Dans un entretien avec Dolores Walfish attribué au Berkeley
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Dans un entretien avec Dolores Walfish attribué au Berkeley
Mahité Breton, Université de Montréal EN ATTENDANT LE CINÉMA OLFACTIF. QUESTIONS DE MÉDIATION DANS LEVEL FIVE Dans un entretien avec Dolores Walfish attribué au Berkeley Lantern1, Chris Marker fait remarquer que, parmi les documents sur la Deuxième Guerre mondiale qui évoquent la bataille d’Okinawa (il nomme un CD-Rom et l’encyclopédie multimédia Grolier), la plupart ne parlent pas des 150 000 civils morts au cours de cet épisode. On parle des soldats américains ou japonais tués au combat, mais pas des habitants d’Okinawa, qui ne sont pas japonais. Marker affirme avoir voulu mettre en lumière, dans son film Level Five (1996), cette tragédie complètement gommée de l’histoire. Mais comment faire passer au spectateur toute l’intensité et l’unicité de l’épisode? Comment arriver à ce que cette expérience le touche? A priori, on pourrait penser à un documentaire. Pour réinsérer dans la mémoire collective un épisode effacé, il faut le raconter et le donner à voir. Dans Level Five, Marker visite quelques initiatives de ce type. Il montre un petit livre sur la tragédie d’Okinawa, celui dont Laura dit qu’il est extrêmement mince, imprimé en caractères détachés, avec de grands blancs entre les lignes, exactement comme les livres dans lesquels on apprend à lire : « C’est d’ailleurs ce qu’on fait, on y apprend à lire, et on apprend aussi qu’on ne peut pas lire, qu’il n’y a pas de livre pour faire comprendre comment un enfant de 16 ans tue sa mère parce qu’une caméra invisible le guette et qu’il ne peut pas lui désobéir. » Marker filme aussi le trou dans lequel ont péri un groupe d’infirmières abandonnées sur la ligne de front par l’armée 1 The Berkeley Lantern, novembre 1996. Dans L'Entre-Images 2 (Paris, P.O.L., p. 228), Raymond Bellour le mentionne comme étant un entretien simulé. japonaise. Les touristes peuvent visiter l’entrée de ce trou ainsi que le musée adjacent qui présente un diorama pour reconstituer l’expérience et une série de portraits de jeunes filles. La voix de Chris (celui que Laura appelle Chris, et qu’on suppose être le cinéaste) commente : « Mais pour comprendre ce qui s’est passé là, il faut descendre dans une de ces grottes, avec des cordes et une torche, et puis éteindre la torche, essayer de s’imaginer qu’on est une fille de 15 ans, qu’on est dans l’obscurité entre les cadavres qui se décomposent et les blessés qu’on ampute sans anesthésie… » La même voix dit aussi d’un autre musée de guerre qu’ « il lui manque ce qui manque à tous les livres, à tous les films, l’odeur du champ de bataille. Tant qu’il n’y aura pas de cinéma olfactif comme il y a un cinéma parlant, il n’y aura pas de film de guerre… ». Les trois commentaires pointent vers la même évidence : ces efforts pour rendre l’expérience de la tragédie d’Okinawa n’y parviennent pas. Il y a un énorme fossé entre cette expérience-là et l’expérience que nous, spectateurs, avons acquise. Ou comme le dit Walter Benjamin dans Le conteur, les gens revenaient muets du champ de bataille parce que leurs expériences acquises avaient été « radicalement démenties2 »; dès lors, tous les mots connus et même toutes les formes connues pour raconter ce qu’ils avaient vécu sonnaient aussi faux que des mensonges éventés. Le rapprochement avec le texte de Benjamin n’est pas fortuit. Le conteur dont il cherche à faire ressortir les grands traits est précisément celui qui maîtrisait l’art de faire passer l’expérience, c’est-à-dire de la prendre quelque part et de la transmettre à d’autres, en tant qu’expérience (LC, p. 121). C’est aussi, entre autres, ce que cherche à faire Marker. Certes, l’expérience que transmet le conteur, celle qui s’apparente à la sagesse (comme on dit de quelqu’un qu’il est un homme ou une femme d’expérience), est très différente de l’expérience de la guerre3. Cette dernière est peu 2 Walter Benjamin, « Le conteur », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 116. Désormais, les références à ce texte seront indiquées par le sigle LC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 3 Je ne m’arrête pas à analyser la différence entre ces deux notions d’expérience. Je veux simplement souligner qu’il ne s’agit pas de la même chose. À propos des changements que subit le concept d’expérience au fil du temps, voir Giorgio communicable selon Benjamin, et c’est précisément à partir de la Guerre mondiale que s’amorce le déclin de la faculté humaine d’échanger des expériences (LC, p. 115). Avec Level Five, Marker reprend en quelque sorte une question laissée en plan dans Le conteur : l’expérience de la guerre et des champs de bataille, comment peut-on la transmettre et la faire passer? Level Five ne ressemble pas aux initiatives dont ses narrateurs commentent l’échec. Le film comporte une part de fiction qui tourne autour du personnage de Laura. La jeune femme explore le programme du jeu sur la bataille d’Okinawa créé et laissé inachevé par son amoureux mort. Elle confie ses réflexions à une caméra, constituant une sorte de journal filmé dans lequel elle s’adresse à cet homme disparu. Et c’est essentiellement à partir de ces images, de celles du jeu et de celles filmées par le disparu avant sa mort que Chris, un ami du couple, réalise un film que nous supposons être Level Five. Le film contient certes des témoignages (ceux de Nagisa Oshima, de Kenji Tokitsu et du Révérend Shigeaki Kinjo) et des images d’archives, mais ils sont traités d’une manière toute différente des documentaires ordinaires. À commencer par les témoins : à sa première apparition, le visage de Nagisa Oshima se matérialise par couches successives à l’écran, sous sa voix : d’abord un profil rouge, puis des lignes, des yeux globuleux, et ainsi de suite, avant de s’animer normalement. Celui de Kenji Tokitsu subit le même traitement un peu plus tard. Comme si, à l’opposé de la stratégie journalistique habituelle qui cherche à rendre l’événement comme s’il se passait dans le salon du spectateur, Marker avait voulu nous rappeler que ce ne sont pas les personnes qui sont devant nous mais seulement leur reproduction audiovisuelle. Même l’image de Laura est soumise, un peu plus loin dans le film, à l’ajustement du focus et du Agamben, « Enfance et histoire. Essai sur la destruction de l’expérience », dans Enfance et histoire [1978], Paris, Éditions Payot & Rivage, 2002, p. 21-121. zoom, des gestes techniques qu’on ne voit habituellement pas. Ces ajustements nous rappellent la présence de la caméra; ils nous rappellent en fait que Laura ne s’adresse pas à nous mais à elle. Quant aux images d’archives, comme celles de la petite fille qui sort d’une grotte avec un drapeau blanc ou celle du lion de pierre sur le champ de bataille, elles sont enchâssées dans des commentaires qui les mettent à distance. Les voix qui conduisent le film, celle de Laura et celle de Chris, offrent du même coup une réflexion critique sur le traitement des images dans notre univers hypermédiatisé. Elles font ressortir à quel point presque tout ce avec quoi nous entrons en contact est déjà médiatisé, c’est-à-dire déjà passé, investi ou modelé par un ou plusieurs media. Les images que Laura visionne sur son ordinateur sont des photos, des bandes d’actualités, des archives; l’image que nous recevons, en tant que spectateurs du film de Marker, est parfois une image du jeu sur l’ordinateur, laquelle est une reproduction d’une photo. Dans ce cas, il y a entre nous et la réalité que nous croyons voir, l’appareil photographique, l’ordinateur et la caméra. Le lien entre l’image perçue et une quelconque réalité brute enregistrée et reproduite par le medium est d’autant plus mince que cette réalité a parfois été mise en scène en vue de la médiatisation. Laura nous le fait remarquer en racontant l’anecdote de la photo des soldats américains en train d’ériger leur drapeau national. La photo de cet épisode hautement glorieux s’est avérée moche, alors le service de presse a pris six autres soldats – les premiers n’étaient plus là – pour la refaire. Par la suite, cette photo a donné naissance à un cliché, qui devient une forme vide (des corps poussant un objet vertical) qui a été reprise maintes et maintes fois pour les causes les plus diverses : des hommes en veston poussant un billet de banque américain, des athlètes avec le drapeau olympique des jeux de Sarajevo. Enfin, une autre séquence du film montre que l’image peut même acquérir une existence indépendante de la réalité dont elle est tirée et ne s’y rattacher que via la construction de sens dans laquelle elle se trouve insérée. Il s’agit du passage sur Gustave, l’homme en train de brûler vivant filmé par des Australiens à Bornéo. Laura raconte qu’on a repris cette séquence dans plusieurs documentaires sur différentes guerres : « Gustave aux Philippines, Gustave à Okinawa… » – en coupant chaque fois la fin où on le voit se relever, puisque pour les besoins de la cause, mieux valait qu’il ne se relève pas. « Quand on est destiné à devenir un symbole, on ne va pas s’en tirer comme ça. Il témoigne contre la guerre. Vous n’allez pas affaiblir son témoignage en chipotant sur quelques images. » Si, dans un documentaire sur les Philippines, on fait croire que Gustave est philippin, l’image n’a plus aucun lien à l’épisode de Bornéo réellement filmé, sauf à travers le sens qu’on lui donne, c’est-à-dire le témoignage contre la guerre. C’est uniquement par ce troisième terme que l’image retrouve son lien à Bornéo. À partir de ces exemples, le doute s’insinue. Pour chaque image qui surgit devant nos yeux, rien ne nous garantit qu’elle renvoie vraiment à la réalité que l’on veut lui faire évoquer. À l’encontre de la plupart des documentaires, Level Five fait ressortir que ce que nous recevons en tant que spectateurs est quelque chose de matériel. Notre contact avec une réalité qui est ailleurs dans le temps ou dans l’espace est avant tout un contact avec des morceaux de matière qui la représentent, mais dont rien ne garantit le lien à cette réalité. En fait, le sens qu’ils véhiculent vient autant, sinon davantage, des constructions dans lesquelles on les insère que d’eux-mêmes. On ne peut toutefois pas les forcer dans n’importe quelles constructions. La matière a ses règles propres et ses résistances. On a pu utiliser Gustave aux Philippines, mais dans la séquence des femmes de Saïpan qui se jettent en bas de la falaise, qu’on le veuille ou non, en regardant bien on peut voir l’une d’elles se retourner, se rendre compte qu’elle est filmée et ensuite sauter. Il devient difficile alors de ne pas s’interroger sur le rôle joué par la présence de la caméra, comme le fait Laura. Quiconque voudrait faire croire que ces femmes se sont suicidées spontanément, par honneur, par refus d’être vaincues, devrait tenir compte de cette petite seconde qui témoigne d’une contrainte extérieure. Level Five montre donc que nous sommes face à des productions matérielles qui ne sont pas transparentes au sens où elles véhiculeraient d’elles-mêmes un sens. Si parfois elles semblent si loquaces et si compréhensibles – les articles de journaux par exemple – c’est en vertu d’un code qui nous est familier – la langue et les règles du genre dans l’exemple des journaux. Il suffit de peu pour que ce code se brouille, qu’il manque ou qu’on ne le comprenne plus, et que surgisse l’incompréhensible. L’incompréhensible est très présent dans Level Five. Pourquoi le film nous laisse-t-il avec toutes ces énigmes sur le mystérieux amoureux mort avec qui Laura dit s’entretenir tous les soirs, ou sur la disparition de Laura elle-même à la fin ? Il s’agit d’un trait que Walter Benjamin identifie déjà chez le conteur traditionnel, et qui constituait un des secrets de son art : « Rien ne recommande plus durablement les histoires à la mémoire que cette pudique concision qui la soustrait à l’analyse psychologique. » (LC, p. 125). Benjamin donne en exemple l’histoire du comportement étrange du roi Psamménite, racontée par Hérodote sans aucune explication; des siècles après, Montaigne dissertait encore sur cette histoire et, on pourrait ajouter, Benjamin aussi. L’incompréhensible dans Level Five semble participer à une dynamique similaire : il contribue à faire passer l’expérience, même si dans ce cas il ne s’agit plus seulement de mémorisation. L’anecdote du compositeur en donne un premier exemple. Laura raconte qu’un compositeur devait écrire une musique pour Preminger dans un très court délai. Il venait aussi de recevoir une lettre de sa femme qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. « Pas spécialement qu’il était myope, mais il y avait quelque chose de bizarre à l’intérieur de lui qui faisait qu’il n’arrivait pas à déchiffrer ces mots. » Pour composer, il avait l’habitude de fixer une feuille blanche sur son piano pour que la musique sorte du vide et non pas d’une idée. Cette fois, il a posé la lettre de sa femme; les notes sont venues et, à mesure qu’il jouait, « il a commencé vraiment à déchiffrer les mots, et ces mots disaient que sa femme le quittait ». Ce qui frappe dans cette histoire, c’est que le compositeur doit passer par une action pour comprendre, pour saisir le sens de la lettre. Il doit engager la lettre dans le processus de création musicale pour que le sens émerge. Cette petite anecdote qui occupe à peine quelques minutes du film résonne ensuite dans une double mise en abîme. Laura fait d’abord le lien avec sa propre expérience avec le jeu laissé par son amoureux. « Et moi aussi quand je déchiffre ton programme je comprends pas tout, ça me paraît compliqué, j’ai peur de me tromper, j’ai peur de découvrir des choses cachées, j’ai peur que quelque chose naisse de là que je ne vois pas encore. » La situation est similaire : l’homme qu’elle aimait est mort dans des circonstances jamais élucidées ; il a disparu en laissant derrière lui un programme inachevé de jeu sur la bataille d’Okinawa. En continuant à travailler ce programme, en l’explorant, et en poursuivant des recherches à propos d’Okinawa sur le réseau, Laura cherche à saisir le sens de ce qu’il laisse. C’est donc aussi, à l’instar du compositeur, en engageant la production matérielle léguée par son amoureux dans une action, un travail, un faire, que Laura essaie de comprendre. Et si elle ne saisit pas toujours le sens de ce jeu, par son travail sur le programme elle entre en contact avec l’histoire de la bataille d’Okinawa, avec ce qu’il y a d’horrible et d’insupportable dans cette histoire. Elle est touchée, comme en témoigne ce qu’elle raconte à son amoureux-fantôme : « Tu sais quoi, quand j’ai commencé à suffoquer, à littéralement suffoquer au milieu de toutes ces horreurs où tout le monde persécute tout le monde, j’ai mis un flag dans le programme. » La situation de Chris Marker et de son film reprend le même schéma. Comme le compositeur passe par sa musique pour comprendre le sens de la lettre, Marker passe par un film pour saisir l’histoire d’Okinawa, pour entrer en contact avec une partie refoulée de l’histoire. C’est ce qu’il dit : « Le thème du jeu me proposait une clé que je n’avais pas utilisée jusque là, celle de la guerre. J’étais devenu tellement japonais que je participais de l’amnésie générale, comme si cette guerre n’avait jamais eu lieu. » Il est lui aussi face à des documents peu explicites, c’est-à-dire « un jeu qui ne veut pas fonctionner, une folle qui tourne en rond… », comme l’exprime si bien Laura lorsqu’elle déclare qu’elle enverra tout cela à Chris, « l’as du montage », pour voir ce qu’il en fera. Et on pourrait extrapoler pour tirer une troisième mise en abîme du fait que tous ceux qui ont écrit sur ce film par la suite, tous les spectateurs-chercheurs, ont aussi engagé le film dans un travail qui en a fait émerger – en principe – du sens. L’incompréhensible oblige finalement le spectateur (ou, pour parler en termes généraux de la communication, le récepteur du message) à s’engager dans la compréhension. Ce sont de tels engagements que l’on voit dans Level Five et qui rendent ce film si hétérogène. L’histoire de la bataille d’Okinawa se trouve associée à des histoires toutes personnelles, celle d’une femme qui a perdu son amoureux, celle d’un cinéaste qui est leur ami et qui partage leur passion pour le Japon. Les liens sont partout. Laura fait sans complexes le parallèle entre la petite île pacifique d’Okinawa qui allait être choisie pour devenir le lieu de la bataille la plus sanglante de tous les temps, et la femme heureuse qui allait être choisie pour rencontrer la mort. Chris dissémine dans son film moult références aux chouettes et aux chats, éminentes figures de son univers propre. Il y inscrit sa propre relation au Japon. Il entrelace ses réflexions personnelles aux images de la guerre d’Okinawa. Walter Benjamin disait quelque chose de semblable à propos du narrateur : « Il [le récit] ne vise point à transmettre le pur “en soi” de la chose, comme une information ou un rapport. Il plonge la chose dans la vie même du conteur et de cette vie ensuite la retire. Le conteur imprime sa marque au récit, comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains » (LC, p. 127). Comme le conteur, les personnages de Level Five proposent donc chacun une manière de continuer l’histoire qui est toujours en train de se dérouler, parce que, comme le fait remarquer la voix de Chris dans le film, « sans la résistance d’Okinawa, il n’y aurait pas eu Hiroshima et toute l’histoire du siècle aurait été différente ». Et c’est en se raccordant entre elles que les histoires forment le « filet de mémoire » qu’évoque Benjamin (LC, p. 135). Le film en entier offre d’ailleurs l’image d’un grand filet puisqu’il se déroule surtout selon une logique associative. Les séquences s’appellent l’une l’autre non pas en vertu d’un déroulement chronologique ou causal, mais par associations. Le mot soulier que Laura entre dans l’ordinateur pour se moquer de lui appelle l’anecdote du soulier dans la rue; le perroquet de l’interlude débouche sur l’épisode avec Cocoloco; et de Cocoloco qui a tout oublié sauf son nom, on passe à la scène entre le psychiatre et le soldat traumatisé frappé d’amnésie qui a oublié jusqu’à son nom. Ce modèle associatif qui rappelle les hyperliens et la structure d’Internet (dont on retrouve une version dans le film, le O.W.L, le « réseau des réseaux ») est aussi le modèle du relais qui permet à l’épisode d’Okinawa d’arriver jusqu’au spectateur de Level Five en passant par la souffrance de Laura et le travail de Marker. Mais cette image, celle du filet de mémoire tissé par les histoires racontées par chacun, celle du filet qui d’un nœud à l’autre donnerait la possibilité de transmettre l’expérience, est trop belle pour être tout à fait, ou tout le temps, vraie. Car si Level Five montre bien que l’histoire de la bataille d’Okinawa se mêle aux histoires de Laura et de Chris, il montre aussi la discontinuité et l’absence. Comme le compositeur reçoit la lettre de sa femme en son absence, Laura explore le jeu de son amoureux après sa disparition. Lorsque Chris, à la fin du film, arrive dans l’atelier où Laura travaillait, elle n’y est plus. Jamais les personnages ne se touchent. S’ils dialoguent, leur interlocuteur a tout au plus le contour creux d’un absent. « Et moi qui te prends à témoin », lance Laura à son amoureux disparu. Le plan suivant, qui lui répond en quelque sorte, ne montre qu’une lumière blanche et floue qui s’éloigne rapidement sur fond noir, avec un son de tombeau : image d’absence et de mort. Les conteurs de Marker ne se passent le flambeau que par-dessus le vide, obligés en quelque sorte de se le lancer, ou de le laisser là en espérant que quelqu’un le ramasse. Et chaque fois, l’absence et le vide menacent de devenir rupture. Chaque fois, il y a la possibilité que le relais ne se fasse pas, que le flambeau tombe dans la fosse et s’éteigne. Le vide accroît la largeur du pas qu’il faut faire pour comprendre : si l’autre était encore là, on pourrait toujours lui poser des questions. Le vide demande aussi de faire appel à l’imagination. Comme Laura imagine l’anthropologue du futur qui sera réduit à imaginer ce qu’elle faisait avec ces entretiens d’outre-tombe. Comme Marker propose d’imaginer qu’on est une fille de quinze ans dans l’obscurité d’une grotte, entre les cadavres qui se décomposent… Dans son texte sur le conteur, Walter Benjamin insiste sur l’importance de la vaste mémoire. « Pour l’auditeur sans parti pris, l’essentiel est de s’assurer qu’il pourra restituer fidèlement ce qu’il a entendu. La mémoire est, entre toutes, la faculté la plus nécessaire à l’épopée. Sans une vaste mémoire, l’épopée ne pourrait ni assimiler le cours des choses ni s’accommoder de leur disparition… » (LC, p. 134). Maintenant que le cours de l’histoire est de plus en plus systématiquement enregistré, et donc matériellement inscrit, l’essentiel n’est plus de savoir restituer fidèlement. Les machines le font, ni plus ni moins bien que l’homme (« Il était votre mémoire », dit Laura de l’ordinateur). L’essentiel n’est plus tant un travail de mémorisation que d’interprétation des traces matérielles – il faut les faire parler. C’est ce que fait Chris Marker dans Level Five. Il n’a pas essayé de simplement rappeler à la mémoire ce que l’encyclopédie Grolier oubliait de mentionner, c’est-à-dire les 150 000 civils morts à Okinawa. Il a cherché les traces de ce carnage et engagé un dialogue avec elles, pour les faire parler, en faisant appel au passage à l’imagination. Car les traces ne sont toujours que des traces, c’est-à-dire entourées d’absences et du vide laissé par ce qui a disparu. Dans le cas d’expériences incommensurables comme la guerre, l’expérience communément acquise par le spectateur ne suffit pas à combler les trous et, en bout de ligne, seule l’imagination permet le passage.