Des singes et des hommes - Institut d`études avancées de Paris

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Des singes et des hommes - Institut d`études avancées de Paris
Des singes et des hommes
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Des singes et des hommes
LE MONDE | 22.11.2013 à 20h42 |
Par Sílvio Marcus de Souza Correa (Professeur d'histoire)
L'étude des ressemblances entre les humains et les primates est ancienne, mais elle
nourrit le racisme jusqu’à nos jours, explique l'historien Silvio Marcus de Souza Correa.
| Tatan Syuflana/AP
Une expérience saisissante, du début de mon actuel séjour à Paris, fut ma
vision, lors de la rentrée scolaire, des enfants accompagnés de leurs parents
devant une école du 11e arrondissement.
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La diversité était remarquable. Devant le vestibule, la directrice recevait avec le
même sourire les filles et les garçons, les Noirs et les Blancs, les enfants de
familles aisées ou non. Liberté, égalité et fraternité étaient bel et bien
représentées dans ce sourire de bienvenue que chaque enfant recevait comme
une bénédiction. Au mur, une plaque rappelait notre devoir de mémoire. Parce
que, nés juifs, plus de 1 200 enfants du 11e arrondissement ont été déportés
entre 1942 et 1944. Parmi eux, il y avait quelques dizaines d'élèves de cet
établissement. Gravé dans la pierre : « Ne les oublions jamais. »
Les lecteurs pourront donc comprendre mon désarroi face aux dérapages
racistes de quelques jeunes pendant une manifestation, où ils montraient des
bananes à la ministre de la justice, et à d'autres propos revenus ces derniers
jours. Les propos et actes racistes sont-ils plus fréquents de nos jours ? Ou
notre sensibilité est-elle si différente de celle d'autrefois ? Et depuis quand la
comparaison entre l'homme et le singe est-elle devenue raciste ? Le racisme
est-il un manque d'empathie envers autrui ? Voici quelques éléments pour
répondre à ces questions et faire le point sous une perspective historique.
DÉGÉNÉRESCENCE RACIALE
La ressemblance des singes avec l'homme intrigue depuis longtemps. Aristote
l'aborde dans son Histoire des animaux. Pline l'Ancien (23-79) s'en est occupé
dans son Histoire naturelle. Si les Anciens faisaient des comparaisons entre
l'homme et le singe, les Modernes feront d'autant plus de comparaisons entre
les Noirs et les singes. Or ce tournant se produit plutôt vers la fin du XVIIIe
siècle.
En 1775, dans son traité De generis humani varietate nativa (« De la variété
naturelle de l'espèce humaine »), le naturaliste allemand Johann Friedrich
Blumenbach (1752-1840) explique en gros la diversité humaine à l'aide de celle
de l'idée de la dégénérescence raciale.
La comparaison entre Noirs et singes devient courante dans les études
d'anatomie comparée et d'histoire naturelle. Les ouvrages du médecin et
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naturaliste britannique Charles White (1728-1813) et de l'anatomiste Sir William
Lawrence (1783-1867) en fournissent quelques exemples.
En France, Georges Cuvier mène des études comparées pour avérer l'infériorité
raciale des Noirs tout en les rapprochant des singes. A l'instar de Cuvier, le
polygéniste anglais Charles Smith, dans son ouvrage The Natural History of the
Human Species (« L'histoire naturelle de l'espèce humaine », 1848), répartit
l'espèce humaine en trois races, mongolienne, caucasienne et noire..
En France, Arthur Gobineau publia Essai sur l'inégalité des races humaines en
1853. Aux Etats-Unis, Josiah Nott et George Gliddon enfoncent le clou dans
leur ouvrage Indigenous Races of the Earth (« Les races indigènes de la terre »,
1857), où ils suggèrent que les Noirs sont distincts des Blancs presque autant
que les chimpanzés.
En Angleterre, une nouvelle approche est partagée par Thomas Huxley, dans
Evidence as to Man's Place in Nature (« La place de l'homme dans la nature »,
1863) et par Charles Darwin dans Descent of Man (« La filiation de l'homme »,
1871). En effet, dans le cadre de l'évolutionnisme, les deux scientifiques parlent
de ressemblance entre les hommes et les singes, mais sans visée raciste.
FANTASME EUROPÉEN
Au cours du XIXe siècle, les écrivains, les peintres et les sculpteurs ne
cesseront de s'inspirer des ressemblances supposées entre les grands singes
et l'homme.
Dans Double assassinat dans la rue Morgue, Edgar Allan Poe fait d'un orangoutang l'assassin de son histoire extraordinaire. Le sculpteur français
Emmanuel Frémiet crée à son tour une scène d'homicide en marbre dans
laquelle un orang-outang étrangle un natif de Bornéo. Le même Frémiet avait
aussi sculpté un gorille ravissant une jeune femme. D'ailleurs, Charles
Baudelaire n'avait guère apprécié cette sculpture. Selon lui, il s'agissait d'un
viol.
L'idée que les singes soient capables de violer et d'assassiner n'est pas
seulement un fantasme européen. Les Africains croyaient également que
certains singes étaient capables de commettre de tels actes. Les histoires
recueillies parmi les chasseurs et braconniers africains par William Reade,
Richard Burton et d'autres voyageurs européens en attestent.
Cependant l'enchevêtrement entre satyres, troglodytes et grands singes relève
d'une tradition occidentale qui reste d'ailleurs sous-jacente dans les termes
scientifiques désignant le chimpanzé (Pan troglodytes) et l'orang-outang (Simia
satyrus).
Les expressions de certaines émotions sont à porter au compte des
ressemblances, écrit Charles Darwin dans The Expression of the Emotions in
Man and Animals (« L'expression des émotions chez l'homme et les animaux »,
1872).
Toutefois, les « études raciales » de la fin du XIXe siècle ne partageaient pas la
même approche évolutionniste. Le manque de consensus n'a pas empêché la
vulgarisation de la connaissance scientifique et certaines dérives véhiculées par
la presse, les revues illustrées et les romans. En outre, le comparatisme racial
exhortait les Blancs à s'écarter de leur condition de primate.
Les comparaisons se sont largement fait l'écho de l'approche évolutionniste qui
regroupe l'homme et les grands singes dans une même super-famille. En
revanche, le darwinisme social a cherché à creuser une distance entre les
sociétés industrielles et les autres.
ANIMALISATION DE L'AUTRE
Appartenir à la civilisation occidentale devenait une sorte de rupture avec la
condition de primate. Il n'a pas fallu longtemps pour voir des êtres humains
venus d'Afrique et d'autres continents parqués dans des cages lors des diverses
expositions coloniales.
Si ces « zoos humains » se prêtaient à l'animalisation de l'autre, ils jouaient en
même temps le rôle de miroir inversé de la civilisation occidentale servant à
renforcer le narcissisme européen.
A l'ère de l'impérialisme et du colonialisme, les Africains sont souvent
représentés sous les traits de bêtes ou de grands enfants. Lorsque éclate la
Grande Guerre, en 1914, les caricaturistes ont sans cesse le singe au bout du
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Des singes et des hommes
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crayon. A la « une » de la revue satirique Kladderadatsch du 24 septembre
1916, on peut voir un gros singe coiffé d'un heaume français, prêt à se battre «
pour la liberté et la civilisation ».
La même année, une autre caricature sort dans la revue Wiener Caricaturen.
Sous la légende « Dernière ressource », elle présente deux officiers français
face à deux chimpanzés. Ils songent à dresser les singes pour en faire des «
combattants de la civilisation ».
Au lendemain du premier conflit mondial, les soldats africains stationnés en
Alsace sont la cible de plusieurs caricatures dans la presse allemande. Le 5
février 1923, à la « une » de la revue bavaroise Simplicissimus, se dresse un
gorille déguisé en soldat français. Cette image du gorille-soldat se retrouve dans
une autre édition de la revue, en mai de la même année.
En 1975, deux gorilles nés en France seront envoyés à un zoo du Brésil. Ils
s'appelaient Idi Amin et Dada. On ne sait pas si ces noms leurs ont été donnés
en France ou dans leur pays d'accueil. En revanche, aucun doute n'est possible
sur le contenu raciste de cette appellation, quoique le dictateur d'Ouganda n'ait
jamais porté plainte.
Quant au boxeur brésilien José Adilson dos Santos, il était connu sous le
surnom de Magilla tout au long de sa carrière, qui renvoie au personnage de
Magilla Gorilla, du dessin animé télévisé de Hanna-Barbera dans les années
1960.
COGNITION SOCIALE DES SINGES
L'image fantaisiste du gorille ravisseur de jeunes filles, monstre abruti ou
redoutable, constitue un catalyseur du racisme depuis plus d'un siècle. Même
l'antisémitisme s'en est emparé puisque le banquier juif Berwick devient « le
gorille à chasser » dans le langage imagé du roman parisien Le Gorille (1891),
d'Oscar Méténier, fondateur du théâtre du Grand-Guignol (1897).
De nos jours, les chercheurs se demandent jusqu'où va la capacité de quelques
primates à se projeter, à avoir une compréhension des sentiments d'un des
leurs. Depuis les expériences pour apprendre au chimpanzé Chimpsky le
langage des signes, les primatologues ont fait de nouvelles découvertes dans le
domaine de la cognition sociale des singes. Depuis lors, on n'a pas cessé de
s'interroger sur les ressemblances entre certains des primates et sur la
proximité de leurs sentiments et leur intelligence.
Les comparaisons racistes relèvent, elles, d'une volonté de déshumanisation
qui, paradoxalement, exige que l'on connaisse cet autre sur un mode
empathique pour savoir ce qu'il peut ressentir. Ce que les auteurs des
dérapages racistes ne perçoivent pas, c'est qu'ils font preuve de la capacité que
les scientifiques sont en train d'observer dans plusieurs espèces de singes :
celle de se projeter dans les autres, d'éprouver de l'empathie à l'égard d'autrui.
Hélas, cette faculté d'empathie présente en l'homme peut aussi être détournée
vers des propos et des actes racistes. Il faut se rappeler que les comparaisons
animalières (guenon, cloporte, cafard, etc.) remettent en cause l'humanité
même de l'autre et accompagnent tous les génocides du XXe siècle.
Mais rien n'est perdu puisque cette empathie, pratique relationnelle chez
l'homme, peut également s'éduquer. L'empathie est la condition sine qua non
pour susciter la sympathie, c'est-à-dire l'envie de cotoyer autrui, de partager son
existence, comme en rêvaient ceux qui ont participé à la Marche pour l'égalité et
contre le racisme de 1983.
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