L`argent enjeu/ en jeu : une addiction ordinaire Daniel HONORE

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L`argent enjeu/ en jeu : une addiction ordinaire Daniel HONORE
L'argent enjeu/ en jeu : une addiction ordinaire
Daniel HONORE
1) Introduction
Dans les années 60, La Réunion a vécu une période déterminante de son histoire.
Brutalement, les Réunionnais sont passés d'une société de petite production artisanale
et agricole à une société d'importation et de consommation. Des conséquences ont été
sensibles dans bien des domaines et en particulier dans celui des loisirs de la
population.
Que l'on se rassure ! Le but de cette intervention n'est pas de nous livrer à une
analyse de l'évolution de la société réunionnaise. Nous en serions bien incapable. Ce
que nous allons essayer de faire, c'est de survoler rapidement les changements
intervenus ces dernières années dans une partie restreinte du domaine des loisirs, à
savoir les jeux des jeunes et des adultes réunionnais en général.
Disons tout de suite que les enfants et les jeunes de notre île ont toujours été joueurs
et c'est la raison pour laquelle nous commencerons par nous intéresser aux jeux de
ceux-là.. Mais nous nous contenterons de vous proposer quelques pistes de réflexion
telles que les suivantes :
a) Les lieux de fonctionnement des jeux
b) Les intervenants dans les jeux
c) Quelques fonctions des jeux.
2) Les lieux de fonctionnement des jeux
L'enfant et le jeune jouent-ils aujourd'hui comme ils jouaient naguère ? Jouent-ils
encore tout simplement ? Oui, évidemment ! Encore que... laissez-moi vous dire qu'il
m'arrivait d'inviter avec insistance mes élèves à aller s'amuser et jouer dans la cour de
récréation lors des inter classes. Des élèves d'une douzaine d'années n'hésitaient pas à
me rétorquer :" nou la pi laz pou zoué, nou ! Sa lé bon pou ti marmay !". Je me
rappelais alors combien les cours de récréation étaient animées du temps de mon
enfance et de mon adolescence. Bref, le jeune d'aujourd'hui joue sûrement mais
autrement.
Si nous voulions catégoriser les jeux "lontan", nous pourrions dire qu'il existait
surtout des jeux d'extérieur. En tout cas, la primauté des jeux d'extérieur sur les autres
était flagrante et l'on est obligé de reconnaître que même ceux conçus pour être
exécutés dans des espaces fermés, se déroulaient en définitive dans des espaces
découverts. Par la force des choses sans doute. Car n'oublions pas que la case créole
moyenne n'était pas de dimensions égales à celle de maintenant : elle était plus petite
et les enfants plus nombreux ; ces derniers avaient rarement une chambre individuelle
où ils auraient pu jouer. Il n'y avait pas de garage, ni d'abri de jardin non plus. En
outre il faut se souvenir que le salon était une pièce où l'on ne vivait pas, et où l'on
jouait encore moins. En revanche, à cette époque, la rue était encore libre de voitures
et donc, non dangereuse. Tout cela fait que même les jeux de société se déroulaient
dans la cour, sur le bord du chemin, sous un auvent en cas de pluie, au beau milieu
d'un terrain vague...
Il en était ainsi également pour les jeux de fiction calmes tels que "zoué tikaz", "zoué
dinèt", "zoué métrès lékol"... ; pour les jeux de fabrication tels que "fagotaz kabane",
"fagotaz la roulèt"... ; pour les jeux de prouesse et de lutte comme " zoué zandarmvolër", "zoué Tarzan", "zoué maron" ou encore "zoué lépé"... ; pour les jeux d'eau
dans les bassins des rivières ( "zoué tir lo fon" , "zoué batay sheval"...)
La première caractéristique que nous retiendrons donc à propos des jeux lontan, c'est
la prééminence des lieux de fonctionnement ouverts, des lieux de plein air avec ce que
cela comporte comme conséquences : une meilleur connaissance et une appropriation
du milieu naturel, des découvertes, des rencontres intergénérationnelles, une vie au
soleil. Les jeux lontan avaient un aspect convivial indéniable.
3) Les intervenants dans les jeux
En revanche, nous semble-t-il, le jeune d'aujourd'hui joue davantage à l'intérieur. A
l'intérieur d'un local mais également et surtout à l'intérieur d'un groupe. Il joue le plus
souvent seul ou avec son frère, au mieux avec un ou deux copains de classe invités à
la maison - toujours les mêmes, parce que partageant les mêmes intérêts ou le même
milieu socio culturel !
A la décharge des enfants de notre époque, il est bon de noter la crainte des parents
de laisser leur progéniture hors de leur champ visuel ou d'une protection officielle, vu
le nombre d'agressions dont sont victimes les enfants.
Les jeux de plein air faisaient souvent se rencontrer et/ou se défier des classes d'âge
différentes. Dans un jeu comme la "dansronn" par exemple, des enfants côtoyaient des
adolescents, des jeunes gens et même des pères et mères de famille, sous les yeux
vigilants des grands-mères assises un peu à l'écart et devisant entre elles. Oui, il n'était
pas rare que les parents participent aux jeux de leurs enfants. Au moins dans la phase
de la fabrication des jouets ou du matériel de jeu. Et souvent aussi dans
l'apprentissage des règles.
Maintenant la plupart des parents ne sont pas suffisamment "initiés" aux jeux qui
font appel à la vidéo et à l'ordinateur. Ils n'ont plus à intervenir dans la fabrication d'
"in flèsh" puisqu'ils peuvent l'acheter tout fait dans les magasins sous le nom de
fronde.
4) Quelques fonctions des jeux
La troisième différence que nous retiendrons entre les jeux modernes et ceux de
lontan est le rôle même dévolu à ces occupations.
Nous nous contenterons d'attirer l'attention sur quatre axes de réflexion :
* La socialisation et le problème de l'agressivité.
* L'imagination, l'imaginaire et la capacité de création.
* La tradition et l'héritage culturel.
* L'addiction aux jeux.
a) Socialisation et agressivité :
De nos jours, le jeune s'occupe le plus souvent à des jeux imaginés, construits et
animés par d'autres que lui, même s'il lui arrive de presser un bouton de temps en
temps. Autrefois, le jeu était pour ainsi dire sa production depuis la conception jusqu'à
la réalisation. Au lieu de n'être qu'un consommateur, il était acteur. Le jeu remplissait
pleinement sa fonction socialisatrice en mêlant plusieurs couches d'âge ensemble et en
amenant le jeune à apprendre le respect des règles. D'ailleurs il arrivait que les dites
règles fussent inventées par des participants, qu'elles fussent modifiées puis acceptées
par tous.
Le fait que les jeux modernes se déroulent à l'intérieur, dans un lieu fermé aux
autres, sans communication avec des adultes, sans participation des parents et des
éducateurs ; le fait que parfois les jeux véhiculent une agressivité inamicale que
l'utilisateur ne peut que refouler dans son subconscient car n'ayant affaire qu'à un
monde d'images ; le fait que l'apprentissage du respect des règles et des codes admis
par tous soit absent... tout cela fait que le jeune accumule en lui une énergie dont le
besoin de s'exprimer peut devenir explosif.
Nous savons que le bon fonctionnement de notre physiologie exige de nous de
bouger, de sauter, de crier, de nous dépenser mais les conditions dans lesquelles nous
jouons de nos jours ne permettent tout cela que rarement. Partant, nos jeux nous
préparent imparfaitement à notre intégration dans une société de participation, de
communication et d'échange. Notre énergie et notre agressivité peuvent même se
manifester à l'encontre de cette société.
b) Imagination, imaginaire et créativité :
Les jeux modernes laissent peu de place à l'imagination, à l'imaginaire et à la faculté
de création. Le jeune ne peut plus être Tarzan accroché à une liane dans la jungle ; le
"sèrk" qu'il poussait en tapant dessus avec une baguette ou qu'il conduisait à l'aide
d'une mini pelle fixée à un manche, ce "sèrk" ou cette roue ne sera plus une voiture de
course ou un vélo. Même la poupée lui interdit d'exercer son imaginaire : elle pleure
pour de vrai, elle parle, elle pisse. Le jeune ne peut plus que se cacher derrière une
image qui joue pour lui. On lui a enlevé sa capacité à la dramatisation.
c) Tradition et héritage culturel :
Nous regrettons la disparition des jeux lontan car ils représentaient un véritable
héritage culturel. La tradition avait semé ici des jeux venus d'horizons divers et qui
véhiculaient un certain mode de vie. Nos pères ont inventé et pratiqué des jeux et nous
les ont transmis. Nous n'avons pas su les enrichir ni les conserver. Nous les avons
remplacés par d'autres jeux étrangers à notre culture et qui sont en train de nous
imposer un nouveau mode de vie pour lequel nous n'étions pas préparés.
d) Addiction :
Rappelons que les jeux lontan fonctionnaient par "sézon". A la "sézon kanèt"
succédait la "sézon toupi" qui elle-même laissait la place à la "sézon lastik". Arrivait
alors l'été austral et ce sont les jeux d'eau qui amenaient à la rivière filles et garçons.
La conséquence de cette succession de "sézon" tout au long de l'année, c'est que le
jeune n'avait pas le temps de devenir accro à un jeu.
5) L'argent enjeu/ en jeu : accros du majong.
Puisque le mot a été lâché, penchons-nous sur cette plaie de la société moderne
réunionnaise : l'addiction aux jeux d'argent.
Reconnaissons tout de suite que les jeux de hasard ont toujours existé dans notre île
mais il est bon de noter que leur existence a toujours été intimement liée à la situation
socio-économique des joueurs. Jusqu'au milieu du XX è siècle, le Réunionnais jouait
en mettant en jeu de très petites sommes d'argent. Les jeunes pouvaient acheter des
toupies et les perdre dans des parties de " 100 pié" ou de " amëne o ron" mais les
quelque cinq francs que coûtait le matériel de jeu ne mettait pas en péril l'avenir de la
famille. Pour jouer "larzan o trou" ou " la pèsh larzan" une ou deux pièces d'un franc
suffisaient. C'était pareil pour jouer à "tèt-flër" même si autour de la partie, des paris
se tenaient. Quand on jouait aux dominos, l'enjeu de la partie était une tournée, quatre
petits verres de rhum ou une bouteille de limonade. Il en était de même pour une
partie de cartes, "kote" ou " promié roi"... Même à des jeux de hasard comme la "toupi
shinoi" les sommes perdues ou gagnées étaient dérisoires.
On jouait pour le plaisir et on savait tenir compte de ses moyens.
Cependant, il y avait, à cette époque certains endroits où les enjeux étaient des
sommes plus importantes. Ces endroits s'appelaient "sosiété shinoi". Il y en avait une
ou deux dans les plus grandes villes. Comment fonctionnait la "sosiété" ? Voici ce
que Dominique Durand écrit à ce propos dans le livre " Les Chinois de La Réunion"
(Australes éditions 1981) :
" Tous les lundis, explique Alexandre Ah Sing, le commerçant descendait des
quartiers pour faire ses achats. Quand il avait terminé, il allait à la Société, rue SteAnne. Il y mangeait, y dormait, y jouait. Il y restait parfois jusqu'au mercredi et
pouvait, à force de jouer y perdre sa boutique ".
La "sosiété" voyait parfois des descentes de gendarmes qui verbalisaient les
responsables pour " tenue clandestine de maison de jeu de hasard". Dans ces sortes
d'auberges, on jouait au majong, on mangeait, on buvait, on dormait, on fumait un peu
d'opium et on partageait les souvenirs du pays d'origine. On y recevait aussi ceux qui
traversaient un mauvais moment, pour leur prêter assistance.
On peut parler d'assuétude, nous semble-t-il, pour ces commerçants chinois qui
allaient jusqu'à engager leur fonds de commerce dans des parties acharnées de
"domino shinoi". On n'a pas oublié que les longues nuits passées autour de la table de
majong ont parfois débouché sur des drames comme des suicides par pendaison.
Les Chinois de cette époque jouaient gros : ils avaient de l'argent. Un argent
durement gagné comme le montre le nouvel extrait du livre de Dominique Durand :
" Le jeune Chinois est d'abord commis. Il balaie, range, fait les paquets.(...) La nuit, il
dort sur le comptoir.. Il sert en boutique. Il vend dès le saut du lit, quand on apporte le
pain frais, jusqu'à tard dans la nuit. Trois cent soixante quatre jours par an, le jour de
l'an chinois -sauf s'il tombe un samedi - étant son seul jour de congé. (...) Si
l'apprentissage se déroule normalement, l'étape suivante est la gérance d'une boutique
appartenant à son patron. Arrive enfin le temps de l'indépendance. Le commis d'il y a
trois ans devient à son tour patenté.". Grâce à son travail et à son sens de l'économie,
bientôt il pourra fonder une famille et se retrouver dans une certaine aisance.
Il faut aussi signaler que les Chinois de cette époque ont apporté avec eux un
système proche de la tontine et qu'on a appelé " la bank shinoi", un système qui
permettait de bénéficier d'une sorte de prêt sans intérêt pour entreprendre telle ou
telle expérience commerciale. Quelques amis se regroupent, versent dans un tronc
commun une certaine somme d'argent identique. Ce tronc commun est "prété" à
chaque participant à tour de rôle. C'est ainsi que s'écrivait l'irrésistible ascension des
Chinois de ce temps-là. Sauf que pour certains d'entre eux l'addiction aux jeux
d'argent finissait par plonger leur famille dans d'affreux drames.
Cela étant dit, peut-on considérer que la présence des Chinois au sein de la
population réunionnaise pourrait être une des causes de l'addiction aux jeux de hasard
dont est victime une partie de notre société ? Ce serait aller un peu vite. En effet, cela
fait déjà bel âge et beau temps que les Réunionnais d'origine chinoise ne pratiquent
plus la tontine et ont même oublié les règles du majong.
Il nous semble que pour comprendre notre assuétude aux jeux d'argent, il faut
chercher des causes liées plutôt à notre histoire moderne.
6) L'argent enjeu/en jeu : accros aux jeux d'argent.
La piste de réflexion que nous proposons nous ramène aux années 60 du siècle
dernier, comme nous l'avions signalé au début de notre communication. Les années
1962-1963 seront nos points de repère.
Avant ces années-là et jusqu'au milieu du XX è siècle, La Réunion, département
français d'outre-mer donne encore une image d'elle-même très proche de celle des
pays sous développés : l'état sanitaire de la population est médiocre avec des maladies
endémiques comme le paludisme (fièv kapkap), la tuberculose, les toxicoses... ; la
Sécurité sociale vient d'être étendue à l'île ; l'habitat est précaire avec des bidonvilles
qui donnent aux villes et à la campagne un aspect misérable ; les écoles sont en
nombre insuffisant et l'analphabétisme frappe plus de la moitié des habitants...
Il faut beaucoup d'efforts pour effacer l'image du tiers-monde qui colle à l'île. Ce
sera la tâche de celui que les responsables politiques de la droite réunionnaise vont
aller chercher à Paris. En 1962, devant la montée des communistes qui réclament un
statut d'autonomie pour La Réunion, la droite fait appel à Michel Debré, le Premier
ministre de De Gaulle, qui vient de se faire battre dans l'hexagone. En 1963 Debré est
élu député de la première circonscription de La Réunion. Aussitôt il prend à coeur les
problèmes de l'île et défend celle-ci ardemment à l'Assemblée nationale. Et ce sera le
transfert d'importants fonds sociaux : la solidarité nationale se montrera très généreuse
au profit des individus de diverses catégories. C'est ce que d'aucuns appelleront " un
développement sous perfusion" et d'autres " une croissance sans développement."
Cette politique de transfert d'argent, cette politique sociale d'assistance pose parfois
problème à l'opinion française et certains n'hésiteront pas un peu plus tard, à qualifier
les départements d'outre-mer de " danseuses de la France".( Philippe de Baleine article de Paris-Match )
Toujours est-il qu'à partir des "années Debré" l'accent de la politique en faveur de
notre île sera mis sur le social comme pour apaiser et faire disparaître un certain
climat d'incertitude qui régnait alors au sein de la population. L'enseignement
connaîtra un développement sans précédent, à l'instar du secteur tertiaire. De
nombreuses allocations ( larzan salarié , larzan zinfirm, larzan braguèt, larzan fanmsèl, larzan karné... ) apporteront à la population un niveau de vie inespéré. L'argent
arrive donc dans l'île mais ne sert pas toujours à sa mise en valeur et ni le secteur
primaire, ni le secteur secondaire n'en bénéficient réellement. Les usines ferment en
pratiquant la concentration ; les petits commerces essaient tant bien que mal de
résister à l'invasion des grandes surfaces et 1963 voit l'ouverture du Prisunic à StDenis.
L'évolution sociale est extrêmement rapide et le bouleversement se fait sentir dans
toute la société et en particulier dans la famille. C'est l'époque où naît l'expression
créole "piédri" : de nombreuses jeunes femmes titulaires d'un brevet élémentaire
deviennent institutrices et grossissent le corps déjà imposant des fonctionnaires alors
que les hommes trouvent de moins en moins de travail. Comme le nombre de femmes
à marier dépasse et de loin celui des hommes, beaucoup de couples vont se former où
l'épouse sera la seule salariée dans le ménage, le mari se contentant d'être au chômage
ou homme au foyer. Bien souvent dans ces couples, la mentalité machiste héritée des
anciens fera que le mari manipulera de belles sommes d'argent dont il ne savait pas
l'origine.
Au même moment, à la télévision ( à noter que la TV naîtra avec les années 60
également, plus précisément en 1964 !), dans les journaux, à la radio, la publicité
incite à la consommation et donne en exemple de nouveaux modes de vie ( dans les
séries télévisées on ne travaille jamais mais on est riche quand même et la vie n'est
qu'un long fleuve de loisirs !). Alors l'homme réunionnais brûle de dépenser tout cet
argent qu'il n'a pas appris à gérer. On ne tardera pas à ouvrir un Casino qui décuple
l'appât du gain en germination chez la plupart d'entre nous. Gagner de l'argent semble
de plus en plus facile et de plus en plus facile également semble le fait de le dépenser.
Mais avant le casino d'autres lieux et d'autres activités de loisir ont fait les yeux doux
aux consommateurs en puissance que nous étions alors.
Ainsi, les "ron batay kok" (arènes de combats de coqs) s'ouvrent un peu partout
autour de l'île et, du "batay kok" pour le plaisir apprécié des anciennes générations,
nous passons à l'organisation de " koupe dan lo ron" , véritables championnats de
combats pour lesquels des paris s'engagent avec des sommes d'argent pouvant mettre
en danger la gestion du budget familial. On fréquente les "ron" non seulement le
dimanche après-midi, mais aussi le samedi soir et même les jours de semaine. Les
"aficionados" font le tour de l'île, parfois en taxi, pour parier sur leurs champions.
Ainsi, les parties de "kine" (jeu du loto) du dimanche, pour passer le temps en
famille et s'amuser en lançant les illustrations des numéros sortis comme " déguindé
batayèr Sin-Lé !" pour le 2 ou bien " tèt an-o, tèt anba" pour le 69, ou encore " la
zourné-d la poul" pour le 9... deviennent de véritables matchs de "loto-kine" où l'on
engage de fortes sommes dans les paris sur les am, tèrne ou katèrne. Les joueurs se
transforment vite en vrais professionnels qui connaissent les cartons " qui marchent le
mieux".
Ainsi, les teneurs de "toupi shinoi" se professionnalisent également. Parfois deux ou
trois amis mettent de fortes sommes dans une caisse commune et vont proposer leur
table dans les kermesses et autres fêtes foraines. Les mises gagnantes sont multipliées
par cinq, ce qui fait rêver à certains joueurs de "rak la kès" (faire sauter la banque).
Cela n'arrive quasiment jamais même si les "miseurs" suivent et scrutent le lancement
de la toupie pour essayer de saisir quelque truc du lanceur. Certains joueurs sans
grande ambition, pratiquent la mise en progression arithmétique et se contentent de
gains modestes. D'autres comptent sur la chance pour gagner gros... et finissent par
laisser leurs plumes sur la table.
Ainsi, les parties de cartes comme la belote, le "kote", le "rami" ou encore la bataille
étaient auparavant l'occasion pour les membres d'une même famille ou pour quelques
amis de passer un moment agréable ensemble. On jouait alors "pou la", expression qui
voulait dire pour rien, sans mise d'argent. Ou bien on mettait en jeu la bouteille de
limonade. Au "rami" il arrivait que les points gagnés rapportent, chacun un franc. Les
pertes et les gains n'étaient pas suffisamment élevés pour causer des discordes entre
les joueurs. Mais les situations financières des joueurs s'améliorant, et dans des
proportions parfois importantes, on passe du "rami" au "dovan-dèrièr", jeu appelé
aussi "promié roi" dans certains endroits de l'île. Là, ce sont des liasses de billets de
100 francs, de 500 francs ou même de 1000 francs que l'on tient, écrasés sous le gros
orteil ou sous la semelle des chaussures. La partie qui a commencé à 2h de l'aprèsmidi se terminera parfois à 2 h du matin à la lueur de 4 bougies. L'un quittera la " salle
de jeu" c'est à dire l'abri des branchages d'un manguier, la poche gonflée de billets et
l'autre commencera à se demander quel "bazar" il pourra rapporter à la maison le
samedi suivant. On a connu des travailleurs payés au mois qui laissaient leur paie à
d'autres, certains samedis soirs.
Ainsi enfin, dans l'espoir de faire fructifier l'argent des allocations familiales,
beaucoup de Réunionnais sont devenus victimes de l'addiction aux "pariaz fotbal"
(paris sur les résultats des matchs de football). Là également, les sommes engagées
sont étonnamment élevées comme si les parieurs n'étaient plus conscients de leur
valeur.
7) Conclusion
Comme nous l'avons dit au début de notre communication, les années 60 ont
marqué un virage dans le mode de vie des Réunionnais. Plus encore que le mode de
vie, c'est la mentalité même de notre peuple qui a changé. Des valeurs telles que le
travail, le sens de l'économie, le rejet du gaspillage se sont nettement affaiblies. Pour
beaucoup d'entre nous le droit ne s'accompagne plus du devoir. De nombreuses
familles plongent dans le surendettement juste pour s'offrir le superflu et faire passer
le paraître avant l'être. Nous vivons souvent en imitant les personnages des feuilletons
que la télévision nous donne en exemple.
L'addiction aux jeux d'argent n'est qu'un des aspects regrettables que la modernité
nous a apportés.