15, rue des Armuriers

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15, rue des Armuriers
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Le portrait d’un armurier à Saint-Étienne.
Je suis né à Saint-Étienne, dans la rue des Armuriers – une rue tranquille, modeste,
à coté de son prétentieux voisin le cours Fauriel. L’usine de mon père est située
dans la même rue, au fond d’une cour.
Chaque machine est autonome et possède son moteur, ce qui constitue un progrès
en regard de l’atelier d’en face où un seul énorme moteur transmet le mouvement à
2 lignes de poulies fixées au plafond. Chaque machine est reliée à la transmission
par des courroies qui tournent en continu avec un boucan du diable. Face à la
porte, le poêle, une marmite en forme de tonneau flanqué d’un seau rempli d’une
eau douteuse pour le lavage des mains. En hiver, la gueule pleine de charbon, il faut
faire rougir sa fonte pour sentir un peu de chaleur.
Mon père est debout derrière la machine qu’il domine. Chapeau sur la tête, le mégot
aux lèvres, toujours une cravate et un sarreau gris (fabriqué par ma mère), il se
penche sur la poupée attentif à la coupe – une fumée qui sent la friture monte de
l’outil. Il l’arrose avec une petite palette de tôle trempée dans de l’huile à salade. Si
ça marche, pendant les passes, il siffle ou chante le plus souvent de l’opéra et des
chansons stéphanoises. Le soir, une lampe conique l’éclaire d’une lumière jaune,
pinceau de soleil au milieu d’un trou noir. Face à son tour son établi, flanqué d’un
énorme étau à pieds, poli comme un miroir.
Là, c’est le règne des limes de toutes tailles et de toutes formes pendues sur un
râtelier. Elles regardent de haut les rabots et les écoines qui rampent sur le bois
gras. Au-dessus, les tournevis dominent. Ils sont l’objet de toutes les attentions,
fabriqués dans des baïonnettes de la guerre de 14. Celles qui par leur forme en croix
provoquaient des hémorragies internes aux gamins qui se battaient, pour rien, au
corps à corps dans les tranchées. Forgées dans un acier flexible et résistant,
pourvues de manches de cornouiller luisants, faites pour épouser la paume de la
main, affûtées comme des rasoirs. C’est que les canons de l’armurerie de chasse
précisent que les fentes des vis doivent êtres invisibles, donc les plus minces
possible et toutes orientées dans l’axe de l’arme.
Mon père avait une force peu commune dans les mains, il pesait de tout son poids
le corps bien au-dessus de la bascule pour bloquer la vis de potence d’un fusil sans
en écorcher la tête. Il se redressait tout rouge pour vérifier si le résultat était bien
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conforme à ses attentes. S’il respectait les outils, il n’hésitait jamais à forger,
meuler le barreau d’acier rapide pour obtenir le résultat escompté.
Autres fondamentaux, la mesure et le trait. Avant de décapiter un canon de fusil de
chasse pour en remplacer les tubes, il prenait soigneusement, au pied à coulisse
(instrument sacré) la mesure entre les crochets et traçait à main levée le croquis de
l’ensemble dans un grand cahier à petits carreaux avec le nom du client, la date et
l’origine des tubes. Venait ensuite une opération qui m’impressionnait beaucoup, il
fixait un alésoir à 3 lèvres dans le mandrin du tour, puis il enroulait le crochet du
canon avec un chiffon, il enfonçait ensuite l’outil dans un des tubes en le poussant
par le volant de la poupée mobile. Le canon dans la main droite, il résistait à l’effort
de coupe, parfois, l’outil « accrochait » et le canon se mettait à tourner en faisant
claquer le chiffon sur la poupée mobile. Il nommait cette opération le frettage.
Il avait souvent des visiteurs : clients qui apportaient du travail, représentants pour
quelques maigres commandes, voisins, copains, cousins. Bien sûr il avait une
comptabilité rudimentaire avec des bons de commande, factures et T.V.A., mais
aussi une forme de travail moins réglementaire, un échange de services fondé sur la
confiance et la solidarité. Le bistro, il y allait souvent, c’était le lieu de négociation,
de rencontre, de casse croûte, de distraction, avec le billard et la coïnche.
Le fond du « nouvel » atelier est très sombre. À gauche, un support de stockage des
barres sent l’huile de coupe. À droite, un rayon sur lequel sont alignés
verticalement les fusils prêts pour l’expédition. Cet endroit me fascinait, mélange
de peur du noir et de rêve de puissance que provoque le maniement des armes. En
toucher une me donnait une sensation trouble, c’est lourd, c’est froid et lisse, doux
et dur à la foi. Son odeur, mélange de vernis et de celle du produit qui bronze les
canons est ambiguë : agréable et entêtante, tenace, capiteuse. Le mélange de la
chaleur du noyer vernis et du noir glacé de l’acier, ses formes sensuelles lisses et
rondes : l’index se glisse sur la détente, on se surprend à fermer un œil pour voir au
bout de la bande striée la petite bille de laiton qui tremble… Rien à voir avec le réel,
c’est dur de presser une gâchette. Il faut serrer fort la crosse et là, le bruit
assourdissant, le recul sauvage, la fumée et cette odeur qui colle aux doigts. Les
effrayants dégâts que cela fait, un trou énorme, et tout autour, un sentiment
d’irrémédiable. Le père ne plaisante pas avec la sécurité : lorsque je manipule les
flingues, vérifier si l’arme est chargée, ne jamais viser quelqu’un même avec une
arme vide, ne jamais percuter à vide. La seule gifle que j’ai reçue de lui, c’est pour ne
pas avoir respecté une de ces règles. Un jeudi avec mon copain André Badiou nous
jouions, seuls dans le « bureau ». Avec un fusil fixe sans son canon nous nous
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étions aperçus qu’en posant une cartouche sur la bascule, la force de percussion
projetai l’étui assez loin. Nous utilisions bien sur des douilles usagées. C’était idéal
pour jouer aux cow-boys comme dans les films que nous voyions. Pris par l’action,
j’ai utilisé une cartouche vide mais qui avait une amorce neuve. Le bruit fut
infernal, le père était dans son atelier, il bondit comme un diable et voyant qu’il n’y
avait rien de grave, il me retourna une paire de gifles d’anthologie. Depuis, je me
méfie des armes. Il avait une petite boule dans le coin d’un œil, c’était un plomb de
chasse reçu en bricolant une cartouche à broche. Il ne l’avait jamais fait enlever.
*
Mon père est né en 1906, à Saint Etienne, lui aussi. Son père était métallurgiste. Il
fit son apprentissage dans l’atelier de son oncle, un artisan tourneur qui fabriquait
entre autres des molettes de briquet. Il se mit à son compte à 23 ans, il louait une
partie des ateliers du 15, rue des Armuriers. Il faisait de la sous-traitance en
tournage. Par la suite, il se spécialisa dans la fabrication d’accessoires pour
recharger les cartouches de fusil de chasse.
Le père Rouchouse fabriquait après la guerre (celle de 40) des tubes réducteurs.
Pour économiser la poudre en tirant les petits gibiers, les chasseurs glissaient des
tubes dans leurs canons afin d’utiliser des cartouches de plus petit calibre. Il en
tournait de toutes sortes, il en vendait dans toute la France et même dans les
colonies. L’arrivée des cartouches jetables, qui, aujourd’hui décorent nos
campagnes, l’obligea à changer de production. Il mit au point la fabrication de
cannes fusils qui furent interdites plus tard car considérées comme armes de
braconnage.
Ces évolutions se firent dans la douleur : il fallut diminuer le nombre d’ouvriers et
les fin de mois étaient souvent difficiles. C’est sans doute pour cela qu’il ne tenait
pas à ce que je reprenne sa boîte. Il me disait : « Tu seras fonctionnaire » – ce que je
devins. Il se spécialisa, alors, dans la réparation des canons de fusil de chasse et le
chargement de calibre des carabines et autres revolvers. Dans toutes ses
productions, il utilisait la technique du tournage.
Il possédait aussi une « chambreuse » ; pour la voir, il fallait traverser la cour et
entrer dans « l’ancien atelier ». La machine occupait le fond de l’atelier dans sa
partie la plus sombre. Le socle est constitué d’un bloc de pierre couvert de graisse
noire surmonté par un haut bâti de fonte. Cette machine permet d’usiner les
chambres des canons, c’est le logement de la cartouche. Un alésoir à 3 lèvres tourne
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lentement, copieusement arrosé d’un liquide blanc qui ressemble à du lait, un
mélange d’huile et d’eau (d’où son odeur). Suspendue à un bras, une tige ronde
métallique commande la descente de l’outil. Elle comporte une poignée pour la
main, une pour le pied. Il faut peser doucement avec tout le corps, « sentir la
coupe » disait mon père. Un joli copeau s’enroule dans le flot blanc. Sur l’alésoir,
des traits de meule indiquent la profondeur variable suivant le calibre et la douille,
65 ou 70 millimètres. L’opération finie, on glisse l’index dans l’orifice pour vérifier
l’état de surface, ce doit être lisse, glacé, sans arrachements, qu’il appelait des
« chiens ».
Cette machine a fourni du travail à Madame Gentil pendant des années, elle ne
faisait que ça – blonde frisottée, coquette, elle s’enroulait dans une nappe en toile
cirée pour ne pas tacher ses vêtements. Les commis arrivaient un fagot de canons
sur l’épaule, ils prenaient le bon et repartaient avec un autre fagot sur l’épaule vers
une autre cour du quartier. Le reste de l’atelier était peuplé d’engins tout aussi
vétustes, 3 tours et une fraiseuse aminés par un unique et énorme moteur. Il
transmettait le mouvement aux machines par une double rangée de poulies qui
tournaient en permanence suspendues au plafond. Pour démarrer le moteur, on
lançait d’une main la large courroie et on enclenchait le disjoncteur de l’autre.
L’ensemble se mettait en route dans un boucan du diable. Pour mettre en marche
les tours, il suffisait de faire passer la courroie de la poulie fixe à la poulie folle en
manoeuvrant une tige de bois descendue du plafond.
La rue
Des cafés, il en cohabite 3 dans la rue des Armuriers. Ils sont fréquentés par les
ouvriers de Manufrance qui passent dans la rue pour aller au boulot. On y trouve
aussi les artisans, les livreurs les commerçants ; ça discute, ça joue aux cartes, au
billard dans cette odeur âcre de tabac brun. Dans chaque maison, une petite usine
ou des ateliers d’armes ou de mécanique des commerces. Le lieu de rencontre
d’échange et de loisir, c’est le bistrot.
Rue des Armuriers : à droite, en remontant en partant du Platon, une première
usine de mécanique suivie d’un dépôt de peinture qui deviendra par la suite un
atelier de remplacement de garnitures de freins auto, notre immeuble avec au fond
du couloir d’entrée l’usine Soleillac, un fabriquant d’armes de chasse à canon fixe.
C’était une grosse boîte avant la guerre, mais le patron bricola avec les Allemands il
ne fut d’ailleurs pas le seul. À la libération, arrêté par la résistance puis relâché, il
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ne s’en remit pas. Ce sont ses 3 filles qui reprirent l’affaire. Au 10, une autre
entreprise de mécanique. Ensuite le chromeur Chassaing qui traitait les cadres de
vélo et les pièces de fusil. La belle maison des Juillet (le directeur du chasseur
français célèbre pour ces petites annonces), un dépôt de marchand de charbon, le
patron, un bougnat, possédait une rutilante Talbot. La charcuterie Mandon, un
terrain vague un atelier de bronzage électrique dirigé par 2 frères les Preynats qui
fabriquaient aussi des armes, un atelier de trempe, le café « L’industrie », encore un
terrain vague. La rue se prolongeait à gauche par la rue Montesquieu. Elle
commençait par un immense jardin clôt cultivé par le fleuriste Marcoux, seul tache
de couleur dans le quartier qui comme toute la ville était bien noir. En face, une
grande fabrique de cycle, chez Manodier, dont le fils était un copain d’école.Tous
les « cyclards » avaient gagné pas mal d’argent avant la guerre mais le père
Manodier qui roulait grand train avait « bouffé le baquarat ».
Toutes ces boîtes donnaient une vibration à la rue, rythmée par les trépidations des
machines, les chocs des marteaux, dès le matin. Elles donnaient aussi une musique
faite de la stridulation des outils de coupe, des dialogues entre ouvriers, contraints
de parler fort, leur sifflement ou leurs chants quand tout allait bien. C’étaient aussi
des odeurs : celle de l’huile de coupe, des bains de chromage ou celle de la poussière
d’acier ajoutée en hiver à celle des poêles à charbon qui chauffaient les ateliers.
Toute la journée, une foule de livreurs apportaient des marchandises, des fagots de
canon de fusil et des colis sur l’épaule ou dans de petite charrette. 2 fois par jour, la
voiture à cheval des transports Rivoires prenait les livraisons. Le cocher s’arrêtait
devant le bistrot et je courrais pour apporter à son énorme percheron pommelé des
croûtes de pain. Les dimanches étaient étrangement calmes.
Mes parents
Ma mère Claudine était vendeuse aux « Deux passages ». Ses parents faisaient du
théâtre en amateurs avec la troupe des « Trois coups ». Lui, Antoine, était artisan.
Ils se marièrent en 1930. Mon père a effectué son service militaire en 1926.
Incorporé au 38 à la caserne Grouchy, il fut ensuite affecté à Mulhouse ou il
pratiquait la gymnastique. Son livret militaire précise qu’il mesurait « 1,73 mètres,
yeux marron, cheveux châtains ». Déclaré apte en avril le 26, il regagne la caserne
le 12 mai et il est libéré le 5 novembre 1927. Pour préparer la prochaine il faisait des
périodes, une en 38 de 15 jours, une en 39 de 6 jours. Il fut rappelé par ordre de
mobilisation générale le 5 septembre 39. Affecté à la 2e compagnie du 238e régiment
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d’infanterie, démobilisé le 17 janvier 1940 sa guerre ne dura « que » 3 mois. Il
racontait qu’ils partirent à pied de Saint-Étienne pour arriver à marche forcée à
Mulhouse en quelques jours. Ces jeunes hommes pères de familles, montant au
front, la trouille au ventre, pour apprendre que c’était fini, on n’ira pas, Pétain a
signé l’armistice, on va renter. Démobilisé, mais réquisitionné pour travailler en
zone libre à Porte-lès-Valences dans une cartoucherie.
De retour rue des Armuriers, ils ont traversé une période dont ils allaient nous
reparler beaucoup. Peur des soldats allemands qui occupaient la ville, ils avaient
réquisitionné l’école du cours Fauriel pour en faire un cantonnement, juste sous
nos fenêtres. Sur les murs de la cour des garçons, ils avaient peint en noir les
avions alliés qui furent, un peu plus tard, de belles cibles pour nos boules de neige.
Ils occupaient aussi la gendarmerie de la rue d’Arcole, un soldat en gardait l’entrée.
Ma mère passait par là pour se rendre chez ma tante rue du coin. Ils avaient peur
des bombardements, surtout après celui de 44. Un jour de juin, il faisait beau, les
avions alliés de très haut (2000 mètres) ont tenté de couper la retraite allemande
en coupant la voie ferrée de Saint-Étienne Firminy. Ils ont touché la gare de
Château Creux mais aussi les quartiers Saint-François et Tardy. Je crois revoir cette
image, je suis debout sur la table de la salle à manger, ma mère, terrorisée me roule
dans une couverture, de la fumée s’élève au-dessus de la ville paniquée, elle
m’emporte au jardin des plantes. Pour échapper aux bombes, toute la famille émigra
à Saint-Paul en Cornillon, petit village posé sur une boucle de la Loire.
Saint-Paul en Cornillon
La seconde peur des anciens, c’était celle de manquer de nourriture, les
restrictions. À la campagne, il était plus facile qu’en ville de se procurer du lait, des
œufs, du beurre, voire l’inaccessible viande. Tout était rationné, ils avaient faim.
Pendant la guerre, la Loire était une ressource nourricière grâce à la pêche. Comme
tout le monde, ils braconnaient. Il fallait se lever avant le soleil pour retirer les
lignes de fond, patauger dans l’eau froide pour sortir un barbeau ou une anguille et
ne pas se faire prendre par les gardes pêche. La tante Gusta était la seule femme qui
participait à ces délits nocturnes. De son enfance paysanne, elle avait gardé cette
énergie terrienne qui assure la survie en bravant les dangers. Pour cuire les poisons,
c’était une autre histoire : pas de beurre, pas d’huile, c’est en bouillie que finissait la
friture accompagnée de quelques feuilles de rutabaga. Ils ont gardé de cette sombre
époque le culte du banquet. Celui que l’on prépare 3 jours à l’avance. Pour digérer,
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c’est l’incontournable cour Fauriel et le jardin du rond-point. On visite les
nouveaux quartiers : d’abord les maisons « Castors » perdues au milieu de nulle
part. Ces petites maisons construites collectivement sont aujourd’hui en pleine
ville. Puis les « casiers à bouteilles », premiers H.L.M. construits sur la colline de
Beaulieu, horreurs urbanistiques comparables aux clapiers pour mes parents mais
qui offraient à leurs habitants W.C et salle de bains – choses inconnues rue des
Armuriers. Nos toilettes étaient collectives sur le palier à l’extérieur, glacées l’hiver,
malodorantes l’été, il fallait descendre avec un broc qui faisait office de chasse.
Point de salle de bains non plus dans l’appartement, un évier fermé, une bassine, et
une fois par semaine : grand nettoyage dans la cuisine.
Ses copains
Il en avait beaucoup. On peut les répartir en cercles.
Dans le premier, ceux de toujours et ceux de la famille. Ses potes de la guerre, au
premier rang desquels on trouve Mathieu Guillomond, Aimable Guyainard. Ils
partageaient, outre les souvenirs de jours difficiles, un goût prononcé pour le vin, la
pampille, et le bel canto. Mathieu, chef d’atelier à la C.A.F.L à Saint-Chamond était
un fort en gueule. Petit, râblé, passionné de rugby, il avait travaillé toute sa vie à
fabriquer des armes. Guillaumond était un homme de gauche. Gaulliste mais de
gauche, attaché à des valeurs, un peu le chevalier de la classe ouvrière, il fut de
ceux qui ont pris l’ascenseur social pendant les Trente Glorieuses. Il n’était pas
toujours d’accord avec ses 2 complices artisans. Lui ouvrier d’état, fonctionnaire
pas trop bien payé au début de sa carrière, attaché pour toujours à son atelier,
devenu petit chef au moment où l’armement tournait à plein bras sur la région.
Eux, libres mais chaque jour à la merci des clients, de la demande, espérant bientôt
décrocher la martingale, sans bien sûr passer par la case impôts. Les débats de fin
de repas étaient parfois tumultueux, mais les brouilles ne duraient jamais très
longtemps. Il y avait aussi ses 2 beaux-frères, Pierre Mazet et Jean Pardanaud. Pierre
travaillait à la Manu. À Saint-Étienne, il ne faut pas confondre Manufrance et la
Manu. La première était une entreprise privée fondée par Mimard. La seconde,
devenue Giat, fabriquait des armes de guerre. Dans le plat pays, Pierre ouvrit un
magasin d’armurerie que mon père l’aida à garnir, sa femme Augusta tenait la caisse
d’une main ferme. Jean était différent, fils de maçon, il débuta dans le bâtiment.
Avant la guerre, le travail était dur, les chantiers rares, pour trouver la sécurité de
l’emploi il entra comme employé de mairie, dans les bureaux il devint comptable.
Bien qu’ayant fait une belle carrière en grimpant lentement tous les échelons, il
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regretta toujours d’avoir abandonné la construction. Homme sec, austère, toujours
tiré à quatre épingles, il venait tous les mercredis faire sa bellotte au Coq. Il avait
gardé le goût du travail manuel et fabriquait des jouets en contreplaqué, une
maison de poupée pour ma sœur et un garage pour moi avec un ascenseur à
manivelle et un éclairage à piles. Avec mon père, ils avaient construit 2 petites
maquettes d’ateliers miniatures avec tour, fraiseuse, perceuse, moteur électrique,
transmission par courroies, merveilleux cadeaux de Noël à une époque où tout était
rare et cher. En retraite, il fabriquait, dans une chambre de son immense
appartement transformé en atelier, de jolies lanternes en fer forgé, des bijoux.
Dans le second cercle de ses amis, on trouvait ceux qu’il fréquentait dans ses
activités syndicales. Il a toujours milité dans les organisations de défense des
artisans, syndicat des artisans fabricants d’armes (ils étaient plus de 300 à la fin de
la guerre). Il fut un des fondateurs des caisses de retraite artisanale et aussi membre
de la chambre des métiers dont il assura la présidence à la fin de sa carrière. Je me
souviens de Monsieur Fouillet, Président de la chambre des métiers qui à l’époque
avait son siège en haut de rue de la République. Grand sec, toujours en costume
croisé, cet homme, impressionnant par son charisme, dirigeait les affaires
artisanales comme un capitaine – il avait d’ailleurs officié dans la marine sans doute
pendant la guerre.
Autre ami incontournable, Antoine Badiou, beau-frère de Guillomond, lui aussi
portait des costumes rayés, fumait de gros cigares et roulait en Salmson. Badiou
avait la corpulence des hommes importants, il était expert-comptable, directeur de
l’agence Labor. Son fils unique André, né en 1943 comme moi, fut mon ami
d’enfance, un peu mon frère, le modèle que désignait ma mère pour les résultats
scolaire, il était brillant, toujours premier et moi plutôt dernier. Sa mère, Marcelle,
grande, mince, blonde, élégante, n’avait pas assez de lait à sa naissance et c’est ma
mère qui complétait les tétées. Nous étions ainsi devenus frères de lait. Lors des
matches le dimanche, les pères restaient dans la tribune d’honneur, et nous
retrouvions les copains sous le panneau de marquage. C’est là que j’ai fumé ma
première cigarette, ce qui m’a bien sûr rendu malade. Les fonderies avoisinantes
crachaient elles aussi pas mal de fumée rousses, et par vent du nord on ne voyait
plus les joueurs.
Antoine Badiou était aussi directeur du cinéma le Studio place de l’hôtel de ville.
Cette petite salle était spécialisée dans les westerns. Les séances étaient
permanentes, on rentrait et sortait à n’importe quel moment du film. La caissière
nous laissait entrer pour déguster 15 minutes de charge héroïque assis au premier
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rang juste sous l’écran. Il y faisait toujours chaud, ça sentait la sueur et la poussière,
le public participait à l’action, encourageant le héros dans les moments difficiles.
Badiou racontait qu’un spectateur, pris par l’action avait tiré sur l’écran.
Le bureau du directeur était à l’étage, comme pour accéder au balcon il fallait
traverser la salle puis un hall, décoré d’affiches, monter un escalier, tourner à
droite, passer une porte capitonnée. Cette pièce était magique, symbole du pouvoir,
sans fenêtre, avec au milieu un immense bureau années 30 en bois rouge recouvert
d’une vitre derrière un fauteuil haut de cuir noir. Ça sentait le chewing-gum
« Hollywood », le cigare et le chien. La cabine de projection s’ouvrait sur le passage
qui joint la place de l’hôtel de ville à la rue Louis Braille. C’était une pièce
minuscule, remplie par 2 énormes projecteurs à arc qui faisaient une musique du
diable et dégageaient une chaleur d’enfer. Le projectionniste nous montrait toutes
les ficelles de son art : comment charger la bobine, faire circuler la pellicule à
travers les poulies, régler les charbons et mettre en route cette lanterne magique.
Une petite lucarne permettait de vérifier le bon déroulement de la séance. Si le film
cassait, les sifflets de la salle avertissaient l’opérateur parti fumer une cigarette au
frais.
Cette position,
au-delà de l’écran,
me donnait
l’explication
du
fonctionnement du monde. Au-delà des images fabriquées qui apparaissaient
comme le réel, il y avait de la technique, des gens, une organisation, un pouvoir,
que le public ne pouvait pas voir, une machine à rêves pilotée par des hommes dont
Antoine Badiou était le chef. Par le cinéma, j’ai appris avec un peu d’amertume que
les méchants se relèvent après que le réalisateur crie « Coupez » et qu’ils vont boire
un verre avec les gentils qui dans la vie, ne sont pas toujours des gentils. Le cinéma
fut ma fenêtre sur le monde, j’attendais le samedi. On remontait en vitesse rue des
Armuriers pour ne pas rater la séance de 20h30. Nous allions en général au Capitole
ou au Femina. Nous avions droit au documentaires, aux actualités suivies par la pub
de Jean Mineur, un entracte et enfin le film que nous ne choisissions que très
rarement. Pour quelques films en cinéma scope grand écran il fallait réserver 8 jours
avant la séance au Royal ou au Gaumont. D’abord, faire longtemps la queue pour
arriver enfin à la cabine de l’ouvreuse. Là, sur un plan de la salle, la dame bien
maquillée, marquait au crayon de couleur, d’une croix rouge pour les parterres, et
bleu pour les balcons les places retenues. Moi je préférais le balcon, face à l’écran
au-dessus de la foule, pour voir le péplum américain qu’une immense affiche peinte
annonçait au-dessus de l’entrée du ciné.
Ses loisirs
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Le travail à l’atelier, les devis, les factures, les réunions chambre des métiers,
artisans, retraites artisanale, association des commerçants du quartier, etc. Tout
cela lui laissait peu de temps libre, de plus l’armurerie était une activité saisonnière,
la chasse ouvrant début septembre, le printemps et l’été était des périodes
chargées, pas question de partir en juillet ou en août.
Heureusement il y avait Saint Paul ! Les fins de semaine, dès Pâques et durant tout
l’été il « montait » en moto (une motobécane 125 fort bruyante) ou par les cars
rouges. Le samedi matin, il se levait très tôt comme d’habitude – mais là c’était
pour aller à la pêche. La Loire était encore une rivière propre et sauvage, avec ses
courants, ses îles, ses plages. Elle s’enroulait autour du village en une boucle
presque complète, pour rejoindre la rive il fallait marcher un peu. La nuit s’est tout
juste retirée, tout est frais et calme ; il descend d’abord au port, passe devant le
café Ulrich, un vieux hangar où dorment quelques barques et voilà l’odeur de l’eau
suivie de la chanson du courant. À cet endroit, la vallée s’élargit après un passage
serré sous d’impressionnants rochers, la Loire en profite pour s’étaler un peu ce qui
permet la navigation en barques d’où le nom pompeux de port. Puis, le flot se
sépare en deux sur deux îles.
La Loire, buttant sur la colline, prenait un virage en épingle à cheveux, pour passer
sous le cimetière, la rive était bordée de peupliers d’où le nom du lieu. Elle s’étirait
ensuite un peu jusqu’à un gué, courait encore un peu, s’arrêtait pour former une
merveilleuse piscine naturelle bordée d’une plage – nous y venions l’été, après la
sieste, nous baigner. L’église sonnait midi, nous remontions au village dans la
chaleur de juillet. Je portais le panier d’osier aux odeurs d’herbes de poisson. Nous
remontions dans les 2 pièces mansardées que mes parents ont louées toute leur vie.
Un escalier en bois qui tournait à l’équerre et une dernière montée étroite et raide
éclairée par une lucarne conduisait à un palier. Nous rentrions dans une première
pièce, salle à manger et chambre d’enfant, une table ronde au centre, une commode
sur laquelle trônait un magnifique gramophone ; un lit qui servait de canapé où
dormait ma sœur. Une cheminée de marbre, une autre banquette qui servait de
réserve à bois. Le coté mansardé et les poutres apparentes donnaient un certain
charme à ce lieu éclairé par une demi-fenêtre et un cafuron. La vue, orientée à l’Est,
était imprenable sur le château de Cornillon ; un majestueux tilleul planté dans la
cour nous offrait au printemps de délicieux parfums. La seconde pièce servait de
cuisine et de chambre des parents. Un lit en fer, un fourneau décoré de faïences et
avec une bouillotte, un gaz, un évier longtemps sans eau, les WC dans le jardin et
l’eau à la fontaine. Les bagages défaits, je filais dans un autre monde, celui des
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copains sur la place, à l’assaut de la madone ou des bords de la Loire.
Pour le déjeuner, le père en marcel mettait au frais la bouteille de vin et le melon. À
13 heures, la sirène de l’usine de tissage meuglait pour appeler les ouvrières au
travail. Il fallait faire la sieste pour mériter la baignade, souvent avec mon père qui
ne tardait pas à ronfler. Il consacrait la fin de l’après-midi à la lyonnaise. Le jeu de
boules était au café restaurant Sagnol sur la place, en contre-bas bien ombragé les
joueurs en doublettes ou en quadrette, rivalisaient d’adresse, en buvant quelques
canons. Avec les copains, assis sur le mur de grosses pierres nous contemplions
leurs exploits, ce mur devient rapidement le lieu de rendez-vous des jeunes.
Septembre arrivait, le père prenait quelques jours de vacances, je savais que bientôt
nous devrions quitter ce petit paradis pour retourner en ville et, plus grave pour
moi, retrouver l’école. Il faisait l’ouverture de la chasse – un cérémonial digne de
Pagnol. La veille, il sortait de l’armoire, la gibecière, la lourde cartouchière et le
fusil, un douze juxtaposé. Il rechargeait ses cartouches. Je le voyais recalibrer,
changer l’amorce, mesurer la poudre, préparer les bourres grasses, bourrer la
poudre, placer les bourres, peser les plombs, placer un carton avec le numéro des
plombs, sertir la cartouche avec une petite machine à manivelle. Le lendemain il se
levait vers 5 heures, c’était le grand jour, un peu de bruit dans la pièce où
dormaient les parents (qui était aussi la cuisine), l’odeur du café, les bottes, le chien
qui suit. Vers midi ils remontent de la Loire, dans la chaleur de la fin de l’été, des
guerriers ! Le fusil cassé sur l’épaule le pas lourd, les chiens fourbus, ils s’installent
sur la terrasse du bistrot, les armes sur la table, ils sortent à peine de la poche
arrière de leur veste les victimes du matin, un lapin, un faisan, une perdrix, parfois
un lièvre, gibier roi ! Souvent bredouille, c’est tout de même l’heure du pastis, nous
les écoutons raconter les exploits.
La chasse était suivie par une autre cérémonie, la préparation du gibier. J’étais très
fier de participer au dépouillement des lapins et des lièvres. Tout commençait par
l’affûtage des couteaux. Il avait toujours sur lui un canif coupant comme un rasoir.
Je montais ensuite sur la table de la cuisine tenant l’animal par les pattes arrière. Il
pratiquait des entailles circulaires autours des pattes, pas très loin de mes doigts,
puis à l’intérieur des cuisses, dégageant des petits bout de peau puis il tirait très fort
vers le bas, je devais résister de toutes mes forces. Alors petit à petit la peau se
détachait découvrant la chair rose. Déshabiller le garenne n’était pas bien gros mais
avec quelques pommes de terre, un oignon et une marinade de vin vieux il devenait
le lendemain un succulent civet.
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La gestion
Le dimanche matin, il faisait ses comptes. Il revenait de l’atelier avec, sous le bras,
une énorme serviette bourrée de papiers. Il installait sur la table de la salle à
manger sa machine à écrire, plaçait dans le rouleau plusieurs feuilles intercalées
avec des papiers carbone. De 2 doigts, il tapait le courrier, je garde le souvenir du
« tac tac » des touches rythmé par le « tchac » de la barre d’intercalaire, la
sonnette qui tintait en fin de ligne, le « greeee » du retour du chariot. Il écrivait
aussi de sa belle écriture dans de grands livres des colonnes de chiffres
incompréhensible pour moi. Il classait des feuilles et les rangeait dans des chemises
à élastiques aussitôt avalés par la serviette qui baillait sur la table. Très vite, il y
avait des feuilles sur les chaises sur le buffet sur la cheminé. Il n’avait pas de
comptable. Parfois je pouvais l’aider, je devais ranger des bons graisseux par paquets
de 10 et les compter.
Le représentant
Mon père travaillait avec un représentant, on ne disait pas encore commercial à
l’époque. Il s’appelait Chavrondier de Saint Quentin, un noble authentique qui
parait-il habitait un château (en ruines). C’était un personnage hors du commun. Il
faisait ses tournées en train et en vélo au moins pour le quart Sud-Est de la France.
Sa machine était équipée de longues sacoches pour porter les fusils à l’arrière et de
2 autres plus courtes mais plus large pour les accessoires à l’avant. C’était un avare
de première, il retournait les enveloppes du courrier qui lui était adressé pour les
réexpédier à son tour. Il arrivait toujours un peu avant midi à l’atelier. Il venait
saluer mon père et en profitait pour lui taxer du tabac. Il en prenait une poignée,
tentait en vain de rouler le tout, sortait une boîte métallique où il rangeait
l’excédent et terminait tranquillement de rouler en parlant de la marche des
affaires. Puis il traversait la cour pour dire bonjour à Marcon qui était aussi son
client. Vers 12h30 il lui disait : « Je vais saluer Madame votre mère. » Et il montait
bien évidemment, pour se faire inviter à manger.
La fonction « recherche et développement »
Monsieur Bayle était instituteur à Saint Jean Bonnefond, rien à voir avec
l’armurerie. Et pourtant il arriva un beau jour à l’atelier pour présenter à mon père
une de ses inventions. Il s’agissait d’une chargette à poudre automatique, pour
fabriquer les cartouches. La poudre était vendue dans de petits bidons métalliques
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pourvus d’un gros bouchon vissé. Pour mesurer la quantité de poudre nécessaire
pour une charge, le chasseur utilisait une sorte de petite cuillère cylindrique pas
très pratique. Monsieur Bayle avait eu l’idée d’un bouchon, prolongé par un tube
muni d’un double clapet. En inclinant le bidon de poudre et en ouvrant le premier
clapet, la poudre descendait dans le tube ; le premier clapet se refermait
automatiquement, il ne restait plus qu’à ouvrir le second clapet au-dessus de l’étui
et le tour était joué.
À partir d’un prototype, ils avaient déposé un brevet et industrialisé le produit. Un
plasturgiste d’Oyonnax fournissait les bouchons et les corps, un emboutisseur les
clapets, un spécialiste les ressorts, un cartonnier les boîtes, il ne restait plus qu’à
assurer le montage. Ce fut mon premier vrai travail, par série de 5, je devais monter
les clapets, coller les bouchons et corps, placer les ressorts, faire un essai, mettre en
boîte. J’aimais bien faire ça, le jeudi, je me fixais des objectifs : « Aujourd’hui, j’en
monte 50 » ou rêvassais en faisant des gestes devenus automatiques. Je pouvais
calculer combien j’allais gagner et le résultat de mon travail était bien visible,
empilé sur la table d’expédition. Mais, là aussi, l’avènement des cartouches
industrielles stoppa net la fabrication sans que les géniaux inventeurs et
producteurs de ce produit ne fissent fortune. Monsieur Bayle avait plus d’une
invention dans sa gibecière, il présenta à mon père le prototype d’un fusil à canons
superposés entièrement réalisé en bois ! Cette arme avait la particularité de s’ouvrir
d’une seule main, comme le célèbre « Idéal » de Manufrance qui lui avait des canons
juxtaposés. Ils espéraient que le brevet pourrait convenir à la grande maison. Ils
ont fabriqué 3 fusils presque entièrement à la main. Malheureusement ils arrivèrent
trop tard, la célèbre manufacture sortit le Falcor, qui n’avait rien d’original. Le
père, pour tout salaire, garda un des prototypes et chassa avec.
La retraite
Il s’arrêtât doucement à partir de 65 ans. Au début quelques après-midis, puis il
travailla seulement les matins, quand il y avait un coup de bourre et enfin il allait à
l’atelier pour lire son journal et faire une belotte avec les copains. À 72 ans, il
passait encore de temps en temps. C’est surtout des vacances qu’ils ont pris à partir
de cette époque. Au printemps, mes parents restaient de plus en plus longtemps à
Saint-Paul pour s’y installer en résidence tout l’été à partir de juillet. En septembre,
ils louaient un mois près de Lorient. Au début de cette période, la pêche, les boules
et la belotte occupaient son temps. Mais il n’aimait pas pêcher dans de l’eau morte,
il préférait les eaux vives et les courants de la Loire que la construction du barrage
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avait endormie. Ils partirent avec les Guillomond plusieurs fois dans l’Ardèche.
Ma sœur Janine, après des études aux beaux-arts, pratiqua quelque temps le métier
de graveuse sur armes qu’elle avait appris. Bien vite, elle abandonna cette activité
saisonnière fort peu payée. Elle trouva un poste de contractuelle en arts plastiques
dans un collège de Villefranche. À l’école elle avait rencontré Yves, ils se marièrent
et Pierre-Yves arriva. Mon beauf passa un concours et devient prof aux beaux-arts
de Lorient. Ils partirent pour ce qui était pour mes parents une terre inconnue.
Aussi dès le permis en poche nous partîmes en 4 chevaux pour ce pays lointain.
C’était une vraie expédition, 800 km dans une voiture qui ne dépassait pas le 90 sur
route plate. Mon beauf avait découvert la pêche et les champignons, nous sommes
revenus tous les ans pour nous goinfrer de ciel, d’iode et de phosphore.
Mes parents louaient à l’Armor plage, à la sortie de la rade de Lorient. Ils restaient
là tout le mois de septembre. Ils ont vieilli comme ça doucement, avec des rites
presque immuables. Le père après le déjeuner et la toilette (ils avaient fait installer
une salle de bain dans l’alcôve où dormait ma sœur), sortait dans le quartier
acheter le pain et le journal. Après la lecture du Progrès, surtout des avis de décès,
il faisait souvent la cuisine. En particulier un fameux pâté de foie de volaille au
cognac servi en entrée mais aussi les viandes mijotées sur le coin du fourneau et les
moules au vin blanc. Après la sieste, un peu de télé et la sacro-sainte coïnche à la
« Grappe d’or », un bistrot du boulevard Valbenoîte. Retour vers 19 heures : les
infos régionales, une soupe et de nouveau le petit écran après avoir allumé la
gauloise de ma mère. Lui, qui disait moins fumer, s’offrait un cigare diplomate qui
empestait tout l’appartement.
Les sorties de semaine étaient souvent des enterrements, mon père connaissait
beaucoup de monde à Saint-Étienne. Il disait : « Je connais plus de monde au
cimetière que dans la rue. » Il y avait aussi les cérémonies officielles, remise de
décorations, de diplômes, etc. Il était lui-même décoré de belles médailles en
bronze.
Le voyage en Espagne
Mathieu Guillomond avait découvert la Costa Brava, son hôtellerie et son soleil à
des prix imbattables. Il avait particulièrement apprécié son « vino blanco » servi
bien frais à la terrasse d’un bistrot. Il n’eut aucun mal à convaincre son ami,
Antoine, de la nécessité de découvrir des terres inconnues.
Hélas, l’affaire tourna mal, au cours d’une promenade sur une jetée de gros blocs,
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mon père fit une chute. La tête vint heurter les rochers, traumatisme crânien,
perte de connaissance, hospitalisation dans un pays étranger. Ma mère, affolée, ne
comprenant rien à ce que racontaient les médecins. Cet accident marqua un
tournant. À son retour, il perdit tous ses cheveux, prit le visage d’un vieux bébé et
glissa doucement dans un autre âge. La vie qui ralentit, les yeux qui se vident. Plus
de pièces à Saint-Paul, plus de goût à rien, ils passèrent l’été 94 en ville. Septembre,
la rentrée. Un matin, nouvelle chute dans l’appartement, pompiers, ambulance,
hospitalisation. Le 10, c’est un samedi, je passe à l’hôpital après une marche avec
les copains, il boit un potage, il me dit que mamie est partie, que sa soupe était trop
chaude, il est tranquille, je l’embrasse. Je file retrouver les autres chez Alain.
Ce soir-là, le couchant fut splendide, en le regardant du balcon, je sentis quelque
chose de douloureux devant cette immense et fugitive beauté. Dans la nuit le
téléphone, il faut venir, vite, déjà, on a compris, les rues vides disent le reste.
L’infirmière, elle, dit bien les mots, il est là-bas. C’est une pièce trop grande avec un
éclairage bleu presque théâtral. Tout est immobile et glacé il est là comme apaisé,
beau, détaché, définitivement immobile, silencieux et absent.
Nourri de culture mécanique, membre de nombreuses associations, président de
ceci, vice-président de cela, dans le quartier et dans la ville. Mon père se voulait
libre et indépendant, il a beaucoup travaillé, vécu simplement, bu quelques canons
et fumé des tombereaux de tabac. Il est avec les mineurs et les passementiers de
ceux qui ont forgé l’âme de Saint-Étienne.
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