Histoire et évolution des comportements touristiques des
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Histoire et évolution des comportements touristiques des
52 éclairages et témoignages Histoire et évolution des comportements touristiques des français ©MEDDE Jean-Didier Urbain, professeur à l’université de Paris V Je n’ai jamais vraiment été sociologue. Je préfère donc prévenir, si tant est que je le suis quand même un peu. Je suis avant tout anthropologue (mon doctorat d’État l’est d’ailleurs dans cette discipline) et ce pour une raison essentielle que vous allez comprendre immédiatement, à savoir que l’anthropologie a pour intérêt majeur et mission principale de parler du sujet en mettant l’homme au centre de ses pensées et réflexions sur le fait social et culturel. Le tourisme est un phénomène et le touriste, un sujet que l’on connaît finalement fort mal. Aussi me semble-t-il nécessaire de remettre sans cesse en avant cette question par trop négligée : que serait le tourisme sans le touriste ? Car l’on continue de penser que le touriste est un être assez sommaire, composé d’envies simples : se reposer, se distraire, voir de beaux paysages… Bref, une vision quasi caricaturale de la psychologie de cet acteur domine, alors qu’il est un sujet hor s-sér ie - juillet 2012 l « pour mémoire » sans lequel rien ne serait finalement possible. Qu’en serait-il du phénomène sans lui ? C’est là-dessus que je voudrais revenir, en tenant compte de ce qui a été dit ce matin. Comme l’a dit Marc Boyer, la question : au fond qui est le touriste ? va à l’essentiel. Mais je crois qu’il y a plus essentiel encore. Un peu comme les féministes qui, dans les années 1960, disaient : « il y a plus inconnu que le soldat inconnu, c’est la mère du soldat inconnu », je dirais que la question plus essentielle encore est au fond pourquoi voyage-t-on ? Et pourquoi voyage-t-on de surcroît quand on n’a aucune raison, obligation ou nécessité de le faire ? C’est cela le touriste. C’est cette question qu’il pose. Et quant à son évolution, c’est cette autre : quelle est l’histoire de ce anti-héros des « voyages inutiles » ? – comme disait Paul Morand. Au fond, le tourisme n’est-il pas l’industrie du voyage inutile, par opposition au voyage vital, de survie, migration économique ou déplacement professionnel ? On ne fait pas du tourisme pour survivre. Le touriste est l’un des rares voyageurs qui dépensent de l’argent pour voyager – avec les migrants… C’est pour cela que l’ethnologue a pu être moqué par Jacques Meunier comme étant un « touriste subventionné ». Les autres voyagent pour gagner de l’argent et/ou sont payés pour le faire. C’est là une perspective très différente. Et il y a certains postulats sur lesquels il faut peut-être revenir. D’abord, croire que l’on aspire au voyage est une idée reçue très répandue, que j’ai encore entendue ce matin. Or c’est une erreur de penser que, dès qu’on peut voyager, on a envie de voyager. Ce n’est pas pour rien que Léo Lagrange a appelé les auberges de jeunesse « l’école du tourisme ». Et Marc Boyer a justement souligné qu’il y a à ce sujet une part largement mythique dans la représentation 53 de 1936. Les congés payés n’ont pas provoqué à cette époque un déferlement des ouvriers sur les routes. Les ouvriers en vacances n’ont pas plus eu l’idée de partir qu’ils n’ont eu celle d’aller au musée ou au théâtre quand la loi leur a donné ce temps libre supplémentaire1 . Cela s’apprend, le voyage. Il est un loisir qui s’acquiert, se structure et s’élabore. C’est une envie mais une envie fragile. Pour avoir envie de voyager, il faut avoir des désirs porteurs au point de prendre le risque du bernard-l’ermite, qui sort de sa coquille pour se reproduire, courant le danger d’en périr. Dès qu’on sort de sa coquille, on est fragilisé et seul le plaisir escompté peut pousser à affronter ce danger qu’ignore la sédentarité. C’est plutôt à cela que je voudrais vous sensibiliser. Pourquoi voyage-t-on ? Tout le problème est là. Pascal disait : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre». Pourquoi ? Au fond, essayer d’approfondir la question du tourisme à partir de l’évaluation et l’évolution des désirs de celui qui le fait exister n’est pas une question subsidiaire. Elle interroge une réalité fondamentale qui est en propre de l’ordre de l’investigation anthropologique. Le sujet dont je vais vous parler n’est évidemment pas le sujet clinique, la personne, l’individu ou le cas caractériel isolé. C’est un sujet générique qui voyage pour son plaisir, qui a ce projet hédoniste, fût-il masochiste, ce qui peut expliquer certaines pratiques touristiques physiquement ou moralement éprouvantes, voire cruelles. Quand on veut, par exemple, avoir une initiation à la pêche en mer, qu’on se déguise pour cela en matelot et qu’on se fait insulter à l’envi par un capitaine tyrannique, il y a quelque chose d’un peu bizarre dans ce genre de simulacre « pédagogique » flagellateur… Ce que je veux évoquer, c’est donc ce sujet commun dans sa complexité, avec cette idée corollaire à l’appui consistant à rappeler aussi dans le même mouvement sa nature d’un point de vue historique… Évidemment, si je vous dis : « le tourisme ne serait rien sans le touriste », cela peut vous sembler être un truisme. Mais il est quand même intéressant que, du point de vue linguistique, le mot touriste soit apparu avant le mot tourisme. Robert Mandrou, dès la Renaissance, identifie des voyageurs qui sont pour lui des touristes, même s’ils ne sont pas encore nommés comme tels 2 . C’est-à-dire que ce ne sont ni des marchands ni des pèlerins ni des soldats. Ce sont des gens comme Montaigne, qui voyagent pour leur plaisir et éventuellement aussi pour leur santé. Montaigne était un peu un double, un mixte de voyage, sanitaire et culturel à la fois… Cette nuance linguistique veut simplement dire que le sujet (touriste) a précédé le phénomène (tourisme) ; et que réfléchir sur ce phénomène ne nous dispense certainement pas de réfléchir sur le sujet. Quand je me suis tourné il y a 25 ans en direction de cette problématique, d’abord à travers la sociologie des loisirs, j’ai été surpris de voir que l’on parlait du tourisme sans jamais vraiment penser au touriste : à l’homme et ses envies. Cela débouchait sur une vision fonctionnelle quasi caricaturale, avec par exemple celle des trois D de Joffre Dumazedier : Divertissement, Distraction et Développement 3 . Cela me parut « un peu » pauvre ou élémentaire pour traiter en profondeur de la psychologie du tourisme… Qu’apprenons-nous de plus sur ce sujet quand on s’approche de lui ? Ce matin, le voyage a été évoqué comme un comportement déterminé par la curiosité pour l’autre. Cette curiosité est pourtant loin d’aller de soi. Même quand on évoque des modèles comme Phileas Fogg ou Robinson Crusoé, dont on a fait des archétypes de voyage, il faut remarquer à quel point ces deux voyageurs-là sont peu curieux de l’autre. L’un est indifférent et l’autre xénophobe. Il ne faut pas se faire d’illusion : si Robinson Crusoé avait eu les moyens à sa disposition, il aurait exterminé tous les sauvages sur son île ; et il ne faut pas oublier que Fogg fait le tour du monde, Jules Verne le dit lui-même, comme un projectile guidé totalement inattentif aux pays qu’il traverse. Néanmoins, on a fait de ce naufragé et de ce globe-trotter des modèles. Comme quoi le savoir populaire accommode ces figures types du voyage et en fait des mythes selon ses désirs. 1 Cf. Marc Boyer, L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, « Découvertes » n°288, 1996 - p.98 et suiv. 2 Robert Mandrou, Introduction à la France moderne. 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel, 1998 – p.294 et suiv. [1961 et 1974]. 3 Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le Seuil [1962]. « pour mémoire » l hor s-sér ie -juillet 2012 54 L’intérêt de réfléchir sur le touriste est un problème que l’on a soulevé aussi ce matin en rappelant que le tourisme a existé après le touriste, comme industrie, commerce et organisation. Après tout, il est tout à fait envisageable de considérer que le touriste pourra continuer après le tourisme. Déjà dans son livre de 1972 sur le tourisme, Marc Boyer posait une question qu’on n’envisageait guère hier, ni aujourd’hui encore : est-ce que le tourisme est périssable4 ? Nous sommes tous peu ou prou en train de penser que le tourisme est quelque chose d’inépuisable. Que son marché ne peut qu’augmenter à l’infini si l’on s’y prend bien. Mais ce n’est pas parce que le nombre des voyages augmente que les possibilités commerciales augmentent elles aussi. C’est là que je voudrais évoquer les différentes formes que prend l’évolution des comportements avec un touriste devenu, engagé dans un processus d’autonomie croissante, un voyageur qui s’autoproduit et s’autoorganise de plus en plus, s’émancipant continûment d’une logistique et de services qu’on pense communément comme des médiations incontournables, voire immuables. Or le développement d’Internet est en train nous prouver exactement le contraire. C’est autour de cela que je veux un peu réfléchir avec vous. Au préalable, étant linguiste de formation, je pense qu’il y a déjà l’ambiguïté même des mots tourisme et touriste. Le problème de touriste est le même que celui du mot homme, qui renvoie tout à la fois à « genre humain » et à « espèce masculine » - à l’humain et au mâle. De même, le mot tourisme renvoie à la fois au genre « voyage fait pour hor s-sér ie - juillet 2012 l « pour mémoire » le plaisir » (sens générique) et à l’espèce de voyage qui consiste à « faire un tour » (sens spécifique). C’est exactement ce second sens que retenait d’ailleurs Thomas Cook, qui parlait de ses voyages en termes de voyages circulaires5 . Penser le tourisme et son évolution, c’est penser sa complexité, donc les différentes espèces qui constituent cette mobilité appelée génériquement tourisme. Faire un circuit, un tour, ce n’est pas la même chose que se transplanter en bord de mer ou ailleurs et y rester trois semaines sans bouger. Ce n’est évidemment pas le même projet. Ce n’est pas non plus la même chose que de faire des allers et des retours entre sa résidence secondaire et sa résidence principale. D’ailleurs, cette pratique a fait sauter au passage la définition ordinaire du touriste qui est « toute personne qui passe trois nuits ou davantage hors de son domicile principal, ou hors même de son domicile habituel ». Pour certains, cela ne colle pas : le résident secondaire va d’un chez lui à un autre chez lui. Il n’est pas hors de son domicile habituel. Donc nous avons affaire ici à une autre mobilité encore 6 . Viennent ensuite par simples combinaisons les formes hybrides, mêlant séjour, tourisme et résidence. Il faut bien voir que le vocabulaire doit nous inciter à la prudence, d’autant que ce n’est pas qu’une « affaire de mot » mais bien de concepts, donc une affaire de réalités. Ainsi, dire d’un tourisme qu’il est « de séjour » par opposition à un tourisme « itinérant » n’est pas cohérent. Tourisme itinérant est un pléonasme (comme prévoir à l’avance) et tourisme de séjour est un oxymore, contradictoire dans les termes (comme se hâter lentement), d’un point de vue linguistique du moins ! Mais pour parler de l’évolution des comportements touristiques avec une relative précision, il faut bien pourtant distinguer tout cela : cette diversité des usages exprimée par les mots, puisque c’est la variation même et les proportions de ces différentes pratiques de la mobilité qui sont indicatrices de tendances et d’évolutions. S’ajoute à cela un autre préalable essentiel. Pour comprendre un comportement « touristique », il faut savoir ce qui l’inspire. Autrement dit, un comportement n’est pas interprétable si on ne sait pas quelle attitude le détermine. On ne peut pas faire abstraction de cette part psychique au sein des pratiques et penser le touriste seulement en termes d’usager ou de client. Il faut aussi le penser en termes d’homme qui rêve, d’homme qui imagine et qui a un projet. Si on n’envisage pas le touriste comme cela, je ne vois pas très bien comment on peut faire de la prospective sur les tendances, puisque l’histoire de la société en général, donc des mobilités de loisirs en particulier, passe par l’évolution des désirs comme des phobies du citoyen, donc de ce voyageur. 4 Marc Boyer, Le tourisme, Paris, Le Seuil, 1982 – p. 237 et suiv. [1972]. 5 Cf. Daniel J. Boorstin, « Du voyageur au touriste », in L’image ou ce qu’il advint du Rêve Américain, Paris, Julliard, 1963 – p.117. 6 Cf. Jean-Didier Urbain, Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles, Paris, Payot & Rivages, 2008 – nouvelle édition augmentée [2002]. 55 D’où l’importance pour moi, en tant qu’anthropologue en tout cas, d’essayer de reconstruire les imaginaires et les représentations collectives qui sont à l’origine du désir de voyager. Et de comprendre comment ces représentations ont changé au cours du temps. Par exemple, à une époque, on voyageait pour sa santé, aujourd’hui on espère voyager sans attraper de maladies. Ce ne sont plus la même représentation du voyage ni le même voyageur qui circule. Cela est très net. Le dernier préalable auquel je pense est qu’une société a le tourisme qu’elle mérite. Comme le disait Marc Boyer, le tourisme n’est pas né n’importe où. Le tourisme est né en Angleterre, au début du XIXè siècle, et pas par hasard, puisque c’était là la société la plus urbanisée du monde. En 1861, 50% de la population britannique était dans les villes. Il a fallu attendre 1932 en France pour qu’il y eût pareillement 50% de la population dans les villes. On le sait, même statistiquement, c’est une loi quasi mécanique, plus une ville est grosse, plus elle émet du touriste, plus elle émet du voyageur. Il y a donc un lien de cause à effet avec un état de société. Autrement dit, le tourisme se dit à travers son touriste parce que le touriste est un symptôme de société. A travers les aspirations et les évolutions des désirs du touriste, se dit au fond beaucoup plus qu’une envie de voyager. Il s’y exprime une représentation du monde. S’y dit comment le touriste voit le monde. Comment le touriste va être attiré par certaines choses ou au contraire effrayé par d’autres. Comment aussi ce qui pouvait être des répulsions touristiques à une époque sont devenues des attractions touristiques – et inversement. Auparavant, ce voyageur évitait les favelas, les townships ou les slums. Maintenant, cela fait partie du patrimoine courant d’un « voyage circulaire » qui se veut un tant soit peu culturel. Ce qui était objet de dégoût jadis est devenu à présent un objet d’attirance… A ce propos, on a parlé de la mondialisation ce matin, comme s’il s’agissait simplement d’une extension de l’offre existante à de nouveaux clients. On pèche aussi beaucoup dans les expertises touristiques par ce défaut que j’appellerai la vanité de l’indigène. Nous croyons toujours être les mieux placés pour parler de notre pays et savoir ce qu’il offre de plus intéressant à l’œil du visiteur étranger. Je crois que cela est particulièrement faux. C’est un peu comme la signalisation dans les villes : si elle si mauvaise, c’est parce qu’en général elle est faite par les indigènes. Il faudrait plutôt demander à un étranger de faire la signalisation : elle serait beaucoup mieux pensée. De la même façon, attirer des touristes chez soi, ce n’est pas forcément leur dire : « Venez chez nous parce qu’on a la Tour Eiffel et Notre-Dame». Il y a eu un reportage sur des touristes venant des grands pays émergents (BRICS), qui font des tours d’Europe en quinze jours. Qu’est-ce qui intéresse, par exemple, des Indiens visitant la France quand ils arrivent à Marseille ? Ce n’est pas NotreDame de la Garde, ni le vieux port ou la Canebière, mais comment est organisée la gare et quand ils vont pouvoir voir et prendre le TGV. Pour eux, l’attraction associée à la France, c’est le TGV. Vous voyez bien ici que si l’on accueille ce voyageur avec notre folklore et nos cathédrales, on peut être « un peu » décalé par rapport au désir et à l’attente de ce type de touriste… Le tourisme n’est finalement pas intéressant en soi. Il l’est comme symptôme de société. A travers lui, notre société (toute société) se raconte dans ses évolutions, ses mentalités, ses sensibilités. C’est pour cela que je me sens davantage anthropologue que sociologue car les sociologues ne s’occupent peu de ces faits. Avant qu’une discipline ne s’en empare, le synonyme d’anthropologie culturelle jusqu’au XIXè siècle, voire jusqu’au début du XXè siècle, était psychologie générale. L’objet de cette anthropologie est de déchiffrer et de reconstituer les mentalités, les représentations et les sensibilités collectives. C’est pour cette raison que l’anthropologue culturel se sent aussi très proche de l’historien des mentalités et des sensibilités. On peut évoquer à présent quelques tendances majeures. Il y a l’autonomie croissante du touriste, aux sens générique et spécifique. Ce sujet s’est émancipé des situations de surveillance et d’encadrement, des rythmes et cycles de vie imposés. C’est un voyageur qui a tendance à être de plus en plus fragmenté, voire éclaté en ses voyages, séjours, circuits et destinations. C’est aussi, vous le savez, quelqu’un qui a un rapport au temps modifié, dans la mesure où, avec des mobilités raccour« pour mémoire » l hor s-sér ie -juillet 2012 56 cies et démultipliées, nos pratiques s’acheminent à l’horizon 2015 vers une moyenne qui serait de 5/6 jours pour les courts séjours7, lesquels s’allongeraient ainsi en contrepoint du raccourcissement des longs séjours de vingt à dix jours... Et quelqu’un qui a désormais un tel rapport au temps et à la vie ordinaire, si modifié, n’est plus une personne qui vit ses vacances sur le mode de la fin de cycle puisqu’elle est maintenant toujours suspendu entre deux voyages, en fait en transit perpétuel au sein de son quotidien. Quand on pense que le voyage pour motifs personnels en région parisienne atteint six voyages par an aujourd’hui et que le Français est au demeurant l’Européen le plus mobile sur son territoire, on en est maintenant à 45 km par jour et par habitant, ce qui est énorme (on en était encore à 30 km aux alentours des années 1990), force est donc de constater que l’on bouge beaucoup, de plus en plus souvent, pour des périodes de plus en plus courtes, au point même que s’est mis en place un tourisme international de proximité. Un week-end à Lisbonne, Berlin, Saint-Pétersbourg ou Cracovie n’est plus un grand voyage. Quand on voit que la Chine projette de faire une ligne TGV Pékin-Londres d’ici dix à quinze ans, mettant ces deux destinations à 72 heures l’une de l’autre, on ne peut même plus opposer l’argument de la fin de l’avion à cette évolution. Au niveau terrestre, se dessine d’autres solutions. Il est donc sûr que, de ce point de vue, on va voyager sans doute de plus en plus mais (peutêtre ou sans doute) selon des modalités très différentes. hor s-sér ie - juillet 2012 l « pour mémoire » Comme vous le savez aussi, parmi les grands bénéficiaires de ces évolutions, vous avez le tourisme urbain. Il a explosé depuis une vingtaine d’années, alors que la ville était traditionnellement plutôt un lieu de fuite : un site plus émetteur que récepteur de touriste, à part les « villes cultes », objets de « pèlerinages » classiques. Je dirais que la ville explose comme destination parce qu’elle est un lieu de condensation adapté aux séjours courts, qui permet et offre bien des choses en un espace-temps restreint. Autre tendance, celle suscitée par ceux qu’on nomme les digital natives, les gens nés avec le numérique, qui sont des voyageurs opportunistes voyageant pour voyager mais qui se moquent passablement de la destination. Ils achètent parce que ce n’est pas cher mais, à la limite, ils ne consommeront pas leur achat, parce que ce n’est pas cher. Vous avez aussi ce que Josette Sicsic appelle si joliment les silver trotters, le voyageur du troisième âge, qui est en train d’inventer une nouvelle forme tourisme de retraite 8 . Ces gens sont des bi-résidents « délocalisés », qui vivent une partie de leur vie à l’étranger par choix et par économie. Ils sont de plus en plus nombreux. A l’appui de cette tendance à l’autonomie, on doit évoquer Internet et les nouvelles technologies. On dit qu’une voiture a autant d’électronique embarquée que le premier Airbus. Le touriste a, lui aussi, beaucoup d’électronique embarquée, pas seulement son portable ou son ordinateur mais encore son appareil numérique, sa carte bancaire, sa carte vitale internationale. Il peut surveiller ses comptes à 3000 km de distance ou plus sans problème. Il devient un cybertouriste qui vit dans la télécommunication, parfois avec excès, au point même de se ruer sur le premier cybercafé dès qu’il arrive quelque part plutôt que de visiter les lieux. Il passe son temps à envoyer des SMS et des MMS. Quand il se déplace, c’est avec son GPS, si bien qu’il ne peut même plus connaître les vertiges de l’égarement et les bonheurs du contact avec l’indigène à qui l’on demande son chemin. Cruciverbiste, il circule dans un monde quadrillé, maillé et préenregistré. Il y ainsi de très profonds changements. Avec cette nouvelle espèce de touriste, c’est le nouveau rapport au monde d’un être taraudé, hanté par sa relation prévisionnelle à la réalité, qui apparaît. Ce voyageur veut tout prévoir, avoir du « timing », ne pas être déçu, obtenir un retour sur investissement obligatoirement. Il ne veut pas rater son voyage parce que, pour lui, l’accident n’est pas une aventure, c’est une mésaventure. Tout ce qui sort du champ des possibles devient – je peux vous le dire, parce que j’ai travaillé sur 500 lettres de réclamations reçues à l’Observatoire national du tourisme – ce leitmotiv : « Ce n’était pas comme vous me l’aviez dit, j’ai été trahi ». 7 Cf. Georges Cazes/Françoise Potier, « Un ‘système vacancier’ français ? », in Jean Viard, F . Potier et J .-D. Urbain, La France des temps libres et des loisirs, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2002 – chapitre 2, p.56 et suiv. 8 Tant pour ces « boomers » inventifs que pour cette « génération Y » consumériste portée sur la braderie et le marchandage, voir Josette Sicsic, « Comment voyagent les avant-gardes ? », in Touriscopie, publication mensuelle de veille sociologique et marketing en loisirs et tourisme, Paris, avril 2010. 57 schéma 1 Je pense que psychologiquement, nous entrons là dans une phase de la culture du voyage qui relève du donquichottisme, au sens propre du terme. Don Quichotte ne voyage pas pour voir le monde mais pour le vérifier : voir si ce qui est dans les livres correspond bien à ce qui est dans le monde... Quand un touriste dit en permanence « Ce n’est pas comme on nous l’avait dit », dans ce souci de vérifier, nous ne sommes plus dans une logique de découverte ni de rencontre mais bien dans une logique de contrôle et d’anticipation visant à retrouver des images et des situations déjà vues, programmées ou préconçues 9 . Je ne porte pas de jugement de valeur. Mais cette attitude anticipatrice et programmatique modifie complètement la psychologie du voyage. Une révolution est en train de se faire au regard de laquelle les mythes de la rupture, de la rencontre ou de l’aventure font un peu figure de vieilles lunes. Comment voulezvous que l’on valorise l’aventure alors que nous sommes à présent dans un univers de prévention ? Etymologiquement, c’est le contraire : l’aventure est ce qui schéma 2 advient ; la prévention est ce qu’on prévient ! Comment voulez-vous être un aventurier préventif ? Cela paraît curieux. Incompatible. Il y a ici encore un oxymore en forme de contradiction psychologique forte, voire paradoxale… Quand j’essaie de cerner les pôles psychologiques qui attirent le touriste, quelles sont les tendances fortes ? Dans le schéma 1, je propose une synthèse de ces tendances fortes, qui ne sont pas forcément spécifiques au touriste mais, génériques, propres à tout sujet. Selon ces deux axes, on distingue le Soi de l’Autrui et la Société du Désert. Puis les quatre désirs situés de part et d’autres de ces axes croisés : l’appel du désert, la rêverie cénobite (ainsi s’appelle le goût de l’ermitage collectif), la tentation sociétale (que traduisent les rapports fusionnels à des groupes affinitaires), et enfin le songe altruiste. J’ai bien mis « songe » parce que cela n’est peut-être en effet pour l’instant qu’un fantôme ou un mirage et pas encore véritablement un désir à l’objet clair. On rejoint ce que je vous disais à propos de Fogg et de Robinson Crusoe chez lesquels il n’y a pas de songe altruiste. Robinson se trouve un Vendredi, Fogg a Passepartout, puis Mrs Aouda, indienne que son serviteur sauve du bûcher et qui devient l’épouse du maître. Ces gens là ne rêvent pas de société, ni de l’autre, mais bien de compagnie. C’est la rêverie cénobite. De l’entre soi intime. Il me semble que c’est la tendance la plus forte aujourd’hui dans notre société. le schéma 2 permet d’expliciter ce qu’est l’appel du désert en termes de personne(s). C’est moi seul ou, à la limite, moi plus toi dans une relation narcissique. Le cénobitisme, c’est moi plus les miens. La tentation sociétale, c’est moi plus les mêmes. L’altérité, c’est évidemment moi plus les autres. 9 Cf. Jean-Didier Urbain, Le voyage était presque parfait. Essai sur les voyages ratés, Paris, Payot & Rivages, 2008 – conclusion, en particulier « Le complexe de la boule de cristal », p.483 et suiv. « pour mémoire » l hor s-sér ie -juillet 2012 58 schéma 3 schéma 4 J’explicite dans le schéma 3 le désert sous la forme du vide, la grégarité sociétale sous la forme de la foule, le rassemblement cénobitique sous la forme de la tribu, et l’expérience de l’altérité sous la forme de l’Autre avec un grand A. Si les miens sont des êtres familiers, les mêmes ne sont que des inconnus tandis que les autres sont des étrangers – soit trois paliers bien distincts au sein de relation interpersonnelle. Dans le quatrième schéma, je montre que le désir de soi est une démarche extrêmement réflexive et introvertie par définition. Je dirais que quelque part, par le discours au moins et sa stratégie de communication, la figure emblématique au plan professionnel de cette introversion est illustrée par un voyagiste comme Terres d’Aventure. C’est le tourisme du désert, de nature, le tourisme du vide, non pas tant pour partager une expérience que pour avoir une transe, seul, en haut d’une dune ou d’une falaise, tout seul face à l’infini, comme un grand. On trouve des discours proches de celui des hor s-sér ie - juillet 2012 l « pour mémoire » mystiques dans le catalogue de ce voyagiste. C’est tout à fait étonnant. Quand on regarde bien, on dirait presque que « c’est beau comme du Ella Maillart10 ». Ensuite, vous avez le désir des siens. C’est la tendance la plus forte, avec ce resserrement sur la tribu, la famille, le clan, le club, les amis, en termes de villégiature ou d’itinérance en bande. Le modèle du voyage aujourd’hui est représenté par le nouveau concept des petits groupes, entre 6 et 12 touristes. Ce n’est plus du tout le voyage collectif. De même, les bonnes vacances sédentaires se passent dans la résidence secondaire ou dans la famille des parents, où l’on vit dans un espace clos. C’est le syndrome de Candide démultiplié : on cultive son jardin et on est très heureux comme ça. C’est d’ailleurs, fondamentalement, cette simulation autarcique qui attire les gens à la campagne. Dans l’enquête que j’évoquais ce matin, faite par l’Observatoire nationale du tourisme sur les vacanciers fidèles à la campagne, pour quelles raisons fondamentales les gens vont-ils à la campagne ? Ce n’est pas pour la nature (8% des cas) mais pour le silence et les retrouvailles en famille et entre amis11 . La nature, c’est plutôt maintenant la montagne et le littoral, même s’il est passablement artificialisé ! C’est une question d’image. Certes, le désir de foule existe. On peut parler ici des sites balnéaires. La plage est un phénomène colossal qui, loin de se démoder, s’exporte et se mondialise du Vietnam jusqu’en Basse Californie. En France, la plage a la vie dure en dépit de sa mauvaise réputation. Cette forme de tourisme, qui relève en fait de la villégiature, résiste fort bien aux critiques des hérauts des loisirs culturels. Elle représente 30 à 35 millions d’individus concentrés sur 4% du territoire national entre juillet et août. On va à la plage pas seulement pour prendre un bain de 10 Cf. Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot & Rivages, 2002 – p.230-232 [1991]. 11 Cf. J.-D. Urbain, Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles, op. cit. – par exemple, chapitre X. 59 mer mais aussi pour prendre un bain de foule. J’ai travaillé sur ce sujet 12 . Je peux vous assurer que sur une plage déserte, les gens qui arrivent, par exemple les deuxièmes, ne vont pas se mettre le plus loin possible des premiers arrivés mais assez près. C’est la stratégie du hérisson, comme dit Schopenhauer, assez près pour se tenir compagnie, mais pas trop près non plus de peur de se piquer. Mais on s’agglomère quand même. Il y a là un désir d’être ensemble qui se dit, y compris à l’insu de ceux qui l’expriment par leurs comportements. C’est la tentation sociétale. Je pense que les parcs à thèmes, les campings, les croisières, les voyages organisés collectifs à 30 ou 40 relèvent de la même tendance, tout comme les festivals, grandes célébrations affinitaires s’il en fut ! Quant au désir de l’autre, il y a bien sûr les tourismes responsable, solidaire et humanitaire. Mais il ne faut pas se leurrer. Ils sont encore très marginaux et je ne sais pas si l’on peut envisager dans l’avenir un grand basculement altruiste dans les pratiques touristiques et, a fortiori, les mentalités. La première destination du touriste reste lui-même et les siens. Il est trop tôt pour se prononcer. Mais il y a bien néanmoins, outre celui d’un tourisme ethnographique déjà ancien, un marché du tourisme humanitaire, tourisme interventionniste et participatif, qui se commercialise et valorise ses voyages comme des expériences (souvent très onéreuses) de stages auprès de ceux qui rêvent d’incorporer un jour une ONG. Une anthropologue travaille sur les ramifications et les aspects équivoques de ce marché qui ne dit pas toujours son nom et surtout ses contradictions13 . Pour finir, je situerai le concept du Club Méditerranée. Ce matin, quelqu’un a dit que le Club Méditerranée était assez proche de Cook ! ? Mais cela n’a strictement rien à voir ! A l’origine, le concept a été pensé par Gérard Blitz, diamantaire anversois que le gouvernement chargea au sortir de la Seconde Guerre de la réinsertion des concentrationnaires belges. A cette fin, Blitz loua un hôtel en Savoie pour leur réapprendre à vivre ensemble. Puis quand il alla rendre visite à sa sœur quelques années plus tard, qui dirigeait un camp de toile à Calvi, il se dit : « Mais bien sûr, ce dont les gens ont besoin, c’est de vivre ensemble 14 ». Il avait eu l’idée de ce marché, très porteur fin des années 1940, début des années 1950, en pleine période de reconstruction, de mutation et d’urbanisation de la société. Son coup de génie fut de vendre du lien social. Du moment qu’il y a le soleil, la mer et un lieu clos, le Club Méditerranée peut s’installer partout. Il n’a strictement rien à faire du dehors. C’est bien pour cela qu’il a introduit le paréo, y compris à Tahiti, mais aussi en Grèce ou en Sicile. Le Club est dans l’anachronisme le plus total parce qu’il est dans l’utopie sociale. Son projet n’est pas le monde mais l’entre soi. Ce créneau a fait la gloire du Club Méditerranée, qui s’est très astucieusement situé, me semble-t-il, à mi-chemin du cénobitisme et de la grégarité, sur la diagonale du plaisir qui relie la tribu à la foule – et réciproquement15 . M. Michaux évoquait le manque de recherche dans le domaine de l’anthropologie. Effectivement, je suis dans la logique de l’autofinancement et de l’autoproduction depuis des années. Nous manquons cruellement de recherches et de moyens d’en développer en la matière. C’est bien pour cette raison, et en dépit des multiples intérêts qu’il y aurait à le connaître mieux, qu’on ne sait pas le plus souvent qui est au juste le touriste, lequel est la plupart du temps mal nommé de surcroît. 12 J.-D. Urbain, Sur la plage. Mœurs et coutumes balnéaires (XIXe -XXe siècles), Paris, Payot & Rivages, 2007 [1994]. 13 Nadège Chabloz, « Le malentendu. Les rencontres paradoxales du ‘tourisme solidaire’ », in Nouvelles [?] frontières du tourisme, Actes de la Recherche en Sciences sociales, n°170, Paris, Le Seuil, 2007. Voir aussi, dans le même n°, « Visiter les pauvres » de Xavier Zunigo. 14 Voir le remarquable article de Alain Ehrenberg, « Le Club Méditerranée : 1935-1960 », in Les vacances. Un rêve, un produit, un miroir, revue Autrement, n°111, janvier 1990 – p.117-129. 15 Pour plus de commentaires et d’exemples sur cette typologie, cf. J.-D. Urbain, L’Envie du Monde, Paris, Bréal , 2011 – Partie V, p.187-226. « pour mémoire » l hor s-sér ie -juillet 2012