MB FAYARD TXT PUBLIES
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MB FAYARD TXT PUBLIES
Thomas R. Pynchon & ancêtres Pas le premier venu L’ancêtre. Son ombre plane sur l’œuvre de Thomas R. Pynchon, énième du nom. Sa silhouette en hante les marges ; on y entend chuchoter son fantôme. Il se nommait William Pynchon, et ce n’était pas le premier venu. Ou plutôt, si… L’Amérique, en effet, a commencé en 1629, à Salem. D’autres établissements anglais revendiquent bien une antériorité : dix ans plus tôt, sur cette même côte de Nouvelle-Angleterre, le Plymouth des légendaires « Pèlerins » de la Fleur-de-Mai (1620) ; et, dès 1607, dans le Sud, au fond de la baie de Chesapeake, le fort de Jamestown. Mais ils n’ont pas laissé à ce point leur empreinte sur le pays. Alors que « la Grande Migration », comme on l’appelle— celle qui, entre 1629 et 1642, transplantera quelque vingt mille personnes dans les « plantations du Seigneur » sur le pourtour de la baie de Boston— est venue avec en soute de quoi narrer l’histoire de leur entreprise. L’Amérique où ils abordaient, ils l’avaient d’ores et déjà, dès avant le départ, vue préfigurée en ombre et comme « prescrite » dans les Écritures. A eux revient d’avoir implanté ce qui allait devenir au fil du temps le récit canonique des origines de la nation. L’Amérique, ils l’ont inventée. A la tête de cette « Grande Migration », un gentilhomme anglais, John Winthrop. Homme de loi et propriétaire terrien de Bury St Edmunds, bourgade de l’Est-Anglie, bastion protestant radical d’où provint un grande partie des migrants. Il a organisé le départ, obtenu la charte royale qui autorise l’établissement. Il est à bord de l’Arbella, le « navire-amiral » de la petite flottille de quatre navires qui lève l’ancre (le lundi de Pâques 1630) depuis Cowes (île de Wight) pour atterrir, six semaines plus tard, à Naumkeag, où a été établie l’année précédente une tête de pont, et qu’on rebaptisera promptement Salem (Jérusalem). A bord d’un autre navire de la flottille (l’Ambrose) se trouve, lors cette traversée inaugurale, un autre gentilhomme terrien de la même région : William Pynchon, Esq. Il est de la même génération que John Winthrop : la quarantaine ; l’un et l’autre sont nés vers 1589 (l’année de la victoire sur la Grande Armada ). Ce membre de la « gentry » campagnarde occupe dans le comté d’Essex une position à peu près similaire à celle de John Winthrop dans son Suffolk. Le nom figure de vieille date dans les archives : on a trace d’un certain « Pinco » arrivé de Normandie dans le sillage de la conquête de Guillaume le Conquérant. Sous Henri VIII (en 1533), on trouve un Nicholas Pynchon « Grand Sheriff » de Londres — et son neveu John, ascendant direct cette fois du romancier, obtient un blason pour sa famille. Sous le règne prospère d’Elizabeth I, la famille poursuit son ascension économique et sociale. John (le grand-père du William « américain ») fait des études à Oxford et épouse une riche héritière. Idem pour son fils, qui hérite du domaine de Springfield0, dans le comté d’Essex. C’est là que naît William Pynchon, Esq. Au décès de son père, en 1610, il hérite du domaine et épouse la fille d’un squire voisin. Sa position, son statut, font à certains égards de lui l’égal, et peu le double, de John Winthrop. Trans-Atlantique, AR Dès l’ouverture de GR, à Londres, l’automne 1944, le lieutenant (Tyrone) Slothrop se souvient de son premier ancêtre transatlantique, qui, quelque huit ou neuf générations plus tôt, a traversé l’océan, dans un sens— puis, comme on le verra, de retour, dans l’autre. Ce William Slothrop-là, toutefois, n’est plus l’égal du « gouverneur » Winthrop. Loin de naviguer en seigneur, de conserve avec le navire-amiral Arbella, il est « coq » à bord dudit navire : il y fait la tambouille ; c’est un souillon de cuistot. Le romancier l’a déclassé; renversant l’ordre social, il l’a déchu jusqu’au plus bas de l’échelle : il est en train de récrire l’histoire pour faire de son ancêtre un « obscur », un « sans grade », le premier d’un lignage d’oubliés et de sans-voix : les « Prétérités », comme il le nommera. Une douzaine de générations plus tard, vers 1944, à Londres, son lointain descendant, le lieutenant Tyrone Slothrop, est le premier Slothrop à faire, à son tour, le chemin transatlantique dans le sens inverse, d’ouest en est, du Nouveau Monde retour au Vieux. Il se repasse le film, à l’envers. Sur une de ces cartes marines historiées de l’époque baroque, avec dans la marge des chérubins joufflus soufflant les divers vents de la rose, on voit l’Arbella et sa flottille, voguer toutes voiles dehors. Silence, on rembobine. Les chérubins au lieu de souffler aspirent : leurs joues se creusent ; ils en louchent sous l’effort. Et, dans la houle qui monte et descend, nos vieux navires ressortent du port de Boston pour repartir dans le sens inverse. C’est la « rédemption » pour le cuistot qui a glissé sur du vomi lors d’une embardée du pont et renversé le ragoût du soir sur les beaux souliers des Elus de première classe. Le ragoût se ramasse à l’envers et regagne le chaudron d’étain. En chancelant, le cuistot se remet debout. Et la flaque de vomi sur laquelle il vient de glisser réintègre la bouche d’où elle a jailli en gerbe. En termes liturgiques, on appellerait cela une remontée dans la mémoire— une anamnèse. Mais on est au cinéma, n’estce-pas ? alors, c’est un flash-back, et même doublement « back ». S’il n’est plus l’égal de Winthrop, le premier Slothrop reste néanmoins son double— son image renversée dans le miroir, son Doppelgänger, son ombre, sa part d’ombre. Ne serait-ce que dans le patronyme dont il est affublé. Slothrop fait écho à Winthrop. En plaçant la césure à win-throp, on isole win, qui signifie gagner, remporter la victoire, conquérir— comme dans «How the West was won » (la Conquête de l’Ouest). Et il reste (un peu plus savant) throp — où se profilent « trope » et « tropisme » Quant au nom de « Slothrop », en y déplaçant un peu la césure pour un chevauchement en tuile, on isole sloth, qui s’oppose alors à win. Sloth est un beau mot anglais, qui semble mimer son sens et se vautrer comme lui. Le sloth est un des sept péchés capitaux : en français, on dit ordinairement la paresse, mais il faut comprendre cela plutôt comme l’inertie, l’acedia latine— le manque d’allant. Double antipodique de Winthrop, Slothrop est celui qui s’attarde, qui traîne les pieds, qui glande. Ni gagnant ni conquérant —plutôt perdant, mais magnifique. Il est celui qui ne joue pas le jeu : un rebelle, mais moins par sa violence que par un obstiné refus d’obtempérer. Il est récalcitrant à marcher au son du tambour. De là à imaginer qu’il marche au son d’un « autre » tambour, il n’y a que le temps d’un soupir. La route de l’Ouest A son arrivée dans le Nouveau Monde, William Pynchon s’installe d’abord, non pas, comme le groupe Winthrop, sur la péninsule des « Trois Monts » (Trimount, la future Boston), mais, avec les gens de « l’Ouest » (c’est-à-dire du Dorset) venus à bord de la Mary & John, un peu au sud, à Dorchester, comme ils le nomment, en souvenir de leur lieu d’origine, puis à Roxbury. On trouve son nom en tête de la liste des gens « rassemblés » pour constituer une « église » à Roxbury en 1631. William Pynchon a dû venir avec un capital considérable, car, dès l’automne 1631, on le voit déjà armer pour le négoce des fourrures, en particulier les peaux de castor, que son navire va acheter aux Indiens jusqu’à l’embouchure de la rivière Kennebec, là-haut sur la côte du Maine : la Colonie (de la Baie du Massachusetts), dont il est d’ailleurs le Trésorier, lui a accordé le monopole (le « privilège ») de la « traite des pelleteries ». Déjà, pourtant, il songe à aller « à l’Ouest »— dans ce qui est à l’époque « l’Ouest »,— ce, afin de capter le plus en amont possible les peaux que les Indiens Mohawk acheminent depuis le nord-ouest (Albany) jusqu’à la rivière Connecticut. William Pynchon a jeté son dévolu sur le site d’Agawam, là où la piste mohawk rejoint la rivière. Une première exploration a lieu à l’automne 1635 : on achète de la terre aux Indiens et on construit un premier baraquement sur la rive ouest de la rivière. Puis, au printemps suivant (mai 1636), c’est le premier établissement permanent. Il va se tailler là un fief, une véritable baronnie. En 1650, il détient le monopole des fourrures dans toute « la Vallée » (du Connecticut). Pour les Indiens du coin, tous les Anglais sont des « Pynchon »— c’est devenu un nom commun. Des années durant, la famille Pynchon & Fils va expédier en Angleterre des cargaisons de fourrures (castor outre, renard, orignal), ainsi que des testicules du castor, dont on extrait l’aphrodisiaque musc. Il se trouve que la même saison se met également en branle la première migration « de masse »— le premier trek vers l’Ouest— de l’histoire américaine. Les habitants des villages de Watertown, de Dorchester, de Newton se trouvent à l’étroit sur la frange côtière. La Cour Générale (c’est-à-dire le « parlement ») de la Colonie de la Baie finit par leur accorder l’autorisation d’ « émigrer » —à contrecœur, car elle voit d’un mauvais œil sa population de disperser, s’égayer dans la nature, au lieu de constituer un groupe compact. Exactement deux siècles plus tard (en 1834), l’historien George Bancroft évoque ce « trek » : au mois de juin (1636) la caravane principale se met en marche, sous la conduite du pasteur Thomas Hooker. Elle se compose d’environ cent personnes, « dont beaucoup accoutumés au luxe et aux aises de la vie européenne ». Chassant devant eux un troupeau de bétail, ils traversent à pied «les forêts sans route » du Massachusetts. Ils font à peine dix milles par jour à travers ces bois épais : il faut franchir fleuves et marécages ; gravir les plateaux entre les vallées. Ils n’ont subsistance que le lait des vaches ; et rien d’autre que la boussole comme guide pour ne pas s’égarer dans cette « sauvagerie » pour ainsi dire inabordable jusqu’ici : « L’écho des collines répète les mugissements, extraordinaires pour lui, des troupeaux ». Bancroft écrit à l’époque de la Piste de l’Oregon : à ses yeux, le trek de Thomas Hooker est, à l’échelle, le prototype de la grande transhumance à venir. Terre des légendes Dans GR— mais également dans la légende locale— on voit William Pynchon (Slothrop) suivre à peu près le même chemin, à pied, à travers bois et broussailles. Ce ne fut sans doute pas le cas. Il a dû venir en bateau, depuis Boston, en contournant le cap Cod, puis en suivant la côte pour venir jeter l’ancre au pied des chutes d’Enfield, d’où un sentier menait jusqu’au site d’Agawam. Mais surtout, le William Slothrop de Thomas Pynchon ne va pas s’établir sur l’active voie fluviale qu’est la rivière Connecticut, mais de l’autre coté du fleuve, dans les collines du comté de Berkshire. Les Berkshires, tout le coin nord-ouest de l’État du Massachusetts, furent longtemps une « frontière », exposée à la sauvagerie et à ses dangers. C’est là qu’officia un temps le plus grand prédicant et théologien américain du xviiie, Jonathan Edwards, prophète de la « fin des temps. Ce fut surtout, à la grande époque du xixie, un haut lieu culturel. Là, Hawthorne séjournait chaque été (il y écrivit ses « contes de Tanglewood ») ; là, Melville écrivit Moby-Dick, dans sa ferme d’Arrowhead, à Pittsfield— avec vue sur le mont Greylock, point culminant de l’État, auquel le cachalot blanc doit quelque chose de sa monstruosité. Plus tard, Edith Wharton y fit construire sa résidence de Lennox, où elle imagina Ethan Fromme, son glacial conte de la Nouvelle-Angleterre. C’est dans ce territoire éminemment littéraire que Thomas Pynchon fait grandir le dernier des Slothrop. (Rien d’autobiographique là-dedans : le romancier a, pour sa part, grandi dans la petite ville d’Oyster Bay, sur la côte nord de l’Ile Longue.) En 1931, au creux de la grande Dépression (il a alors dans les quatorze ans), il assiste de loin à l’incendie de l’hôtel Aspinwall : on entend les sirènes de Pittsfield, de Lennox, de Lee… S’y greffera ensuite le souvenir d’une aurore boréale pour préfigurer l’apparition, dans le temps de l’Avent, d’une nova déchirant le ciel de Londres. Le romancier fait de ce comté un canton de contes et de légendes— de Märchen à l’allemande, comme c’était la mode en Amérique à la fin du xviiie et l’orée du xixe. Un paysage gothique de chaumes dévastés, resté en friche, ou retournant à la friche. Onirique aussi : « Dans tes rêves, tu vas souvent jusqu’à la friche en bas du cimetière, pleine de ronces d’automne et de lapins : c’est là que sont les bohémiens ». Et on y voit, comme dans un conte fantastique, un de ces messagers en tricorne, « sorti des légendes du Berkshire », voyageur égaré « aux frontières du soir ». Ce paysage gothique (« allemand »), il le retrouve lors de ses pérégrinations dans la Zone— l’Europe dévastée de 1945. Au cap d’Antibes lui reviennent des souvenirs du cap Cod d’avant-guerre : l’odeur d’algues sèches et de vieille friture, le sable sur les coups de soleil, la piqûre des brins d’oyat dans le sable des dunes — et ces Comet, ces Hampton, les belles bagnoles de la jeunesse huppée. Puis c’est Zurich— la Zurich de Zwingli, capitale de la Réforme la plus radicale—, qui va être la première étape de ses retrouvailles avec ses ancêtres Première réminiscence en voyant le St Petershofstatt, et l’énorme horloge : cela lui rappelle « les vieilles universités de la côte Est (Harvard, Yale, Princeton peutêtre) « avec leurs beffrois mal éclairés où l’on peut à peine lire l’heure ». Il éprouve alors, « à l’heure inconnue », une première tentation de s’abandonner « à la vanitas telle que l’avaient connue ses ancêtres ». Ce n’est encore, toutefois, qu’une « vanité » très mondaine, très années trente. Ici, Allen Dulles a installé son Bureau d’Etudes Stratégiques— l’Office of Strategic Studies, la future CIA et recruté des jeunes gens fraîchement émoulus d’Harvard— où ils ont été « initiés » aux « mystères puritains ». La perception de la « vacance » derrière la mélodie douce des saxos, les blazers blancs avec des marques de rouge à lèvres, une odeur d’œillet : l’ambiance reste vaguement fitzgéraldienne, mais, dans l’acronyme « OSS », Slothrop lit déjà le début d’un ossia (en latin, les ossements) plus funèbrement baroque, l’approche d’une plus scripturaire « vanité ». Plus tard, on le voit qui survole en ballon le massif montagneux du Harz. Ici, chaque 1er mai, les sorcières (celles de Faust) tiennent leur sabbat annuel : leur nuit de Walpurgis. Cela lui ramène à la mémoire qu’à son arbre généalogique à lui aussi « pend une authentique sorcière de Salem ». Et ici un flash-back historiquement un peu bancal :elle s’appelait Amy Sprue. C’était une « antinomienne », une espèce de « dingue »qui battait la campagne dans les Berkshires— « deux cents avant Crazy Sue Durham »— volant des bébés la nuit, chevauchant des vaches au crépuscule, sacrifiant des poulets au sommet de la montagne. Elle part dans le Rhode Island dans l’espoir d’y trouver refuge, mais n’y arrive jamais. Elle est arrêtée pour sorcellerie et est condamnée à mort. Par ce biais, toutefois, Harz du Vieux Monde et Berkshire du Nouveau se superposent : l’ombre (le fantôme) du Brocken et celle du Greylock ne font plus qu’un, tandis que se télescopent l’aujourd’hui et l’autrefois. La pente de toute chair... L’ancêtre, le William Slothrop du roman, ne fait pas la « traite des fourrures » : il élève des cochons. Et on le voit faire le chemin qui mène des collines de l’Ouest du Massachusetts jusqu’à Boston, poussant devant lui son troupeau de cochons pour aller l’y vendre sur la place du marché. A l’échelle de l’époque, ce trek est une préfiguration in parvo de la saga familière aux westerns. Slothrop est un vacher, un vaquero du xviie siècle. Sauf que les bêtes qu’il mène sur la grand-route ne sont pas à cornes, mais ont la queue en tire-bouchon, c’est déjà le trajet qui mènera plus tard (à partir de 1869) les « piqueurs de bœufs » du Texas à la gare d’Abilene (Kansas) pour y être embarqués, direction les abattoirs de Chicago. Pour le Slothrop originel, le cochon est un peu son totem. On peut y voir une protestation contre le règne « spirituel » de John Winthrop et sa clique de Boston. Le cochon est l’animal qui suit la pente où va toute chair— qui se vautre dans la « fange charnelle ». Au terme de sa zigzagante pérégrination dans la « Zone », le lointain descendant du premier Slothrop fera plus que se souvenir de ce legs ancestral : arrivant un jour dans un village où l’on célèbre la fête de Plezachunga, il se voit revêtir du costume du cochon— rituel carnavalesque par lequel il réintègre,via son totem, sa tribu. Les affaires, le profit, le vieux Slothrop, ce n’est pas vraiment son souci. Lorsqu’il parvient enfin au marché de Boston, ses bêtes sont étiques d’avoir tant cheminé. Mais qu’importe : ce qu’il aime, c’est « faire la route », vagabonder. Il aime la route elle-même et ses rencontres de hasard. On est doublement loin du William Pynchon historique : voici son « double » en proto-hobo. De l’hérésie. Le William Slothrop du romancier écrit un petit traité de théologie sur la question de la « rédemption », qui, stigmatisé comme hérétique, est solennellement brûlé sur le pré communal de Boston : il décide alors de quitter la Nouvelle-Angleterre pour retourner « à la maison ». Son ancêtre, le William Pynchon historique a effectivement vécu pareille chose. Très rapidement, il se retrouve en bisbille avec les autorités. Dès l’hiver 1637-1638, lors de la pénurie qui suit la guerre contre les Indiens Pequod, il se voit accusé par le pasteur Thomas Hooker d’en profiter pour vendre du grain à un prix exorbitant. Il fait alors sécession du Connecticut pour demander le rattachement au Massachusetts de son établissement d’Agawam, qu’il rebaptise en 1641 Springfield, en souvenir de son village natal. L’opuscule auquel, lecteur et exégète des Ecritures à ses heures, IL consacre ses longues soirées d’hiver à Springfield s’intitule : « The Meritorious Price of Our Redemption » : le prix qu’a dû payer le Christ pour « mériter » notre rédemption, à savoir le rachat de l’humanité captive du péché originel. Le sacrifice du Christ— sa mort, crucifié sur le bois de la croix— a-t-il suffi, ou le Christ a-t-il, comme d’aucuns le pensent, dû souffrir, de surcroît, les tourments de l’Enfer ? Derrière, toutefois, se profile une autre question : en offrant son corps et son sang, le Christ a-t-il sauvé tous les hommes, sans exception ? Ou uniquement ceux que son Père, le Dieu Tout-Puissant a choisis (a « élus ») comme étant d’ores et déjà « prédestinés » à être assis à Sa droite au jour du Jugement Dernier ? En calvinisme orthodoxe, une telle « Élection » est décidée par le Tout-Puissant « en son conseil occulte »— c’est dans le plus grand secret qu’Il dresse la liste de ses « Élus », dont sont donc omis les noms qu’en faisant l’appel, il a « passés » : les « Prétérités ». Et il n’y aucun moyen de savoir dès l’ici-bas si on figure sur la liste— et si l’on fait partie des Elus destinés, le Jour venu, à être sauvés. Mais la Nouvelle-Angleterre du xviie a, dans un premier temps, avancé qu’on pouvait, à certains « signes », avoir au moins une présomption de son Élection. Elle a ensuite exigé, pour faire partie d’une « église », qu’on fournisse la preuve de tels « signes » sous la forme d’un récit de conversion. Elle a enfin, dans un troisième temps, restreint aux seuls membres d’une « église » ainsi cooptés le droit de vote. La question cesse, dès lors, d’être une argutie scolastique sur un point obscur de théologie pour devenir politique. William Pynchon est de l’opinion que, nous seulement la mort du Christ a suffi, mais qu’en plus il a racheté tous les hommes. Et qu’il n’y donc aucun fondement scripturaire pour priver un sujet de la Couronne anglaise— un « citoyen » anglais— du droit d’élire ses députés. La Cour Générale (le « parlement ») du Massachusetts, considérant que l’opuscule de William Pynchon contient « maintes erreurs et hérésies », en fait faire un auto-da-fé sur le pré communal de Boston. William Pynchon, quant à lui, préfère alors transmettre ses terrains et propriétés de son comptoir de Springfield à son fils John et reprendre, vingt ans après, en sens inverse le chemin de la Vieille Angleterre. L’évocation par le romancier de cet épisode fait de son ancêtre un dissident persécuté par un Pouvoir (Winthrop et sa clique) qui préfigurerait déjà le capitalisme conquérant. En réalité, Winthrop et la majorité de cette première génération voyaient leur migration avant tout comme un refuge temporaire, en attendant que des jours meilleurs leur permettent de ramener dans le Vieux Monde « l’oriflamme de la foi » réformée et ils s’efforçaient plutôt de maintenir contre vents et marées un ordre social médiéval, à l’ancienne : maintien des corporations, lois somptuaires, répression de l’usure. Entre John Winthrop et William Pynchon, si quelqu’un représente l’avant-garde du capitalisme triomphant, ce serait plutôt ce dernier. Mais, dans sa rétrospection, le Thomas Pynchon a décidé de faire prendre à ses ancêtres le maquis dès le premier jour, dès la Genèse— de les doter (comme à l’ombre de la Maison aux sept pignons) d’une tradition de rébellion clandestine. L’ombre de Hawthorne Le nom des Pynchon a peut-être disparu du paysage quotidien de la Nouvelle-Angleterre, sauf que c’est le nom que porte « la dynastie Pyncheon » dans un des plus célèbres romans américains: la Maison aux sept pignons (1851) de Hawthorne. S’appeler Thomas Pynchon quand on écrit des livres éveille fatalement un écho : c’est un peu comme si l’on se nommait Rastignac ou Bovary. D’autant plus que le choix de Hawthorne n’avait rien de fortuit ; il voulait un nom historique de la NouvelleAngleterre et avait cru pouvoir emprunter celui-là sans risque : lui aussi (en 1851) croyait la famille éteinte. La Maison aux sept pignons se passe à la fois au xixe et au xviie siècles. Un humble artisan, charpentier de son métier, a acquis un petit terrain, le long d’un sentier herbeux, dans un Salem encore embryonnaire, et y a construit une petite cabane. Or, ce terrain est lorgné par un notable, le redoutable « juge » Pyncheon. L’artisan refusant de s’en dessaisir, le juge l’accuse de sorcellerie, et le fait pendre sur la colline lors des fameux procès de 1692. De l’échafaud, Maule lance au juge, qui observe la scène du haut de son cheval, cette malédiction : « Dieu te fera boire ton sang ». Le juge fait construire la maison vaguement gothique qui subsiste encore aujourd’hui— avec ses sept pignons en ogive. Le jour de l’inauguration, on le trouve mort (d’apoplexie ?), du sang à la commissure des lèvres. Des générations plus tard, l’antique maison— le legs Pyncheon— continue à exercer son sortilège, son « emprise » maléfique, sur les descendants du juge. Ce jusqu’à aujourd’hui (1844), elle est habitée un vieux couple de frère et soeur, héritiers vivant dans une quasi misère au milieu de leurs portraits d’ancêtres et leurs arbres généalogiques, essayant vainement de vivre « selon leur naissance ». Quant aux Maule, les humbles, les oubliés, ils ont complètement disparu des archives. En fait, ils ont continué à habiter la petite ville de Salem, mais dans l’obscurité de petits métiers, artisans, matelots. « Leur sang existait peut-être encore quelque part », mais dans cette ville « où chacun pouvait remonter si haut son lignage », le leur était apparemment «éteint ». C’est un roman gothique sur l’emprise des ancêtres, sur la manière dont, d’outre-tombe, ils implantent en vous leur domination : autrement dit, l’histoire de Slothrop, au fond. Un des pignons abrite un locataire— un jeune homme (Holgrave) qui à la fin s’avérera être le lointain descendant des Maule. Féru de toutes les techniques de la modernité flambante neuve en 1844 (la photographie, le télégraphe, le chemin de fer), il appelle à se défaire de cette emprise des morts : « Ne nous débarrasserons-nous jamais de ce Passé ? Il pèse sur le présent comme le cadavre d’un géant— comme si la jeunesse était obligée de s’épuiser à traîner le corps de son grand-père, depuis longtemps défunt et à qui ne manque d’une sépulture honorable ». Le vieux couple finit par s’échapper : le temps d’une excursion, ils prennent le train et voient pour la première fois briller le soleil du vierge, du vivace et du « bel aujourd’hui ». C’est le même cheminement que suivra Slothrop lorsque, devenu vagabond, il échappe à l’emprise du Q.G. et de la mémoire pour réduire sa bande passante à un infinitésimal « maintenant » toujours renaissant sur la plaque photographique. Et cela dans un roman, GR, qui se situe dans la droite lignée du « gothique provincial » dont Hawthorne a été l’inventeur et que reprend et récrit Thomas Pynchon : l’ogive de la Roquette a remplacé le pignon gothique de la Maison, mais on y trouve la même tension entre poids d’un passé ombreux et irruption violente, sous la forme de la V2, du dernier cri de la modernité. Rébellion et Trahison En même temps, Thomas Pynchon est, semble-t-il, trop au fait de la véritable histoire de sa famille pour exploiter à fond et sur toute la longueur, ce thème de l’exil à l’intérieur de sa famille. La dernière fois qu’on aperçoit les Slothrop dans le maquis, c’est lors de la rébellion de Shays lorsqu’ils prennent les armes dans une guérilla d’escarmouches contre le pouvoir fédéral : une sorte de Vendée américaine. Ils arborent à leur chapeau, comme signe de ralliement, un rameau (vert) de sapincigüe pour se distinguer des Fédéraux, qui, eux, portent un morceau de « papier blanc ». C’était « avant » — à l’époque où les Slothrop n’étaient pas encore impliqués comme ils vont le devenir, dans le « blanc de la mort », le « blanc mortifère », la « mort blanche » . Plus tard, ils vont, sinon faire fortune, du moins gagner leur vie, et survivre, dans l’industrie du papier : les « papeteries Slothrop ». Mis à part le fait qu’au lieu de suivre, dans sa puissante dynamique, le trek conquérant vers l’Ouest du xixe, ils restent enkystés dans leurs collines du Berkshire (autrefois proto-Ouest ; aujourd’hui province somnolente et oubliée), pour le reste, ils collaborent : ils s’inscrivent dans la ligne générale de l’histoire nationale. S’ils survivent, ce n’est pas dans le glorieux underground d’un maquis, mais dans la grisaille d’un anonymat petit-bourgeois. La famille a vivoté dans ce paysage de collines qui n’est plus le vert paradis d’antan depuis qu’on l’a éventré de carrières pour en extraire la pierre qui a servi à construire les monuments néo-classiques de la Nouvelle-Angleterre. Elle a profité, modestement, petitement, de la dévastation du pays— de la déforestation qui transforme les arbres en pâte à papier : le « blanc » devient ici la couleur de l’enfer industriel, l’équivalent du « pays noir » d’Angleterre. Dans la famille Slothrop, on a « oublié » qu’on a autrefois été dans le camp de la rébellion. On préfère ne pas s’en souvenir, car, entre temps, on s’est « vendu »— on a vendu cette mémoire comme on vend son âme pour un bol de soupe. On a autrement dit « trahi » : ce thème de la trahison va plus tard traverser l’œuvre romanesque de Thomas Pynchon, avec, en particulier, la tradition de trahison chez les filles de la lignée Traverse, qui passent, subjuguées, à l’ennemi et sous lui, à sa botte. « Vendu »— vendu au grand capital—, c’est également ce qui est arrivé au jeune Tyrone Slothrop lorsque son père l’a cédé, encore tout enfant, au chimiste Jamf de la IG Farben Inc. Pour servir de cobaye — le bol de soupe étant en l’espèce le financement de ses études à Harvard.Pour le lieutenant Slothrop, son « legs » génétique, c’est d’abord cela — l’implantation dans son corps d’une substance chimique, l’Impolex G. Il ignore encore que cette substance s’avérera réactive à la V2— autrement dit aux « signes » venus du ciel, et qu’il aura fallu cela pour qu’il renoue avec ses ancêtres, lointains et quasi fantasmés— pour que, dans une sorte de danse fantôme, son préhistorique atavisme se réveille. Eschatologie— et anamnèse. Thomas Pynchon n’est remonté que lentement, et par des chemins détournés, à son ancêtre autobiographique, le William du xviie. Ce n’est qu’avec GR que sa propre saga familiale vient à servir en partie de trame ou filigrane au roman. La relation aux « pères » et à leur legs est, toutefois, son thème majeur dès l’orée de sa carrière (vers 1957) sauf qu’à l’époque ces ancêtres sont la génération d’auteurs à l’ombre de qui il commence à écrire : Rilke, Yeats — et, au premier chef, Thomas S. Eliot…, tandis que se profile déjà un proto-ancêtre appartenant à la génération antérieure, à savoir Henry Adams. Comment écrire ? comment faire entendre, faire percer, une voix « originale », lorsqu’on a vingt ans en 1957, qu’on débute dans le métier, et qu’on a la tête bourrée de ces réminiscences et de citations de T.S. Eliot que pendant toutes vos classes on n’a cessé de vous inculquer, au point de vous transformer en « chambre d’échos », tel le Quentin Compson de Faulkner tout bruissant d’histoires du Vieux Sud. « T. S. Eliot nous a tous pourris », comme dit (dans V.) Fausto Majstral à propos de sa propre génération. C’est une génération qui a été dévastée par le « Waste Land » (1922) et ce qui a suivi— en particulier les Quatre Quatuors, dont l’un (« Little Gidding ») peut être considéré comme la matrice de ÒGR. L’œuvre a commencé par la parodie —à la fois hommage et sarcasme, avec cette ambiguité, ce double jeu, qu’on baptisera plus tard « post-moderne »— de la thématique T.S. Eliot. Ainsi, dans le tout premier texte, (« The Small Rain », l’averse), tel le Gérontion d’Eliot (le vieil homme en saison sèche, qui attend la pluie) ce personnage qui se morfond dans la léthargie des bayous jusqu’au jour où un désastre (un ouragan) le réveille, l’éveille au monde Dans une terre parcheminée, une terre vaste et vaine, épuisée, des hommes creux, des « hommes de paille », héritiers épuisés d’une longue tradition, rêvent de flamber, se fantasment en « âmes violentes et perdues »— attendant l’avénement violent de la fin des temps, le « tigre » qui « bondit dans la réjuvenescence de l’an, et nous dévore ». Espérant, et rêvant parfois de hâter, le spasme final, lorsque, dans notre vie ô! si quotidienne, fera brutalement irruption « la Parole qui déchire la trame du temps ». Le trope de l’Erwartung— de l’attente de la fin— vient s’ancrer dans un calendrier historique avec V. (1964). Le roman se passe sur fond de crise mondiale (la crise de Suez, en 1956— avec, en surimpression, la crise de Cuba). L’île de Malte, vers laquelle l’U.S. Navy fait route, est à la fois le plus archaïque des lieux (une sorte d’île de Pâques, version de l’île omphalos) et celui où se préfigure la fin annoncée des temps : ici l’Europe va avoir cet « aperçu du chaos » dont parle T.S.Eliot citant Herman Hesse. Ce qui se trame et va advenir ici en 1959 est mis en résonance avec les émeutes qui ont soulevé l’île quarante ans plus tôt. Et ces émeutes de 1919 à Malte sont à leur tour mis en résonance avec l’insurrection irlandaise de « Pâques 1916 », exemple canonique du thème de la transfiguration du morne quotidien par la violence spasmodique : « Tout est changé, radicalement changé. Une terrible beauté vient de naître. » La « terreur », au sens « terroriste » du terme, devient, comme dans le 1ère Elégie de Duino, le premier degré d’une sublime beauté. Le premier Thomas Pynchon signifie qu’il faut rompre cet enchantement, sortir de cet «ensorcellement », et échapper à la malédiction du legs ancestral. Le finale de V. met ironiquement en perspective ce sentiment d’approcher la fin des temps. Vue avec le recul, cette soidisant apocalypse n’a laissé qu’une minuscule trace sur la surface de la mer. Statistiquement parlant, l’eschaton alors tant appréhendé n’aura finalement été qu’un « tourbillon mineur ». Relisant les textes majeures de la génération de ses ancêtres, Thomas Pynchon ne voit plus dans la « fin des temps » qu’un trope répété à l’envi. Il y a tant de clôtures, finalement, tant de fins, tant d’effets d’apocalypse qu’on peut en dresser un ironique répertoire. Et ainsi, rompu le charme sous lequel ils vous tenaient, enterrer enfin les ancêtres. Et pourtant, et pourtant...ce trope qu’il a sarcastiquement démonétisé et quasiment déconstruit, Thomas Pynchon, va, dans GR, comme le ré-enchanter. L’intrusion depuis les hauteurs du ciel dans notre bas monde du cri déchirant le ciel de l’aube y est à la fois vu comme une figure classique de la rhétorique ancestrale et comme une émotion où l’on retrouve, lorsqu’une nova apparaît dans le ciel nocturne, l’émotion lyrique, voire érotique, de l’Erwartung, de l’attente, le cœur battant, de l’ultime instant. A comme Adam(s) : l’ascendance Via T.S. Eliot — qui a ses débuts occupe pratiquement tout son paysage— Thomas Pynchon va remonter à Henry Adams. Avec Henry Adams, Thomas Pynchon se trouve à un double titre un vrai ancêtre : en tant de précurseur dont vers 1905 à Harvard T.S. Eliot recueille comme la succession apostolique, mais aussi parce qu’en NouvelleAngleterre, dans la mesure où les Winthrop sont partis vivre ailleurs ou ont disparu, la « dynastie » Adams reste la seule à pouvoir se targuer d’une même ancienneté et d’une même continuité que celle les Pynchon. Lorsqu’il se décrit comme « dernier descendant de sa lignée et descendu plus bas que tout », Slothrop cite Henry Adams et en fait son aïeul adoptif. Henry Adams commence à pointer le nez, à propos de l’ « entropie », dans la nouvelle ainsi intitulée. Pour Thomas Pynchon, le terrain a déjà été largement préparé par sa fascination pour la « décadence » chez Eliot, Yeats & Co, mais plus spécifiquement sans doute par la traduction linguistique que fait T.S.Eliot de la dégradation dans un célèbre passage d’ « East Coker: « Me voici donc à mi-chemin, ayant passé vingt ans—vingt années quasi gaspillées, les années de l’entre-deux-guerres— à essayer d’apprendre à me servir des mots, et chaque essai est un nouveau départ et une différente espèce d’échec... Chaque tentative est un nouveau commencement, un raid sur l’inarticulé avec un équipement miteux qui va sans cesse se détériorant.... » Préparé plus encore par l’adaptation de la notion d’entropie venue à l’origine de la thermodynamique (de Carnot, de Bolzmann, et de Josiah Willard Gibbs, de Yale— proche d’Henry Adams, et futur personnage de Against the Day) à la transmission du signal le long d’un canal et sa déperdition, son brouillage par le chaos ou l’aléatoire des parasites faite par Shannon & Weaver en 1949. Dans « Entropie », on est encore dans le schéma conceptuel. L’action se déroule sur les deux étages d’une maison de Washington D.C. : deux registres, deux régimes de la conscience. En bas, au rez-de-chaussée, c’est le chaos (le désordre, le bordel) de « la rue », avec joyeux fêtards de matafs pafs qui n’arrêtent pas d’aller et venir. En haut, au premier étage, dans une sorte de « serre chaude », le dénommé Callisto essaie de maintenir une enclave d’ordre calfeutrée contre la dégradation entropique et l’arasement de tout différentiel. Mais de Callisto, enfant du siècle né à l’époque où Henry Adams écrivait sur l’entropie, il est déjà dit ceci : « Henry Adams, trois générations avant la sienne, était resté abasourdi face à l’énergie [l’électricité]. Callisto se trouvait aujourd’hui dans pratiquement le même état devant la thermodynamique : comme son prédécesseur, il prenait conscience du fait que la Vierge et la Dynamo [...] sont en fait identiques. » La filiation se précise (et s’historicise) dans V. (1964) dont le titre fait explicitement référence aux métamorphoses de l’initiale « V » dans l’Education de Henry Adams et à son double visage : la Vierge de la cathédrale de Chartres et son équivalent moderne, la Dynamo telle qu’Adams la voit en 1892 à l’Exposition de Chicago puis en 1900, orée du siècle nouveau, à l’Exposition universelle du Trocadéro à Paris. Dans V., le trope binaire (ouverture/fermeture : 0/1) d’« Entropie se distribue entre deux personnages. Le premier, Stencil Jr, est explicitement calqué sur Henry Adams : il est qualifié quelque part de « Tannhauser ridé » (une citation d’Henry Adams à propos de lui-même). Enfant du siècle lui aussi, c’est un fils, un héritier, un descendant, qui s’efforce de défricher le legs de son diplomate de père, mais scrute aussi jusqu’à l’obsession les apparitions de la dénommée « V », en espérant y repérer le filigrane de l’Histoire, voire de Dieu.Ce faisant, il reproduit sans fin le schème ancestral jusqu’à n’être plus, comme son nom l’indique, que la copie conforme, le calque, le clone de ses ascendants. L’autre personnage, Benjamin dit « Benny » Profane, se situe aux antipodes du premier. Il ne vit pas dans le tracé sacré du passé mais dans un éternel « maintenant ». Il est celui se laisse aller au hasard, suivant sa pente profane (voire cochonne), ainsi que va toute chair, et vagabonde au fil des rencontres. On pourrait se croire loin de Henry Adams, sauf que le Henry Adams de l’Education est à double face. Il y a donc l’héritier— le petit-fils et arrière-petit fils de président, l’aristo, l’hidalgo imbu de son lignage et qui, enfant, imagine comme allant de soi que lui aussi va le jour venu hériter de cette couronne. Et l’autre, qui découvre qu’entre-temps l’Amérique a changé— qu’il n’y a plus de place désormais pour le cidevant aristocrates, et se sent dépossédé, exclu, déraciné, sans feu ni lieu, errant tel un Peau-Rouge en voie d’extinction. Cet Henry Adams « face B », le vagabond, le pouilleux, est aussi celui qui, exposé à la révolution de la physique au tournant du siècle, se trouve enregistrer avec une sensibilité sismographique ce que d’aucuns appellent le « chaos » et qui est, en fait, l’irruption d’un nouvelle physique, d’un nouvel ordre des choses : ce déferlement le défait. Henry Adams est situé au point de bascule (le cusp) entre deux mondes : l’un déjà mort, l’autre en train de naître. C’est d’un pôle à l’autre, de Henry Adams 1 à Henry Adams 2 que voyage, dans GR, le jeune Slothrop. Captif au départ du legs qui a été « implanté » en lui — cette Election qui prend chez lui la forme d’une Erection, telle une perche que le doigt de Dieu lui lève—, il échappe en chemin à l’emprise du Q.G. et, tel Henry Adams au fil de son anti- Bildungsroman, il sombre dans la gravité charnelle, se disloque, se démembre, dispersant au gré des quatre vents son capital génétique. La famille Slothrop— sa lente déclinaison Au fil des générations (exception faite, donc, pour la première, celle de l’ancêtre William, retourné mourir au pays), l’histoire de la famille Slothrop se résume à une longue série de pierres tombales. « Tous étendus sous les feuilles mortes, la menthe et le salicaire, avec l’ombre glacée des ormes et des saules s’étendant sur le cimetière en bordure des marais dans un long radient de pourriture s’éliminant par filtration.... »— telle celle-ci, épitaphe de Constant Slothrop : « A la mémoire de Constant Slothrop, mort le 4 mars 1766 en la 29e année de son âge. « La mort est une dette à la nature due, que j’ai payée, et toi aussi le feras.» Dans la V.O. anglaise, « constant » signifie aussi la « constante » au sens mathématique : il est donc logique que son fils se prénomme Variable— on chemine vers une équation de courbe. La courbe est descendante. La formule est en donnée par une citation d’Emily Dickinson. Emily Dickinson est le poète local— ces vers ont été écrits dans la maison de Main Street, à Amherst, qui est à deux pas de la « Vallée » du Connecticut Elle est la favorite de la famille Slothrop : beaucoup plus tard, le propre grandpère du lieutenant Slothrop choisit encore comme épitaphe ces lignes : « Comme je ne pouvais pas rendre visite à la Mort, elle eut l’obligeance de s’arrêter pour frapper à ma porte... ») La ruine, dit en substance cette citation, est une liturgie— sauf qu’elle est « l’œuvre du diable : une lente consécution— Chuter en un instant n’est jamais arrivé à personne. Glisser peu à peu, telle est la loi de l’effondrement » La famille a donc commencé, somptueusement, dans le négoce des fourrures. Vers la troisième ou la quatrième génération, la gloire évanouie, ils sont devenus « cordonniers,marchands de saison ou de lard fumé ; puis verriers, fonctionnaires municipaux, tanneurs, marbriers. » Le pays, cependant, se couvre de poussière de marbre en provenance des carrières—une poussière qui est comme « le souffle de fantômes ». « Toutes les deux ou trois générations, de vieilles banques familiales reconvertissaient le portefeuille Slothrop en nouvelles actions »— et leur capital allait diminuant, sans jamais s’éteindre totalement : dans « un long rallentendo »— « des séries sans fin qui, de manière à peine perceptible, terme après terme, se meurent... » Tel est le graphique de la courbe : une courbe asymptote de zéro, jusqu’à n’avoir plus qu’une existence fantomatique— liminale, quasi subliminale, se perdant dans l’interzone où s’éloignent, évanescents, les fantômes ; à moins que, une fois passé le pont, ils viennent à votre rencontre. Entre kraal et errance. Etrangement, la présence des ancêtres se fait de plus en plus sentir au fur et à mesure de la pérégrination de Slothrop dans la « Zone ». Cela est dû au paysage, qui lui rappelle sa Nouvelle-Angleterre de légende. Mais aussi au fait que, toutes clôtures effondrées, la Zone est redevenue, comme l’Amérique à son aube, un wilderness, un espace à la fois vacant et sauvage, où les bifurcations d’antan redeviennent possibles, y compris vers l’autre route, celle de William Slothrop, celle que la nation n’a pas prise. Cela commence à Nordhausen. Slothrop est pieds nus, une tulipe entre les orteils. « Ici, dans la Zone, les signes ne manqueront pas. Et des ancêtres vont surgir. C’est comme d’aller en Afrique noire pour y étudier les indigènes et se sentir envahi par leurs curieuses superstitions. » D’ailleurs, en Afrique noire, il y est quasi. C’est là qu’il fait la rencontre de son premier Africain. « Leur conversation sur le toit d’un wagon de marchandises au clair de lune n’a duré qu’une minute ou deux. Et il n’a certainement pas été question des croyances herero sur les ancêtres.. » Néanmoins, cela n’empêche pas Slothrop de partir dans une extrapolation onirique. Les siens, d’ancêtres « se font sentir de plus en plus au fur et à mesure que les frontières s’éloignent et que la Zone l’enveloppe ». Il est prêt à les imaginer eux comme un clan, enkystés dans une enclave, enfermés dans un enclos tribal, une sorte de kraal africain, préhistorique, oublié par l’Histoire et sa marche. Mais ce n’est que là qu’un des deux modes de résurgence des ancêtres. L’autre s’esquisse un matin où Slothrop est réveillé par une corvée de G.I.s dont la marche est scandée par un sergent noir qui aboie « lep, you, lep... gauche, droite, gauche ». Il reste à écouter ce pas cadencé qui s’éloigne et lui apparaît alors le fantôme de son antique tribu—les WASPs, les protestants anglosaxons blancs, mais déracinés, partis rejoindre les exilés de la piste des larmes ou les vagabonds de la route et du rail, nomades cheminant dans la mémoire et l’oubli pour se perdre, leur havresac bourré d’opuscules théologiques, à la lisière du crépuscule. En ma fin… En sa fin est son commencement… Dans l’ultime fraction de seconde avant (ou est-ce après ?) la fin, alors que GR se clôt, ou, le temps d’un dernier suspens, va se clore sur le cri qui déchirera la nuit et qu’on n’entendra pas, car le bruit n’en parviendra qu’après-coup et trop tard, surgit du fond de la mémoire l’hymne oublié d’un ancêtre Slothrop : « Il y a une main pour renverser le temps » — c’est-à-dire à la fois retourner le sablier qui égrène les secondes, les minutes, les heures, et mettre le temps humain sens dessus dessous et le monde à l’envers .. Le brusque éclat fait sortir de l’ombre « les cavaliers dormant au bord des routes ». Et alors, au creux d’un repli fractal de l’infinitésimal aujourd’hui, on entr’aperçoit l’image réfractée de l’ancestral jadis.