Article_1.univers_de_pierre_et_gilles
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Article n°1 L’univers de Pierre & Gilles Chaque portrait réalisé par Pierre & Gilles est comme un miroir exhausteur de personnalité, lorsqu’ils photographient des stars, chanteurs ou sportifs, les deux artistes réfléchissent en premier lieu à une mise en scène du modèle. En ce sens, les portraits qu’ils réalisent sont autant de petites célébrations à l’effigie d’une personne, unique et très spéciale. Pour cette photo de Jeff Stryker, mannequin et star du porno gay, Pierre & Gilles expliquent : “Le shopping de la prise de vue a été réalisé à Tokyo, et la photo a été faite dès notre retour à Paris, dans un décor assez rapide à mettre en place. Thierry [Mugler] s’attendait à ce que Jeff pose tout de cuir vêtu, comme dans son défilé. Mais nous avons préféré jouer le contre-emploi en l’habillant d’un pantalon pailleté et en lui associant un univers qui rappelle à la fois Las Vegas et les chambres d’amour, aussi ruisselant que sa tenue. Une ribambelle de lapins roses complètent le décors et de petites cornes de diable agrémentent son célèbre brushing. Ces éléments enfantins ne sont pas là par hasard : loin de l’image de macho dominateur que renvoient ses films, Jeff est un homme doux et tendre.”1 Ainsi chacun de leur portrait renvoie à un univers singulier, et c’est bien sûr l’esthétique kitsch qui domine : fleurs en plastique, paillettes et fonds colorés. 16 Chez Pierre & Gilles, l’image part du modèle comme la scénographie d’un spectacle au théâtre se réfère à un texte ou à une thématique. Dans leur travail, les deux artistes parlent de mise en scène du modèle et de décoration. Ils placent un corps dans un décor. En terme scénographique n’est-ce-pas là un début de théâtre ? Chacune de leurs oeuvres raconte un modèle et son intimité. Pierre & Gilles cherchent à aller au coeur des personnalités, aussi les objets composant le dé1 cor sont autant de vocabulaires pour dire la douceur de Jeff Stryker, le charme érotique et candide de Zahia, ou encore leur propre romantisme inter-galactique. Le décor prend une grande place et c’est à chaque fois un univers intime qui est extériorisé par la force de la bagatelle : aspect, couleur, brillance, etc. Les objets présents dans leur décor, vont dans le sens de la définition du kitsch que je vous propose : ils représentent à la fois la nostalgie de l’enfance, les babioles nées de Pierre et Gilles, Derrière l’objectif de Pierre et Gilles, Paris, Hoëbeke, 2014, p. 79. la société de consommation et de la fabrique matérielle des souvenirs (type boule à neige), ainsi qu’une certaine idée du bonheur, pleine de couleurs et riche de détails superficiels et agréables à l’oeil. L’art de la composition permet à Pierre & Gilles d’exprimer la beauté intérieure de leur modèle, en y mettant également beaucoup d’affection. Footballeur, star de la chanson française ou simple bimbo populaire, tous sont alors érigés au rang d’icônes. La beauté de ces représentations rappelle l’imagerie religieuse, richement ornée de dorures et de couleurs chatoyantes. Selon les principes de l’art gothique et du christianisme, l’image ne doit pas copier la réalité mais la transcender. Ainsi il est gravé dans le bronze de l’abbatiale de Saint-Denis : “L’esprit engourdi s’élève vers le vrai à travers les choses matérielles et, plongé d’abord dans l’abîme, à la vue de cette lumière, resurgit.”1 Toute l’imagerie religieuse tend à rendre sensible son propos, c’est également le cas de l’utilisation esthétique du kitsch. Pierre & Gilles partagent avec l’Art Gothique et l’iconographie religieuse le même art de la couleur, de la richesse visuelle et de l’intensité de la représentation. Ces effets plastiques divinisent la figure représentée. Ainsi les icônes de Pierre & Gilles sont pour eux comparables à l’image du Christ pour d’autres, de véritables modèles et des figures emblématiques de la société d’aujourd’hui. La notion de décor renvoie à celle de l’artifice. L’expression “révéler l’envers du décor” prouve bien le caractère factice et assumé de ce dernier ! Parler de décor naturel n’a évidement pas le même sens que de parler de quelque chose de réellement naturel, c’est une façon d’assumer le faux, l’intention de mise en espace réfléchie et parfois très illustrative. Mettre en place un décor, c’est donner une valeur ajoutée à une situation, et les oeuvres de Pierre & Gilles en sont la parfaite application. Qu’en est-il du décor dans l’espace ? Pierre & Gilles organisent leur composition selon une prise de vue unique et disposent ainsi tous les éléments de décoration autour du modèle, afin de créer une image. En disposant fleurs en plastique, volumes thermoformés et fond de papiers matiérés sur différents plans, ils donnent de la profondeur à l’ensemble. Le rendu photographique donne l’impression que le modèle 1 ERLANDE-BRANDENBURG Alain, L’art gothique in Le Triomphe de l’image, Paris, Citadelles & Mazenod, 2004, p. 23. est immergé dans un monde magique et infini, alors qu’il s’agit, la plupart du temps, de peu de choses. L’intervention de Gilles en peinture participe également à la qualité du résultat final. Chaque oeuvre des deux artistes est parfaitement dessinée et contenue : le résultat est toujours très propre. Ce qui a réellement retenu mon attention dans leur travail, ce n’est pas la perfection du résultat. Au contraire, c’est leur art de la fabrique du décor : des astuces, des petits objets bricolés ou chinés, en bref du cheap et du système D. N’ayant jamais assisté à un shooting photo en studio, je ne sais si la simplicité des procédés de Pierre & Gilles est commune à tous les décors photographiques, mais j’apprécie la modestie de leurs accessoires, en contraste avec la richesse et la propreté du résultat à l’image. Au théâtre, le mensonge ne semble pas toujours autant revendiqué que lors d’un shooting photo. Le professionnalisme veut que, lorsque nous réalisons un décor, nous cherchons davantage à masquer le processus de fabrication plutôt qu’à le révéler. C’est le résultat de l’effet qui doit être vu et non l’envers du décor. 17 J’imagine (d’après photos) l’espace du studio de ces deux artistes de cette manière : un mini décor dans un espace plutôt neutre, jouxtant d’autres décors hors du champ photographique, nombre d’appareils, projecteurs et diffuseurs… En somme un mélange d’éléments très techniques qui ont naturellement leur place dans un studio photo et de décors dont la présence pourrait sembler tout à fait incongrue. Ce que je trouve intéressant dans la scénographie de leurs shooting, c’est l’acceptation du faux, la force de leurs effets visuels et la création de véritables décors miniatures. Nous pourrions analyser leur processus de création de cette manière : Reprenant ce principe de “décor dans un décor” au théâtre, nous pouvons alors nous amuser à prendre le spectateur à partie, et ainsi le rendre complice de l’artifice théâtral. Libre à lui de se prendre au jeu et d’exploiter ses facultés d’imagination, ou bien de garder ses distances et de rester rationnel. La scénographie à la P & G se situe entre l’assemblage hétéroclite et incongru d’objets, témoins de la société contemporaine, et la sur-interprétation fantastique. Il appartient alors à chacun de se laisser porter ou non par l’univers des photographes, un univers fantastique à base de réel. 1. la Phase de Recherche d’objets de basse qualité, de fac-similés, bibelots ou tout autres “faux”, Pierre & Gilles passent beaucoup de temps dans les petites boutiques asiatiques, les boutiques à souvenirs.2 2. l’Assemblage de ces éléments, auxquels s’ajoutent des volumes de plastique, polystyrène ou d’autres matières (sur la photo de la page précédente nous pouvons voir des vagues thermoformées) ainsi qu’un ou plusieurs fond(s) pour donner la profondeur à l’image. 3. la Mise en Espace du tout et le positionnement des éléments de façon à donner une cohérence à l’ensemble. 4. Le Résultat : la constitution d’un décor miniature, véritable univers pour fées et lutins, hors de la réalité. La photo précédente nous montre un aperçu d’un de leur décor. Tous les artifices, objets et volumes, sont visibles et même identifiables. Cela nous permet alors de pouvoir lire l’espace de deux manières différentes : soit une accumulation d’objets en tout genre, soit la représentation d’un monde chimérique. Ici des vagues et des sortes de stalagmites artificielles posées sur des caisses et des cubes de polystyrène, nous pouvons nous dire que ce ne sont que des formes plastiques, faisant vulgairement référence à une mer glacée, mais nous pouvons également penser que nous avons devant nous un océan paradisiaque à perte de vue filant vers le soleil, et pourquoi pas, même imaginer des sirènes qui ondulent sur les flots… Ces deux lectures sont évidemment complémentaires, l’une pragmatique et esthétique, l’autre beaucoup plus intime prenant à sa charge l’imaginaire, une vue d’esprit en perpétuelle évolution. Le décalage entre la réalité et la représentation nous met à distance avec le propos, en même temps qu’il la simplifie, il personnalise la perception de la situation. Chacun ne verra peut-être pas cet océan magique mais du moins l’idée d’une entendue d’eau. 2 Pierre et Gilles, op. cit., p. 79. Table des illustrations 16. Pierre et Gilles, Jeff Stricker, 1991, tirage photographique sur toile et acrylique. 17. GOIZÉ Françoise, Visite privée dans l’atelier de Pierre et Gilles, 2014, photographie.