Histoire et évolution des comportements touristiques des

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Histoire et évolution des comportements touristiques des
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éclairages et témoignages
Histoire et évolution
des comportements
touristiques des français
©MEDDE
Jean-Didier Urbain,
professeur à l’université de Paris V
Je n’ai jamais vraiment été sociologue. Je
préfère donc prévenir, si tant est que je
le suis quand même un peu. Je suis avant
tout anthropologue (mon doctorat d’État
l’est d’ailleurs dans cette discipline) et
ce pour une raison essentielle que vous
allez comprendre immédiatement, à
savoir que l’anthropologie a pour intérêt
majeur et mission principale de parler
du sujet en mettant l’homme au centre
de ses pensées et réflexions sur le fait
social et culturel.
Le tourisme est un phénomène et le touriste, un sujet que l’on connaît finalement
fort mal. Aussi me semble-t-il nécessaire
de remettre sans cesse en avant cette
question par trop négligée : que serait
le tourisme sans le touriste ? Car l’on
continue de penser que le touriste est un
être assez sommaire, composé d’envies
simples : se reposer, se distraire, voir de
beaux paysages… Bref, une vision quasi
caricaturale de la psychologie de cet
acteur domine, alors qu’il est un sujet
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sans lequel rien ne serait finalement
possible. Qu’en serait-il du phénomène
sans lui ? C’est là-dessus que je voudrais
revenir, en tenant compte de ce qui a été
dit ce matin.
Comme l’a dit Marc Boyer, la question : au fond qui est le touriste ? va à
l’essentiel. Mais je crois qu’il y a plus
essentiel encore. Un peu comme les
féministes qui, dans les années 1960,
disaient : « il y a plus inconnu que le
soldat inconnu, c’est la mère du soldat
inconnu », je dirais que la question plus
essentielle encore est au fond pourquoi
voyage-t-on ? Et pourquoi voyage-t-on
de surcroît quand on n’a aucune raison,
obligation ou nécessité de le faire ? C’est
cela le touriste. C’est cette question qu’il
pose. Et quant à son évolution, c’est
cette autre : quelle est l’histoire de ce
anti-héros des « voyages inutiles » ? –
comme disait Paul Morand. Au fond,
le tourisme n’est-il pas l’industrie du
voyage inutile, par opposition au voyage
vital, de survie, migration économique
ou déplacement professionnel ? On ne
fait pas du tourisme pour survivre. Le
touriste est l’un des rares voyageurs
qui dépensent de l’argent pour voyager – avec les migrants… C’est pour
cela que l’ethnologue a pu être moqué
par Jacques Meunier comme étant un
« touriste subventionné ». Les autres
voyagent pour gagner de l’argent et/ou
sont payés pour le faire.
C’est là une perspective très différente.
Et il y a certains postulats sur lesquels
il faut peut-être revenir. D’abord, croire
que l’on aspire au voyage est une idée
reçue très répandue, que j’ai encore
entendue ce matin. Or c’est une erreur
de penser que, dès qu’on peut voyager,
on a envie de voyager. Ce n’est pas
pour rien que Léo Lagrange a appelé
les auberges de jeunesse « l’école du
tourisme ». Et Marc Boyer a justement
souligné qu’il y a à ce sujet une part largement mythique dans la représentation
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de 1936. Les congés payés n’ont pas
provoqué à cette époque un déferlement
des ouvriers sur les routes. Les ouvriers
en vacances n’ont pas plus eu l’idée
de partir qu’ils n’ont eu celle d’aller au
musée ou au théâtre quand la loi leur a
donné ce temps libre supplémentaire1 .
Cela s’apprend, le voyage. Il est un loisir
qui s’acquiert, se structure et s’élabore.
C’est une envie mais une envie fragile.
Pour avoir envie de voyager, il faut avoir
des désirs porteurs au point de prendre
le risque du bernard-l’ermite, qui sort de
sa coquille pour se reproduire, courant
le danger d’en périr. Dès qu’on sort de sa
coquille, on est fragilisé et seul le plaisir
escompté peut pousser à affronter ce
danger qu’ignore la sédentarité.
C’est plutôt à cela que je voudrais vous
sensibiliser. Pourquoi voyage-t-on ?
Tout le problème est là. Pascal disait :
« Tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne pas
savoir demeurer en repos, dans une
chambre». Pourquoi ? Au fond, essayer
d’approfondir la question du tourisme à
partir de l’évaluation et l’évolution des
désirs de celui qui le fait exister n’est
pas une question subsidiaire. Elle interroge une réalité fondamentale qui est
en propre de l’ordre de l’investigation
anthropologique.
Le sujet dont je vais vous parler n’est
évidemment pas le sujet clinique, la
personne, l’individu ou le cas caractériel isolé. C’est un sujet générique qui
voyage pour son plaisir, qui a ce projet
hédoniste, fût-il masochiste, ce qui peut
expliquer certaines pratiques touristiques physiquement ou moralement
éprouvantes, voire cruelles. Quand on
veut, par exemple, avoir une initiation à
la pêche en mer, qu’on se déguise pour
cela en matelot et qu’on se fait insulter
à l’envi par un capitaine tyrannique, il y
a quelque chose d’un peu bizarre dans
ce genre de simulacre « pédagogique »
flagellateur… Ce que je veux évoquer,
c’est donc ce sujet commun dans sa
complexité, avec cette idée corollaire à
l’appui consistant à rappeler aussi dans
le même mouvement sa nature d’un
point de vue historique…
Évidemment, si je vous dis : « le tourisme
ne serait rien sans le touriste », cela peut
vous sembler être un truisme. Mais il est
quand même intéressant que, du point
de vue linguistique, le mot touriste soit
apparu avant le mot tourisme. Robert
Mandrou, dès la Renaissance, identifie
des voyageurs qui sont pour lui des
touristes, même s’ils ne sont pas encore
nommés comme tels 2 . C’est-à-dire que
ce ne sont ni des marchands ni des
pèlerins ni des soldats. Ce sont des gens
comme Montaigne, qui voyagent pour
leur plaisir et éventuellement aussi pour
leur santé. Montaigne était un peu un
double, un mixte de voyage, sanitaire et
culturel à la fois…
Cette nuance linguistique veut simplement dire que le sujet (touriste) a
précédé le phénomène (tourisme) ; et
que réfléchir sur ce phénomène ne nous
dispense certainement pas de réfléchir
sur le sujet. Quand je me suis tourné il
y a 25 ans en direction de cette problématique, d’abord à travers la sociologie
des loisirs, j’ai été surpris de voir que
l’on parlait du tourisme sans jamais
vraiment penser au touriste : à l’homme
et ses envies. Cela débouchait sur une
vision fonctionnelle quasi caricaturale,
avec par exemple celle des trois D de
Joffre Dumazedier : Divertissement,
Distraction et Développement 3 . Cela me
parut « un peu » pauvre ou élémentaire
pour traiter en profondeur de la psychologie du tourisme…
Qu’apprenons-nous de plus sur ce
sujet quand on s’approche de lui ? Ce
matin, le voyage a été évoqué comme
un comportement déterminé par la
curiosité pour l’autre. Cette curiosité
est pourtant loin d’aller de soi. Même
quand on évoque des modèles comme
Phileas Fogg ou Robinson Crusoé, dont
on a fait des archétypes de voyage, il
faut remarquer à quel point ces deux
voyageurs-là sont peu curieux de l’autre.
L’un est indifférent et l’autre xénophobe.
Il ne faut pas se faire d’illusion : si
Robinson Crusoé avait eu les moyens à
sa disposition, il aurait exterminé tous
les sauvages sur son île ; et il ne faut pas
oublier que Fogg fait le tour du monde,
Jules Verne le dit lui-même, comme un
projectile guidé totalement inattentif aux
pays qu’il traverse. Néanmoins, on a fait
de ce naufragé et de ce globe-trotter
des modèles. Comme quoi le savoir
populaire accommode ces figures types
du voyage et en fait des mythes selon
ses désirs.
1
Cf. Marc Boyer, L’invention du tourisme, Paris,
Gallimard, « Découvertes » n°288, 1996 - p.98 et
suiv.
2
Robert Mandrou, Introduction à la France
moderne. 1500-1640. Essai de psychologie
historique, Paris, Albin Michel, 1998 – p.294 et
suiv. [1961 et 1974].
3
Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du
loisir ?, Paris, Le Seuil [1962].
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L’intérêt de réfléchir sur le touriste est
un problème que l’on a soulevé aussi
ce matin en rappelant que le tourisme
a existé après le touriste, comme
industrie, commerce et organisation.
Après tout, il est tout à fait envisageable
de considérer que le touriste pourra
continuer après le tourisme. Déjà dans
son livre de 1972 sur le tourisme, Marc
Boyer posait une question qu’on n’envisageait guère hier, ni aujourd’hui encore
: est-ce que le tourisme est périssable4 ?
Nous sommes tous peu ou prou en train
de penser que le tourisme est quelque
chose d’inépuisable. Que son marché
ne peut qu’augmenter à l’infini si l’on s’y
prend bien. Mais ce n’est pas parce que
le nombre des voyages augmente que
les possibilités commerciales augmentent elles aussi. C’est là que je voudrais
évoquer les différentes formes que
prend l’évolution des comportements
avec un touriste devenu, engagé dans
un processus d’autonomie croissante,
un voyageur qui s’autoproduit et s’autoorganise de plus en plus, s’émancipant
continûment d’une logistique et de
services qu’on pense communément
comme des médiations incontournables,
voire immuables. Or le développement
d’Internet est en train nous prouver
exactement le contraire.
C’est autour de cela que je veux un peu
réfléchir avec vous. Au préalable, étant
linguiste de formation, je pense qu’il y a
déjà l’ambiguïté même des mots tourisme
et touriste. Le problème de touriste est
le même que celui du mot homme, qui
renvoie tout à la fois à « genre humain »
et à « espèce masculine » - à l’humain et
au mâle. De même, le mot tourisme renvoie à la fois au genre « voyage fait pour
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le plaisir » (sens générique) et à l’espèce
de voyage qui consiste à « faire un tour »
(sens spécifique). C’est exactement
ce second sens que retenait d’ailleurs
Thomas Cook, qui parlait de ses voyages
en termes de voyages circulaires5 .
Penser le tourisme et son évolution,
c’est penser sa complexité, donc les
différentes espèces qui constituent
cette mobilité appelée génériquement
tourisme. Faire un circuit, un tour, ce
n’est pas la même chose que se transplanter en bord de mer ou ailleurs et y
rester trois semaines sans bouger. Ce
n’est évidemment pas le même projet.
Ce n’est pas non plus la même chose que
de faire des allers et des retours entre
sa résidence secondaire et sa résidence
principale. D’ailleurs, cette pratique a fait
sauter au passage la définition ordinaire
du touriste qui est « toute personne qui
passe trois nuits ou davantage hors de
son domicile principal, ou hors même de
son domicile habituel ». Pour certains,
cela ne colle pas : le résident secondaire
va d’un chez lui à un autre chez lui. Il
n’est pas hors de son domicile habituel.
Donc nous avons affaire ici à une autre
mobilité encore 6 . Viennent ensuite
par simples combinaisons les formes
hybrides, mêlant séjour, tourisme et
résidence.
Il faut bien voir que le vocabulaire doit
nous inciter à la prudence, d’autant que
ce n’est pas qu’une « affaire de mot »
mais bien de concepts, donc une affaire
de réalités. Ainsi, dire d’un tourisme
qu’il est « de séjour » par opposition à un
tourisme « itinérant » n’est pas cohérent.
Tourisme itinérant est un pléonasme
(comme prévoir à l’avance) et tourisme
de séjour est un oxymore, contradictoire
dans les termes (comme se hâter lentement), d’un point de vue linguistique du
moins ! Mais pour parler de l’évolution
des comportements touristiques avec
une relative précision, il faut bien pourtant distinguer tout cela : cette diversité
des usages exprimée par les mots,
puisque c’est la variation même et les
proportions de ces différentes pratiques
de la mobilité qui sont indicatrices de
tendances et d’évolutions.
S’ajoute à cela un autre préalable essentiel. Pour comprendre un comportement
« touristique », il faut savoir ce qui l’inspire. Autrement dit, un comportement
n’est pas interprétable si on ne sait pas
quelle attitude le détermine. On ne peut
pas faire abstraction de cette part psychique au sein des pratiques et penser
le touriste seulement en termes d’usager
ou de client. Il faut aussi le penser en
termes d’homme qui rêve, d’homme
qui imagine et qui a un projet. Si on
n’envisage pas le touriste comme cela,
je ne vois pas très bien comment on
peut faire de la prospective sur les tendances, puisque l’histoire de la société
en général, donc des mobilités de loisirs
en particulier, passe par l’évolution des
désirs comme des phobies du citoyen,
donc de ce voyageur.
4
Marc Boyer, Le tourisme, Paris, Le Seuil, 1982 –
p. 237 et suiv. [1972].
5
Cf. Daniel J. Boorstin, « Du voyageur au
touriste », in L’image ou ce qu’il advint du Rêve
Américain, Paris, Julliard, 1963 – p.117.
6
Cf. Jean-Didier Urbain, Paradis verts. Désirs de
campagne et passions résidentielles, Paris, Payot
& Rivages, 2008 – nouvelle édition augmentée
[2002].
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D’où l’importance pour moi, en tant
qu’anthropologue en tout cas, d’essayer
de reconstruire les imaginaires et les
représentations collectives qui sont
à l’origine du désir de voyager. Et de
comprendre comment ces représentations ont changé au cours du temps. Par
exemple, à une époque, on voyageait
pour sa santé, aujourd’hui on espère
voyager sans attraper de maladies. Ce
ne sont plus la même représentation du
voyage ni le même voyageur qui circule.
Cela est très net.
Le dernier préalable auquel je pense
est qu’une société a le tourisme qu’elle
mérite. Comme le disait Marc Boyer, le
tourisme n’est pas né n’importe où. Le
tourisme est né en Angleterre, au début
du XIXè siècle, et pas par hasard, puisque
c’était là la société la plus urbanisée du
monde. En 1861, 50% de la population
britannique était dans les villes. Il a fallu
attendre 1932 en France pour qu’il y eût
pareillement 50% de la population dans
les villes. On le sait, même statistiquement, c’est une loi quasi mécanique,
plus une ville est grosse, plus elle émet
du touriste, plus elle émet du voyageur.
Il y a donc un lien de cause à effet avec
un état de société.
Autrement dit, le tourisme se dit à
travers son touriste parce que le touriste est un symptôme de société. A
travers les aspirations et les évolutions
des désirs du touriste, se dit au fond
beaucoup plus qu’une envie de voyager.
Il s’y exprime une représentation du
monde. S’y dit comment le touriste
voit le monde. Comment le touriste va
être attiré par certaines choses ou au
contraire effrayé par d’autres. Comment
aussi ce qui pouvait être des répulsions
touristiques à une époque sont devenues
des attractions touristiques – et inversement. Auparavant, ce voyageur évitait
les favelas, les townships ou les slums.
Maintenant, cela fait partie du patrimoine courant d’un « voyage circulaire »
qui se veut un tant soit peu culturel. Ce
qui était objet de dégoût jadis est devenu
à présent un objet d’attirance…
A ce propos, on a parlé de la mondialisation ce matin, comme s’il s’agissait
simplement d’une extension de l’offre
existante à de nouveaux clients. On
pèche aussi beaucoup dans les expertises touristiques par ce défaut que
j’appellerai la vanité de l’indigène. Nous
croyons toujours être les mieux placés
pour parler de notre pays et savoir ce
qu’il offre de plus intéressant à l’œil
du visiteur étranger. Je crois que cela
est particulièrement faux. C’est un peu
comme la signalisation dans les villes :
si elle si mauvaise, c’est parce qu’en
général elle est faite par les indigènes.
Il faudrait plutôt demander à un étranger
de faire la signalisation : elle serait beaucoup mieux pensée.
De la même façon, attirer des touristes
chez soi, ce n’est pas forcément leur
dire : « Venez chez nous parce qu’on a
la Tour Eiffel et Notre-Dame». Il y a eu
un reportage sur des touristes venant
des grands pays émergents (BRICS), qui
font des tours d’Europe en quinze jours.
Qu’est-ce qui intéresse, par exemple,
des Indiens visitant la France quand ils
arrivent à Marseille ? Ce n’est pas NotreDame de la Garde, ni le vieux port ou la
Canebière, mais comment est organisée
la gare et quand ils vont pouvoir voir et
prendre le TGV. Pour eux, l’attraction
associée à la France, c’est le TGV. Vous
voyez bien ici que si l’on accueille ce
voyageur avec notre folklore et nos
cathédrales, on peut être « un peu »
décalé par rapport au désir et à l’attente
de ce type de touriste…
Le tourisme n’est finalement pas intéressant en soi. Il l’est comme symptôme
de société. A travers lui, notre société
(toute société) se raconte dans ses évolutions, ses mentalités, ses sensibilités.
C’est pour cela que je me sens davantage anthropologue que sociologue car
les sociologues ne s’occupent peu de
ces faits. Avant qu’une discipline ne s’en
empare, le synonyme d’anthropologie
culturelle jusqu’au XIXè siècle, voire
jusqu’au début du XXè siècle, était
psychologie générale. L’objet de cette
anthropologie est de déchiffrer et de
reconstituer les mentalités, les représentations et les sensibilités collectives.
C’est pour cette raison que l’anthropologue culturel se sent aussi très proche
de l’historien des mentalités et des
sensibilités.
On peut évoquer à présent quelques
tendances majeures. Il y a l’autonomie croissante du touriste, aux sens
générique et spécifique. Ce sujet s’est
émancipé des situations de surveillance
et d’encadrement, des rythmes et cycles
de vie imposés. C’est un voyageur
qui a tendance à être de plus en plus
fragmenté, voire éclaté en ses voyages,
séjours, circuits et destinations. C’est
aussi, vous le savez, quelqu’un qui a
un rapport au temps modifié, dans la
mesure où, avec des mobilités raccour« pour mémoire »
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cies et démultipliées, nos pratiques
s’acheminent à l’horizon 2015 vers une
moyenne qui serait de 5/6 jours pour les
courts séjours7, lesquels s’allongeraient
ainsi en contrepoint du raccourcissement des longs séjours de vingt à dix
jours... Et quelqu’un qui a désormais un
tel rapport au temps et à la vie ordinaire,
si modifié, n’est plus une personne qui
vit ses vacances sur le mode de la fin
de cycle puisqu’elle est maintenant toujours suspendu entre deux voyages, en
fait en transit perpétuel au sein de son
quotidien.
Quand on pense que le voyage pour
motifs personnels en région parisienne
atteint six voyages par an aujourd’hui et
que le Français est au demeurant l’Européen le plus mobile sur son territoire,
on en est maintenant à 45 km par jour
et par habitant, ce qui est énorme (on
en était encore à 30 km aux alentours
des années 1990), force est donc de
constater que l’on bouge beaucoup, de
plus en plus souvent, pour des périodes
de plus en plus courtes, au point même
que s’est mis en place un tourisme
international de proximité. Un week-end
à Lisbonne, Berlin, Saint-Pétersbourg
ou Cracovie n’est plus un grand voyage.
Quand on voit que la Chine projette
de faire une ligne TGV Pékin-Londres
d’ici dix à quinze ans, mettant ces
deux destinations à 72 heures l’une de
l’autre, on ne peut même plus opposer
l’argument de la fin de l’avion à cette
évolution. Au niveau terrestre, se dessine d’autres solutions. Il est donc sûr
que, de ce point de vue, on va voyager
sans doute de plus en plus mais (peutêtre ou sans doute) selon des modalités
très différentes.
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Comme vous le savez aussi, parmi les
grands bénéficiaires de ces évolutions,
vous avez le tourisme urbain. Il a explosé
depuis une vingtaine d’années, alors que
la ville était traditionnellement plutôt
un lieu de fuite : un site plus émetteur
que récepteur de touriste, à part les
« villes cultes », objets de « pèlerinages »
classiques. Je dirais que la ville explose
comme destination parce qu’elle est un
lieu de condensation adapté aux séjours
courts, qui permet et offre bien des
choses en un espace-temps restreint.
Autre tendance, celle suscitée par ceux
qu’on nomme les digital natives, les
gens nés avec le numérique, qui sont
des voyageurs opportunistes voyageant
pour voyager mais qui se moquent passablement de la destination. Ils achètent
parce que ce n’est pas cher mais, à la
limite, ils ne consommeront pas leur
achat, parce que ce n’est pas cher.
Vous avez aussi ce que Josette Sicsic
appelle si joliment les silver trotters,
le voyageur du troisième âge, qui est
en train d’inventer une nouvelle forme
tourisme de retraite 8 . Ces gens sont des
bi-résidents « délocalisés », qui vivent
une partie de leur vie à l’étranger par
choix et par économie. Ils sont de plus
en plus nombreux.
A l’appui de cette tendance à l’autonomie, on doit évoquer Internet et les
nouvelles technologies. On dit qu’une
voiture a autant d’électronique embarquée que le premier Airbus. Le touriste
a, lui aussi, beaucoup d’électronique
embarquée, pas seulement son portable
ou son ordinateur mais encore son
appareil numérique, sa carte bancaire,
sa carte vitale internationale. Il peut
surveiller ses comptes à 3000 km de
distance ou plus sans problème. Il
devient un cybertouriste qui vit dans la
télécommunication, parfois avec excès,
au point même de se ruer sur le premier
cybercafé dès qu’il arrive quelque part
plutôt que de visiter les lieux. Il passe
son temps à envoyer des SMS et des
MMS. Quand il se déplace, c’est avec
son GPS, si bien qu’il ne peut même plus
connaître les vertiges de l’égarement
et les bonheurs du contact avec l’indigène à qui l’on demande son chemin.
Cruciverbiste, il circule dans un monde
quadrillé, maillé et préenregistré.
Il y ainsi de très profonds changements.
Avec cette nouvelle espèce de touriste,
c’est le nouveau rapport au monde
d’un être taraudé, hanté par sa relation
prévisionnelle à la réalité, qui apparaît.
Ce voyageur veut tout prévoir, avoir du
« timing », ne pas être déçu, obtenir un
retour sur investissement obligatoirement. Il ne veut pas rater son voyage
parce que, pour lui, l’accident n’est pas
une aventure, c’est une mésaventure.
Tout ce qui sort du champ des possibles
devient – je peux vous le dire, parce que
j’ai travaillé sur 500 lettres de réclamations reçues à l’Observatoire national du
tourisme – ce leitmotiv : « Ce n’était pas
comme vous me l’aviez dit, j’ai été trahi ».
7
Cf. Georges Cazes/Françoise Potier, « Un
‘système vacancier’ français ? », in Jean Viard, F .
Potier et J .-D. Urbain, La France des temps libres
et des loisirs, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2002
– chapitre 2, p.56 et suiv.
8
Tant pour ces « boomers » inventifs que pour
cette « génération Y » consumériste portée sur la
braderie et le marchandage, voir Josette Sicsic,
« Comment voyagent les avant-gardes ? », in
Touriscopie, publication mensuelle de veille
sociologique et marketing en loisirs et tourisme,
Paris, avril 2010.
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schéma 1
Je pense que psychologiquement, nous
entrons là dans une phase de la culture du
voyage qui relève du donquichottisme,
au sens propre du terme. Don Quichotte
ne voyage pas pour voir le monde mais
pour le vérifier : voir si ce qui est dans
les livres correspond bien à ce qui est
dans le monde... Quand un touriste dit
en permanence « Ce n’est pas comme
on nous l’avait dit », dans ce souci de
vérifier, nous ne sommes plus dans une
logique de découverte ni de rencontre
mais bien dans une logique de contrôle
et d’anticipation visant à retrouver des
images et des situations déjà vues, programmées ou préconçues 9 .
Je ne porte pas de jugement de valeur.
Mais cette attitude anticipatrice et programmatique modifie complètement la
psychologie du voyage. Une révolution
est en train de se faire au regard de
laquelle les mythes de la rupture, de la
rencontre ou de l’aventure font un peu
figure de vieilles lunes. Comment voulezvous que l’on valorise l’aventure alors
que nous sommes à présent dans un univers de prévention ? Etymologiquement,
c’est le contraire : l’aventure est ce qui
schéma 2
advient ; la prévention est ce qu’on
prévient ! Comment voulez-vous être
un aventurier préventif ? Cela paraît
curieux. Incompatible. Il y a ici encore
un oxymore en forme de contradiction
psychologique forte, voire paradoxale…
Quand j’essaie de cerner les pôles
psychologiques qui attirent le touriste,
quelles sont les tendances fortes ? Dans
le schéma 1, je propose une synthèse
de ces tendances fortes, qui ne sont
pas forcément spécifiques au touriste
mais, génériques, propres à tout sujet.
Selon ces deux axes, on distingue le
Soi de l’Autrui et la Société du Désert.
Puis les quatre désirs situés de part et
d’autres de ces axes croisés : l’appel
du désert, la rêverie cénobite (ainsi
s’appelle le goût de l’ermitage collectif),
la tentation sociétale (que traduisent les
rapports fusionnels à des groupes affinitaires), et enfin le songe altruiste. J’ai
bien mis « songe » parce que cela n’est
peut-être en effet pour l’instant qu’un
fantôme ou un mirage et pas encore
véritablement un désir à l’objet clair.
On rejoint ce que je vous disais à propos
de Fogg et de Robinson Crusoe chez
lesquels il n’y a pas de songe altruiste.
Robinson se trouve un Vendredi, Fogg a
Passepartout, puis Mrs Aouda, indienne
que son serviteur sauve du bûcher et
qui devient l’épouse du maître. Ces
gens là ne rêvent pas de société, ni de
l’autre, mais bien de compagnie. C’est la
rêverie cénobite. De l’entre soi intime. Il
me semble que c’est la tendance la plus
forte aujourd’hui dans notre société.
le schéma 2 permet d’expliciter ce
qu’est l’appel du désert en termes de
personne(s). C’est moi seul ou, à la
limite, moi plus toi dans une relation
narcissique. Le cénobitisme, c’est moi
plus les miens. La tentation sociétale,
c’est moi plus les mêmes. L’altérité, c’est
évidemment moi plus les autres.
9
Cf. Jean-Didier Urbain, Le voyage était presque
parfait. Essai sur les voyages ratés, Paris, Payot
& Rivages, 2008 – conclusion, en particulier « Le
complexe de la boule de cristal », p.483 et suiv.
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schéma 3
schéma 4
J’explicite dans le schéma 3 le désert
sous la forme du vide, la grégarité sociétale sous la forme de la foule, le rassemblement cénobitique sous la forme de la
tribu, et l’expérience de l’altérité sous
la forme de l’Autre avec un grand A. Si
les miens sont des êtres familiers, les
mêmes ne sont que des inconnus tandis
que les autres sont des étrangers – soit
trois paliers bien distincts au sein de
relation interpersonnelle.
Dans le quatrième schéma, je montre
que le désir de soi est une démarche
extrêmement réflexive et introvertie par
définition. Je dirais que quelque part, par
le discours au moins et sa stratégie de
communication, la figure emblématique
au plan professionnel de cette introversion est illustrée par un voyagiste comme
Terres d’Aventure. C’est le tourisme du
désert, de nature, le tourisme du vide,
non pas tant pour partager une expérience que pour avoir une transe, seul,
en haut d’une dune ou d’une falaise, tout
seul face à l’infini, comme un grand. On
trouve des discours proches de celui des
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mystiques dans le catalogue de ce voyagiste. C’est tout à fait étonnant. Quand
on regarde bien, on dirait presque que
« c’est beau comme du Ella Maillart10 ».
Ensuite, vous avez le désir des siens.
C’est la tendance la plus forte, avec ce
resserrement sur la tribu, la famille,
le clan, le club, les amis, en termes de
villégiature ou d’itinérance en bande. Le
modèle du voyage aujourd’hui est représenté par le nouveau concept des petits
groupes, entre 6 et 12 touristes. Ce
n’est plus du tout le voyage collectif. De
même, les bonnes vacances sédentaires
se passent dans la résidence secondaire
ou dans la famille des parents, où l’on vit
dans un espace clos. C’est le syndrome
de Candide démultiplié : on cultive son
jardin et on est très heureux comme
ça. C’est d’ailleurs, fondamentalement,
cette simulation autarcique qui attire
les gens à la campagne. Dans l’enquête
que j’évoquais ce matin, faite par l’Observatoire nationale du tourisme sur les
vacanciers fidèles à la campagne, pour
quelles raisons fondamentales les gens
vont-ils à la campagne ? Ce n’est pas
pour la nature (8% des cas) mais pour
le silence et les retrouvailles en famille
et entre amis11 . La nature, c’est plutôt
maintenant la montagne et le littoral,
même s’il est passablement artificialisé !
C’est une question d’image.
Certes, le désir de foule existe. On peut
parler ici des sites balnéaires. La plage
est un phénomène colossal qui, loin de
se démoder, s’exporte et se mondialise
du Vietnam jusqu’en Basse Californie.
En France, la plage a la vie dure en dépit
de sa mauvaise réputation. Cette forme
de tourisme, qui relève en fait de la villégiature, résiste fort bien aux critiques
des hérauts des loisirs culturels. Elle
représente 30 à 35 millions d’individus
concentrés sur 4% du territoire national entre juillet et août. On va à la plage
pas seulement pour prendre un bain de
10
Cf. Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage.
Histoires de touristes, Paris, Payot & Rivages,
2002 – p.230-232 [1991].
11
Cf. J.-D. Urbain, Paradis verts. Désirs de
campagne et passions résidentielles, op. cit. – par
exemple, chapitre X.
59
mer mais aussi pour prendre un bain de
foule. J’ai travaillé sur ce sujet 12 . Je peux
vous assurer que sur une plage déserte,
les gens qui arrivent, par exemple les
deuxièmes, ne vont pas se mettre le
plus loin possible des premiers arrivés
mais assez près. C’est la stratégie du
hérisson, comme dit Schopenhauer,
assez près pour se tenir compagnie,
mais pas trop près non plus de peur de
se piquer. Mais on s’agglomère quand
même. Il y a là un désir d’être ensemble
qui se dit, y compris à l’insu de ceux qui
l’expriment par leurs comportements.
C’est la tentation sociétale. Je pense
que les parcs à thèmes, les campings,
les croisières, les voyages organisés
collectifs à 30 ou 40 relèvent de la
même tendance, tout comme les festivals, grandes célébrations affinitaires
s’il en fut !
Quant au désir de l’autre, il y a bien sûr
les tourismes responsable, solidaire
et humanitaire. Mais il ne faut pas se
leurrer. Ils sont encore très marginaux
et je ne sais pas si l’on peut envisager
dans l’avenir un grand basculement
altruiste dans les pratiques touristiques
et, a fortiori, les mentalités. La première
destination du touriste reste lui-même et
les siens. Il est trop tôt pour se prononcer. Mais il y a bien néanmoins, outre
celui d’un tourisme ethnographique déjà
ancien, un marché du tourisme humanitaire, tourisme interventionniste et participatif, qui se commercialise et valorise
ses voyages comme des expériences
(souvent très onéreuses) de stages
auprès de ceux qui rêvent d’incorporer
un jour une ONG. Une anthropologue
travaille sur les ramifications et les
aspects équivoques de ce marché qui ne
dit pas toujours son nom et surtout ses
contradictions13 .
Pour finir, je situerai le concept du Club
Méditerranée. Ce matin, quelqu’un
a dit que le Club Méditerranée était
assez proche de Cook ! ? Mais cela
n’a strictement rien à voir ! A l’origine,
le concept a été pensé par Gérard
Blitz, diamantaire anversois que le
gouvernement chargea au sortir de la
Seconde Guerre de la réinsertion des
concentrationnaires belges. A cette
fin, Blitz loua un hôtel en Savoie pour
leur réapprendre à vivre ensemble. Puis
quand il alla rendre visite à sa sœur
quelques années plus tard, qui dirigeait
un camp de toile à Calvi, il se dit : « Mais
bien sûr, ce dont les gens ont besoin,
c’est de vivre ensemble 14 ». Il avait eu
l’idée de ce marché, très porteur fin des
années 1940, début des années 1950,
en pleine période de reconstruction,
de mutation et d’urbanisation de la
société. Son coup de génie fut de
vendre du lien social. Du moment qu’il y
a le soleil, la mer et un lieu clos, le Club
Méditerranée peut s’installer partout. Il
n’a strictement rien à faire du dehors.
C’est bien pour cela qu’il a introduit le
paréo, y compris à Tahiti, mais aussi
en Grèce ou en Sicile. Le Club est dans
l’anachronisme le plus total parce qu’il
est dans l’utopie sociale. Son projet
n’est pas le monde mais l’entre soi.
Ce créneau a fait la gloire du Club
Méditerranée, qui s’est très astucieusement situé, me semble-t-il, à mi-chemin
du cénobitisme et de la grégarité, sur la
diagonale du plaisir qui relie la tribu à la
foule – et réciproquement15 .
M. Michaux évoquait le manque de
recherche dans le domaine de l’anthropologie. Effectivement, je suis dans la
logique de l’autofinancement et de l’autoproduction depuis des années. Nous
manquons cruellement de recherches
et de moyens d’en développer en la
matière. C’est bien pour cette raison,
et en dépit des multiples intérêts qu’il
y aurait à le connaître mieux, qu’on ne
sait pas le plus souvent qui est au juste
le touriste, lequel est la plupart du temps
mal nommé de surcroît.

12
J.-D. Urbain, Sur la plage. Mœurs et coutumes
balnéaires (XIXe -XXe siècles), Paris, Payot &
Rivages, 2007 [1994].
13
Nadège Chabloz, « Le malentendu. Les
rencontres paradoxales du ‘tourisme solidaire’ »,
in Nouvelles [?] frontières du tourisme, Actes de
la Recherche en Sciences sociales, n°170, Paris, Le
Seuil, 2007. Voir aussi, dans le même n°, « Visiter
les pauvres » de Xavier Zunigo.
14
Voir le remarquable article de Alain Ehrenberg,
« Le Club Méditerranée : 1935-1960 », in Les
vacances. Un rêve, un produit, un miroir, revue
Autrement, n°111, janvier 1990 – p.117-129.
15
Pour plus de commentaires et d’exemples sur
cette typologie, cf. J.-D. Urbain, L’Envie du Monde,
Paris, Bréal , 2011 – Partie V, p.187-226.
« pour mémoire »
l hor s-sér ie -juillet 2012

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