense des six
principaux pays européens en matière d’armement (Allemagne, Espagne,
France, Grande-Bretagne, Italie, Suède) ont signé, le 6 juillet 1998, une
Lettre d’Intention (Letter of Intent, LoI), visant à harmoniser les
réglementations existantes. Ils ont établi six groupes de travail traitant des
thèmes suivants : sécurité de l’approvisionnement, procédures
d’exportation, sécurité de l’information, recherche et technologie,
harmonisation des besoins opérationnels, traitement des informations
techniques. Ces groupes ont présenté leurs rapports en juillet 1999. Sur la
base de leurs résultats, un comité exécutif a élaboré un document final. Une
fois ratifié par les parlements, lorsque cette procédure est nécessaire,
l’accord est censé devenir un traité international.
Une analyse approfondie des négociations LoI dépasserait le cadre de cette
étude. Les thèmes sont en effet fort diversifiés, et chacun d’eux est très
complexe. Un bref aperçu des sujets permet pourtant de discerner la
complexité des questions liées à la restructuration transnationale.
III.1 Les thèmes de la LoI
Sécurité de l’approvisionnement
Face à l’internationalisation des entreprises de défense, la sécurité de
l’approvisionnement est primordiale : pour les industries, d’une part, parce
que la restructuration transnationale nécessite le transfert des produits et des
88
Pierre de Vestel, « The future of Armaments Cooperation in NATO and the WEU » ,
dans Kjell A. Eliassen (dir.), Foreign and Security Policy in the European Union,
London/Thousand Oaks/New Dehli, 1998, pp. 197-215.
Les défis politiques 63
composants ainsi que la possibilité de rationaliser la production à travers les
frontières ; pour les gouvernements, de l’autre, parce que leur politique de
défense dépend d’une base industrielle et technologique qui est de moins en
moins nationale.
La rationalité économique et le souci d’une meilleure productivité
voudraient que les entreprises transnationales déterminent elles-mêmes
l’organisation et la distribution interne de leur travail. La conséquence serait
sans doute à terme la disparition de certaines capacités nationales et
l’interdépendance des Etats concernés. Ce qui pose plusieurs problèmes.
• Il
•
•
est possible qu’un Etat considère un secteur comme stratégique et
indispensable pour sa sécurité nationale. Tant qu’il s’agit d’une activité
précise comme, par exemple, celles liées à la dissuasion nucléaire, des
réglementations spécifiques sont concevables sans trop entraver la
rationalisation interne de l’entreprise. Dans d’autres secteurs, les Etats
pourraient envisager des procédures qui permettent de reconstituer une
capacité nationale d’approvisionnement (par exemple licences,
leader/follower arrangements). Le risque est pourtant que les Etats
acceptent l’interdépendance comme principe, mais la diluent par trop
d’exceptions.
Les Etats ont un intérêt légitime à ce que l’européanisation de l’industrie
mène à une répartition équilibrée des capacités entre les pays concernés.
La question est de savoir comment définir l’équilibre. Tout pays
participant à un programme donné veut qu’une partie appropriée de la
valeur soit créée sur son territoire, ne serait-ce que pour des raisons
d’emploi. Le danger est de revenir ainsi à une version nouvelle du
fastidieux principe de « juste retour », obligeant une entreprise
internationale à répartir les sites et les charges de travail selon une logique
politique et non économique.
La sécurité de l’approvisionnement concerne également la propriété des
sociétés de défense. Les entreprises sont-elles libres de déterminer la
structure de leurs actionnariats ou faudrait-il établir des restrictions au
changement de contrôle ? Le capital des entreprises est-il complètement
ouvert aux investisseurs étrangers ? Que faire alors en cas d’OPA hostile
par un concurrent non européen ? Certains pays disposent des
sauvegardes nationales contre un changement de contrôle non souhaité,
mais sont-elles suffisantes pour protéger une entreprise européenne ?
64 De la coopération à l ’intégration
•
Dans ces conditions, ne faudrait-il pas créer au niveau de l’Union
européenne un dispositif législatif comparable au système américain ?
La sécurité d’approvisionnement ne préoccupe pas seulement les
gouvernements, mais aussi les entreprises. Pour utiliser un composant ou
un sous-système produit dans un autre pays, les firmes de défense doivent
en effet être sûres de l’obtenir sans difficulté. Faute d’un marché commun
d’armement, ce type de transfert oblige les entreprises en Europe à passer
par des procédures d’exportation longues et non harmonisées. De plus,
l’octroi d’une licence d’exportation pour un composant dépend de la
destination du produit final : si ce dernier est destiné à un pays tiers, il se
peut que le pays exportateur du composant refuse la livraison pour des
raisons politiques. Cette hypothèse constitue pour les entreprises un
facteur d’insécurité qui pèse sur la coopération.
Procédures d’exportation
La question des exportations est d’autant plus complexe qu’elle concerne à
la fois :
• les transferts de composants et de sous-systèmes dans le cadre d’une
coopération internationale ;
• les exportations d’un produit issu d’une coopération internationale vers
des pays tiers, européens et non européens ;
• les exportations d’un produit national vers des pays européens ou non
européens.
Même au niveau des coopérations intra-européennes, il faut distinguer les
transferts selon le cadre :
• programme de coopération couvert par un accord inter-gouvernemental
(MoU) ;
• coopération industrielle agrée par les gouvernements ;
• coopération industrielle sans « chapeau » politique.
Face aux différents types d’exportation et de transfert, on constate une
multitude de réglementations nationales peu homogènes. « Hors de règles
générales, directement liées au droit administratif des Etats, il existe toute
Les défis politiques 65
une série de clauses que ces derniers incluent dans les contrats de vente
d’armes. Ces clauses varient suivant les pays qui les énoncent, mais
fournissent, en tout état de cause, des standards que les industriels nationaux
doivent impérativement respecter pour leurs ventes à l’étranger » 89 . A
l’hétérogénéité des réglementations s’ajoutent les divergences d’orientation
politique en la matière. Partie intégrante de la politique étrangère,
l’exportation d’armes varie dans la pratique selon les ambitions, les
traditions et les intérêts (économiques et de sécurité) des Etats. La
sensibilité de l’opinion publique, beaucoup plus prononcée dans certains
pays européens que dans d’autres, constitue un autre facteur déterminant et
porteur de divisions.
L’absence de politique et de réglementations d’exportation communes pèse
sur la coopération industrielle en général et le fonctionnement des sociétés
transnationales en particulier. Concernant les transferts dans le cadre d’un
programme commun, par exemple, les entreprises sont obligées de passer
par des procédures d’exportation pour transférer un composant d’un site à
l’autre. La situation est encore plus complexe pour les coopérations
purement industrielles qui deviennent cependant de plus en plus
importantes. Pour les systèmes issus d’une coopération internationale,
l’exportation vers des pays tiers est normalement réglée par l’accord
intergouvernemental chapeau, ce qui n’exclut pourtant pas que les
interprétations puissent diverger. Le code de bonne conduite, adopté dans le
cadre de l’Union européenne en mai 1998, est fondé sur des principes très
généraux et reste non contraignant ; il n’est donc qu’un premier pas vers une
politique d’exportation commune 90 .
Sécurité de l’information
Dans ce domaine, le défi est double : assurer que des mesures de sécurité
appropriées pour la protection des informations classifiées sont en vigueur
au sein d’une société transnationale de défense sans imposer des restrictions
superflues à la circulation du personnel, des informations et des matériels.
89
90
Scaringella, op. cit. dans note 24, p. 68.
Elisabeth Clegg et Alexandra McKenzie, « Developing a Common Approach? The EU
Code of Conduct on Arms Exports », dans Bulletin of Arms Control n. 32,
décembre 1998, pp. 22-28.
66 De la coopération à l ’intégration
Harmoniser les réglementations de sécurité pose une multitude de questions
techniques : habilitation de sécurité du personnel et des sites, accès aux
informations classifiées, protection et transmission des informations, etc.
Sans reconnaissance mutuelle des habilitations nationales du personnel, par
exemple, un employé d’une société transnationale de défense, tout en
disposant d’une habilitation de sécurité de son pays, est tenu de demander, à
chaque fois qu’il visite un site de sa firme dans un autre pays, l’approbation
des autorités nationales de ce dernier. De même, un ingénieur habilité dans
un pays, ne peut pas adhérer à une équipe intégrée sans l’approbation
explicite des autorités des autres pays participant au projet. Comme les
procédures pour obtenir ces approbations sont longues et fastidieuses, le
fonctionnement des sociétés transnationales devient très compliqué.
Les progrès dans ce domaine sont entravés par les traditionnels réflexes
nationaux, mais aussi par les arrangements de sécurité avec des partenaires
extérieurs à la LoI, notamment les Etats-Unis. On estime en effet que la
libre circulation de l’information entre Européens accroîtrait les réticences
américaines vis-à-vis de la coopération transatlantique.
Recherche et Technologie (R&T)
Il est évident que la recherche de base et les études en amont constituent le
fondement d’une industrie de défense compétitive. Les tentatives d’établir
un système européen, notamment par la création de l’OAEO, se sont
toujours heurtées à des divergences sur des questions comme l’admissibilité
des projets restreints, la nature des contrats (passés ou non en concurrence)
et l’application du principe de juste retour. Faute d’une instance centrale, il
n’y a jusqu’à présent ni échange d’information systématique sur les
programmes en R&T, ni coordination des politiques de R&T, ni définition
commune des futurs besoins technologiques. Ces insuffisances provoquent
de nombreuses duplications dont le coût s’avère d’autant plus élevé que les
budgets européens de R&T sont relativement modestes.
Les duplications en R&T aboutissent facilement à des développements
parallèles de plusieurs systèmes de la même catégorie d’armes. A elle seule,
la création d’entreprises transnationales n’y change rien ; pour celles qui
existent aujourd’hui, la plus grande partie du financement gouvernemental
en matière de recherche et développement reste réservée aux programmes
Les défis politiques 67
nationaux. La seule possibilité d’éviter ce type de duplication est
effectivement d’harmoniser le processus d’acquisition le plus en amont
possible, à savoir dans le domaine de la recherche de base et lors de la
définition des besoins.
Harmonisation des besoins opérationnels
L’harmonisation des besoins est essentielle pour toutes les parties : pour les
industries il importe de rationaliser les méthodes de fabrication et
d’améliorer ainsi leur compétitivité. Pour les gouvernements, il s’agit de
combiner leur pouvoir d’achat et d’améliorer l’interopérabilité de leurs
forces armées. Depuis quelques années, on assiste en effet à une
multiplication des exercices dans ce domaine, au sein de l’OTAN, du
GAEO et maintenant de la LoI.
Le bilan de ces tentatives est cependant modeste : l’acquisition des systèmes
d’armes est en effet un processus très complexe dans lequel interviennent de
nombreuses instances militaires, politiques et industrielles. Il est déjà délicat
de concilier les intérêts des différents acteurs dans un cadre purement
national ; lorsqu’il s’agit de faire converger plusieurs processus de décision
nationaux, les difficultés augmentent de façon exponentielle à chaque fois
qu’un nouvel Etat rejoint le projet.
Les Etats européens ont souvent des priorités différentes, ne serait-ce qu’en
raison de leur orientation géostratégique. Un besoin en principe commun ne
les empêche d’ailleurs pas de formuler pour un même système d’armes des
spécifications différentes, en raison de doctrines militaires distinctes. Il faut
également tenir compte des philosophies divergentes d’acquisition et des
intérêts concurrents dans le domaine industriel qui compliquent la mise au
point de projets communs. Ces problèmes sont très difficiles à surmonter
sans politique de défense commune, ni instance militaire de haut niveau
chargée de l’harmonisation des besoins, ni autorité compétente pour suivre
la coopération tout au long du processus d’acquisition91 .
91
Voir Keith Hayward, « Vers un système européen d’acquisition des armements »,
Cahier de Chaillot n. 27, juin 1997, pp 4-17.
68 De la coopération à l ’intégration
Traitement des informations techniques
Les restrictions actuellement imposées à la communication et à l’utilisation
des informations techniques risquent également de faire obstacle au
fonctionnement efficace d’une société transnationale de défense. Il faudrait
donc inventer des dispositions garantissant, d’une part, aux gouvernements
que la création d’une entreprise transnationale n’endommagerait pas leurs
droits relatifs aux informations techniques, et, de l’autre, aux industries que
les gouvernements n’interviendraient pas dans le fonctionnement de
l’entreprise si cela n’est pas nécessaire.
Les problèmes pratiques liés la sécurité des informations techniques sont
lourds de conséquences pour les entreprises qui fusionnent avec un
partenaires à l’étranger. L’un des problèmes principaux dans ce domaine est
la différence entre les philosophies des Etats : dans certains pays, les
informations techniques appartiennent presque exclusivement au
gouvernement, tandis que dans d’autres, les droits intellectuels incombent
avant tout aux entreprises. Certains pays disposent d’un cadre réglementaire
très strict ; dans d’autres, la déréglementation est telle que les négociations
d’un contrat se font souvent au cas par cas. Face à cette diversité, il est très
difficile d’inventer une cadre réglementaire commun ou d’harmoniser les
réglementations nationales.
III.2
Quid de la LoI ?
Bilan provisoire
Les travaux de la LoI donneront naissance à un traité international, couvrant
les six thèmes évoqués. L’entrée en vigueur de ce traité dans deux pays
suffit pour qu’ils puissent commencer à en appliquer les dispositions. Il
n’est donc pas nécessaire d’attendre tous les partenaires, ce qui permet
d’éviter des délais aussi frustrants que pour la ratification de la convention
de l’OCCAR. Il s’agit d’un accord cadre qui sera précisé, le cas échéant, par
des MoU spécifiques. Le bilan provisoire est plutôt mitigé dans la mesure
où l’accord se limite souvent à des déclarations d’intention (best efforts). Vu
la complexité et le caractère très délicat de certains thèmes, cela n’est guère
surprenant. De plus, le calendrier des négociations était très ambitieux.
Même avec des groupes de travail limités aux pays producteurs (dont les
Les défis politiques 69
intérêts sont relativement homogènes), il aurait été exagérément optimiste
de s’attendre à ce qu’ils résolvent en douze mois des problèmes qui existent
parfois depuis des années, voire des décennies.
En général, les résultats obtenus sont concrets au niveau technique et
demeurent généraux dans les domaines politiques.
• Concernant la sécurité de l’information et le traitement des informations
•
•
techniques, l’accord prévoit quelques avancées très précises. Par exemple,
les habilitations données par un pays seront désormais, sur un programme
donné, reconnues ipso facto par le ou les autres pays participant au
programme. De même, des certificats personnels permettront à un agent
de transporter des documents classifiés d’un pays à l’autre de façon
permanente (auparavant, une autorisation était nécessaire pour chaque
transport). En général, les clauses du traité concernant ces domaines sont
si détaillées qu’il ne sera probablement pas nécessaire de les préciser par
des MoU. Cependant, l’adaptation des réglementations existantes prendra
encore du temps et de l’énergie.
S’agissant de la sécurité de l’approvisionnement, les Etats de la LoI se
sont entendus sur plusieurs orientations générales, tout en posant certaines
conditions : les six pays acceptent que la restructuration industrielle
aboutisse à l’interdépendance, mais insistent sur la possibilité de
reconstituer une capacité d’approvisionnement dans certains cas très
exceptionnels où la sécurité nationale l’exige. Ils s’accordent à
reconnaître que les sociétés transnationales sont libres dans la
redistribution de leurs activités, mais se réservent la possibilité de
maintenir sur leurs territoires respectifs certaines compétences
stratégiques. Les Six se proposent de simplifier et d’harmoniser les
régulations nationales et de ne pas entraver la livraison de systèmes
d’armes d’un pays LoI à l’autre, sans pourtant arriver à une
réglementation commune. Chaque signataire s’engage également à
faciliter, en cas de crise, l’approvisionnement de l’autre, si nécessaire à
partir de ses propres stocks. L’accord ne contient cependant pas
d’engagement clair de s’approvisionner mutuellement sans restriction. En
ce qui concerne la prise de contrôle d’une société par des investisseurs
étrangers, les pays LoI tiennent seulement à ce que les Etats soient
informés à temps de tout changement de contrôle.
Pour les exportations et les transferts, les prévisions sont plus concrètes :
pour chaque programme commun couvert par un MoU, les entreprises
70 De la coopération à l ’intégration
•
•
92
pourront recourir à une licence globale, autorisant ponctuellement
l’ensemble des transferts de composants et de sous-ensembles nécessaires
à la réalisation du projet. Les mêmes procédures pourront être appliquées,
à la demande des entreprises concernées, pour une coopération
industrielle agrée par les gouvernements. Concernant les coopérations
industrielles sans chapeau politique, les Etats s’engagent à simplifier les
procédures de transfert. Pour l’exportation d’un système issu d’une
coopération, les participants doivent s’accorder à l’unanimité sur une liste
de pays destinataires. A la demande de l’un des partenaires, un
destinataire sera éliminé de la liste, si un processus de consultation
n’aboutit pas à un consensus parmi les participants.
Dans le domaine de l’harmonisation des besoins, le traité esquisse plutôt
un programme des travaux à venir. Les six partenaires se proposent
d’inventer une méthodologie qui permette d’améliorer leur coopération à
travers l’ensemble des instances concernées. L’objectif est d’arriver à un
concept militaire commun, un système de planification harmonisé, un
profil commun des investissements futurs et des spécifications militaires
communes. Dans cette perspective, les pays LoI envisagent un certain
nombre de mesures qui devraient mener à terme à un plan directeur
commun des besoins opérationnels. Ils s’engagent également à organiser
des consultations pour harmoniser leur gestion de programmes et leurs
procédures d’acquisition. Les méthodes, moyens et structures nécessaires
à la réalisation de ce programme seront élaborés dans un instrument
international spécifique.
Concernant la R&T, on constate un vrai consensus parmi les six sur les
points délicats comme l’application d’un juste retour globalisé ou
l’admissibilité des projets restreints 92 . Ils s’engagent à s’informer
mutuellement de leurs politiques, stratégies et programmes en la matière
et de coordonner leurs relations avec des entreprises transnationales. De
plus, ils se proposent de charger, le cas échéant, une organisation
commune de la passation des contrats et de la gestion des programmes de
Dans son interprétation classique, le juste retour industriel est calculé chaque année
programme par programme. Un juste retour globalisé cherche, par contre, un équilibre
multi-programmes et pluriannuel. Cette deuxième approche, choisie par l’OCCAR,
offre davantage de flexibilité pour la gestion des projets et permet de répartir les
travaux selon des critères plus économiques et technologiques que politiques.
L’admissibilité des projets restreints est, quant à elle, une innovation par rapport à
l’OAEO, qui exige que les projets de recherche réalisés sous son égide soient ouverts à
tous les membres du GEAO (voir note suivante).
Les défis politiques 71
R&T. Cette agence sera, par conséquent, dotée de la personnalité
juridique et des moyens de gérer des fonds propres. Les détails seront à
nouveau fixés dans les instruments internationaux appropriés.
Le traité représente sans doute un pas important dans la bonne direction. Les
protagonistes s’accordent à reconnaître qu’il ne s’agit que d’un début dont le
grand mérite est de clarifier et de préciser les vrais problèmes
réglementaires. Toujours est-il que la plupart des thèmes exigent un effort
de longue haleine. Les six pays en tiennent compte en continuant leurs
travaux, ne serait-ce que pour élaborer les MoU qui précisent l’accord. La
coopération est à nouveau coordonnée par un comité exécutif, soutenu, le
cas échéant, par des sous-comités.
L’avenir
L’exercice de la LoI ne peut réussir qu’avec une forte volonté politique.
Dans ce contexte, deux problèmes se posent : tout d’abord la conjonction
politique est plutôt défavorable aux questions d’armement. Dans le domaine
de la défense européenne, la mise en place de nouvelles structures de
décision et la réalisation du Headline Goal défini à Helsinki absorberont
probablement dans les années à venir l’attention des gouvernements.
D’éventuels progrès dans ces domaines auront sans doute un effet positif sur
la coopération en matière d’armement ; à court terme, celle-ci risque
pourtant d’être reléguée au second plan. Ensuite, la plupart des thèmes
concernés sont de nature très technique. Par conséquent, les fonctionnaires
spécialistes du dossier sont les vrais « maîtres » de toute réforme, non les
décideurs politiques. Dans ces circonstances, le risque est de voir les
principes définis par les politiques rester lettre morte, l’application concrète
se heurtant à l’inertie bureaucratique.
Il y a pourtant des raisons d’être plus optimiste aujourd’hui que par le passé,
ne serait-ce qu’à cause de la dynamique créée en matière de défense
européenne depuis Saint-Malo et Cologne. Par exemple, les tentatives
d’harmoniser les besoins pourraient profiter de l’expérience du Kosovo, qui
a sensibilisé la classe politique à cette question. De plus, les tâches de
Petersberg pourraient constituer un cadre opérationnel suffisamment
cohérent pour déduire en commun les besoins en capacités et les
caractéristiques de l’équipement correspondants. La création d’une force
72 De la coopération à l ’intégration
d’intervention européenne renforcera encore la nécessité de standardiser
l’équipement des forces armées nationales. Enfin et surtout, le nouveau
comité militaire de l’UE est une instance susceptible d’encourager
l’harmonisation des besoins. D’un autre côté, force est de constater que de
nombreux programmes nouveaux sont aujourd’hui en cours. Dans les
domaines concernés, il faudra probablement attendre plusieurs années avant
que l’occasion se présente de faire mieux que par le passé.
Dans le domaine de l’exportation, l’accord de la LoI représente un réel
progrès pour ce qui est des transferts. Par contre, l’efficacité de la clause sur
l’exportation d’un système produit en coopération à un pays tiers dépendra
de la façon dont les listes de pays destinataires seront gérées : quel sera, par
exemple, le rôle de l’industrie dans l’établissement de ces listes
« blanches » ? Tous les pays participants auront-ils le même droit de codécision sur l’établissement et la modification de la liste, même si leur
participation est minimale ? A quel stade du programme veut-on établir la
liste, sachant que, dans certains cas, la question de l’exportation ne se pose
que quinze ou vingt ans après le lancement du projet ? Cependant, quels que
soient les détails de la réglementation finale, le vrai problème restera de
nature politique : tant que le consensus européen ne porte que sur les
principes généraux mais non sur l’interprétation de ceux-ci, le mécanisme
prévu n’empêchera sans doute pas les désaccords traditionnels de
réapparaître dans des cas concrets.
Concernant la R&T, l’accord de la LoI reste vague sur la politique à mener
face aux sociétés transnationales. Ces aspects sont pourtant traités dans un
code de conduite spécifique qui vise à une approche commune des
gouvernements vis-à-vis de ces entreprises et à une meilleure coordination
des programmes de R&T. Ces prévisions sont utiles, certes, mais elles ne
prennent guère en considération la façon dont les projets de recherche sont
gérés au sein des entreprises. Ces dernières devraient en effet être capables
de travailler en équipe intégrée transnationale et de partager les résultats de
la R&T quelle que soit l’origine de la demande et du financement. En
général, les principes du traité LoI en matière de R&T apparaissent
ambitieux, mais il reste à voir s’ils sont acceptables pour tous les autres
membres du GEAO. Le GEAO élabore actuellement un nouveau MoU
Les défis politiques 73
intitulé EUROPA, qui vise à assouplir le système EUCLID 93 ; si EUROPA
n’est pas compatible avec les principes LoI, les Six n’hésiteront
certainement pas à conclure un autre MoU. Indépendamment de cette
décision, il y a de fortes chances pour que l’OCCAR soit également chargé
de la R&T dans un proche avenir, diminuant encore plus l’importance de
l’OAEO comme agence contractuelle.
Ces questions institutionnelles sont liées à l’exclusivité du processus.
L’adhésion au traité LoI est possible après son entrée en vigueur dans les six
pays et à condition que ces derniers l’approuvent à l’unanimité. La question
d’une ouverture à d’autres pays européens est posée, mais tout semble
indiquer aujourd’hui que les pays LoI sont décidés à continuer leurs travaux
dans un cadre restreint, préférant l’approfondissement à l’élargissement 94 .
Etant donné qu’ils représentent plus de 90% de la production d’armement en
Europe, cette préférence est compréhensible pour parvenir à un niveau
suffisant d’efficacité 95 .
La question de l’exclusivité ne se pose pas seulement pour la LoI, mais de
façon plus générale pour la coopération en matière d’armement. Le
problème est de trouver un arrangement satisfaisant à la fois pour les pays
producteurs et pour les pays qui n’ont pas ou peu de capacités industrielles.
Il y a deux raisons pour ne pas laisser ces derniers de côté : d’abord, les pays
non-LoI dans leur ensemble représentent un marché non négligeable ; les
impliquer dans la construction d’une Europe de l’armement pourrait les
inciter à acheter plus souvent des systèmes européens. Le second argument
93
94
95
EUCLID est le programme R&T de l’OAEO. Jusqu’à présent, son succès reste très
limité dans la mesure où pour les grands pays et les grands groupes, les éléments clés
d’EUCLID sont peu attractifs. Le droit absolu de chaque pays de s’associer à un projet
donné, la répartition des coûts à parts égales et les dispositions en matière de propriété
intellectuelle constituent des freins qui diminuent de leur point de vue l’intérêt du
programme. Pour plus de détails voir Assemblée de l’UEO, « La coopération en
matière d’armement dans la construction future de l’Europe de défense – Réponse au
rapport annuel du Conseil », Rapport présenté au nom de la Commission technique et
aérospatiale par M. O’Hara, 10 novembre 1999, Doc. 1671, p. 13.
Le seuil d’entrée est en effet assez élevé et discriminatoire : les autres membres de
l’UE peuvent postuler pour leur adhésion. Dans ce cas, les Six doivent examiner la
candidature et se prononcer ensuite à l’unanimité. Pour les pays européens non
membres de l’UE, les Six sont seuls habilités à prendre l’initiative. Ils peuvent décider
à l’unanimité d’inviter le pays concerné à adhérer au traité.
Grâce à leur statut politique et au poids de leur industrie de défense, les Pays-Bas sont
le candidat le mieux placé pour adhérer au processus LoI, ainsi qu’à l’OCCAR.
74 De la coopération à l ’intégration
est politique : comme l’armement fait partie de l’Europe de défense, il
vaudrait mieux ne pas créer de nouvelles divisions parmi les Européens.
Reste à savoir comment et dans quels domaines impliquer les pays non LoI.
Bien qu’il soit trop tôt pour dire à quoi ressemblera l’architecture finale,
l’émergence d’une Europe de l’armement à deux niveaux semble probable :
l’OCCAR et la LoI montrent en fait que la gestion des programmes et la
réglementation gouvernant la coopération peuvent être développées
indépendamment l’une de l’autre. Cette expérience pourrait se transférer au
niveau européen et à d’autres domaines : tous les pays européens étant des
clients, il serait sans doute rationnel qu’ils définissent des règles communes
pour le marché d’armement ; mais comme le développement et la
fabrication de systèmes d’armes n’impliquent qu’un nombre limité de pays
producteurs, pourquoi ne pas organiser leur coopération dans un cadre
restreint ? Dans ces conditions, l’OCCAR pourrait s’occuper de la R&T et
de la gestion des programmes en coopération, laissant l’acquisition et –
pourquoi pas ? – la maintenance à une Agence européenne englobant tous
les membres du GEAO 96 .
III.3
L’industrie – moteur de l’intégration ?
Les effets structurants sur la coopération intergouvernementale
La principale distinction se trouve entre les pays acheteurs et les pays
producteurs, mais les difficultés rencontrées dans les négociations LoI
démontrent que ces derniers forment un groupement très hétérogène.
L’internationalisation les concerne également à des degrés différents : après
la création d’EADS, trois des six pays de la LoI voient en effet une grande
partie de leur industrie de pointe englobée dans un seul champion européen.
Par conséquent, l’Allemagne, la France et – dans une moindre mesure –
l’Espagne devraient être encore plus tentées que les autres à faire avancer
96
Le cadre restreint de l’OCCAR n’empêche pas d’autres pays de participer sur une base
ad hoc : l’Airbus A400 M, par exemple, sera géré par l’OCCAR, même si trois des
sept pays participant au programme (Belgique, Espagne, Turquie) ne sont pas membres
de l’organisation.
Les défis politiques 75
leur coopération. Ces pays pourraient ainsi jouer le rôle d’un moteur dans le
processus de la LoI 97 .
L’effet d’EADS sur la coopération des gouvernements varie certainement
selon les domaines, tout comme les différents thèmes de la LoI n’ont pas la
même importance pour EADS. Dans le domaine de la sécurité
d’approvisionnement, la disparition des capacités nationales n’est pas une
question à court terme pour EADS. Comme on l’a vu, ce dernier ne pourra
pas purement et simplement supprimer tous les doubles emplois : pour des
raisons politiques – il faut maintenir l’implantation locale pour ne pas perdre
le marché ni le soutien des gouvernements nationaux – et pour des raisons
contractuelles – les modalités des programmes actuels sont déjà fixées par
des MoU. La question se posera, par contre, lors du lancement de nouveaux
programmes quand les charges de travail seront de nouveau à répartir. Mais,
même à ce moment-là, la répartition des tâches correspondra sans doute à la
contribution financière des Etats.
Les gouvernements concernés devraient, par contre, réfléchir à temps au
contrôle futur du groupe. Cet aspect, guère évoqué dans l’accord LoI,
pourrait devenir actuel à partir de 2003 quand DaimlerChrysler et Lagardère
seront libres de vendre leurs participation à EADS. Bien que cette hypothèse
apparaisse purement théorique aujourd’hui, il vaudrait mieux ne pas prôner
un complet laisser-faire politique. Si les actionnaires industriels
d’aujourd’hui se désengagent vraiment, serait-il souhaitable pour une
activité aussi cyclique que l’aéronautique de trouver d’autres actionnaires de
bloc, capables d’atténuer la pression des investisseurs financiers ? L’Etat
français pourrait-il jouer ce rôle seul face à un actionnariat dispersé ? Est-il
nécessaire d’établir un dispositif juridique qui garantisse le caractère
européen du groupe ? Dans l’affirmative, comment faire ? Pourrait-on
inscrire dans les statuts d’EADS le fait que la majorité des actionnaires
(et/ou des directeurs) sont de nationalité européenne ? Quelle serait la
réaction des marchés financiers à un tel règlement ? Le gouvernement
français restera-t-il le seul actionnaire à détenir des droits spéciaux au sein
d’EADS, et ceux-ci couvrent-ils seulement les capacités situées en France ?
Si l’on établissait un système de sauvegarde contre un changement de
contrôle, quelle instance l’appliquerait ? Ces questions sont d’autant plus
97
Malgré l’intégration de CASA dans EADS, l’Espagne est moins concernée dans la
mesure où elle achète plus souvent sur étagère que l’Allemagne et surtout la France.
76 De la coopération à l ’intégration
difficiles à trancher que les Etats concernés ont traditionnellement des
perceptions différentes en la matière 98 .
Les gouvernements devraient également aborder assez vite les questions
d’harmonisation des besoins et de la R&T militaire. S’il est vrai que les
possibilités de rationaliser les programmes en cours sont limitées, il faut
pourtant s’engager aujourd’hui pour que l’organisation des futurs
programmes soit la plus rationnelle possible. Dans cette perspective, les
gouvernements devraient harmoniser le plus tôt possible leurs études en
amont et créer des fonds communs en R&T. Face au nouvel outil industriel
commun, pourquoi ne pas mettre en place une structure vraiment intégrée,
chargée de la préparation commune du futur et gérant l’ensemble des
financements nationaux dans ce domaine ? On devrait également renforcer
la structure « 3+3 » que la France et l’Allemagne ont établie en 1999 : dans
ce cadre, les directeurs nationaux d’armement, les chefs d’états-majors, le
secrétaire d’Etat allemand compétent ainsi que le directeur de la DCI-DGA
français se réunissent quatre fois par an pour vérifier leurs planification à
long terme. Face à la nature trilatérale d’EADS, il apparaît utile d’inventer
un exercice similaire pour la coopération avec l’Espagne. Pour impliquer le
plus en amont possible les industries, on pourrait également renforcer et
internationaliser le dialogue structuré que la DGA a établi avec l’industrie
française dans le cadre du « Partenariat stratégique ».
La création d’EADS devrait également donner l’occasion de pousser le
développement des structures d’acquisition communes. L’OCCAR existe,
certes, mais ni l’Espagne ni la Suède n’y participent et, faute de personnalité
juridique, elle n’a pas encore eu jusqu’à présent la chance de prouver son
efficacité. De plus, son champ d’action reste limité à la gestion de
programmes et ni l’harmonisation des besoins ni la définition des
caractéristiques techniques (ni le soutien en service) ne sont couvertes. La
nécessité de repenser l’ensemble des procédures d’acquisition est d’autant
plus urgente que les pays européens ont lancé des réformes de leur agences
nationales, incluant des mesures pour rendre la coopération avec l’industrie
à la fois plus étroite et plus flexible. Si les Etats renforcent,
indépendamment les uns des autres, leur rapport avec les industries sans
mettre en place des agences communes gouvernées par le même principe,
98
Voir Alain Hagelauer, « Peut-on considérer la maîtrise du capital comme un enjeu de
souveraineté? », dans op.cit. dans note 42, pp. 61-70.
Les défis politiques 77
l’internationalisation de l’industrie risque même de compliquer l’articulation
de l’offre et la demande en Europe 99 .
L’autre question à clarifier est celle des exportations : le système de la
licence globale facilitera sans doute les transferts entre les différents sites
d’EADS. Reste à savoir dans quelle mesure le groupe pourra élargir cette
possibilité aux coopérations politiquement non « chapeautées ». Concernant
les exportations à un pays tiers, les systèmes aéronautiques fabriqués en
coopération franco-allemande sont théoriquement couverts par l’accord
Schmidt-Debré de 1972. Selon ce dernier, les gouvernements sont tenus de
s’informer avant d’attribuer une licence d’exportation et de se consulter en
cas de désaccord. Cependant, l’essence même du Schmidt-Debré réside dans
un accord tacite qui permet au pays détenteur du contrat d’exportation de
prendre la décision finale. Face aux réticences du gouvernement allemand
par rapport aux exportations d’armes, il est important de refonder le
consensus sur l’interprétation de cet accord. Sans politique commune,
l’Allemagne risque en effet de voir transférer progressivement l’ensemble
des activités liées à l’exportation militaire vers la France, traditionnellement
moins restrictive dans ce domaine.
Cette dernière hypothèse touche à un problème qui dépasse le cadre de la
LoI : en effet, il n’existe ni statut d’entreprise européenne, ni droit fiscal, ni
droit social, ni droit du travail unifiés en Europe. Les politiques nationales
de soutien à l’industrie divergent également. Ce manque d’harmonisation
présente des désavantages aussi bien pour les sociétés que pour les pays : les
premiers sont obligés de mettre en place des structures juridiques très
complexes et d’assumer des coûts administratifs supplémentaires.
L’expérience d’Eurocopter démontre que des solutions bi- et trilatérales sont
possibles dans certains domaines comme, par exemple, les droits sociaux
des salariés 100 . Cependant, la fragmentation interne des sociétés persistera
tant qu’il n’y aura pas de solutions européennes. Les gouvernements
risquent, quant à eux, de se lancer dans une compétition visant à attirer des
charges de travail optimales pour « leurs » sites grâce à des avantages
fiscaux, sociaux, etc. A long terme, une telle course aux investissements ne
servira ni les salariés ni les pays concernés.
99
100
Voir Jordi Molas-Gallart, « Defence Procurement Reform, Systems Engineering and
International Markets », op. cit. dans note 21, pp. 83-99.
Pour une analyse détaillée d’Eurocopter voir op.cit. dans note 21, pp. 58-67.
78 De la coopération à l ’intégration
Ces questions concernent l’approfondissement du marché commun en
général, sujet bien trop vaste et important pour que la création d’EADS
puisse, à elle seule, vraiment l’influencer. Dans certaines domaines liés à la
défense (harmonisation des besoins, R&T et exportations), par contre, la
naissance du champion européen pourrait avoir des effets structurants,
poussant les Etats concernés vers une coopération plus intégrée. Par les
multiples joint ventures qui lient EADS aux autres entreprises européennes,
cette coopération pourrait impliquer progressivement l’ensemble des pays
LoI. Si cette hypothèse devenait réalité, l’Europe de l’armement se
construirait plutôt de bas en haut sous l’impulsion de l’industrie.
Les effets sur la concurrence
Un phénomène similaire existe pour la création d’un marché européen
d’équipements de défense. Jusqu’à présent, les tentatives du GAEO et, plus
récemment, celles de la Commission européenne, d’ouvrir les marchés
nationaux par une réglementation commune se sont soldées par un échec. En
même temps, la multiplication des coopérations dans les domaines de pointe
(avions, missiles, etc.) a déjà provoqué l’ouverture partielle des marchés
nationaux des pays producteurs 101 : le marché domestique d’un programme
en coopération n’est en effet plus national, mais englobe tous les pays
participants. « Ce marché européen est, certes, limité (aux systèmes d’armes
complexes), [souvent] exclusif (aux pays de la LoI) et variable (selon les
groupes des pays qui travaillent ensemble sur le programme respectif). Il
n’empêche qu’il est économiquement très important (englobant les systèmes
les plus chers et les plus grands pays producteurs) et que sa part dans
l’ensemble des acquisitions européennes continuera sans doute à augmenter
(grâce à la signification accrue des systèmes sophistiqués et la généralisation
de la coopération internationale) » 102 . Les acquisitions et les fusions à
travers les frontières renforcent ce développement d’un marché commun.
« En devenant transnationales, les entreprises « fusionnent » elles-mêmes
101
102
Il faut noter que les pays européens non membres de la LoI achètent leurs équipements
de pointe normalement sur étagère. Par conséquent, la plupart des marchés européens
sont de facto déjà ouverts et compétitifs pour de nombreux systèmes d’armes.
Sandra Mezzadri, « L’ouverture des marchés de la défense : enjeux et modalités »,
Publications occasionnelles, Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, février 2000,
p. 33.
Les défis politiques 79
leurs marchés domestiques et créent ainsi un nouveau marché également
transnational » 103 .
Suite aux regroupements industriels, la création d’un marché européen des
équipements de défense reste d’actualité, mais ses conséquences doivent
être nuancées. Il est généralement reconnu aujourd’hui que l’imposition
d’un marché commun de défense par la simple suppression de l’article 296
serait très difficile, voire impossible. D’où la proposition de la Commission
européenne de diviser le secteur de la défense en trois catégories et de ne
pas appliquer les règles d’ouverture aux systèmes « hautement sensibles » 104
qui incluraient – en dehors du nucléaire – certainement les systèmes d’armes
complexes. L’exclusion de cette dernière catégorie se justifie pour deux
raisons : premièrement, les ministères de la défense choisissent les grands
systèmes d’armes selon une multitude de critères très spécifiques qui
excluent de facto un contrôle effectif de l’objectivité de la décision d’achat
par une tierce partie 105 . Deuxièmement, la création d’un marché européen de
défense ne changera pas la situation concurrentielle pour les systèmes
complexes dans la mesure où la consolidation transnationale a déjà
largement limité le nombre de producteurs. Dans ces secteurs, l’importance
d’un marché commun est surtout de faciliter les transferts
intracommunautaires, mais aussi de concentrer le pouvoir d’achat des
gouvernements et de standardiser l’équipement des forces armées par des
acquisitions communes. En conséquence, les tentatives de créer un marché
commun devraient mettre l’accent d’une part, sur une abrogation de
l’article 296 limitée aux systèmes non sensibles et, de l’autre, sur la mise en
place d’un système d’acquisition commun et sur le développement de
l’accord LoI pour les systèmes sensibles.
Pour la plupart des systèmes d’armes sophistiqués, le problème de la
concurrence se pose alors indépendamment de la création d’un marché
103
104
105
Ibid.
Les trois catégories proposées par la Commission sont : a) produits destinés aux forces
armées mais pas à usage militaire ; b) produits destinés aux forces armées et à usage
militaire mais ne constituant pas des équipements « hautement sensibles » ;
c) équipements hautement sensibles. Voir Anne Riegert, « Quelles seront les incidences
en matière d’exportation de la constitution de groupes transnationaux de défense au
niveau européen ? », op.cit. dans note 42, pp. 97-107.
Voir Pierre De Vestel, « Les marchés et les industries de défense en Europe : l’heure
des politiques ? », Cahier de Chaillot n. 21, novembre 1995, p. 47.
80 De la coopération à l ’intégration
commun. La consolidation transnationale de l’industrie aboutira, certes, à
des monopoles européens, mais les effets négatifs de ceux-ci doivent
pourtant être nuancés dans la mesure où la concurrence dans les secteurs
concernés joue de plus en plus au niveau mondial. Les pays sans industrie
propre, européens ou non, pourront donc toujours choisir au moins entre un
système européen et un système américain.
La situation est plus complexe pour les pays producteurs. La concurrence
dans les secteurs de pointe était déjà limitée avant la récente vague de
restructuration et très peu d’Etats producteurs étaient prêts à faire appel à un
concurrent étranger tant que leur propre industrie pouvait développer le
même système. De plus, la plupart des systèmes complexes ont déjà été
produits en coopération par les champions nationaux. Dans ces cas, une
fusion, fût-elle globale ou sectorielle, ne change pas la situation
concurrentielle, mais améliore leur compétitivité face à la concurrence
américaine.
Si l’on regarde les trois principaux marchés européens, on constate que
certaines zones de concurrence persistent dans le nouveau paysage
industriel. En Allemagne, il reste des acteurs de deuxième rang qui peuvent
concurrencer EADS dans des segments spécifiques de missiles (BGT) et
d’électronique de défense (STN-Atlas) 106 . En France, Thomson-CSF est en
concurrence avec les joint ventures de BAE Systems et EADS dans les
missiles et les satellites. Par ses filiales Racal et Shorts, Thomson-CSF est
également implanté en Grande-Bretagne où il peut rivaliser avec BAE
Systems dans l’électronique de défense et certains types de missiles.
Il est vrai cependant que, dans la plupart des domaines de pointe, le nombre
de systémiers européens capables de développer des armes complexes est
aujourd’hui fortement réduit. Pour les pays producteurs, la seule possibilité
d’introduire un peu de concurrence reste l’ouverture aux fournisseurs non
européens, et notamment américains. L’appel d’offre britannique pour le
BVRAAM a démontré que cette hypothèse peut considérablement renforcer
la position du client face à un monopole européen107 . Dans les domaines
106
107
Il faut pourtant noter que BAE Systems détient 49% de STN-Atlas (51% Rheinmetall)
et MBD 20% de BGT (80% Diehl).
L’offre concurrentielle de l’Américain Raytheon a en effet aidé le gouvernement
britannique à obtenir des conditions plus favorables de la part du consortium européen
proposant le missile Meteor. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que Londres a
Les défis politiques 81
touchés par la récente consolidation, il est fort probable que les autres pays
producteurs poursuivront à l’avenir une politique d’acquisition similaire
pour éviter les effets potentiellement négatifs des situations
monopolistiques. En particulier pour la France, qui a traditionnellement
mené une politique d’autonomie nationale, cette ouverture constituerait un
changement radical.
L’ouverture des marchés aux firmes américaines sera sans doute facilitée
par la persistance d’un minimum de concurrence intra-européenne qui
permettra, par exemple, à un Américain de s’allier à Thomson-CSF ou à un
acteur de deuxième rang comme BGT pour l’emporter lors d’un appel
d’offre européen face à BAE Systems et/ou EADS. Si une telle alliance se
fait entre un maître d’œuvre américain et un Européen de deuxième niveau,
elle offrira probablement une version (plus ou moins) modifiée d’un produit
américain. L’autre possibilité serait d’acheter tout simplement un système
sur étagère aux Etats-Unis au lieu d’un développement propre. Face aux
contraintes budgétaires, cette option « bon marché » deviendra sans doute de
plus en plus séduisante pour les pays européens. Il reste à la politique de
trancher dans quel domaine l’Europe devra assumer les investissements
nécessaires afin de garder son autonomie technologique et stratégique.
choisi le Meteor entre autres pour briser le monopole mondial de Raytheon dans les
missiles air-air-longue-portée. Exemple révélateur de la concurrence mondiale qui
règne aujourd’hui dans les secteurs de pointe.
82 De la coopération à l ’intégration
Conclusion
Au cours des deux dernières années, l’absorption de Marconi par BAe, la
création d’EADS et plusieurs rapprochements par métier ont créé la base
d’une industrie européenne compétitive. Les restructurations n’ont pas suivi
le parcours prévu, mais le résultat final démontre que certaines des idées
sous-tendant EADC étaient valables et justes :
• du
•
•
point de vue technologique, les joint ventures européens sont
compétitifs, mais leur organisation et leurs structures sont souvent loin
d’être optimales. Pour les rendre économiquement plus efficace, il fallait
simplifier le jeu d’alliances et faire converger les intérêts stratégiques des
maisons mères ;
la plupart des champions nationaux n’avaient pas la taille critique pour
faire face à la concurrence américaine. Ils devaient fusionner pour mettre
en commun les fonds de R&D, compléter les périmètres et élargir les
marchés ;
le lien entre les secteurs civil et militaire est vital pour l’industrie
aéronautique. D’où la nécessité de combiner le militaire et le civil et de
créer un lien fort entre les maisons mères et leurs filiales.
Le concept d’EADC a cependant subi des modifications substantielles car
une solution concertée englobant dès le début plusieurs champions
nationaux n’était pas réaliste. La seule possibilité de faire des progrès était
d’avancer par des négociations à deux. De plus, le projet d’une seule grande
entreprise a été remplacé dans la réalité par un « duopole élargi » ou – si
l’on prend en considération l’électronique de défense – un « triple pole
élargi ». Il ne s’agit pourtant pas d’un « pis-aller » : à condition que les
critères d’efficacité et de compétitivité économique et technologique soient
respectés, une certaine multiplicité au niveau industriel correspond
probablement mieux à la pluralité politique de l’Europe. Elle laisse un
minimum de concurrence intra-européenne lors des appels d’offres
militaires et aide à éviter l’impression d’une « forteresse Europe ».
Les trois grands groupes qui ont émergé de la restructuration sont tous des
acteurs internationaux, mais la nature de leur internationalisation n’est pas la
même : Thomson-CSF et BAE Systems se sont internationalisés par le
rachat de filiales à l’étranger et par la création de coentreprises, tandis
84 De la coopération à l'intégration
qu’EADS est né d’une fusion complète de trois champions nationaux. Ce
dernier peut donc être considéré comme « l’héritier légitime » d’EADC.
Reste maintenant aux gouvernements à créer le cadre approprié pour que les
industries puissent pleinement exploiter leurs atouts. Pour l’instant, l’Europe
de l’armement reste cependant un vaste chantier ; des éléments existent par
ci par là, mais les architectes ont toujours du mal à s’accorder sur le plan de
construction. Il n’existe pas d’approche commune et globale, les travaux des
différents acteurs (LoI, OCCAR, GAEO, OAEO, Commission européenne,
Polarm) ne sont guère coordonnés, et il n’y pas de discussion systématique
sur l’ensemble. Les mauvais esprits estimeront que cet état des choses
arrange les intérêts des pays clés qui préfèreront, quoi qu’il arrive, avancer
seuls dans le cadre de l’OCCAR et de la LoI. Toujours est-il qu’une Europe
à plusieurs étages, distinguant notamment les pays producteurs des pays
acheteurs se dessine. L’heure de vérité sonnera en automne 2001 quand les
ministres de la défense décideront d’appliquer ou non le plan directeur pour
une Agence européenne de l’Armement, qui est actuellement élaboré par un
groupe d’experts du GAEO.
Pour les pays producteurs, la redéfinition des relations avec l’industrie est
indispensable. Elle représente pourtant un défi majeur, parce qu’elle
concerne à la fois des questions politiques, stratégiques, militaires,
financières et industrielles. Comme ces facteurs peuvent diverger, des
tensions surgissent, qui provoquent des lenteurs et des contradictions. En
tant que clients, par exemple, les gouvernements traitent les industries de
défense de plus en plus comme des industries « normales ». En tant que
régulateurs, par contre, ils insistent sur leurs prérogatives concernant les
exportations, la sécurité d’information, etc. Dans un domaine qui se situe
entre deux mondes fort différents – la défense et l’économie – de telles
contradictions sont inévitables. Elles sont pourtant particulièrement
prononcées aujourd’hui parce que les logiques gouvernant les deux mondes
n’ont jamais été aussi différentes : tandis que tous les facteurs
technologiques, financiers et économiques poussent les entreprises vers la
globalisation, la défense reste toujours un domaine national. D’où les
innombrables obstacles politiques et bureaucratiques qui compliquent le jeu
industriel, obstacles qui seront pourtant progressivement érodés par les
réalités économiques.
Conclusion 85
Le rôle des Etats comme clients, sponsors et régulateurs restera primordial,
mais ils ne peuvent pas demander aux industries de s’adapter aux nouvelles
conditions économiques et financières sans ajuster eux-mêmes leur
politique. Il s’agit d’abord d’harmoniser les réglementations nationales et de
créer un espace économique de défense (plus) homogène. Il faudrait ensuite
mettre en place un système d’acquisition à la hauteur du nouveau paysage
industriel, avec des solutions de plus en plus intégrées tout au long du
processus. En outre, un financement stable des programmes, fondé sur des
contrats pluriannuels, est indispensable pour que les entreprises puissent
faire des offres satisfaisantes au client (prix ferme, performance et délais
garantis, etc).
Des mesures rapides et efficaces dans ce sens s’imposent aussi parce que les
entreprises dépendent désormais des marchés financiers : l’obligation de
satisfaire les investisseurs (qui s’attendent aujourd’hui à des profits à court
terme) est par définition délicate à respecter dans un domaine lié à la
défense (où les investissements en R&D sont très importants et les cycles de
production et de produits très longs). Tenant à une base industrielle de
défense compétitive, les gouvernements ne doivent pourtant pas se
désintéresser de ce que le cours des actions des entreprises reste stable ; la
meilleure façon d’y contribuer serait sans doute de mener une politique
d’acquisition et industrielle moderne.
La réforme des systèmes réglementaires et d’acquisition est d’autant plus
urgente que les problèmes budgétaires en Europe risquent de persister : une
augmentation substantielle des budgets de défense semble peu probable, et
une large partie des moyens disponibles sera consacrée aux restructurations
des forces armées. Les ressources qui restent pour l’équipement seront
consommées en grande partie par l’acquisition de quelques grands
programmes lancés avant même la chute du mur de Berlin. A court et à
moyen terme, ces projets représentent, certes, d’importants facteurs de
croissance pour les industries, mais les perspectives à long terme sont moins
optimistes. Dans l’aéronautique, par, exemple, l’Airbus A 400 M et le
Meteor sont les deux seuls nouveaux programmes dans un avenir prévisible.
Les fonds en R&T/D seront fortement réduits, ce qui risque de mettre en
cause la compétitivité technologique de demain. Il faut espérer que cette
situation mette les gouvernements sous pression afin que la redéfinition de
leur politique d’armement soit rapide et innovatrice.
86 De la coopération à l'intégration
Pour l’industrie, les contraintes budgétaires en Europe représentent une
raison supplémentaire de poursuivre la globalisation. Dans ce contexte, les
relations transatlantiques sont essentielles : accéder au marché le plus
important du monde et au savoir-faire technologique des géants américains
est en effet un enjeu majeur pour les groupes européens. Ces derniers
disposent maintenant de la taille, des technologies et de la puissance pour
obtenir des partenariats transatlantiques équilibrés et à droits égaux.
Pourtant, de multiples contraintes politiques et réglementaires limitent les
perspectives transatlantiques :
• il
•
•
•
•
y a très peu de programmes communs parce que les planifications
militaires ne sont pas coordonnées et que l’harmonisation des besoins fait
défaut ;
les possibilités de ventes directes sont très limitées, pour des raisons
législatives (« Buy-American » restrictions) et parce que les militaires
américains refusent l’idée de dépendre du matériel qui n’est pas
exclusivement made in USA ;
tout un dispositif réglementaire s’oppose aux Etats-Unis à la prise de
contrôle d’une entreprise américaine liée à la défense par un investisseur
étranger ;
des restrictions importantes entravent le transfert technologique entre les
entreprises américaines et étrangères ;
le Congrès et certaines branches de l’Administration s’opposent à toute
tentative de lever les barrières politiques et juridiques108 .
L’état actuel de l’industrie américaine confirme cette perspective plutôt
pessimiste : d’abord, les grands groupes américains manquent d’expérience
internationale. Ils sont très actifs dans les exportations, mais ne sont pas
habitués à nouer des partenariats durables et équilibrés avec des entreprises
étrangères. Ensuite, Lockheed, Raytheon et Boeing ont tous d’énormes
problèmes pour digérer les nombreuses acquisitions et fusions qu’ils ont
effectuées ces dernières années. Par conséquent, leur management sera sans
doute davantage préoccupé par les difficultés internes que par des visions
transatlantiques. Enfin et surtout, les crises de croissance ont provoqué une
chute dramatique des valeurs en bourse qui réduit sensiblement les options
108
Voir Robert Grant, « Transatlantic Armament Relations under strain », dans Survival,
vol. 39, n. 1, printemps 1997, pp. 111-137.
Conclusion 87
stratégiques des géants américains. L’objectif majeur sera de reconstituer la
confiance des investisseurs, et Wall Street a toujours été sceptique sur les
liens transatlantiques109 .
Cela ne veut pas dire qu’un renforcement des liens transatlantiques soit
exclu. Cependant, au niveau des grands systémiers, il se fera plutôt par des
coopérations dans certains domaines très précis. L’adhésion de Boeing au
consortium Meteor 110 , ainsi que les discussions des partenaires EADS avec
Lockheed et Northrop Grumman sur la coopération concernant
respectivement les avions de mission et l’électronique de défense vont dans
ce sens 111 . La coopération transatlantique avancera sans doute plus vite entre
les fournisseurs de deuxième et troisième niveau. Etant moins visibles, ces
derniers peuvent nouer des alliances sans faire la une des grands journaux et
provoquer les sensibilités nationales. L’importance accrue des technologies
civiles pour les producteurs de sous-systèmes et de composants encouragera
encore ce développement 112 .
Pour les Européens, les grands groupes américains ne sont pas seulement
des partenaires intéressants, mais aussi de bons objets d’étude. En
examinant l’expérience des concurrents, les champions européens pourraient
éviter quelques erreurs fatales pour leurs propres fusions : la crise de
Boeing, Lockheed et Raytheon montre en effet combien il est difficile
d’exploiter les synergies envisagées et de réaliser l’intégration sans négliger
le déroulement des programmes 113 . Toujours est-il que les fusions en Europe
ne seront pas plus faciles à gérer que celles aux Etats-Unis. BAE Systems
doit encore donner la preuve du bien-fondé d’une intégration verticale,
EADS doit assumer à la fois les défis liés à la transnationalité et les
problèmes « normaux » de la fusion. La leçon principale de l’expérience
américaine est claire : être grand ne suffit pas pour être compétitif.
109
110
111
112
113
Voir Andrew James, « Post-Merger Strategies of the Leading US Defence Aerospace
Companies: Lessons for Europe? », op. cit. dans note 21, pp. 68-82.
Les Echos, 20 octobre 1999.
La Tribune, 18 juin 1999, Le Monde, 18 juin 1999, Jane’s Defence Weekly,
23 juin 1999, Les Echos, 26 avril 2000, Military Technology, Vol. XXIV, issue n. 3,
2000, pp. 94-56.
Voir Andrew James, « Medium Sized Defence Electronics Companies and US Industry
Restructuring », Report to FOA, Stockholm, février 2000.
Voir Andrew James, op. cit. dans note 32.
88 De la coopération à l'intégration
Abréviations
ADI
ADS
AECMA
AIC
AMS
BAe
BGT
BVRAAM
C4
CASA
CEO
COO
DASA
DGA
DCN
EADC
EADS
EEIG
EIG
EMAC
EU
EUCLID
FLA
FSAF
GEC
GIAT
GKN
HDW
ISR
JSF
LFK
LoI
MBD
MDD
MMS
MoU
MRAV
MTU
NADS
NATO
OCCAR
Australian Defence Industries
African Defence Systems
Association Européenne des Constructeurs de Matériel
Aérospatiale (European Association of Aerospace Industries)
Airbus Integrated Company
Alenia Marconi Systems
British Aerospace, now BAE Systems
Bodensee Geräte Technik GmbH
Beyond Visual Range Air-to-Air Missile
Command, Control, Communications and Computing systems
Construcciones Aeronáuticas S.A.
Chief executive officer
Chief operator officer
DaimlerChrysler Aerospace AG
Direction Générale de l’Armement (Delegation-General for Armaments)
Direction des Constructions Navales
European Aerospace and Defence Company
European Aeronautic Defence and Space Company
European Economic Interest Grouping
Economic Interest Grouping (French law)
European Military Aircraft Company
European Union
European Cooperation for the Long Term in Defence
Future Large Aircraft
Future Surface-to-Air Family
General Electric Company
Groupement d’industries d’armement terrestre
Guest Keen Nettlefolds Limited
Howaldtswerke Deutsche Werft
Intelligence, Surveillance, Reconnaissance
Joint Strike Fighter
Lenkflugkörpersysteme GmbH
Letter of Intent
Matra BAe Dynamics
McDonnell Douglas
Matra Marconi Space
Memorandum of Understanding
Multi-Role Armoured Vehicle
Motoren und Turbinen Union
National Armaments Directors
North Atlantic Treaty Organisation
Organisation for Joint Armaments Cooperation
90 De la coopération à l'intégration
PAAMS
R&D
R&T
RMA
SCE
TDA
WEAG
WEAO
WEU
Principal Anti-Air Missile System
Research and Development
Research and Technology
Revolution in Military Affairs
Single Corporate Entity
Thomson Dasa Armaments
Western European Armaments Group
Western European Armaments Organisation
Western European Union
Annexes
Annexe 1
Budget défense, R&D et acquisition des six pays LoI et des Etats-Unis
1995 – 1999
Annexe 2
Budget R&D et équipement des six pays LoI et des Etats-Unis 1995 – 1999
Annexe 3
Dépenses d’armement et parts de marché 1987 / 1992-1998
Annexe 4
Les plus grandes entreprises du secteur électronique de défense et
aéronautique en Europe (1998)
Annexe 5
Développement de l’industrie aérospatiale aux Etats-Unis
Annexe 6
Développement de l’industrie aérospatiale en Europe
Annexe 7
Les sociétés de défense : données financières
Budget défense, R&D et acquisition des six pays LoI
et des Etats-Unis 1995 – 1999
26.641
1997
26.002
1998
23.790
1999
3.969
1995
3.705
1996
2.956
1997
3.455
1998
3.715
1999
1.981
1995
282
4.932
1.850
1996
242
3.821
1.487
1997
198
3.254
1.410
1998
170
3.148
1.262
1999
ANNEXE 1
1996
299
5.525
Equipement
32.745
744
5.242
R&D
1995
781
5.620
Acquisition
34.625
6.465
Budget défense
Allemagne
1.012
3.909
7.588
3.785
95
298
1.243
3.491
533
998
3.422
751
7.952
3.408
756
160
5.464
8.263
579
9.340
28.353
9.354
1.905
158
5.888
8.466
2.394
9.950
30.703
8.189
2.100
160
5.942
7.334
2.026
11.402
32.711
33.254
1.642
163
7.014
36.111
15.609
11.955
37.861
35.736
17.495
2.205
7.243
34.196
18.237
22.074
42.240
35.725
20.680
1.895
France
RU
16.619
23.499
Espagne
Italie
1.671
8.882
22.670
35 324
1.943
36 469
24.694
36 404
2.485
35 722
24.380
36 597
4.350
47 052
111.820
43 887
5.241
42 930
121.440
43 332
5.021
46 251
124.288
252.379
6.253
253.423
138.749
257.975
6.290
271.739
142.742
Total LoI
274.624
Suède
USA
(en millions de $ US constants 1997)
Source: The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 37
Budget R&D et équipement des six pays LoI
et des Etats-Unis 1995 – 1999
1995
17%
33%
22%
34%
13%
34%
1996
31%
17%
31%
21%
33%
16%
36%
1997
32%
19%
29%
17%
36%
17%
39%
1998
33%
21%
30%
17%
37%
14%
53%
1999
13%
33%
41%
23%
32%
26%
6%
1995
13%
33%
39%
18%
29%
27%
8%
1996
14%
33%
37%
19%
29%
26%
9%
1997
14%
29%
37%
20%
29%
18%
8%
1998
14%
25%
38%
19%
32%
14%
4%
1999
ANNEXE 2
17%
32%
18%
30%
13%
42%
29%
Part de la R&D
dans le budget équipement
Allemagne
France
Espagne
RU
Italie
Suède
30%
Part de l’équipement
dans le budget défense
USA
Source: The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 37
Dépenses d’armement et parts de marché
1987 / 1992-1998
%
100
26.075
22.946
28.161
Total
23.989
49,0.
48,4
51,2
55,6
53,6
54,6
%
27,0
22.394
18.984
21.820
15.212
12.417
12.530
15.683
Total
22.099
40,2
37,2
39,0
32,4
26,5
29,3
30,4
%
24,9
8.971
9.854
10.948
7.776
5.106
4.960
5.532
Total
7.359
16,2
19,3
19,6
16,6
10,9
11,6
10,7
%
8,3
9.804
5.871
7.419
3.970
3.199
3.580
4.610
Total
7.969
17,6
11,5
13,2
8,5
6,8
8,4
8,9
%
9,0
834
685
751
1.442
1.629
1.502
1.877
Total
2.159
1,5
1,3
1,3
3,1
3,5
3,5
3,6
%
2,4
1.147
795
1.213
789
749
610
1.150
Total
978
2,0
1,5
2,1
1,7
1,6
1,4
2,2
%
1,1
574
653
481
514
540
573
942
Total
1013
1,0
1,2
0,8
1,1
1,1
1,3
1,8
%
1,1
ANNEXE 3
100
23.989
48,6
Suède
Total
88.907
100
100
25.032
27.118
Italie
51.539
100
26.154
Allemagne
1987
46.890
42.790
100
100
France
1992
46.891
100
RU
1993
1994
51.061
55.996
Europe Occ.
1995
55.756
USA
1996
1997
Total monde
1998
(en millions de $ US constants 1997)
Source : The Military Balance 1999/2000 IISS London 1999 p. 281
ANNEXE 4
Les plus grandes entreprises des secteurs électronique de défense
et aéronautique en Europe (1998)
en millions de $US
Rang
Monde
4
5
7
9
15
16
19
21
22
25
31
34
35
37
40
47
48
49
71
75
85
88
92
94
Société
British Aerospace plc
General Electric Co. Plc
Thomson CSF
Daimler Chrysler Aerospace
Rheinmetall Group
Rolls Royce plc
Groupe Dassault Aviation
Aerospatiale
Lagardère
Finmeccanica
Celsius Corp
Snecma Group
Diehl Stiftung & Co
Hunting Defense Ltd
Smiths Industries plc
Saab Group
Racal Electronics plc
Sagem
Cobham
CASA
Sextant Avionique
Indra Systemas SA
Oerlikon Contraves AG
LM Ericsson
Pays
RU
RU
France
Allemagne
Allemagne
RU
France
France
France
Italie
Suède
France
Allemagne
RU
RU
Suède
RU
France
RU
Espagne
France
Espagne
Suisse
Suède
CA défense
1998
10.546,0
5.866,6
4.500,9
3.087,0
2.246,3
2.238,3
1.947,7
1.674,1
1.542,1
1.402,7
1.171,0
989,5
964,8
812,5
764,0
638,8
617,8
604,9
382,4
353,1
296,0
271,6
252,6
249,7
CA Total
1998
11.686,0
12.653,7
7.205,7
10.290,0
4.818,0
7.461,1
3.596,4
9.765,3
12.481,9
6.847,5
1.759,0
5.065,6
1.827,6
1.629,3
1.978,0
1.015,0
1.740,0
3.251,0
637,4
1.177,0
925,1
604,2
300,5
22.704,0
CA
défense
/CA
total
90,2
46,4
62,5
30,0
46,6
30,0
54,9
17,1
12,4
20,5
66,6
19,5
52,8
49,9
38,6
62,9
35,5
18,6
60,0
30,0
32,0
44,9
84,1
1,1
Source : Defence News Research
Les 8 autres firmes relevant d’autres secteurs de la défense sont : DCN (CA :
2,010.3) GKN Group (CA : 6,150) – GIAT Industrie (1.281) – Krauss Mafei (1,813)
– Vickers Defence Systems (1,481) – Empresa Nacional Bazan SA (509.9) – Alvis
plc (433.4) – Kongsberg Group (918.4).
Northrop
Grumman
Westinghouse
Lockheed
Martin Marietta
Loral
Texas Instruments
E-Systems
Raytheon
Hughes
Boeing
Rockwell
Mc Donnell Douglas
1990
1994
1996
Hughes Electronics
1998
Boeing
2000
Hughes Satelites
Raytheon
Lockheed Martin
Northrop Grumman
Développement de l’industrie aérospatiale aux Etats-Unis
1992
ANNEXE 5
France
Esp.
Allem.
GB
Dassault Electro.
Thomson CSF
Alcatel Electro.
Dassault Aviation
Aerospatiale
Matra
CASA
Dornier
MBB
MTU
TST
British A e r o s .
GEC Marconi
Dowty
Plessey
Ferranti
1990
1994
1996
DASA
1998
2000
EADS
MTU
BAE Systems
Dassault Aviation
Thomson CSF
Développement de l’industrie aérospatiale en Europe
1992
ANNEXE 6
Société
Capitalisation
boursière
(en M€)
20.050
36.927
20.000
10.092
8.232
* après augmentation du capital
BAE Systems
Boeing
EADS
Lockheed
Raytheon
Source : Les Echos, 19 juin 2000
CA 1999
(en M€)
19.830
54.260
22.550
26.350
18.300
CA 2000
(en M€)
Résultat
d’exploitation
2000
(en M€)
2.200
3.600
450
1.800
1.680
Résultat net
2000
(en M€)
230
2.300
89
453
515
Les sociétés de défense : données financières
19.604
60.643
22.553
26.697
18.081
Cours
(en devise)
10%
30%
- 15%(*)
180%
87%
Endettement
net sur fonds
propres
ANNEXE 7
420 pence
39.25 $
23.50 €
24.3125 $
23.5625 $