L`argent et le problème de la relation corps/esprit : Une

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L`argent et le problème de la relation corps/esprit : Une
L’argent et le problème de la relation corps/esprit :
Une explication philosophique du ressentiment
à l’égard du salaire d’Alex Rodriguez.
par
Jean-françois Doré
Étudiant au programme de doctorat
En marge du Sommet national du sport qui se tient en ce moment à Ottawa, il
nous a semblé indiqué de réfléchir sur les raisons pouvant expliquer la levée de boucliers
générale qui s’est faite depuis quelques années à l’égard de la croissance effrénée des
salaires dans le monde du sport professionnel.
Il est intéressant de constater que deux attitudes contradictoires cohabitent dans
les positions des journalistes et du public en ce qui a trait aux salaires versés à des
vedettes de différents domaines. D’un côté, on tend à exprimer de façon véhémente son
ressentiment eu égard aux salaires versés par les propriétaires d’équipes sportives à leurs
vedettes. D’un autre, on ne semble manifester que peu d’amertume quant aux
émoluments touchés par des vedettes du monde artistique.
Pour les vingt-cinq millions de dollars annuels touchés par un Alex Rodriguez et
qui provoquent une véhémente et quasi universelle poussée d’urticaire, il semble n’y
avoir que très peu de gens pour s’objecter aux mêmes millions, par film, touchés par un
Mel Gibson, ou aux plus de cent millions de revenus annuels de notre Céline et autres
superstars du domaine « artistique ». Sans poser de jugement de valeur sur les mérites des
uns et des autres, il n’en reste pas moins que pour les derniers, il y a les fleurs, pour les
premiers, les pots.
A notre avis, les raisons de cet état de fait prennent profondément racine dans le
terreau de la philosophie occidentale. Elles se situent particulièrement dans ce que l’on
appelle le « problème de la distinction corps/esprit », question pérenne au cœur de la
philosophie et de la religion. L’histoire de ce débat et les positions des philosophes
envers le corps nous permettent de jeter un éclairage différent sur la situation de « deux
poids, deux mesures » qui affecte la perception de tout un chacun relativement aux
salaires versés aux sportifs et aux « artistes ».
D’aucuns pourraient objecter que ce ressentiment s’adresse surtout aux athlètes
participant à des sports d’équipe et concerne beaucoup moins les Tiger Woods et autres
Martina Ingis qui pratiquent des sports individuels. Quoique cette objection ait son poids,
nous croyons malgré tout qu’il existe une explication plus profonde dans les écrits de
certains des philosophes qui ont influencé la pensée occidentale.
Le problème de la relation corps/esprit, pour schématiser, oppose d’un côté les
dualistes, qui maintiennent qu’il existe une distinction entre le corps et l’esprit et qui font
de chaque élément une entité indépendante, de l’autre les monistes, qui nient l’existence
distincte de deux objets. Il peut certes être rendu comme un débat entre les tenants de
deux chapelles philosophiques, mais il y a plus.
Il faut, en effet, considérer trois choses. Premièrement, la majorité des gens dits
« ordinaires » sont instinctivement d’allégeance dualiste et croient en un esprit
indépendant du corps. En second lieu, le dualisme a longtemps été – et reste – une théorie
dominante tant en philosophie que dans diverses religions. Tertio, il y a longtemps eu
dans la pensée occidentale une méfiance, pour ne pas dire une diffamation éternelle, à
l’égard du corps et de ses usages, par opposition à une glorification de l’esprit, de ses
activités et de ses prouesses, position qui remonte aux philosophes de la Grèce antique.
Ces trois éléments ont, à notre avis, considérablement influencé la vision du
monde que l’on retrouve au sein de la population en général. De surcroît, la quasiomniprésence d’un dualisme privilégiant les activités de l’esprit par opposition à celle du
corps a eu une conséquence directe sur la réaction négative des gens à l’égard du salaire
des vedettes sportives.
Platon fait preuve d’une relative mesure dans sa position à l’égard des athlètes et
de l’éducation physique (Timée 88b-91b et République III 403a-412a). Il ne condamne
pas l’éducation physique mais prêche pour un équilibre entre les pratiques athlétiques et
celles de nature artistique comme la musique. Cependant, il asservit le corps à l’esprit, ou
à « l’âme », ce cadeau divin qui loge au sommet du corps et nous permet de tendre vers
les cieux et de nous rapprocher de Dieu lui-même.
Aristote fait un pas de plus (Politique VIII), en disant que le régime des athlètes et
l’excès d’exercice déforment la personnalité, retardent la croissance et font de ceux qui
les pratiquent des êtres asociaux. De plus, en déclarant que l’être humain est un animal
rationnel, Aristote proclame que la seule grâce salvatrice de l’humanité, ce qui distingue
l’être humain du vulgaire animal, c’est son intelligence, son esprit. Ce faisant, il réduit le
corps au rang d’une simple brute tout en exaltant les vertus de l’esprit. A partir
d’Aristote, ce sentiment prévaudra à travers les siècles.
Si les Romains avaient une attitude un peu plus indulgente à l’égard du sport,
considérant entre autres que la natation était aussi importante que l’alphabétisation, la
plupart des intellectuels romains le considéraient comme une activité de dégénérés.
Cultiver ses muscles était beaucoup moins noble que cultiver son esprit. Pline le Jeune,
Sénèque, Caton l’Ancien (quoiqu’il ait pris soin de sa forme jusqu’à la fin de ses jours)
partageaient l’avis des patriciens romains, que la force intellectuelle était de loin
supérieure à la force physique. Les mains calleuses et les corps musclés étant le seul
privilège des esclaves et des ouvriers. Et n’oublions pas que le fameux Orandum est ut sit
mens sana in corpore sano de Juvénal n’en considère pas moins l’esprit comme l’élément
premier de la relation corps/esprit.
Au Moyen Age, l’Église catholique condamnait le sport sous toutes ses formes.
En arguant que la vie terrestre n’était qu’un passage vers la vie éternelle, lors que toutes
les âmes seront au repos, elle a prétendu que le sport, en glorifiant le corps, ne faisait que
condamner l’âme à l’exclusion du paradis et à la damnation éternelle. Même si Thomas
d’Aquin prêchait pour que l’on prenne soin de son corps, il le faisait en considérant que
le corps était le réceptacle de l’âme et de l’esprit et qu’en prenant soin du corps on le
rendait plus apte à servir l’esprit.
Montaigne (Essais I, 26) partageait cette opinion tout en précisant que l’être
humain devait d’abord se renforcer l’esprit. Mais il ne fallait pas le faire au détriment du
corps parce que l’esprit a besoin d’aide, « ayant trop à faire pour s’occuper de deux
offices ». Selon lui, c’est l’esprit qui est de la première importance. C’est pourquoi il
accordait une importance capitale à l’apprentissage de la philosophie sans pour autant
exclure le reste. Citant Platon, Montaigne disait que l’on devait traiter équitablement le
corps et l’esprit en éducation puisque qu’il ne s’agit en fait d’éduquer ni un corps ni un
esprit, mais bien un être humain.
Ayant lu Montaigne, Locke reprend à son compte certaines de ses idées. Dans
Some thoughts concerning education il déclare, lui aussi, que l’esprit est la partie
fondamentale de la nature humaine et que l’éducation doit d’abord et avant tout s’occuper
de l’intérieur. Il ajoute cependant que l’on doit aussi prendre bien soin de cette maison
d’argile où loge notre esprit si l’on veut qu’il soit en santé. Locke va même jusqu’à
suggérer, dans Of conduct of understanding, d’appliquer à l’esprit le principe des
exercices physiques en disant « ce qui fait l’esprit ce qu’il est, c’est l’exercice ».
Mais le coup de grâce philosophique en faveur du dualisme et de l’empire de
l’esprit sur le corps a été donné par Descartes avec son Cogito ergo sum. Chez lui, le
corps devient une pauvre marionnette, un automate dans les mains de l’esprit régnant et
tout-puissant. Non seulement l’aphorisme de Descartes marque le début de la Modernité
en philosophie, mais il sonne le glas d’un corps déjà passablement malmené et diffamé.
Depuis, malgré certaines velléités hédonistes qui restent marginales, c’est le sentiment
qui prévaut de manière presque universelle.
Encore aujourd’hui, on considère la plupart du temps le corps avec suspicion, le
disant faible et indigne en regard des possibilités et des hauts faits de l’esprit. Pour
ajouter l’insulte à la blessure, tout ce qui relève peu ou prou de l’activité physique a été
soumis à la même méfiance, le travail manuel étant vu de haut et obtenant moins de grâce
que les professions libérales, le terrassier ne prenant à l’évidence pas le même chemin
que le professeur d’université.
Il résulte de cette attitude générale enracinée depuis si longtemps dans…l’esprit
des gens, que tout ce qui concerne le corps doit être considéré avec force soupçons. Il
s’ensuit que lorsque les athlètes, dont le talent principal est de nature corporelle et
physique, ont commencé à faire autant sinon plus d’argent que ceux à l’esprit bien formé,
l’échelle de valeur et le schème de référence dominants ont été chamboulés.
De ce fait, les gens ont confusément senti que les croyances sur lesquelles ils
s’étaient si largement reposés s’en trouvaient ébranlées. Doutant de valeurs inculquées
depuis si longtemps, ils ont commencé à avoir des doutes quant à leur propre valeur. Il est
donc parfaitement compréhensible qu’une forme de ressentiment à l’égard des salaires
« scandaleux » versés aux athlètes prenne naissance au sein de la population. De la même
manière, il est tout aussi compréhensible que les super vedettes du secteur « artistique »,
qui gagnent leur vie grâce à un talent qui relève plus d’un domaine apparenté à celui de
l’esprit, n’aient pas à subir les mêmes foudres.
Il ne s’agit pas ici de défendre une position au détriment d’une autre, mais bien de
tenter de trouver une explication à un état de fait qui est celui des réactions
contradictoires du public à l’égard de deux situations similaires. Le bien fondé des
positions dualistes ou des salaires versés ne sert pour nos besoins que de prétexte et
n’exigent pas de position définitive.
D’aucuns pourraient considérer que cet état de fait représente une injustice faite à
l’encontre du corps. D’autres sont toujours d’avis que l’esprit est plus important que le
corps. Ils oublient cependant le principe d’essentialité réciproque selon lequel l’un ne
peut exister sans l’autre et que, hors du corps, point d’esprit.
La philosophie contemporaine – notamment par le vaste champ de la neurophilosophie – en se tenant au plus près des récents développements de la biologie,
présente une nouvelle version du monisme qui pourrait être utile dans l’édification de
l’opinion. Dans ces théories, dites « réductionnistes », il n’y a pas de corps ou d’esprit
indépendant car ils sont le résultat de réactions biochimiques complexes qui sont de
même nature. Un peu comme le suggérait Montaigne, pour qui il n’y avait en bout de
piste qu’un être humain, le corps et l’esprit n’existent pas en tant que tels. Il n’y aurait
que le résultat final d’une rencontre au sommet de diverses protéines dans le but de
faciliter une fusion dont le résultat se trouve à être un être humain.
Pour laisser considérablement moins de place à la poésie que les théories
antérieures, celles-ci n’en offrent pas moins des avantages appréciables, dont celui de la
simplicité. En effet, en évacuant complètement les deux notions de corps et d’esprit elles
permettent d’épuiser le débat entre les dualistes et les monistes, de même que toutes ses
conséquences, et ainsi résoudre la contradiction dont nous faisions état. En conclusion, si
vous souhaitez être un amateur de sports heureux et ne pas être frustré par le chèque de
paye d’Alex Rodriguez, devenez moniste de tendance neuro-philosophique, ou alors
dénoncez les salaires des super vedettes tous domaines confondus.
[Juin 2001]