RENCONTRE INTERNATIONALE FRANTZ FANON Organisée par

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RENCONTRE INTERNATIONALE FRANTZ FANON Organisée par
RENCONTRE INTERNATIONALE FRANTZ FANON
Organisée par le Cercle Frantz Fanon, l’Université Antilles-Guyane et
l’Atrium
En commémoration du 50e Anniversaire de sa disparition
Fort-de-France (Martinique)
6-10 décembre 2011
"Fanon et la décolonisation: Le concept de post-colonie rend-il compte de la
situation des pays ayant accédé à l'indépendance?"
« La décolonisation, on le sait, est un processus historique : c'est-à-dire qu’elle ne peut être
comprise, qu’elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans
l’exacte mesure où l’on discerne le mouvement historisant qui lui donne forme et
contenu…La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie
fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs
privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire…Dans
décolonisation, il ya donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation
coloniale.(souligné par nous) »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre1
1
Tous les passages cités dans le texte sont tirés de ce livre, sauf mention contraire.
Introduction
La fin des années 1950 et le début des années 1960 avaient marqué ce qu’on a appelé le
processus de décolonisation, avec l’écroulement du système colonial. En Afrique, à la
différence de l’Algérie, des anciennes colonies portugaises et de quelques pays d’Afrique
australe, la plupart des autres pays ont obtenu leur « indépendance » par des accords négociés
avec l’ancienne puissance coloniale. Plus de 50 ans après ces indépendances, on constate une
dépendance extérieure accrue de la plupart de ces pays, sur les plans politique, économique et
culturel. Un livre collectif (Gassama, 2010), écrit par des intellectuels d’Afrique et de la
Diaspora, dresse un bilan critique sans complaisance des indépendances des pays africains au
Sud du Sahara. Ce bilan illustre l’échec du processus de décolonisation dans le sens où
l’entendait Fanon. Dans ce contexte, que peut signifier le concept de post-colonie pour les
pays africains? Quelle réalité traduit-il ?
Ce papier passera en revue toutes ces questions. La première section examinera la conception
fanonienne de la décolonisation. Dans la section suivante, l’analyse du bilan des
indépendances africaines mettra l’accent sur les facteurs internes et externes à la base de
l’échec du mouvement de décolonisation tel que le concevait Fanon. La troisième section
introduira le concept de post-colonie et s’interrogera sur sa pertinence pour les pays africains.
La dernière section mettra l’accent sur l’actualité de la pensée de Fanon dans le contexte des
luttes et résistances des peuples et pays contre le système capitaliste/impérialiste.
Section 1: La décolonisation selon Fanon
La conception de Fanon est radicale et profonde: la décolonisation doit signifier rupture ;
libération ; émancipation ; reconstruction ; renaissance. Pour lui, la décolonisation est un
processus intégral qui touche à tous les aspects de la vie de l’être et de la société. Elle n’a de
sens que dans l’éradication des fondements de l’ordre colonial au plan politique, économique,
social, culturel et spirituel. C’est une émancipation à la fois collective et individuelle.
Autrement dit, la vraie décolonisation doit créer les conditions pour la naissance d’un être
nouveau, pour l’avènement d’une société nouvelle, pour l’édification d’institutions nouvelles,
d’une culture nouvelle. Bref, la décolonisation réelle, authentique équivaut à écrire une
nouvelle histoire de l’être humain dans la société postcoloniale.
Cette conception holistique part du fait que la colonisation est non seulement une entreprise
de pillage des ressources du pays conquis mais aussi et surtout une entreprise de destruction
systématique des mentalités, des individus, des sociétés et de leurs cultures. Elle est une
entreprise de mutilation des êtres, des sociétés, des cultures. Une entreprise de
déshumanisation et d’avilissement, de négation du colonisé. La colonisation est une violence
systématique et organisée pour humilier le colonisé, renforcer en lui le sentiment d’infériorité,
l’obéissance et la soumission à l’ordre colonial. La violence coloniale est une violence
institutionnalisée, diffuse et permanente, avec ses représentations et ses symboles.
Faisant écho à Fanon, qu’il cite abondamment dans Culture et Impérialisme (2000), le grand
intellectuel palestinien, feu Edward Said, montre comment l’idéologie coloniale façonne son
monde, forme des clichés qui finissent par prendre leur propre vie. L’idéologie coloniale
fabrique une image de la société colonisée, une image caractérisée par le mépris, la
déshumanisation du colonisé, la négation de sa culture au profit de celle de la puissance
dominante. Le mythe de « l’œuvre civilisatrice » de l’homme blanc inculque des valeurs de
servilité, d’obéissance, de soumission et de mépris de soi et de leur propre culture aux
colonisés. Saïd montre comment le mythe du « fardeau de l’homme blanc », dont le poète
anglais Rudyard Kipling fut l’un des principaux propagandistes, a contribué à propager
l’idéologie impérialiste qui a été un des piliers de l’Empire britannique.
Le même mythe de la prétendue « mission civilisatrice » de la colonisation a été également la
force motrice derrière toutes les aventures coloniales des autres pays européens, aventures
ponctuées de génocides, d’atrocités et autres crimes monstrueux contre les peuples conquis et
leurs cultures. Et cette idéologie coloniale a la vie dure en dépit du jugement sans appel de
l’Histoire. L’on se souvient de la controverse née de la Loi adoptée en France en 2005,
vantant, entre autres, « les bienfaits de la colonisation »2 Et lors de son discours de Dakar
(Sénégal) en juillet 2007 (Gassama, 2008), Nicolas Sarkozy, président de la république
française, avait eu l’arrogance de reprendre le même thème pour justifier la colonisation.
Mais l’apologie de la colonisation et de ses prétendus « bienfaits » avaient fait l’objet d’une
condamnation sans appel de Césaire, dans ce passage mémorable du Discours sur le
colonialisme (p.19-20) : « A mon tour, je pose cette équation: colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de
niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’ellesmêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions
assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités
supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de routes, de
canaux, de chemins de fer…Moi je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à
leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. »
La colonisation étant une entreprise de destruction dans tous les sens du terme, la
décolonisation doit être un processus inverse de destruction des valeurs et de l’idéologie
coloniales dans une perspective de libération, d’émancipation totale des sociétés, des
individus, de la pensée et des mentalités. Elle doit être à la fois un processus de rupture totale
et de reconstruction d’une identité détruite et méprisée par la domination étrangère. La
décolonisation implique donc l’éradication totale de l’idéologie coloniale, la déconstruction
de ses concepts et le rejet de ses valeurs.
Comme le dit Fanon « l’objectif du colonisé qui se bat est de provoquer la fin de la
domination. Mais il doit également veiller à la liquidation de toutes les non-vérités fichées
dans son corps par l’oppresseur (p. 297)
2
Sandrine Lemaire « Une loi qui vient de loin », Le Monde Diplomatique, Paris, janvier 2006
Section 2 : Bilan des indépendances en Afrique
A la lumière de la conception fanonienne de la décolonisation, comment juger le bilan des
indépendances africaines ? La réalité actuelle de nombre de pays africains montre que si
l’indépendance a été acquise, la décolonisation reste à parachever. L’expérience historique
montre que la décolonisation ne saurait être réduite seulement à l’indépendance politique d’un
pays. Si celle-ci peut créer les conditions de réalisation de celle-là, elles ne sont pas
nécessairement synonymes. La décolonisation doit plutôt être conçue comme un processus de
longue durée visant à « la remise en question intégrale de la situation coloniale »
Dans la plupart des pays africains, plus de 50 ans après les indépendances, cette remise en
question n’a pas eu lieu. Fanon connaissait nombre de dirigeants et intellectuels africains. Il
avait participé aux deux Congrès des Ecrivains et Artistes noirs organisés en 1956 et 1959 et
au cours desquels il avait fait des communications remarquées sur les effets de la domination
coloniale sur la culture et les individus des pays dominés. Comme Ambassadeur itinérant en
Afrique du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), il avait visité
plusieurs pays et rencontré leurs dirigeants africains, parmi lesquels Kwame Nkrumah
(Ghana) et Sékou Touré (Guinée), Patrice Lumumba (Congo), entre autres. .
Ces rencontres et les contacts avec certains dirigeants de mouvements de Libération avaient
renforcé l’optimisme de Fanon dans la possibilité pour les pays africains de réussir leur
décolonisation. Mais les quelques expériences de l’époque, et peut-être les comportements de
certains dirigeants des mouvements de libération, l’avaient amené, comme une sorte de
prémonition, à mettre en garde contre les échecs possibles du processus de décolonisation.
Dans le chapitre intitulé « Les mésaventures de la conscience nationale (p.143-193) » il
avait relevé les tendances à la trahison de la bourgeoisie nationale du fait de sa faiblesse
économiques et de ses aspirations à conserver le mode de vie hérité de la colonisation. Il disait
ceci : « En fait, la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés est une phase
inutile. Quand cette caste se sera anéantie, dévorées par ses propres contradictions, on
s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance, qu’il faut tout reprendre qu’il
faut repartir de zéro…Cette caste n’ayant fait autre chose que de prendre sans changement
l’héritage de l’économie, de la pensée et des institutions coloniales » (p. 169).
Dans la majeure partie des anciennes colonies françaises et dans certaines autres, la prophétie
de Fanon s’est réalisée peut-être même au-delà de ses pires craintes. En effet, dans ces pays,
l’indépendance a été confisquée par une certaine élite intellectuelle et affairiste qui a tenté de
reproduire le mode de vie de la bourgeoisie coloniale. Dans cette optique, les dirigeants de ces
pays ont gardé intactes la quasi-totalité des institutions héritées de la colonisation, dans le but
de préserver les « liens privilégiés » avec l’ancienne puissance coloniale dont les intérêts
économiques, politiques et stratégiques ont été préservés, voire renforcés. .
Les facteurs explicatifs de l’échec du processus de décolonisation
L’acceptation de la « communauté franco-africaine » proposée par le Général de Gaulle au
référendum de 1958 signifiait la renonciation à une véritable indépendance par les leaders
africains de l’époque, à l’exception de Sékou Touré de la Guinée. Ces leaders ne pouvaient
imaginer le destin de leurs pays que dans le cadre de « l’amitié et la coopération » avec
l’ancienne puissance coloniale ! Ce faisant ils montraient qu’ils n’étaient nullement prêts à
rompre avec le pacte colonial et à engager leur pays dans un processus de transformations et
de ruptures pour jeter les bases de sa reconstruction et son développement autonome.
Et cette démission du leadership politique africain s’est poursuivie jusqu’à nos jours.
L’expérience du Sénégal et de la plupart des pays « francophones » montre que les dirigeants
qui se sont succédé au pouvoir se sont tous comportés en serviteurs dociles du pacte
néocolonial. Ils étaient plus préoccupés par la préservation de leur pouvoir que par les
transformations et ruptures indispensables pour sortir leurs pays de la dépendance et du sousdéveloppement. Ils jouèrent la carte de la sécurité en acceptant d’être des gardiens de l’ordre
néocolonial. C’est pourquoi la présence militaire de la France était perçue comme une
« garantie » de stabilité, autrement dit de survie des régimes en place, et comme une force de
dissuasion contre toutes tentatives de remettre en cause le nouveau pacte néocolonial.
Cela est attesté par le sort réservé aux dirigeants ayant eu des velléités de rupture. En effet, le
néocolonialisme n’a pas rompu avec les méthodes du système colonial. C’est une machine
visant à étouffer dans le sang toute tentative de résistance perçue à tort ou à raison comme
« une menace » contre les intérêts de l’ancienne puissance coloniale. C’est ainsi que ceux qui
ont tenté de rompre avec le système colonial ont connu un sort peu envieux. Sékou Touré en
Guinée a été soumis à une guerre économique, politique et psychologique impitoyable durant
tout son règne. D’autres, comme Kwame Nkrumah du Ghana ou Modibo Keïta du Mali, ont
été victimes de coups d’état militaires organisés par les services de renseignements des
anciens colonisateurs. D’autres encore ont été moins chanceux, comme Sylvanus Olympio au
Togo, Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville, Patrice Lumumba au Congo ex-belge, ou
Thomas Sankara, du Burkina Faso, qui ont été tous froidement assassinés.
Le pacte néocolonial explique le maintien de structures économiques et sociales héritées de la
colonisation. Les relations économiques et financières sont restées en l’état, permettant ainsi
de renforcer la mainmise des entreprises de l’ancienne métropole sur les secteurs-clés des
économies des pays « indépendants ». La plupart des dirigeants africains ont eu peur de
mettre fin à ces structures coloniales, préférant ainsi perpétuer les « relations spéciales » avec
l’ancien colonisateur. C’est pourquoi, le premier président du Gabon, Léon Mba, pouvait dire
que son pays était « indépendant » mais que rien n’a changé entre celui-ci et la France! On
peut en dire de même de plusieurs anciennes colonies françaises, notamment de la Côte
d’Ivoire sous Houphouët Boigny, du Sénégal sous Senghor, ou du Cameroun.
En fait, la domination des anciennes puissances coloniales a été renforcée par tout un faisceau
d’institutions et de relations « spéciales », comme le Commonwealth qui a permis à l’ancien
colon britannique de perpétuer son influence dans ses anciennes colonies, ou l’Organisation
internationale de la Francophonie (OIF), pour ce qui concerne la France.
A cela, il faut ajouter les multiples chaînes de dépendance sur le plan économique ; politique ;
idéologique et culturel. Par exemple, dans certaines anciennes colonies françaises en Afrique
centrale et en Afrique de l’Ouest, la monnaie héritée de la colonisation est celle utilisée par
ces pays avec la « garantie » de convertibilité de la France. Ce faisant, celle-ci exerce une
tutelle non seulement économique mais également politique indéniable, lui permettant ainsi
de maintenir, voire renforcer, sa domination sur ces pays (Dembélé, 2010).
Dans son livre, le regretté François-Xavier Verschave (1998) avait magistralement analysé
comment la collusion des intérêts de l’Etat français et de ceux des grands groupes
économiques et financiers, privés et publics, avait donné naissance à la Françafrique,
devenue un système despotique et sanguinaire. La hantise de perdre son statut de « grande
puissance » qu’entraînerait la perte des « liens privilégiés » avec ses anciennes colonies et la
protection accordée à Bolloré, Bouygues, France Telecom ; Areva, Elf, entre autres, pour
préserver leurs intérêts en Afrique contre la concurrence dans un monde livré à une
mondialisation sauvage et inhumaine, ont amené l’Etat français à recourir à tous les moyens,
tels que le meurtre, y compris de ses propres citoyens, la protection de régimes sanguinaires et
génocidaires, la négation de la démocratie et des droits humains élémentaires pour les peuples
africains.
Née sous la présidence du Général de Gaulle, la Françafrique a survécu à tous les
changements de régimes en France, y compris sous le président François Mitterrand, le
« socialiste ». Malgré les déclarations au début de son mandat, Nicolas Sarkozy a maintenu et
même renforcé la Françafrique. L’intervention de l’armée française en Côte d’Ivoire contre
l’ancien Président Laurent Gbagbo pour installer le « protégé » de Sarkozy, Alassane
Ouattara, en est un témoignage éloquent.
La Françafrique est une source d’humiliation permanente des dirigeants des anciennes
colonies, leur avilissement, le pillage continu de leurs ressources, la négation de leur dignité et
de leur souveraineté. Un exemple de cette humiliation a été donné par le discours de Nicolas
Sarkozy, chef actuel de la Françafrique, qui a osé venir insulter les Africains –tous les
Africains- à Dakar et ce, dans l’enceinte de l’Université qui porte le nom d’un grand savant :
Cheikh Anta Diop! Ce discours, qui témoigne de l’ignorance crasse de l’histoire africaine par
son auteur et son entourage, avait fait l’objet d’une réplique appropriée de la part des
intellectuels africains (Gassama, 2008)
Ce qui est vrai de la France l’est également des autres anciennes puissances coloniales, parfois
aidées par les Etats-Unis. Kwame Nkrumah au Ghana a été emporté par un coup d’Etat angloaméricain. Au Congo, Lumumba a été assassiné par une coalition belgo-américaine.
Aujourd’hui, des risques réels de recolonisation physique de certains pays africains existent,
comme l’ont illustré l’intervention de l’Armée française en Côte d’Ivoire et surtout
l’agression de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) contre la Libye et
l’assassinat de son dirigeant. Ces risques sont renforcés par le projet de militarisation de
l’Afrique par les Etats-Unis à travers AFRICOM. Sous prétexte de « lutte contre le
terrorisme », de « droits humains » et de « démocratie », les Etats-Unis cherchent tout
bonnement à occuper militairement des régions stratégiques du continent afin de s’assurer du
contrôle des leurs ressources, notamment le pétrole.
A la lumière de cette analyse, le concept de post-colonie est-il pertinent pour les pays
africains?
Section 3: Le concept de post-colonie
Comme on l’a vu plus haut, si sur le plan politique, les pays ayant accédé à l’indépendance
ont acquis une liberté formelle, ils n’ont pas pour autant rompu totalement avec la dépendance
coloniale. En plus des relations économiques toujours étroites, dans la post-colonie, les
relations coloniales subsistent toujours dans le langage, le comportement, les habitudes, les
esprits. Par exemple, les Français qui travaillent en Afrique sont appelés « coopérants »
« entrepreneurs » ou « consultants ». Par contre, les Africains établis en France sont appelés
« immigrés », sans distinction avec la connotation péjorative que la majorité serait entrée
« illégalement » sur le territoire français. Dans ces appellations, on voit toute la différence
conceptuelle donnée aux deux groupes. Le « coopérant », « l’entrepreneur », « le consultant »
est censé apporter un savoir-faire utile au pays d’accueil. En revanche, « l’immigré » est
souvent associé à une série de problèmes comme le chômage, le travail parallèle, la violation
de la loi, le fardeau pour les finances publiques, etc.
Les Européens peuvent aller facilement et souvent sans visa dans les anciennes colonies. Par
contre, les citoyens de celles-ci, y compris des fonctionnaires et intellectuels, ont toutes les
difficultés du monde à obtenir un visa. Il y a donc toujours cette relation dominant-dominé qui
subsiste même dans les déplacements internationaux. L’espace compartimenté de la ville
coloniale si bien analysé par Fanon a cédé la place à un espace compartimenté au niveau
planétaire, symbolisé par l’apartheid mondial que constitue le fossé sans cesse grandissant
entre la misère au Sud et l’opulence sans limite d’une minorité de plus en plus réduite basée
principalement au Nord. Quand les « indignés » de Wall Street et du reste du monde disent
que cette minorité représente à peine 1% de la population, ils expriment de manière simple et
intelligible l’immoralité d’un système de plus en plus discrédité et illégitime.
Par ailleurs, l’ancienne puissance coloniale continue à faire prévaloir la « supériorité » de ses
valeurs, en donnant des leçons de « démocratie », de « droits humains » aux dirigeants des
anciennes colonies. Elle se permet même de faire croire que c’est elle qui peut « protéger » les
citoyens des anciennes colonies contre leurs dirigeants, souvent taxés de « dictateurs », voire
de « tyrans sanguinaires ». La Côte d’Ivoire et surtout la Libye ont servi de test à cette
doctrine impérialiste « d’ingérence humanitaire ».
Comme on le voit, si la présence physique de la domination coloniale a disparu, elle n’a pas
pour autant cessé dans les actes de tous les jours. Les rapports avec l’ancien colonisateur sont
presque restés les mêmes que ceux établis du temps de la colonisation. Ce sont des rapports de
dominant-dominé qui tendent à perpétuer l’aliénation de part et d’autre. L’ancien colonisé se
croit toujours « inférieur » à l’ancien colonisateur qui se croit toujours investi d’une « mission
civilisatrice », qui croit encore à la « supériorité » de ses valeurs et qui n’arrive pas à accepter
que l’ancien colonisé soit devenu adulte et capable de traiter avec lui sur un pied d’égalité.
Ainsi donc, les post-colonies en Afrique restent-elles encore profondément marquées par les
relations héritées de la colonisation, tant sur le plan économique, politique que culturel. La
responsabilité de cette situation incombe à la fois à aux « élites » dirigeantes et intellectuelles
africaines, mais également et parfois de manière décisive au système international dominé par
les anciennes puissances coloniales et qui laisse peu de marge de manœuvre aux pays
africains pour transformer leur indépendance en une véritable émancipation économique et
sociale. .
Conclusion
Les indépendances africaines n’ont pas débouché sur la décolonisation, c'est-à-dire la rupture
avec le système colonial dans toutes ses ramifications. L’échec du processus de
décolonisation des pays africains est imputable à des facteurs internes et externes. Les
facteurs externes sont liés à la stratégie des anciennes puissances coloniales visant à perpétuer
leur domination. Parmi les facteurs internes, on retiendra la démission d’une certaine élite qui
n’a pas osé entreprendre les ruptures nécessaires et indispensables pouvant mener à une
véritable décolonisation.
Comme une sorte de prémonition, Fanon avait envisagé un tel échec, du fait justement de la
faiblesse économique des élites dirigeantes des pays nouvellement indépendants et de leur
tendance à préserver les structures du système colonial au détriment d’un véritable processus
de décolonisation.
Un demi-siècle après sa disparition, les idées et l’action de Fanon restent d'une très grande
actualité. Ses idées sont au cœur des réflexions sur la situation actuelle des anciens pays
colonisés. Ses idées et l’exemple de son engagement résolu aux côtés des opprimés inspirent
les luttes d’aujourd’hui. Celles des mouvements sociaux associés au Forum Social Mondial
(FSM). Celles des jeunes immigrés, nouveaux « damnés de la terre », tout comme celles des
« indignés » de tous les pays. Celles des forces sociales et politiques en Afrique et ailleurs
dans les pays du Sud luttant contre le système d’oppression capitaliste/impérialiste mondialisé
caractérisé par des guerres sans fin, des politiques de pillage des ressources de la planète et
d’accumulation de richesses au profit d’une minorité de plus en plus réduite, représentant à
peine un pourcent de la population du globe.
Si tous les « damnés de la terre » d’aujourd’hui se reconnaissent en Fanon, c’est parce qu’il
était un révolutionnaire capital qui avait mis son savoir et son talent au service de tous les
opprimés du monde, en particulier de ceux du Tiers Monde. En octobre 1961, quelques
semaines avant sa disparition, dans une lettre à son ami Roger Taïeb, il avait expliqué le sens
de cet engagement: « Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les
esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je
veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais
encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers Monde et
si j’ai tenu c’est à cause d’eux »
C’est pour servir cette cause que Fanon développa une critique profonde et incisive contre le
système d’oppression coloniale et ses valeurs. Il fait partie des penseurs qui ont contribué de
manière décisive à discréditer et à délégitimer la pensée coloniale, ses valeurs et ses mythes. Il
était à la fois un révolutionnaire ardent et un penseur profond qui a ouvert aux colonisés, aux
dominés, aux « damnés de la terre » de tous les pays le chemin vers la liberté et
l’émancipation. En discréditant la pensée coloniale, il a inculqué aux colonisés la conscience
de leur force, la nécessité de prendre en main leur propre destinée en démolissant les chaînes
de l’oppression coloniale dans toutes ses manifestations.
En ces temps de crise profonde du système capitaliste/impérialiste (Amin, 2008), de sa perte
de légitimité aux yeux de la quasi-totalité de l’Humanité, une crise systémique que d’aucuns
assimilent à une « crise de civilisation » (Espaces Marx, 2011), qui engendre la confusion, le
désarroi, l’angoisse sur l’avenir de l’Humanité, la relecture de Fanon permet de retrouver une
certaine lucidité pour comprendre le présent, et puiser le courage et la détermination
nécessaires pour affronter le système d’oppression capitaliste.
Son analyse pénétrante de la réalité coloniale, son appel à la révolte, à la révolution, son
insistance sur la nécessité d’une remise en question intégrale du système colonial oppresseur
et déshumanisant ont eu une très profonde résonance pour tous les peuples et les nations qui
cherchent à reconquérir leur indépendance, leur liberté, leur dignité, à recouvrer leur
souveraineté pour décider librement de leur avenir.
C’est en tout cela que Fanon reste un penseur révolutionnaire fondamental et si contemporain
dont les idées et l’action occupent une place éminente dans le cœur de tous les opprimés du
monde et dans la conscience universelle. .
Bibliographie
Amin, Samir, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Editions Le
Temps des Cerises, Paris, 2010
Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Editions Présence Africaine, Paris, 1955
Dembélé, Demba Moussa, « Le franc CFA en sursis » Le Monde Diplomatique, juillet 2010
Espaces Marx, Une crise de civilisation? Hors série, Paris, mai 2011
Espaces Marx, Frantz Fanon incontournable. Pour une nouvelle pensée universaliste.
(Compilation de documents). Paris, 2007
Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. Préface de Jean-Paul Sartre (1961). Préface d’Alice
Cherki et postface de Mohammed Harbi (2002). Paris, Edition la Découverte/Poche, 2002.
Gassama, Makhily (dir.) 50 ans après : quelle indépendance pour l’Afrique ? Editions
Philippe Rey, Paris, 2010
---------------, L’Afrique répond à Sarkozy : contre le discours de Dakar. Editions Philippe
Rey, Paris, 2008
Réseau International Frantz Fanon, Lettres du « Sud » au « Nord ». Une anthologie. Paris,
2008
Saïd, Edward, Culture et Impérialisme, Editions Fayard, Paris, 2000
Verschave, François-Xavier, La Françafrique. Le plus long scandale de la République.
Editions Stock, Paris, 1998.
Demba Moussa Dembélé
Vice-président du Réseau International Frantz Fanon
Dakar, Sénégal