Paris, cité lacustre

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Paris, cité lacustre
lundi 13 août 2012
Paru dans Match
Régis Le Sommier
Paris, cité lacustre
B
ras mort de la Seine dit « bras de la Tortue », le
long de l’île Saint-Germain. Paris offre un port
de 13 kilomètres. | Photo Vincent Capman
Se loger dans la capitale est devenu une véritable
ruine, mais certains inventent un nouvel art de
vivre sur la Seine.
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P
our la plupart d’entre nous, le pont de Sèvres
et la ­nationale 118 sont synonymes d’embouteillages, de transhumances estivales que,
seule, la promesse de prochaines vacances rend supportables. Les gamins hurlent à l’arrière, on tâche
de garder son calme. Et nous ne pensons jamais à
regarder sur la gauche du pont en le traversant.
Nous n’y verrions pas grand-chose tant l’univers
qui se déploie à nos pieds est touffu, prisonnier d’un
écrin de verdure. En délaissant délibérément l’enfer
urbain pour vivre sur l’eau, les habitants de ce coin
de Seine ont aussi effacé les contraintes de la vie des
terriens. Les terriens, c’est comme cela qu’ils nous
appellent dans la « Tortue », ce bras mort de la Seine,
long de 2 ­kilomètres, au sud de l’île Saint-Germain.
L’entrée en matière est un peu étrange. En posant le
pied sur une péniche, on passe du dur au fluctuant,
de l’immobile au mobile, du certain à l’aléatoire.
La vraie frontière, on s’en rend compte assez vite,
c’est la berge. Une fois sur l’eau, on lui tourne le dos
instinctivement pour se laisser gagner par l’attrait
magnétique du fleuve. S’ouvre alors un monde où
l’élément liquide est un puissant unificateur. Ce qui
choque le plus, en allant à la rencontre des habitants
du fleuve, c’est de voir à quel point ils sont différents
des autres Parisiens. D’ailleurs, en observant leurs
logis flottants qui se blottissent dans les recoins cachés du bras mort, on se croirait n’importe où mais
certainement pas à Issy-les-­Moulineaux ou à Paris.
Du temps de sa splendeur, ­Renault et son île ­Seguin,
­située en aval, rejetaient à cet endroit des matières
fort peu écologiques. Les métaux lourds sont toujours au fond, mais l’eau est redevenue presque
propre, au point qu’on y a récemment pêché un
saumon. La mort de la forteresse ouvrière a livré
l’île Saint-­Germain à un monde végétal rempli de
créatures étonnantes. « Remonter ce fleuve, écrivait Joseph Conrad dans « Au cœur des ténèbres »,
c’était comme voyager en arrière vers les premiers
commencements du monde, quand la végétation
couvrait follement la terre et que les grands arbres
étaient rois. »
La solidarité n’est pas un vain mot
sur l’eau
La première péniche à attacher ici ses amarres s’appelait « Mayflower », et sa propriétaire était américaine. Preuve qu’il y a bien du nouveau monde
dans ce méandre de la Seine, dont le nom sonne
comme un repaire de pirates. Chaque année, ils
furent plus nombreux à faire souche entre les
tortues, qui pullulent, et les saules pleureurs, qui
trempent leurs branches dans les tourbillons du
fleuve régénéré. Ceux qui vinrent habiter là durent
renoncer à certains jugements. La magie de l’eau
­nivelle les différences entre le nanti et le clochard,
le second gardant souvent la péniche du premier
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quand celui-ci n’est pas là. Elle mêle l’excentrique
et l’entrepreneur qui, tous deux, ouvrent volontiers
leurs univers aux voyageurs du fleuve pour partager
un verre, un repas. Elle unit le fêtard et le bricoleur
qui veille sur l’eau noire quand le soleil se couche,
prêt à repêcher un noceur imprudent prisonnier
du courant. La solidarité n’est pas un vain mot sur
l’eau. « Vous êtes en Corse en vacances et quelqu’un
vous téléphone pour vous dire : “On a sorti ton bateau de l’eau. Il avait coulé, mais on a tout nettoyé.
Le moteur remarche...”
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C’est ça, la Seine », témoigne Olivier Mariotti, un
nouvel arrivant qui a abandonné le Xe arrondissement pour venir vivre ici. En effet, un matin, en
apercevant l’annexe de leur voisin endommagée,
­Sophie, Jean-­Fabien et Claire en avaient pris soin,
sans se poser de questions. Une autre fois, ­Olivier
se souvient être tombé en panne d’essence avec le
même esquif et avoir été secouru en quelques minutes par des riverains. Pas sûr que, sur la berge
toute proche, la même mésaventure en voiture eût
suscité un geste de la part d’automobilistes pressés.
La puissance de l’eau, c’est d’abord sa tranquillité
et les sentiments qu’elle inspire. Chacun façonne
son habitat, faisant de son rafiot une extension de
soi-même. Sophie, par exemple, retape seule ­depuis
plusieurs années son yacht hollandais. En bonne
habitante de la Seine, elle maîtrise l’art du recyclage
et a fait de sa maison flottante un vrai petit bijou.
Jean-Fabien et Claire ­habitent ­depuis deux ans la
péniche voisine. Ils ont vite été adoptés par ceux du
fleuve. « Vivre ici, dit Claire, c’est avoir le plaisir de
se glisser dans un short en arrivant du bureau, et
déconnecter. Les promenades en famille à pleine
vitesse sur le fleuve, même en hiver, bien couverts,
c’est un privilège. »
On lui avait demandé de faire dj
sur une péniche. Bob n’est jamais
reparti
Chez Jean-­Fabien et Claire, on trouve souvent Bernard, alias Bob, un assidu de la convivialité fluviale.
Il y a dix ans, quelqu’un lui avait demandé de venir
faire le DJ sur une péniche. Il n’en est jamais reparti. Son truc à lui, c’est la navigation. Casquette
FBI vissée sur la tête, avec ou sans tee-shirt, Bob
sillonne la Seine à la barre du « Bel-Ami », son horsbord de 50 CV. Tant pis s’il fait un peu de vagues,
au passage, pour ses amis qui prennent l’apéro sur
leur péniche... Les ondulations des embarcations,
ça fait partie de l’expérience. Le clapotis est une
mélodie. Le bruit de l’eau vous berce. Jamais les
gens du fleuve ne s’en plaignent.
Bob nous invite à bord. Passage de l’écluse de Suresnes. L’impression d’être siphonné sur place une
fois les portes fermées, pour se retrouver 3 bons
mètres d’eau plus bas lorsqu’elles se rouvrent. On
descend ensuite la Seine sur plusieurs kilomètres
encore.
Les ­demeurent flottantes défilent, chacune avec
sa personnalité. Ici, ce sont deux dragueurs de
mines achetés à la marine et reconvertis en maisons ; là, c’est une minuscule coque dont on se demande comment une personne peut y dormir. Elle
mouille à l’ombre d’une ­Freycinet de 38 mètres,
la plus classique des péniches, celle qui a fait la
gloire des bateliers de la Seine depuis plus d’un
siècle. Bob ralentit à l’approche des chantiers navals du Nord Van Praet, le sanctuaire des péniches,
à ­Villeneuve-la-Garenne. Nous y retrouvons Olivier
de ­Cornois, 67 ans, dont quarante et un sur la Seine.
Son « Esox », un pêche-promenade de 6 mètres de
longueur, a jeté les amarres devant un fatras de
coques bitumées et rouillées qui attendent là une
hypothétique refonte. Le bateau d’Olivier doit bientôt être mis en cale sèche. Pas question de quitter le
bord durant les travaux. Tout engin flottant sur la
Seine doit être sorti tous les dix ans, mais on peut
rester dessus pendant la mise en carène.
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Les yeux pleins de malice, ­cachés derrière les boucles
de sa tignasse grise, Olivier de Cornois évoque son
parcours fluvial : « J’ai fait quelques infidélités à la
Seine, avoue-t-il. A cause des femmes. Je suis souvent
allé vivre sur la terre de mon aimée. Mais, à chaque
fois, je suis revenu à l’eau. » Une attraction fatale qui
consacre d’abord une rupture avec un père et un
frère cavaliers émérites du Cadre noir de Saumur !
Olivier est le rejeton banni d’une famille picarde,
de noblesse d’Empire, qui goûte peu à la bohème
fluviale. Ça lui va très bien ainsi. Ses ancêtres étaient
barons, ici il est le roi. « C’est bien, votre reportage.
Au moins, ma famille aura de mes nouvelles. Elle
qui m’imagine avec des aiguilles dans les bras », dit-il
avec un grand rire. Aujourd’hui, Olivier a fait un peu
de chemin avec son rafiot pour l’emmener au chantier. ­D’ordinaire, on le trouve pas loin de chez Jean-­
Fabien et Claire, près du pont de Sèvres. Pendant
vingt ans, il est resté amarré à proximité du pont
Alexandre-III, avant d’abandonner ­définitivement
Paris parce que les VNF (Voies navigables de France,
l’organisme qui gère et ­exploite le ­réseau ­navigable)
avaient triplé le loyer de son emplacement.
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Olivier, poète depuis ses 14 ans,
se rapproche des terriens dès
qu’il parle du fleuve
« Je cultive l’art du laisser-aller », professe-t-il en remplissant son verre de J&B avec l’ébriété bavarde d’un
capitaine Haddock. A la différence de ce dernier,
cependant, sa devise n’est nullement belliqueuse :
« Jouir d’un rien, se jouer de tout. » Ce qu’il redoute,
c’est le mensonge, « être autre chose que ce qu’on
est ». Depuis ses 14 ans, Olivier est poète. S’il vit
parfois dans le souvenir d’une célébrité lointaine,
il y attache peu d’importance et aborde ses exploits
passés, ses quelques gloires ­livresques, son quart
d’heure médiatique symbolisé par un passage chez
Jacques ­Martin, comme quelque chose qui sert à
raccrocher son expérience à celle des terriens. On
le sent loin de nous, mais le voilà brusquement très
proche dès qu’il parle du fleuve. Il s’émerveille de sa
vie présente, citant saint Jean
de la Croix devant un public d’ouvriers et d’amis
de circonstance, pas toujours au fait des auteurs et
des citations. Qu’importe. Il a cette façon de deviser sur l’eau et la lumière, déplorant que ce jour la
Seine soit tranquille comme un lac, car sinon « ses
ondulations réfléchiraient la ­lumière sur les saules
pleureurs de la berge, là-bas ». En son temps, Alfred
­Sisley avait eu le même éblouissement, au même
endroit. Lui n’usait pas de mots mais de couleurs,
et son tableau, le « Pont de Villeneuve-la-­Garenne »,
­occupe maintenant un mur du ­Metropolitan Museum of Art de New York.
Ce que dit Olivier est profond, sincère. Il a en lui une
forme d’immortalité. Il faut dire qu’il a vaincu deux
cancers et une hépatite C et que, il y a deux mois, il
subissait une opération à cœur ouvert. Ces victoires
lui valent une maigre pension qui lui permet tout
juste de subsister sur le fleuve. Il se joue de la maladie, la tenant à distance avec une envie insatiable
de mordre la vie. Justement, un des grands plaisirs
de ce saltimbanque est de cuisiner pour ses hôtes.
Il le dit joliment, révélant le secret du fleuve avec
une citation célèbre : « La beauté n’est pas dans les
choses, mais dans les yeux de ceux qui les regardent. » A l’image d’Olivier, ces habitants un peu fous
sont la richesse de la Seine. Il est toujours possible
de franchir le pont de Sèvres en les ignorant ; mais
jeter un œil sur la gauche, abandonner la voiture,
ça peut valoir la peine.
A gauche: « Marinette » abrite trois colocataires, des
étudiants. A droite: Michel a choisi l’« Embellie »,
une barge Cristo : 4 mètres sous barrot ! Et une moto
Royal Enfield à disposition.
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