que faire - L`état de droit saisi par la philosophie
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que faire - L`état de droit saisi par la philosophie
Jhon Picard Byron Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince Université d’Etat d’Haïti (UEH), Haïti. E-mail : [email protected] Les conditions socio-historiques de la dictature et l’action des progressistes1 (text in progress…) Depuis 1986, le pays est engagé dans une quête assidue de démocratie, mais celle-ci n’en demeure pas moins introuvable 2 . À la chute de Jean Claude Duvalier, nous crûmes avoir définitivement tourné le dos à la dictature. Mais, il n’y eut pas à attendre longtemps pour que s’étiolât l’espoir de voir s’établir en Haïti un régime démocratique. Les régimes militaires successifs contribuèrent grandement à bannir cet espoir. Décembre 1990 fit croire que nous étions au terme de la transition après les élections qui avaient porté au pouvoir Jean Bertrand Aristide et la coalition FNCD. Pourtant, nos péripéties ne faisaient que commencer. Les premiers actes de l’exécutif Aristide/Préval, qui bénéficiait d’un très large soutien populaire, ne visèrent nullement la transformation, le renforcement et la mise en place de nouvelles institutions dans le cadre d’un processus de consolidation démocratique. L’évocation tapageuse de la participation du peuple par les dirigeants Lavalas ne fut qu’un moyen pour empêcher sa participation réelle et effective (structurée et institutionnalisée) à l’exercice du pouvoir3 . Le « banbòch », à la sauce 1 A l’origine de cet article, une communication faite à la Faculté des Sciences Humaines dans le cadre de la journée de réflexions et de mobilisation contre l’occupation du samedi 20 mars 2004. Le texte a gardé la structure de l’intervention orale mais a été développé et remanié. 2 Comme le rappelle le sous-titre du récent ouvrage de Laënnec HURBON, la démocratie reste encore introuvable. 3 La constitution définit les cadres de la participation, au titre V, à travers les différentes assemblées dites collectivités territoriales, le parlement et des autres formes de la souveraineté nationale. Or, les dirigeants Lavalas ne l’ont envisagée qu’à travers les lavalassienne, qui était tout sauf démocratique, laissait place comme celui du CNG (Conseil National de Gouvernement) à un régime militaire pur et dur installé après le coup d’état sanglant du 30 septembre 1990. Soulignons que les trois années du coup d’état ont servi à faire la démonstration qu’un projet véritablement démocratique ne compte que de rares partisans dans la « classe » politique. Bon nombre de leaders politiques se sont compromis avec ce régime militaire responsable d’un nombre incalculable de violations de droits humains. Ne jouissant d’aucun crédit auprès de la population, cette « classe » politique ne pouvait prendre le leadership du combat engagé contre Aristide. Ce point explique pourquoi l’Université, les étudiants et les associations de la société civile ont pu jouer un rôle aussi important à cette phase de la lutte. Le retour d’Aristide, dans les conditions que l’on sait, et le règne de Préval ont laissé apparaître des caractéristiques qui se sont confirmées au cours du deuxième mandat d’Aristide. D’ailleurs, la crise qui s’est dénouée avec le départ d’Aristide remonte au gouvernement de René Préval. Si la présidence d’Aristide a présenté toutes les caractéristiques d’une dictature, celle de Préval les contenait à l’état latent parce que le véritable centre de décision était à Tabarre. Maintenant qu’Aristide n’est plus au pouvoir, peut-on dire que le règne de la dictature a pris fin ? Il convient au contraire de préciser qu’on est encore loin de la fin de la dictature. Les conditions qui ont permis l’émergence et la consolidation de la dictature aristidienne existent encore. Elles agissent déjà pour bloquer l’engagement véritable du pays dans une transition démocratique. Si les progressistes haïtiens veulent déterminer le que faire de cette nouvelle conjoncture, ils doivent mettre en évidence le terreau qui a permis le développement de la dictature aristidienne : cette combinaison de facteurs socio-économiques, politiques et idéologiques (culturels). Les régimes autoritaires ne représentent pas le sort réservé au peuple haïtien. La dictature n’est pas une fatalité. Mais, elle peut être considérée comme telle si nos actions pour y mettre fin ne prennent pas en compte ces conditions qui leur ont permis d’apparaître et de se développer. L’analyse « organisations populaires » ; ces groupes de frappe, facilement manipulables, permettant d’affaiblir ou de neutraliser les structures prévues par la constitution (voir Laënnec H., Chemins critiques, p. 46). On doit reconnaître les limites de la participation offerte par la constitution. Mais, avec ces bandes, dites organisations populaires, qui n’ont rien d’organiser, le peuple est contrôlé plutôt qu’il ne contrôle le pouvoir exercé en son nom. suivante de ces facteurs ne se veut pas complète. Elle n’est qu’une invitation à la lecture de différents textes qui l’ont inspirée. Ces textes sont importants dans la mesure où ils approfondissent chacun l’une de ces catégories de facteurs. Citons nommément Laënnec HURBON, « La désymbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers4 » ; Franklin MIDY, « le pouvoir : volonté de puissance et d’humiliation5 » ; Jean Alix RENE, La séduction populiste 6 ; Jean Claude JEAN et Marc MAESSCHALK, Transition politique en Haïti7. Facteurs politiques La dictature est un phénomène qui relève du politique. Mais pour en parler, « les progressistes haïtiens » n’ont jamais cessé d’avoir recours de manière exclusive à l’économique ou au social. S’enfermant dans une certaine lecture du marxisme, ils pensent que les rapports sociaux de production et d’échanges déterminent directement les rapports de pouvoir. Ces positions nullement théorisées transparaissent dans l’action de certains groupes. De telles approches sont fort éloignées de celle de Laënnec Hurbon qui accorde une grande attention au politique. Ainsi, son texte sur « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers », essaie-t-il de trouver une explication à l’insécurité qui transite à travers le populisme, et permet-il de saisir, dans le moment daté qui est le sien, quelques fondements des pratiques dictatoriales mises en œuvre dans le populisme (lavalassien). En Haïti, la dictature comme forme de pouvoir absolu relève également d’un autre facteur, celui, selon Laënnec Hurbon, de la nature propre de l’Etat haïtien ou du pouvoir politique dans ce pays. Aussi l’analyse de sa nature doit-elle précéder l’analyse du populisme. Il appartient essentiellement à L’État haïtien, dans sa configuration disponible de donner invariablement naissance à un pouvoir dictatorial, 4 Laennec HURBON, « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers » in Chemins Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie ; repris dans Pour une sociologie d’Haïti au 21ème siècle, La démocratie introuvable, éd. Karthala, Paris, 2001. 5 Franklin MIDY, « le pouvoir : volonté de puissance et d’humiliation » in Chemins Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie. 6 Jean Alix RENE, La séduction populiste, Essai sur la crise systémique et le phénomène Aristide(1986-1991), édité à compte d’auteur, Port-au-Prince, 2003. 7 Jean Claude JEAN et Marc MAESSCHALK, Transition politique en Haïti, Radiographie du pouvoir Lavalas, L’Harmattan, Paris, 1999. ou d’exister lui-même dans cette forme. Le populisme ne fait qu’amplifier la dictature ou lui sert de « légitimation ». La nature de cet Etat est appréhendée chez Laënnec Hurbon à travers les caractéristiques suivantes qu’on peut présenter schématiquement ainsi: - « L’indifférence à la problématique de la liberté » ; « L’indifférence à la problématique du droit » ; « La confusion entre le privé et le public » ; « Le refus du pluralisme politique » ; « Le refus du débat contradictoire et de la pratique argumentative » Ces caractéristiques que développe Laënnec Hurbon ont été complètement ignorées par certains « progressistes haïtiens 8 ». Bien mieux, les politiques9 haïtiens de tous bords semblent s’accorder sur le fait que le peuple n’a pour besoin que celui de manger. La liberté viendra alors après. Mais, l’on pourrait tout aussi bien s’en passer. Chez les uns, cela procède tout simplement du mépris. Chez d’autres, il apparaît comme une bienveillance. Cette bienveillance est aussi une exclusion semblable à celle que Jacques Rancière désigne comme l’« exclusion par l’hommage », ou comme l’exclusion par « la compassion ». Les développements de Laënnec Hurbon sur la nature de l’Etat haïtien attestent dans le cas de Jean Bertrand Aristide ce que Michel Rolph Trouillot10 a déjà établi dans le cas des Duvalier : ces régimes ne sont pas des accidents de l’histoire d’Haïti. Ils représentent, chacun sous leur habillage, des régimes populistes. Aristide, comme Duvalier, est un dirigeant politique qui a eu – il n’y a pas de doute à cet égard- un ancrage populaire. Si Duvalier avait réussi à toucher les masses paysannes, 8 Toujours enclins à questionner la dictature d’Aristide, nos progressistes sont toujours frileux quand il s’agit de dénoncer les violations des droits humains à Cuba. Ils éprouvent aussi beaucoup de peine à expliquer l’appui de Cuba à Aristide. Alors qu’il ne faut pas passer par quatre chemins pour dire qu’Aristide est l’ami de Castro comme Duvalier a été l’ami de Somoza. Cependant, il n’y a pas de commune mesure entre le régime castriste et celui d’Aristide. Il y a dans le castrisme et la révolution cubaine un grand sens du commun. Il n’a jamais eu à Cuba de détournement massif de l’argent de la coopération internationale. 9 Ces politiques comme Aristide aiment bien les pauvres. Mais faut-il bien qu’ils restent à leur place. 10 Michel Rolph Trouillot, Les racines historiques de l’Etat duvaliérien, éd. Deschamps, Port-au-Prince, 1986. Aristide a eu le même résultat avec le sous-prolétariat, les milieux populaires urbains en général. L’un et l’autre ont eu une grande présence dans la petite-bourgeoisie (les classes moyennes), en particulier les fractions issues des masses et celles proches d’elles de par leurs conditions matérielles d’existence. Ce sont deux leaders charismatiques auxquels les masses se sont identifiées. Dans leur exercice du pouvoir, ils ont tout fait pour écarter ces couches sociales qui les avaient portés au pouvoir. Mais ils ont su utiliser les frustrations des masses, les ressentiments des couches les plus démunies et manipuler « diverses contradictions qui traversent les rapports sociaux en Haïti » pour garder une certaine popularité. Le peuple ainsi écarté ne remplit qu’une simple fonction de légitimation du pouvoir du dictateur, d’autant que, dans ce monde de plus en plus sécularisé, il est difficile de vouloir donner un fondement divin (ou sacré) au pouvoir que détient quelqu’un ou un parti. Même dans notre société où la religion continue d’exercer une influence sur la politique, le pouvoir doit se présenter comme ayant une source laïque et non divine. Cette justification sécularisée du pouvoir n’en demeure pas moins un discours théologique. C’est ainsi que le concept politique « peuple » peut avoir la même signification et la même fonction politique que le concept théologique « Dieu » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 45, note 6). On est dans une théologie politique11 qui ne dit pas son nom. Le pouvoir du roi qui procède de Dieu ne peut être qu’absolu. Il en est de même du pouvoir qui procède du « peuple » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 5657). Le peuple dont il s’agit, ici, n’est pas celui qui permet de penser la démocratie en tant que souveraineté populaire. Ce n’est pas le peuple réel qui peut être représenté ou participer à la gestion de la chose publique (res publica). Ce n’est pas le peuple12 qui exerce sa souveraineté à travers une 11 Cette expression recouvre des réalités discursives hétérogènes et complexes. Je m’en tiens cependant à l’aspect strictement théologique. « théologie politique » désigne, ici, une idéologie religieuse qui permet de justifier un pouvoir établi, par exemple : - le droit divin par rapport à l’absolutisme royal ; - « la conviction théiste des auteurs de la contrerévolution » par rapport à la monarchie. Je laisse de côté l’idéologie religieuse de la contestation (qui peut se transformer en son contraire quand la contestation arrive au pouvoir) et d’autres figures que recouvre cette catégorie (voir l’introduction de JeanLouis Schlegel à sa traduction de Carl Schmitt, La théologie politique, éd. Gallimard, Paris, 1988). 12 L’immanence du peuple, c’est ce qui lui permet d’être souverain et d’avoir prise sur le(s) pouvoir(s) alors que Dieu qui est une substance ne peut que légitimer le souverain. diversité d’instances (dont la présidence). Ce peuple est, comme Dieu, un principe transcendant. Il fonde la souveraineté sans l’exercer. Il ne saurait l’exercer, car il n’a pas d’existence propre. Le peuple de cette théologie politique s’incarne en la personne du leader charismatique ou populiste. C’est un processus très paradoxal où l’identification du peuple au leader charismatique est d’autant plus grande qu’il se trouve complètement écarté de l’exercice de la souveraineté13. Il se trouve séparé du pouvoir qui émane de lui parce que ce pouvoir se veut UN. Il n’accepte aucune cohabitation avec d’autres pouvoirs tels que le législatif, le judiciaire, les institutions indépendantes, … sauf dans le cas où ceux-ci acceptent de se subordonner à lui. Or, il n’y a pas de souveraineté populaire quand le pouvoir ne se présente pas comme multiple c’est-à-dire quand la souveraineté ne se réalise pas dans plusieurs instances. Autrement dit, la souveraineté populaire se dissout dès qu’on l’oblige à se réaliser en une seule instance ou une seule personne. La théologie de la libération a plus ou moins rempli cette mission de déification du « peuple » et du leader qui aurait incarné ses aspirations. Elle a marqué le discours électoral d’Aristide. C’était le moment où le peuple de Dieu réclamait le pouvoir pour le prophète. Mais la théologie de la libération n’a pas été jusqu’au bout, jusqu’à entériner la dictature d’Aristide en réclamant le pouvoir absolu pour le prophète au pouvoir. Donc, la mutation de la théologie de libération en théologie politique c’est-à-dire en une idéologie d’Etat (à fondement théologique) n’a pas eu lieu14. Pour cette première partie, je reprends l’ossature de la démonstration de Laënnec Hurbon qui établit le lien entre populisme et dictature. Je partage sa position très critique vis-à-vis de l’ « opportunisme démocratique ». Car il est un des rares intellectuels à croire nécessaire de mener une lutte pour la démocratie en elle-même. Bon nombre de progressistes ne voient dans la lutte pour l’acquisition des droits démocratiques, des libertés publiques et individuelles qu’un moyen pour poser la question sociale, laquelle serait à leurs yeux l’unique raison du combat politique. Cependant j’estime que l’analyse des modalités 13 Autrement, « c’est précisément dans cette surenchère de démocratie que disparait toute trace de démocratie » (voir L. Hurbon, Chemins critiques, p. 49). 14 Voir André Corten, Misère, religion et politique en Haiti, Diabolisation et mal politique, Ed. Karthala, Paris 2001, pp 107 à 123. André Corten interprète le discours d’Aristide comme “une dérive de la théologie de la libération”. lavalassiennes du « recours au peuple» induit de façon implicite dans l’analyse de Laënnec Hurbon le sentiment que la légitimation tirée du peuple en elle-même pourrait porter préjudice à la démocratie. La légitimation populaire ne peut jouer que dans le sens de la «désintégration des institutions». Doit-on la rejeter sans tenir compte des effets positifs qu’elle pourrait produire dans l’économie d’ensemble d’un courant nettement différent du populisme lavalassien ? En fait, le populaire, à l’épreuve des approches de Laënnec Hurbon, se trouve complètement discrédité15. Cela se justifie par toutes les dérives que l’on sait. Toutefois, la transformation de l’Etat tant souhaitée par l’auteur ne pourra se concrétiser sans une politique s’appuyant sur une légitimation populaire, la stratégie qui consiste à « accaparer les appareils d’Etat » ayant fait ses preuves. De plus, on ne connaît pas une institution étatique qui pourrait, comme par enchantement, se changer elle-même ou par la conscientisation des éléments qui la composent. Le changement dans ces institutions ne viendra pas non plus des cohortes de fonctionnaires qui les gangrènent16. Par ailleurs, à vouloir trop défendre la démocratie, Laënnec Hurbon la fait passer pour une panacée. Cette attitude se trouve illustrée dans « La compassion pour le peuple ». Dans ce texte, il affirme qu’« […] 15 L’auteur s’avise, en dépit de tout, à mettre entre guillemets le mot populaire quand il s’agit de ces organisations qui se sont inscrites jusqu’au bout dans le mouvement Lavalas. Il n’est pas inutile de préciser que ces groupes de frappe de Lavalas désignés ou connus sous le label d’organisations populaires n’ont rien à voir avec les organisations populaires de la mouvance de Février 1986 (Par exemple, Tèt Kole Ti peyizan Ayisyen, Mouvman peyizan Papay…). Ces dernières (dont un nombre restreint subsiste et la majorité pervertie et déstructurée) ne sont pas sans rapport avec le populisme qui a marqué leurs structures et leurs pratiques. Ce populisme qui persiste encore en leur sein, antérieur à l’influence d’Aristide, a préparé leur alliance (même de courte durée) avec le leader charismatique. Voir Jean Alix René, La séduction populiste, Port-au-Prince, 2003. Jean Alix René traite de l’évolution des organisations populaires vers cette rencontre avec le mouvement populiste lavalas sans s’arrêter sur leurs structure et fonctionnement internes. 16 Cette remarque est aussi valable pour l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). La réforme de l’UEH ne connaîtra pas un pouce d’avancement si le mouvement universitaire (professeurs et étudiants) ne se re-mobilise pas ; les doyens, comme les fonctionnaires publics par rapport au peuple, ne feront aucun cadeau à la communauté et au pays si l’on reste passif. on ne peut vraiment apporter la moindre amélioration économique dans les conditions de vie de la majorité de la population, en l’absence de règles, d’un gouvernement des lois, d’une confiance dans les valeurs juridiques exprimant la reconnaissance réelle de l’égalité formelle entre les citoyens qui est l’attendu de tout combat démocratique inauguré avec la chute de la dictature en 1986 17». Ce n’est pas que cette position ne soit pas juste. Mais elle semble minimiser le poids des conditions socio-économiques. La situation socioéconomique du pays a atteint un niveau de dégradation telle qu’elle peut rendre nulle toute action visant à la conjurer, même celle conçue dans les meilleures conditions politiques possibles. Peut-on se permettre d’avoir une « attente trop grande vis-à-vis du politique18 » quand on n’agit pas sur le social ? Facteurs socio-économiques Avant d’étudier les facteurs économiques de la dictature en Haïti, je voudrais revenir aux idées et approches de Laennec Hurbon. Dans « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers », l’auteur nous renvoie à son article « La compassion pour le peuple », où il montre que le pouvoir Lavalas a manqué d’assumer sa « responsabilité » face à l’insécurité, non pas à cause « d’une quelconque impuissance ou incapacité », mais parce que celui-là aurait accordé la priorité à la « situation sociale de misère » du peuple. Le droit (civil) à la sécurité aurait été rejeté au profit du droit (social) de « manger à sa faim ». Autrement dit, l’indifférence à la problématique de la liberté propre à l’Etat haïtien se serait renforcée avec le pouvoir Lavalas parce que ce dernier, « par volonté de faire œuvre révolutionnaire », aurait voulu « donner la priorité au social », c’est-à-dire à « une recherche d’égalité (sociale) » ou bien à une « solidarité avec le peuple ». 17 Laënnec Hurbon, « La compassion du peuple » in Chemins critiques, vol IV, No. 1, sept. 1998, pp. 51-64 repris dans Pour une sociologie d’Haïti au 21ème siècle, op. cit. 18 André Corten, Misère, religion et politique en Haïti, Diabolisation et mal politique, éd. Karthala, 2001, p. 2001. Lavalas a porté à son paroxysme l’Etat et l’état de non-droit, mais a-t-il mené une politique sociale qui serait la cause de cela ? La valorisation du social doit-elle aboutir forcément au rejet de la liberté ? Tout en s’inscrivant dans la tradition despotique, Lavalas a contribué dans le sillage de ses devanciers au renforcement de l’exclusion sociale, à la consolidation de la misère des masses. On peut multiplier les exemples pour l’établir, et Laennec Hurbon les connaît. Pourquoi alors déséquilibrer les facteurs, quand ce régime a représenté dans les faits une double dénégation : des droits civils et politiques, d’une part ; des droits sociaux, d’autre part ? Certes, le motif social a bel et bien servi de caution à un désengagement du pouvoir Lavalas face aux droits-libertés. Mais il est demeuré un prétexte. Il ne peut, à lui seul, expliquer ce désengagement. Lavalas, qui a construit ou reconstruit sa légitimité sur la base des droits sociaux, et qui, sur ce point, a à juste titre rencontré un très large écho auprès des masses, ne s’est pas senti tenu de respecter ni de faire respecter aucun droit, ni social, ni civil ou politique. Au lieu donc de faire de cet engagement social supposé la cause du désengagement du régime à l’égard de la démocratie et des libertés, ne faudrait-il pas plutôt inverser la causalité ? Au moment même de la montée des luttes politiques antiLavalas, le régime n’a nullement hésité à réprimer sévèrement les luttes syndicales ou des initiatives individuelles d’ouvriers. Comment passer et être pris légitimement pour un tenant des droits sociaux quand on réprime toutes leurs formes d’expression ? Pour Laennec Hurbon, qui rêve d’une démocratie délestée du social, la prétention de vouloir lier « la notion de démocratie » à « la question sociale », ainsi qu’une politique qui parviendrait effectivement à le faire, doivent être considérées au même titre comme dangereuses. Selon l’auteur, on risque dans les deux cas d’aboutir à des dérives autoritaires. D’après moi, ce lien supposé, ou réel, n’est pas ce qui doit nous inquiéter le plus. « La tentation tyrannique » est réelle dès lors qu’on sépare les deux termes pour fétichiser l’un ou l’autre, car la démocratie parait illusoire sans les conditions sociales appropriées à sa mise en œuvre, tout comme l’émancipation sociale demeure incomplète sans la démocratie. Claude Lefort, dans les Essais sur le politique, une des principales références de Laennec Hurbon, admet que l’affirmation des droits sociaux expose au danger autoritaire. « Il y a de solides raisons pour juger que non seulement la répression risque de s’accentuer contre les couches laminées par la crise économique mais [aussi] qu’il est de la nature de l’Etatprovidence [garant des droits sociaux] ″de neutraliser des conflits sociaux″ 19 ». Il ne croit pas en une coïncidence exacte entre cette affirmation et l’autoritarisme. « L’extension des droits sociaux et économiques » porte en elle un renforcement du « pouvoir réglementaire » de l’Etat. Mais, « le dispositif démocratique » empêchera tout développement démesuré du « processus d’expansion de l’Etat coercitif ». En conséquence, si l’on considère le cas d’Haïti, le recul des libertés qu’on a connu avec Lavalas n’est pas le contrecoup de l’affirmation des droits sociaux par ce régime ; cela résulte plutôt du fait de la non-institution du « dispositif démocratique 20», du moins de son institution incomplète. De même, ce n’est pas « le principe du bien-être » qui explique le déni des libertés par le totalitarisme, mais « la ruine de la démocratie ». Claude Lefort, tout en accordant le primat aux droits-libertés pense qu’il existe bien la possibilité d’une articulation entre les droits sociaux et les droits-libertés. « […] nous ne pouvons …tracer une ligne de clivage entre les premiers droits et les nouveaux droits, puisque nous reconnaissons que ceux-ci se sont étayés sur ceux-là21 ». Il ne craint pas « la dissolution du politique dans le social ». Tout se passe comme, si pardelà « l’affirmation des droits sociaux », se produisaient un renouvellement ou un élargissement des droits civils et politiques. 19 « Les droits de l’homme et l’Etat-providence » in Essais sur le politique, XIXe et XXème, Claude Lefort, Seuil, Coll. Points-Essais, 2001, p. 43 20 Ce « dispositif démocratique » n’est rien autre que cette définition de la démocratie comme « une représentation du pouvoir qui atteste qu’il est un lieu vide… ». Cette définition de Claude Lefort est reprise et commentée par Laennec Hurbon. Elle lui sert à établir le caractère autoritaire du régime Lavalas. Cela une fois établi, les conséquences des prétentions sociale du régime sur son caractère doivent être quasiment nulles. 21 Essais sur le politique, Claude Lefort, op. Cit, p 56. Les approches qui ne prennent pas en compte cette articulation proposée par Claude Lefort (ou celles d’autres auteurs qui mettraient les deux termes sur un même plan sans les hiérarchiser entre eux) auront toujours tendance à minimiser le poids des facteurs économiques dans l’émergence et la consolidation des pratiques dictatoriales. À leur encontre, je voudrais établir, dans la partie suivante de ce texte, que (1) la misère est pour quelque chose dans l’enlisement de la lutte pour la démocratie ; (2) la lutte contre la misère participe de la lutte démocratique ; (3) les marchands de misère, alliés objectifs des dictateurs, ne peuvent se présenter comme des démocrates. Dans la première partie, j’ai analysé le binôme « populismedictature » en me référant particulièrement à Laennec Hurbon. Dans cette deuxième partie, j’ajoute un élément (la misère) qui le transforme en un trinôme « misère-populisme-dictature ». Cette partie s’appuie sur les approches d’André Corten 22 , qui permettent de comprendre les conséquences de la misère sociale sur le politique. 22 André Corten, Misère, religion et politique en Haiti, op. cit.