Textes d`Erasme, F. Rabelais, M. de Montaigne

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Textes d`Erasme, F. Rabelais, M. de Montaigne
Textes d'Erasme, F. Rabelais, M. de Montaigne
Les valeurs humanistes
Question
Documents
A. Érasme, Éloge de la folie, LV, 1509-1511.
B. Rabelais, Gargantua, chap. L, 1535.
C. Montaigne, Essais, I, 31, 1580-1592.
Question du
corpus :
De quelles valeurs humanistes essentielles ces textes portent-ils témoignage ?
Document A
Érasme, dans un essai fantaisiste, donne la parole à la folie qui vante la façon dont elle mène le
monde.
Depuis longtemps, je désirais vous parler des Rois et des Princes de cour ; eux, du moins, avec la
franchise qui sied à des hommes libres, me rendent un culte sincère.
À vrai dire, s'ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ?
Personne ne voudrait payer la couronne du prix d'un parjure ou d'un parricide, si l'on réfléchissait
au poids du fardeau que s'impose celui qui veut vraiment gouverner. Dès qu'il a pris le pouvoir, il ne
doit plus penser qu'aux affaires politiques et non aux siennes, ne viser qu'au bien général, ne pas
s'écarter d'un pouce de l'observation des lois qu'il a promulguées et qu'il fait exécuter, exiger
l'intégrité de chacun dans l'administration et les magistratures. [...] Enfin, vivant au milieu des
embûches, des haines, des dangers, et toujours en crainte, il sent au-dessus de sa tête le Roi véritable1,
qui ne tardera pas à lui demander compte de la moindre faute, et sera d'autant plus sévère pour lui
qu'il aura exercé un pouvoir plus grand.
En vérité, si les princes se voyaient dans cette situation, ce qu'ils feraient s'ils étaient sages, ils ne
pourraient, je pense, goûter en paix ni le sommeil, ni la table. C'est alors que j'apporte mon bienfait :
ils laissent aux Dieux l'arrangement des affaires, mènent une vie de mollesse et ne veulent écouter
que ceux qui savent leur parler agréablement et chasser tout souci des âmes. Ils croient remplir
pleinement la fonction royale, s'ils vont assidûment à la chasse, entretiennent de beaux chevaux,
trafiquent à leur gré des magistratures et des commandements, inventent chaque jour de nouvelles
manières de faire absorber par leur fisc la fortune des citoyens, découvrent les prétextes habiles qui
couvriront d'un semblant de justice la pire iniquité. Ils y joignent, pour se les attacher, quelques
flatteries aux masses populaires.
Érasme, Éloge de la folie, LV, 1509-1511.
1. Dieu.
Document B
Pichrocole, roi assoiffé de conquête et de pouvoir, a déclaré la guerre, pour une raison futile, à
Grangousier, père de Gargantua. Pichrocole, vaincu, s'enfuit. Gargantua reçoit les vaincus et leur
adresse ce discours.
Ne voulant donc en aucun cas manquer à la débonnaireté1 héréditaire de mes parents, à présent je
vous pardonne et vous délivre, je vous laisse aller francs et libres comme avant. De plus, en
franchissant les portes, chacun d'entre vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez rentrer
dans vos foyers, au sein de vos familles. Six cents hommes d'armes et huit mille fantassins vous
conduiront en sûreté, sous le commandement de mon écuyer Alexandre, pour éviter que vous ne
soyez malmenés par les paysans. Que Dieu soit avec vous ! Je regrette de tout mon cœur que
Picrochole ne soit pas ici, car je lui aurais fait comprendre que cette guerre s'était faite en dépit de
ma volonté et sans que j'eusse espoir d'accroître mes biens ou ma renommée. Mais puisqu'il a disparu
et qu'on ne sait où ni comment il s'est évanoui, je tiens à ce que son royaume revienne intégralement
à son fils ; comme celui-ci est d'un âge trop tendre (il n'a pas encore cinq ans révolus), il sera dirigé
et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume. Et, puisqu'un royaume ainsi
décapité serait facilement conduit à la ruine si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses
administrateurs, j'ordonne et veux que Ponocrates2 soit intendant de tous les gouverneurs, qu'il y ait
l'autorité nécessaire et qu'il veille sur l'enfant tant qu'il ne le jugera pas capable de gouverner et de
régner par lui-même.
Rabelais, Gargantua, chap. L, 1535.
1. Débonnaireté : bonté.
2. Ponocrates est le précepteur humaniste choisi par Grangousier pour éduquer son fils Gargantua.
Document C
Montaigne a rencontré des « sauvages » venus visiter la 879. Il raconte une conversation réelle qu'il
a eue avec eux.
Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance
des corruptions de deçà1, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit
déjà avancée, bien misérables de s'être laissé piper2 au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la
douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que leur feu roi Charles
neuvième y était3. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe4, la forme
d'une belle ville. Après cela, quelqu'un en demanda à leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y
avaient trouvé de plus admirable5 ;ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis
bien marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort
étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est
vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant 6, et qu'on ne
choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur
langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres7) qu'ils avaient aperçu qu'il y
avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés
étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces
moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent8 les autres à la gorge,
ou missent le feu à leurs maisons.
Je parlai à l'un deux fort longtemps ; mais j'avais un truchement9 qui me suivait si mal et qui était si
empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n'en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que
je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu'il avait parmi les siens (car c'était un
capitaine, et nos matelots le nommaient Roi), il me dit que c'était marcher le premier à la guerre ; de
combien d'hommes il était suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c'était autant qu'il
en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute
son autorité était expirée, il dit qu'il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui
dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer
bien à l'aise.
Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses !
Montaigne, Essais, I, 31, 1580-1592. orth. modernisée, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade.
1. De notre côté de l'océan par rapport au Nouveau Monde, donc : de notre monde.
2. Piper : tromper.
3. En 1562.
4. Notre pompe : notre cérémonial, nos rituels.
5. Admirable : remarquable et étonnant.
6. Charles IX accède au trône à douze ans.
7. Ils considèrent tout homme comme la moitié d'un autre, témoignage de leur solidarité.
8. Qu'ils ne prissent : sans qu'ils prissent.
9. Truchement : interprète.
LES CLÉS DU SUJET
Comprendre la question
Il s'agit de repérer les valeurs humanistes qui apparaissent dans les textes du corpus.

« Valeurs » a ici le sens moral d'idées et de principes fondamentaux qui guident le jugement
moral et le comportement idéal dans une société.

Il faut dégager les règles morales que ces textes proposent. Attention ! Certaines sont
formulées explicitement ; d'autres sont suggérées implicitement, par le blâme de
comportements qui s'opposent à ces valeurs.

Allez à l'essentiel, sans chercher à repérer toutes les valeurs : certaines d'entre elles,
générales, en englobent d'autres, plus spécifiques.

Procédez méthodiquement : votre premier travail doit consister à surligner les expressions
qui indiquent le thème moral, social, politique, religieux qui est abordé (remémorez-vous
aussi votre cours).


Repérez les échos entre les textes (ressemblances).
Structurez votre réponse : n'étudiez pas les documents séparément, vous devez faire une
synthèse. Construisez vos paragraphes autour des différentes valeurs trouvées.

Corrigé :

Pour réussir la question : voir guide méthodologique.
Qu'il s'agisse d'un essai fantaisiste et ironique comme l'Éloge de la folie d'Érasme, d'un
« roman » parodie d'épopée comme Gargantua de Rabelais ou d'une autobiographie comme
les Essais de Montaigne, ces trois textes, pourtant de dates différentes, portent la marque des
valeurs humanistes. Tantôt ces valeurs sont explicites, tantôt le lecteur les déduit par
opposition avec des personnages peints négativement parce qu'ils les bafouent.

Pour l'humaniste, la vie doit être marquée par la juste mesure et l'équilibre : ces valeurs
prennent la forme du « bon sens » et de la sagesse (« sages ») chez Érasme qui présente
négativement les « princes » comme des personnes qui vouent un culte à la « folie ».
Grangousier veut « réfrén[er] la convoitise et la cupidité ». Montaigne critique la « pompe »
des cérémonies autour du roi de 879 et déplore que certains sujets soient « pleins et gorgés
de toutes sortes de commodités ».

Le respect de l'autre découle de cette modération qui exclut tout abus. En effet, pour
l'humaniste, les hommes, même s'ils sont différents, ont droit aux mêmes égards : pour
Érasme, il faut « ne viser qu'au bien général » ; Gargantua n'humilie pas les vaincus, mais
veut les renvoyer « francs et libres comme avant » ; les « sauvages » que Montaigne prend
comme modèles considèrent tout être humain comme leur « moitié ». Ce respect amène à la
solidarité et au partage, vertus que les mauvais rois oublient : ceux d'Érasme, guidés par la
Folie, pillent la fortune de leurs sujets, et Pichrocole veut soumettre sans pitié ses ennemis. Il
en va de même chez Montaigne pour les riches insensibles à leurs moitiés « décharné[e]s de
faim et de pauvreté ». C'est ce que l'on appelle l'humanité (dont on retrouve la racine dans
humaniste).

Ce partage concerne les richesses, mais aussi le pouvoir. Les trois textes proposent une
conception humaniste de l'exercice du pouvoir : pour gouverner, il s'agit d'être en pleine
possession de sa raison et de sa maturité (le roi Charles IX est un « enfant » et Gargantua
estime que le fils de Pichrocole est « d'un âge trop tendre » pour être roi), et d'avoir
conscience de ses responsabilités : les rois « fous » « laissent aux Dieux l'arrangement des
affaires » ; Pichrocole engage une guerre meurtrière sans raison ; au contraire, le
« capitaine » des « sauvages » « march[e] le premier à la guerre » pour défendre ses sujets.

Toutes ces valeurs vont de pair avec une exigence de lucidité et d'authenticité : le vrai
humaniste ne doit pas se laisser abuser ni tromper les autres par les apparences et les
futilités. Les rois « fous » « croient remplir pleinement la fonction royale », mais c'est un
leurre ; ils usent de « flatteries » et de « prétextes habiles qui couvriront d'un semblant de
justice la pire iniquité ». Gargantua parle de « tout [son] cœur » et sans détour aux
prisonniers. Montaigne déplore que les sauvages se laissent « piper » par la « nouvelleté »,
mais il loue leur franchise.

Enfin, l'indulgence et le pardon sont le signe de la mansuétude chère aux humanistes et
héritée du respect de Dieu : « le Roi véritable [Dieu] qui ne tardera pas à [...] demander
compte de la moindre faute » sera juste dans sa sévérité ; Gargantua calque sa conduite sur le
Dieu qu'il invoque (« Que Dieu soit avec vous ! »).
Ces idéaux et ces valeurs humanistes ont ouvert la voie aux philosophes des Lumières qui
reprendront, sous le signe de la raison plus que de la morale, le combat des sages du XVIe siècle.