« Tu t`appelles Madame Folle

Transcription

« Tu t`appelles Madame Folle
« Tu t’appelles Madame Folle-Dingue ! »
Béatrice Brault-Lebrun
Antoine a bientôt cinq ans. Je le recevrai après m’être entretenue avec sa mère qui
craint qu’il ne soit schizophrène comme son propre frère. Elle a passé son enfance dans un
climat de folie familiale auprès de ce frère qui ne bénéficiait d’aucun soin. Pour elle, cela fût
un ravage ! Elle ne veut pas revivre cela avec son fils. Le père d’Antoine minimise les
difficultés ou renvoie la cause chez l’autre, comme le faisait le grand-père maternel. Je prends
acte des relations mère-fils très tyranniques, et je propose de commencer un travail avec
Antoine.
Il se présente comme un garçon intelligent, parlant avec aisance, mais très agité et sans limite.
Je relève l’insupportable du sens des mots lui échappant. L’abstraction et l’équivoque des
signifiants le mettent à mal. Par exemple, lorsque je lui demande s’il est allé à la piscine avec
sa mère ou avec l’école, il me répond : « Tu dis des trucs impossibles ! Mon école est grande
et lourde, elle est en pierre. Maman n’était pas là. Je suis allé avec madame. L’école est
restée. » Il déteste quand l’institutrice emploie des mots inconnus ou signifiant autre chose
pour lui. Cela vire très vite à « qu’est-ce qu’elle me veut ? Qu’est-ce qu’elle me cache ? », en
supposant la mauvaise intention de l’autre, un Autre méchant. Cela signe la structure de la
persécution.
Lorsqu’il met en scène des histoires inventées, ça ne s’arrête plus. Il devient le personnage
réel de l’histoire sans rester dans le semblant. Il peut se déconnecter un court instant de la
relation à l’autre, voire délirer sur un versant discret de dépersonnalisation avec apparition
d’un double imaginaire. Exemple : Il joue au chien, il se bouche les oreilles quand je le
prénomme car je dois, non pas lui parler, mais aboyer. Je lui dis que je ne sais pas aboyer
mais seulement faire semblant car je ne suis pas un chien. Il me demande alors de parler à
l’autre Antoine assis près de lui. Il ferme les yeux et se balance sur lui-même. Je choisis donc,
à partir de cette séance, de rentrer dans ses histoires mais de les conclure moi-même
rapidement pour venir faire point d’arrêt. J’ai ajouté : « Le chien rentre chez lui, il n’aboie
plus. Antoine est revenu, il est ici avec moi. » Il ouvre alors les yeux, cesse de se balancer et
me demande à boire ; je vais lui chercher un verre d’eau.
La mère d’Antoine étant très angoissée, je propose de la recevoir seule une fois par mois. Elle
se saisit des entretiens pour localiser en partie son angoisse et ajuster des petites choses de la
vie quotidienne avec son fils afin d’apaiser leur relation.
Un jour, Antoine veut faire tomber d’une étagère un buste en terre cuite. Je lui dis : « c’est pas
possible ! C’est à mon mari. » Je me présente soumise à un Autre. Ҫa a des effets. Il s’arrête
et me dit : « tu as un mari ? Tu ne me l’avais pas dit ! Pourquoi il a mis ça là ? » Je lui réponds
qu’il me prête son bureau. Il me demande pourquoi je n’en ai pas un. Je lui dis que le mien se
trouve ailleurs dans la maison. Il sort alors du bureau, et me demande si je peux le lui montrer.
Il formulait une demande plutôt que d’agir sans tenir compte du vœu de l’autre. J’acquiesce. Il
veut contrôler mes dires par le regard. Il est intrigué en observant mon bureau et ne touche à
rien. Remarquant nos livres identiques, il espère que mon mari ne prend pas les miens. Je le
rassure en lui disant que mon nom est écrit dessus. C’est la lettre inscrite qui opère comme
fonction séparatrice.
De retour dans le bureau de consultation, il me dit : « alors, ce que je voulais te casser, c’est
même pas à toi ? Y’a rien à toi ici ? » Je lui dis « Si ! » en lui tendant une petite poupée, un
bloc de feuilles et une boîte contenant des crayons, des ciseaux, de la colle. Il ajoute : « alors,
je vais te casser tout cela ! » Je réponds : « d’accord ! Mais pour du semblant. Tu peux
arracher et déchirer des feuilles. » Ce qu’il réalise. Il me questionne : « Tu ne m’engueules
pas ? » Je lui rappelle alors qu’il joue à « casser pour du semblant », et que jouer c’est permis.
En fin de séance – avant le retour de sa mère – au moment où il entend la sonnette retentir, il
veut que nous fassions disparaître les feuilles déchirées afin qu’elle ne les voie pas. Je lui
propose de les chiffonner en boule et de les mettre dans la corbeille à papier. Il le fait avec
une certaine jubilation, puis il va calmement ouvrir la porte à sa mère. Devant elle, il me dit :
« je te prends deux feuilles pour dessiner à ma maison. Tu en auras deux de moins. ». Façon
réelle pour Antoine de décompléter le grand Autre que je représente. Je deviens ainsi un Autre
moins menaçant, moins inquiétant, à qui il peut davantage se confier.
La séance suivante, il veut récupérer les boules de papier. Entre temps, j’avais vidé la
corbeille. Déçu, je lui propose d’en refaire afin de jouer à les cacher à sa demande. Ce jeu
« d’apparition-disparition » auquel il me fait participer, lui ouvre la voie du symbolique.
Depuis lors, Antoine ne cherche plus à casser mais à inventer quelque chose qui va l’aider à
sortir de son rapport pétrifié tant aux choses qu’aux mots, et ainsi modifier son rapport à
l’Autre. Il passe du destructeur à l’inventeur. Il transforme des objets avec mon aide : faire
d’un mouchoir une marionnette, d’une feuille un avion, etc. C’est une forme de substitution
des objets et des signifiants, lui ouvrant la voie à un début de dialectisation, absente jusqu’ici
chez lui.
« L’invention, dit J.-A. Miller, s’oppose plus volontiers à la découverte. On découvre ce qui
est déjà là, on invente ce qui ne l’est pas. […] Mais l’accent du terme invention est en
l’occurrence une création à partir de matériaux existants. »1 J.-A. Miller précise qu’il
donnerait volontiers à l’invention « la valeur du bricolage ».2
Peu après, il me demande : « tu t’appelles Béatrice comment ? Je sais plus ! Si, tu t’appelles
Madame Folle-Dingue ! Non ! Tu n’es pas folle, que dingue. Ma mère dit que je la rends
dingue ! » Il semble me décompléter ainsi en m’amputant de mon nom de famille, afin
d’opérer une substitution par le transfert du signifiant « dingue » – sous lequel il est pétrifié –
sur le partenaire que je représente.
Il dessine alors sa famille côté maternel. Son oncle et son grand-père sont très incomplets au
niveau de la représentation de l’image du corps, il les a amputés de plusieurs membres, la
grand-mère l’est moins. Puis, il dessine sa mère avec les parties principales du corps et
l’entoure d’un cercle la séparant des autres. La fois suivante, il reprend ce dessin qu’il m’avait
confié afin d’ajouter un grand carré autour de son oncle en disant : « c’est l’hôpital. Il est
malade à sa tête, il est à l’hôpital. Il y va toujours. Je va pas souvent les voir. C’est loin.
Maman veut pas, je fais trop de bruit là-bas et je casse tout. »
Accepter cette nomination « Madame Folle-Dingue » – qui est une découverte d’Antoine –
partant d’une « élucubration de savoir sur lalangue », lui permet de dire quelque chose de la
folie familiale maternelle déjà là depuis des générations, et dont il s’est retrouvé l’objet via le
fantasme de la mère. « Le langage sans doute est fait de lalangue »3, dit Lacan. « C’est une
élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec
lalangue, […] lalangue dite maternelle. […] Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle
comporte comme effets qui sont affects […] Les effets de lalangue, déjà là comme savoir,
vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer. »4
1
2
Miller J.-A., « L’invention psychotique », Quarto, Agalma, n°80-81, janvier 2004, p. 6.
Ibid.
Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil,1999, p. 127.
4
Ibid.
3
La mère d’Antoine me demandera de me positionner quant au diagnostic de son fils. Je lui ai
dit : « votre fils n’est pas schizophrène comme votre frère. Par contre, l’Autre peut devenir
vite persécuteur, ce qui le rend un peu paranoïaque. Ces derniers mois, il met en place des
choses l’aidant à se défendre des autres en se mettant moins en péril. » Ces paroles soulagent
la mère. Elle n’identifie plus Antoine à son propre frère, elle l’extrait du pronostic figé qu’elle
s’était forgé et perçoit à présent d’autres ressources chez son fils.
Depuis, en séance, Antoine alterne entre l’invention des objets, dessiner et jouer avec la
poupée qu’il nomme « la poupée garçon », dont il dit : « c’est moi quand je suis dingue !
Quand j’ai les cheveux longs, on dirait une fille. » Un jour, il la jette dans le couloir. Je lui
dis : « on ne va pas la laisser dingue comme ça, il faut faire quelque chose ». Il va la
rechercher afin que je m’en occupe pendant qu’il reproduit des lettres aperçues sur des livres.
Livres dont il fait un usage autre que les jeter depuis qu’il s’intéresse aux lettres. Lacan nous
dit dans « Lituraterre » que la lettre n’est pas un signifiant, elle dessine le bord du trou dans le
savoir, lettre qui peut fixer la jouissance.
J’accepte, à l’initiative d’Antoine, de me faire partenaire de sa découverte : revêtir les habits
de « Madame Folle-Dingue » afin de m’occuper de la poupée-garçon le représentant quand il
est dingue – rendant lui-même dingue sa mère – mais sans que cela ne me rende dingue.
Antoine devient alors plus tranquille pendant les séances, il se sent moins persécuté. Ce
travail mené avec Antoine, et parallèlement avec sa mère, a également des effets apaisants
tant à la maison qu’à l’école.