que faire - L`état de droit saisi par la philosophie

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que faire - L`état de droit saisi par la philosophie
Jhon Picard Byron
Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince
Université d’Etat d’Haïti (UEH), Haïti.
E-mail : [email protected]
Les conditions socio-historiques de la
dictature et l’action des progressistes1
(text in progress…)
Depuis 1986, le pays est engagé dans une quête assidue de
démocratie, mais celle-ci n’en demeure pas moins introuvable 2 . À la
chute de Jean Claude Duvalier, nous crûmes avoir définitivement tourné
le dos à la dictature. Mais, il n’y eut pas à attendre longtemps pour que
s’étiolât l’espoir de voir s’établir en Haïti un régime démocratique. Les
régimes militaires successifs contribuèrent grandement à bannir cet
espoir. Décembre 1990 fit croire que nous étions au terme de la transition
après les élections qui avaient porté au pouvoir Jean Bertrand Aristide et
la coalition FNCD. Pourtant, nos péripéties ne faisaient que commencer.
Les premiers actes de l’exécutif Aristide/Préval, qui bénéficiait d’un très
large soutien populaire, ne visèrent nullement la transformation, le
renforcement et la mise en place de nouvelles institutions dans le cadre
d’un processus de consolidation démocratique. L’évocation tapageuse de
la participation du peuple par les dirigeants Lavalas ne fut qu’un moyen
pour empêcher sa participation réelle et effective (structurée et
institutionnalisée) à l’exercice du pouvoir3 . Le « banbòch », à la sauce
1
A l’origine de cet article, une communication faite à la Faculté des Sciences Humaines
dans le cadre de la journée de réflexions et de mobilisation contre l’occupation du
samedi 20 mars 2004. Le texte a gardé la structure de l’intervention orale mais a été
développé et remanié.
2
Comme le rappelle le sous-titre du récent ouvrage de Laënnec HURBON, la
démocratie reste encore introuvable.
3
La constitution définit les cadres de la participation, au titre V, à travers les différentes
assemblées dites collectivités territoriales, le parlement et des autres formes de la
souveraineté nationale. Or, les dirigeants Lavalas ne l’ont envisagée qu’à travers les
lavalassienne, qui était tout sauf démocratique, laissait place comme celui
du CNG (Conseil National de Gouvernement) à un régime militaire pur et
dur installé après le coup d’état sanglant du 30 septembre 1990.
Soulignons que les trois années du coup d’état ont servi à faire la
démonstration qu’un projet véritablement démocratique ne compte que de
rares partisans dans la « classe » politique. Bon nombre de leaders
politiques se sont compromis avec ce régime militaire responsable d’un
nombre incalculable de violations de droits humains. Ne jouissant
d’aucun crédit auprès de la population, cette « classe » politique ne
pouvait prendre le leadership du combat engagé contre Aristide. Ce point
explique pourquoi l’Université, les étudiants et les associations de la
société civile ont pu jouer un rôle aussi important à cette phase de la lutte.
Le retour d’Aristide, dans les conditions que l’on sait, et le règne de
Préval ont laissé apparaître des caractéristiques qui se sont confirmées au
cours du deuxième mandat d’Aristide. D’ailleurs, la crise qui s’est
dénouée avec le départ d’Aristide remonte au gouvernement de René
Préval. Si la présidence d’Aristide a présenté toutes les caractéristiques
d’une dictature, celle de Préval les contenait à l’état latent parce que le
véritable centre de décision était à Tabarre. Maintenant qu’Aristide n’est
plus au pouvoir, peut-on dire que le règne de la dictature a pris fin ? Il
convient au contraire de préciser qu’on est encore loin de la fin de la
dictature. Les conditions qui ont permis l’émergence et la consolidation
de la dictature aristidienne existent encore. Elles agissent déjà pour
bloquer l’engagement véritable du pays dans une transition démocratique.
Si les progressistes haïtiens veulent déterminer le que faire de cette
nouvelle conjoncture, ils doivent mettre en évidence le terreau qui a
permis le développement de la dictature aristidienne : cette combinaison
de facteurs socio-économiques, politiques et idéologiques (culturels). Les
régimes autoritaires ne représentent pas le sort réservé au peuple haïtien.
La dictature n’est pas une fatalité. Mais, elle peut être considérée comme
telle si nos actions pour y mettre fin ne prennent pas en compte ces
conditions qui leur ont permis d’apparaître et de se développer. L’analyse
« organisations populaires » ; ces groupes de frappe, facilement manipulables,
permettant d’affaiblir ou de neutraliser les structures prévues par la constitution (voir
Laënnec H., Chemins critiques, p. 46). On doit reconnaître les limites de la participation
offerte par la constitution. Mais, avec ces bandes, dites organisations populaires, qui
n’ont rien d’organiser, le peuple est contrôlé plutôt qu’il ne contrôle le pouvoir exercé en
son nom.
suivante de ces facteurs ne se veut pas complète. Elle n’est qu’une
invitation à la lecture de différents textes qui l’ont inspirée. Ces textes
sont importants dans la mesure où ils approfondissent chacun l’une de ces
catégories de facteurs. Citons nommément Laënnec HURBON, « La désymbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers4 » ; Franklin MIDY, « le
pouvoir : volonté de puissance et d’humiliation5 » ; Jean Alix RENE, La
séduction populiste 6 ; Jean Claude JEAN et Marc MAESSCHALK,
Transition politique en Haïti7.
Facteurs politiques
La dictature est un phénomène qui relève du politique. Mais pour
en parler, « les progressistes haïtiens » n’ont jamais cessé d’avoir recours
de manière exclusive à l’économique ou au social. S’enfermant dans une
certaine lecture du marxisme, ils pensent que les rapports sociaux de
production et d’échanges déterminent directement les rapports de pouvoir.
Ces positions nullement théorisées transparaissent dans l’action de
certains groupes. De telles approches sont fort éloignées de celle de
Laënnec Hurbon qui accorde une grande attention au politique. Ainsi, son
texte sur « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers »,
essaie-t-il de trouver une explication à l’insécurité qui transite à travers le
populisme, et permet-il de saisir, dans le moment daté qui est le sien,
quelques fondements des pratiques dictatoriales mises en œuvre dans le
populisme (lavalassien).
En Haïti, la dictature comme forme de pouvoir absolu relève
également d’un autre facteur, celui, selon Laënnec Hurbon, de la nature
propre de l’Etat haïtien ou du pouvoir politique dans ce pays. Aussi
l’analyse de sa nature doit-elle précéder l’analyse du populisme. Il
appartient essentiellement à L’État haïtien, dans sa configuration
disponible de donner invariablement naissance à un pouvoir dictatorial,
4
Laennec HURBON, « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers » in
Chemins Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie ; repris dans Pour une
sociologie d’Haïti au 21ème siècle, La démocratie introuvable, éd. Karthala, Paris, 2001.
5
Franklin MIDY, « le pouvoir : volonté de puissance et d’humiliation » in Chemins
Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie.
6
Jean Alix RENE, La séduction populiste, Essai sur la crise systémique et le phénomène
Aristide(1986-1991), édité à compte d’auteur, Port-au-Prince, 2003.
7
Jean Claude JEAN et Marc MAESSCHALK, Transition politique en Haïti,
Radiographie du pouvoir Lavalas, L’Harmattan, Paris, 1999.
ou d’exister lui-même dans cette forme. Le populisme ne fait qu’amplifier
la dictature ou lui sert de « légitimation ». La nature de cet Etat est
appréhendée chez Laënnec Hurbon à travers les caractéristiques suivantes
qu’on peut présenter schématiquement ainsi:
-
« L’indifférence à la problématique de la liberté » ;
« L’indifférence à la problématique du droit » ;
« La confusion entre le privé et le public » ;
« Le refus du pluralisme politique » ;
« Le refus du débat contradictoire et de la pratique argumentative »
Ces caractéristiques que développe Laënnec Hurbon ont été
complètement ignorées par certains « progressistes haïtiens 8 ». Bien
mieux, les politiques9 haïtiens de tous bords semblent s’accorder sur le
fait que le peuple n’a pour besoin que celui de manger. La liberté viendra
alors après. Mais, l’on pourrait tout aussi bien s’en passer. Chez les uns,
cela procède tout simplement du mépris. Chez d’autres, il apparaît comme
une bienveillance. Cette bienveillance est aussi une exclusion semblable à
celle que Jacques Rancière désigne comme l’« exclusion par
l’hommage », ou comme l’exclusion par « la compassion ». Les
développements de Laënnec Hurbon sur la nature de l’Etat haïtien
attestent dans le cas de Jean Bertrand Aristide ce que Michel Rolph
Trouillot10 a déjà établi dans le cas des Duvalier : ces régimes ne sont pas
des accidents de l’histoire d’Haïti. Ils représentent, chacun sous leur
habillage, des régimes populistes. Aristide, comme Duvalier, est un
dirigeant politique qui a eu – il n’y a pas de doute à cet égard- un ancrage
populaire. Si Duvalier avait réussi à toucher les masses paysannes,
8
Toujours enclins à questionner la dictature d’Aristide, nos progressistes sont toujours
frileux quand il s’agit de dénoncer les violations des droits humains à Cuba. Ils
éprouvent aussi beaucoup de peine à expliquer l’appui de Cuba à Aristide. Alors qu’il ne
faut pas passer par quatre chemins pour dire qu’Aristide est l’ami de Castro comme
Duvalier a été l’ami de Somoza. Cependant, il n’y a pas de commune mesure entre le
régime castriste et celui d’Aristide. Il y a dans le castrisme et la révolution cubaine un
grand sens du commun. Il n’a jamais eu à Cuba de détournement massif de l’argent de la
coopération internationale.
9
Ces politiques comme Aristide aiment bien les pauvres. Mais faut-il bien qu’ils restent
à leur place.
10
Michel Rolph Trouillot, Les racines historiques de l’Etat duvaliérien, éd. Deschamps,
Port-au-Prince, 1986.
Aristide a eu le même résultat avec le sous-prolétariat, les milieux
populaires urbains en général. L’un et l’autre ont eu une grande présence
dans la petite-bourgeoisie (les classes moyennes), en particulier les
fractions issues des masses et celles proches d’elles de par leurs
conditions matérielles d’existence. Ce sont deux leaders charismatiques
auxquels les masses se sont identifiées. Dans leur exercice du pouvoir, ils
ont tout fait pour écarter ces couches sociales qui les avaient portés au
pouvoir. Mais ils ont su utiliser les frustrations des masses, les
ressentiments des couches les plus démunies et manipuler « diverses
contradictions qui traversent les rapports sociaux en Haïti » pour garder
une certaine popularité.
Le peuple ainsi écarté ne remplit qu’une simple fonction de
légitimation du pouvoir du dictateur, d’autant que, dans ce monde de plus
en plus sécularisé, il est difficile de vouloir donner un fondement divin
(ou sacré) au pouvoir que détient quelqu’un ou un parti. Même dans notre
société où la religion continue d’exercer une influence sur la politique, le
pouvoir doit se présenter comme ayant une source laïque et non divine.
Cette justification sécularisée du pouvoir n’en demeure pas moins un
discours théologique. C’est ainsi que le concept politique « peuple » peut
avoir la même signification et la même fonction politique que le concept
théologique « Dieu » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 45, note 6). On
est dans une théologie politique11 qui ne dit pas son nom. Le pouvoir du
roi qui procède de Dieu ne peut être qu’absolu. Il en est de même du
pouvoir qui procède du « peuple » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 5657). Le peuple dont il s’agit, ici, n’est pas celui qui permet de penser la
démocratie en tant que souveraineté populaire. Ce n’est pas le peuple réel
qui peut être représenté ou participer à la gestion de la chose publique (res
publica). Ce n’est pas le peuple12 qui exerce sa souveraineté à travers une
11
Cette expression recouvre des réalités discursives hétérogènes et complexes. Je m’en
tiens cependant à l’aspect strictement théologique. « théologie politique » désigne, ici,
une idéologie religieuse qui permet de justifier un pouvoir établi, par exemple : - le droit
divin par rapport à l’absolutisme royal ; - « la conviction théiste des auteurs de la contrerévolution » par rapport à la monarchie. Je laisse de côté l’idéologie religieuse de la
contestation (qui peut se transformer en son contraire quand la contestation arrive au
pouvoir) et d’autres figures que recouvre cette catégorie (voir l’introduction de JeanLouis Schlegel à sa traduction de Carl Schmitt, La théologie politique, éd. Gallimard,
Paris, 1988).
12
L’immanence du peuple, c’est ce qui lui permet d’être souverain et d’avoir prise sur
le(s) pouvoir(s) alors que Dieu qui est une substance ne peut que légitimer le souverain.
diversité d’instances (dont la présidence). Ce peuple est, comme Dieu, un
principe transcendant. Il fonde la souveraineté sans l’exercer. Il ne saurait
l’exercer, car il n’a pas d’existence propre. Le peuple de cette théologie
politique s’incarne en la personne du leader charismatique ou populiste.
C’est un processus très paradoxal où l’identification du peuple au leader
charismatique est d’autant plus grande qu’il se trouve complètement
écarté de l’exercice de la souveraineté13. Il se trouve séparé du pouvoir
qui émane de lui parce que ce pouvoir se veut UN. Il n’accepte aucune
cohabitation avec d’autres pouvoirs tels que le législatif, le judiciaire, les
institutions indépendantes, … sauf dans le cas où ceux-ci acceptent de se
subordonner à lui. Or, il n’y a pas de souveraineté populaire quand le
pouvoir ne se présente pas comme multiple c’est-à-dire quand la
souveraineté ne se réalise pas dans plusieurs instances. Autrement dit, la
souveraineté populaire se dissout dès qu’on l’oblige à se réaliser en une
seule instance ou une seule personne. La théologie de la libération a plus
ou moins rempli cette mission de déification du « peuple » et du leader
qui aurait incarné ses aspirations. Elle a marqué le discours électoral
d’Aristide. C’était le moment où le peuple de Dieu réclamait le pouvoir
pour le prophète. Mais la théologie de la libération n’a pas été jusqu’au
bout, jusqu’à entériner la dictature d’Aristide en réclamant le pouvoir
absolu pour le prophète au pouvoir. Donc, la mutation de la théologie de
libération en théologie politique c’est-à-dire en une idéologie d’Etat (à
fondement théologique) n’a pas eu lieu14.
Pour cette première partie, je reprends l’ossature de la
démonstration de Laënnec Hurbon qui établit le lien entre populisme et
dictature. Je partage sa position très critique vis-à-vis de
l’ « opportunisme démocratique ». Car il est un des rares intellectuels à
croire nécessaire de mener une lutte pour la démocratie en elle-même.
Bon nombre de progressistes ne voient dans la lutte pour l’acquisition des
droits démocratiques, des libertés publiques et individuelles qu’un moyen
pour poser la question sociale, laquelle serait à leurs yeux l’unique raison
du combat politique. Cependant j’estime que l’analyse des modalités
13
Autrement, « c’est précisément dans cette surenchère de démocratie que disparait
toute trace de démocratie » (voir L. Hurbon, Chemins critiques, p. 49).
14
Voir André Corten, Misère, religion et politique en Haiti, Diabolisation et mal
politique, Ed. Karthala, Paris 2001, pp 107 à 123. André Corten interprète le discours
d’Aristide comme “une dérive de la théologie de la libération”.
lavalassiennes du « recours au peuple» induit de façon implicite dans
l’analyse de Laënnec Hurbon le sentiment que la légitimation tirée du
peuple en elle-même pourrait porter préjudice à la démocratie. La
légitimation populaire ne peut jouer que dans le sens de la «désintégration
des institutions». Doit-on la rejeter sans tenir compte des effets positifs
qu’elle pourrait produire dans l’économie d’ensemble d’un courant
nettement différent du populisme lavalassien ?
En fait, le populaire, à l’épreuve des approches de Laënnec
Hurbon, se trouve complètement discrédité15. Cela se justifie par toutes
les dérives que l’on sait. Toutefois, la transformation de l’Etat tant
souhaitée par l’auteur ne pourra se concrétiser sans une politique
s’appuyant sur une légitimation populaire, la stratégie qui consiste à
« accaparer les appareils d’Etat » ayant fait ses preuves. De plus, on ne
connaît pas une institution étatique qui pourrait, comme par
enchantement, se changer elle-même ou par la conscientisation des
éléments qui la composent. Le changement dans ces institutions ne
viendra pas non plus des cohortes de fonctionnaires qui les gangrènent16.
Par ailleurs, à vouloir trop défendre la démocratie, Laënnec
Hurbon la fait passer pour une panacée. Cette attitude se trouve illustrée
dans « La compassion pour le peuple ». Dans ce texte, il affirme qu’« […]
15
L’auteur s’avise, en dépit de tout, à mettre entre guillemets le mot populaire quand il
s’agit de ces organisations qui se sont inscrites jusqu’au bout dans le mouvement
Lavalas. Il n’est pas inutile de préciser que ces groupes de frappe de Lavalas désignés ou
connus sous le label d’organisations populaires n’ont rien à voir avec les organisations
populaires de la mouvance de Février 1986 (Par exemple, Tèt Kole Ti peyizan Ayisyen,
Mouvman peyizan Papay…). Ces dernières (dont un nombre restreint subsiste et la
majorité pervertie et déstructurée) ne sont pas sans rapport avec le populisme qui a
marqué leurs structures et leurs pratiques. Ce populisme qui persiste encore en leur sein,
antérieur à l’influence d’Aristide, a préparé leur alliance (même de courte durée) avec le
leader charismatique. Voir Jean Alix René, La séduction populiste, Port-au-Prince,
2003. Jean Alix René traite de l’évolution des organisations populaires vers cette
rencontre avec le mouvement populiste lavalas sans s’arrêter sur leurs structure et
fonctionnement internes.
16
Cette remarque est aussi valable pour l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). La réforme
de l’UEH ne connaîtra pas un pouce d’avancement si le mouvement universitaire
(professeurs et étudiants) ne se re-mobilise pas ; les doyens, comme les fonctionnaires
publics par rapport au peuple, ne feront aucun cadeau à la communauté et au pays si l’on
reste passif.
on ne peut vraiment apporter la moindre amélioration économique dans
les conditions de vie de la majorité de la population, en l’absence de
règles, d’un gouvernement des lois, d’une confiance dans les valeurs
juridiques exprimant la reconnaissance réelle de l’égalité formelle entre
les citoyens qui est l’attendu de tout combat démocratique inauguré avec
la chute de la dictature en 1986 17».
Ce n’est pas que cette position ne soit pas juste. Mais elle semble
minimiser le poids des conditions socio-économiques. La situation socioéconomique du pays a atteint un niveau de dégradation telle qu’elle peut
rendre nulle toute action visant à la conjurer, même celle conçue dans les
meilleures conditions politiques possibles. Peut-on se permettre d’avoir
une « attente trop grande vis-à-vis du politique18 » quand on n’agit pas sur
le social ?
Facteurs socio-économiques
Avant d’étudier les facteurs économiques de la dictature en Haïti,
je voudrais revenir aux idées et approches de Laennec Hurbon.
Dans « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers »,
l’auteur nous renvoie à son article « La compassion pour le peuple », où il
montre que le pouvoir Lavalas a manqué d’assumer sa « responsabilité »
face à l’insécurité, non pas à cause « d’une quelconque impuissance ou
incapacité », mais parce que celui-là aurait accordé la priorité à la
« situation sociale de misère » du peuple. Le droit (civil) à la sécurité
aurait été rejeté au profit du droit (social) de « manger à sa faim ».
Autrement dit, l’indifférence à la problématique de la liberté propre à
l’Etat haïtien se serait renforcée avec le pouvoir Lavalas parce que ce
dernier, « par volonté de faire œuvre révolutionnaire », aurait voulu
« donner la priorité au social », c’est-à-dire à « une recherche d’égalité
(sociale) » ou bien à une « solidarité avec le peuple ».
17
Laënnec Hurbon, « La compassion du peuple » in Chemins critiques, vol IV, No. 1,
sept. 1998, pp. 51-64 repris dans Pour une sociologie d’Haïti au 21ème siècle, op. cit.
18
André Corten, Misère, religion et politique en Haïti, Diabolisation et mal politique, éd.
Karthala, 2001, p. 2001.
Lavalas a porté à son paroxysme l’Etat et l’état de non-droit, mais
a-t-il mené une politique sociale qui serait la cause de cela ? La
valorisation du social doit-elle aboutir forcément au rejet de la liberté ?
Tout en s’inscrivant dans la tradition despotique, Lavalas a
contribué dans le sillage de ses devanciers au renforcement de l’exclusion
sociale, à la consolidation de la misère des masses. On peut multiplier les
exemples pour l’établir, et Laennec Hurbon les connaît. Pourquoi alors
déséquilibrer les facteurs, quand ce régime a représenté dans les faits une
double dénégation : des droits civils et politiques, d’une part ; des droits
sociaux, d’autre part ?
Certes, le motif social a bel et bien servi de caution à un
désengagement du pouvoir Lavalas face aux droits-libertés. Mais il est
demeuré un prétexte. Il ne peut, à lui seul, expliquer ce désengagement.
Lavalas, qui a construit ou reconstruit sa légitimité sur la base des droits
sociaux, et qui, sur ce point, a à juste titre rencontré un très large écho
auprès des masses, ne s’est pas senti tenu de respecter ni de faire respecter
aucun droit, ni social, ni civil ou politique. Au lieu donc de faire de cet
engagement social supposé la cause du désengagement du régime à
l’égard de la démocratie et des libertés, ne faudrait-il pas plutôt inverser la
causalité ? Au moment même de la montée des luttes politiques antiLavalas, le régime n’a nullement hésité à réprimer sévèrement les luttes
syndicales ou des initiatives individuelles d’ouvriers. Comment passer et
être pris légitimement pour un tenant des droits sociaux quand on réprime
toutes leurs formes d’expression ?
Pour Laennec Hurbon, qui rêve d’une démocratie délestée du
social, la prétention de vouloir lier « la notion de démocratie » à « la
question sociale », ainsi qu’une politique qui parviendrait effectivement à
le faire, doivent être considérées au même titre comme dangereuses.
Selon l’auteur, on risque dans les deux cas d’aboutir à des dérives
autoritaires. D’après moi, ce lien supposé, ou réel, n’est pas ce qui doit
nous inquiéter le plus. « La tentation tyrannique » est réelle dès lors qu’on
sépare les deux termes pour fétichiser l’un ou l’autre, car la démocratie
parait illusoire sans les conditions sociales appropriées à sa mise en
œuvre, tout comme l’émancipation sociale demeure incomplète sans la
démocratie.
Claude Lefort, dans les Essais sur le politique, une des principales
références de Laennec Hurbon, admet que l’affirmation des droits sociaux
expose au danger autoritaire. « Il y a de solides raisons pour juger que non
seulement la répression risque de s’accentuer contre les couches laminées
par la crise économique mais [aussi] qu’il est de la nature de l’Etatprovidence [garant des droits sociaux] ″de neutraliser des conflits
sociaux″ 19 ». Il ne croit pas en une coïncidence exacte entre cette
affirmation et l’autoritarisme. « L’extension des droits sociaux et
économiques » porte en elle un renforcement du « pouvoir
réglementaire » de l’Etat. Mais, « le dispositif démocratique » empêchera
tout développement démesuré du « processus d’expansion de l’Etat
coercitif ».
En conséquence, si l’on considère le cas d’Haïti, le recul des
libertés qu’on a connu avec Lavalas n’est pas le contrecoup de
l’affirmation des droits sociaux par ce régime ; cela résulte plutôt du fait
de la non-institution du « dispositif démocratique 20», du moins de son
institution incomplète. De même, ce n’est pas « le principe du bien-être »
qui explique le déni des libertés par le totalitarisme, mais « la ruine de la
démocratie ».
Claude Lefort, tout en accordant le primat aux droits-libertés
pense qu’il existe bien la possibilité d’une articulation entre les droits
sociaux et les droits-libertés. « […] nous ne pouvons …tracer une ligne de
clivage entre les premiers droits et les nouveaux droits, puisque nous
reconnaissons que ceux-ci se sont étayés sur ceux-là21 ». Il ne craint pas
« la dissolution du politique dans le social ». Tout se passe comme, si pardelà « l’affirmation des droits sociaux », se produisaient un
renouvellement ou un élargissement des droits civils et politiques.
19
« Les droits de l’homme et l’Etat-providence » in Essais sur le politique, XIXe et
XXème, Claude Lefort, Seuil, Coll. Points-Essais, 2001, p. 43
20
Ce « dispositif démocratique » n’est rien autre que cette définition de la démocratie
comme « une représentation du pouvoir qui atteste qu’il est un lieu vide… ». Cette
définition de Claude Lefort est reprise et commentée par Laennec Hurbon. Elle lui sert à
établir le caractère autoritaire du régime Lavalas. Cela une fois établi, les conséquences
des prétentions sociale du régime sur son caractère doivent être quasiment nulles.
21
Essais sur le politique, Claude Lefort, op. Cit, p 56.
Les approches qui ne prennent pas en compte cette articulation
proposée par Claude Lefort (ou celles d’autres auteurs qui mettraient les
deux termes sur un même plan sans les hiérarchiser entre eux) auront
toujours tendance à minimiser le poids des facteurs économiques dans
l’émergence et la consolidation des pratiques dictatoriales. À leur
encontre, je voudrais établir, dans la partie suivante de ce texte, que (1) la
misère est pour quelque chose dans l’enlisement de la lutte pour la
démocratie ; (2) la lutte contre la misère participe de la lutte
démocratique ; (3) les marchands de misère, alliés objectifs des
dictateurs, ne peuvent se présenter comme des démocrates.
Dans la première partie, j’ai analysé le binôme « populismedictature » en me référant particulièrement à Laennec Hurbon. Dans
cette deuxième partie, j’ajoute un élément (la misère) qui le transforme en
un trinôme « misère-populisme-dictature ». Cette partie s’appuie sur les
approches d’André Corten 22 , qui permettent de comprendre les
conséquences de la misère sociale sur le politique.
22
André Corten, Misère, religion et politique en Haiti, op. cit.

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