MB FAYARD TXT PUBLIES

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MB FAYARD TXT PUBLIES
Thomas R. Pynchon & ancêtres
Pas le premier venu
L’ancêtre. Son ombre plane sur l’œuvre de Thomas
R. Pynchon, énième du nom. Sa silhouette en hante les
marges ; on y entend chuchoter son fantôme. Il se
nommait William Pynchon, et ce n’était pas le premier
venu. Ou plutôt, si…
L’Amérique, en effet, a commencé en 1629, à Salem.
D’autres établissements anglais revendiquent bien une
antériorité : dix ans plus tôt, sur cette même côte de
Nouvelle-Angleterre, le Plymouth des légendaires
« Pèlerins » de la Fleur-de-Mai (1620) ; et, dès 1607, dans
le Sud, au fond de la baie de Chesapeake, le fort de
Jamestown. Mais ils n’ont pas laissé à ce point leur
empreinte sur le pays.
Alors que « la Grande Migration », comme on
l’appelle— celle qui, entre 1629 et 1642, transplantera
quelque vingt mille personnes dans les « plantations du
Seigneur » sur le pourtour de la baie de Boston— est
venue avec en soute de quoi narrer l’histoire de leur
entreprise. L’Amérique où ils abordaient, ils l’avaient
d’ores et déjà, dès avant le départ, vue préfigurée en
ombre et comme « prescrite » dans les Écritures. A eux
revient d’avoir implanté ce qui allait devenir au fil du
temps le récit canonique des origines de la nation.
L’Amérique, ils l’ont inventée.
A la tête de cette « Grande Migration », un
gentilhomme anglais, John Winthrop. Homme de loi et
propriétaire terrien de Bury St Edmunds, bourgade de
l’Est-Anglie, bastion protestant radical d’où provint un
grande partie des migrants. Il a organisé le départ,
obtenu la charte royale qui autorise l’établissement. Il est
à bord de l’Arbella, le « navire-amiral » de la petite
flottille de quatre navires qui lève l’ancre (le lundi de
Pâques 1630) depuis Cowes (île de Wight) pour atterrir,
six semaines plus tard, à Naumkeag, où a été établie
l’année précédente une tête de pont, et qu’on
rebaptisera promptement Salem (Jérusalem).
A bord d’un autre navire de la flottille (l’Ambrose) se
trouve, lors cette traversée inaugurale, un autre
gentilhomme terrien de la même région : William
Pynchon, Esq. Il est de la même génération que John
Winthrop : la quarantaine ; l’un et l’autre sont nés vers
1589 (l’année de la victoire sur la Grande Armada ). Ce
membre de la « gentry » campagnarde occupe dans le
comté d’Essex une position à peu près similaire à celle de
John Winthrop dans son Suffolk. Le nom figure de vieille
date dans les archives : on a trace d’un certain « Pinco »
arrivé de Normandie dans le sillage de la conquête de
Guillaume le Conquérant. Sous Henri VIII (en 1533), on
trouve un Nicholas Pynchon « Grand Sheriff » de Londres
— et son neveu John, ascendant direct cette fois du
romancier, obtient un blason pour sa famille. Sous le
règne prospère d’Elizabeth I, la famille poursuit son
ascension économique et sociale. John (le grand-père du
William « américain ») fait des études à Oxford et épouse
une riche héritière. Idem pour son fils, qui hérite du
domaine de Springfield0, dans le comté d’Essex. C’est là
que naît William Pynchon, Esq. Au décès de son père, en
1610, il hérite du domaine et épouse la fille d’un squire
voisin. Sa position, son statut, font à certains égards de
lui l’égal, et peu le double, de John Winthrop.
Trans-Atlantique, AR
Dès l’ouverture de GR, à Londres, l’automne 1944, le
lieutenant (Tyrone) Slothrop se souvient de son premier
ancêtre transatlantique, qui, quelque huit ou neuf
générations plus tôt, a traversé l’océan, dans un sens—
puis, comme on le verra, de retour, dans l’autre. Ce
William Slothrop-là, toutefois, n’est plus l’égal du
« gouverneur » Winthrop. Loin de naviguer en seigneur,
de conserve avec le navire-amiral Arbella, il est « coq »
à bord dudit navire : il y fait la tambouille ; c’est un
souillon de cuistot. Le romancier l’a déclassé;
renversant l’ordre social, il l’a déchu jusqu’au plus bas
de l’échelle : il est en train de récrire l’histoire pour
faire de son ancêtre un « obscur », un « sans grade »,
le premier d’un lignage d’oubliés et de sans-voix : les « Prétérités », comme il le
nommera.
Une douzaine de générations plus tard, vers 1944, à
Londres, son lointain descendant, le lieutenant Tyrone
Slothrop, est le premier Slothrop à faire, à son tour, le
chemin transatlantique dans le sens inverse, d’ouest en
est, du Nouveau Monde retour au Vieux. Il se repasse le
film, à l’envers.
Sur une de ces cartes marines historiées de l’époque
baroque, avec dans la marge des chérubins joufflus
soufflant les divers vents de la rose, on voit l’Arbella et sa
flottille, voguer toutes voiles dehors. Silence, on
rembobine. Les chérubins au lieu de souffler aspirent :
leurs joues se creusent ; ils en louchent sous l’effort. Et,
dans la houle qui monte et descend, nos vieux navires
ressortent du port de Boston pour repartir dans le sens
inverse. C’est la « rédemption » pour le cuistot qui a
glissé sur du vomi lors d’une embardée du pont et
renversé le ragoût du soir sur les beaux souliers des Elus
de première classe. Le ragoût se ramasse à l’envers et
regagne le chaudron d’étain. En chancelant, le cuistot se
remet debout. Et la flaque de vomi sur laquelle il vient de
glisser réintègre la bouche d’où elle a jailli en gerbe. En
termes liturgiques, on appellerait cela une remontée dans
la mémoire— une anamnèse. Mais on est au cinéma, n’estce-pas ? alors, c’est un flash-back, et même doublement
« back ».
S’il n’est plus l’égal de Winthrop, le premier
Slothrop reste néanmoins son double— son image
renversée dans le miroir, son Doppelgänger, son ombre,
sa part d’ombre. Ne serait-ce que dans le patronyme dont
il est affublé. Slothrop fait écho à Winthrop. En plaçant la
césure à win-throp, on isole win, qui signifie gagner,
remporter la victoire, conquérir— comme dans «How the
West was won » (la Conquête de l’Ouest). Et il reste (un
peu plus savant) throp — où se profilent « trope » et
« tropisme » Quant au nom de « Slothrop », en y
déplaçant un peu la césure pour un chevauchement en
tuile, on isole sloth, qui s’oppose alors à win.
Sloth est un beau mot anglais, qui semble mimer son
sens et se vautrer comme lui. Le sloth est un des sept
péchés capitaux : en français, on dit ordinairement la
paresse, mais il faut comprendre cela plutôt comme
l’inertie, l’acedia latine— le manque d’allant. Double
antipodique de Winthrop, Slothrop est celui qui s’attarde,
qui traîne les pieds, qui glande. Ni gagnant ni conquérant
—plutôt perdant, mais magnifique. Il est celui qui ne joue
pas le jeu : un rebelle, mais moins par sa violence que par
un obstiné refus d’obtempérer. Il est récalcitrant à
marcher au son du tambour. De là à imaginer qu’il marche
au son d’un « autre » tambour, il n’y a que le temps d’un
soupir.
La route de l’Ouest
A son arrivée dans le Nouveau Monde, William
Pynchon s’installe d’abord, non pas, comme le groupe
Winthrop, sur la péninsule des « Trois Monts » (Trimount,
la future Boston), mais, avec les gens de « l’Ouest »
(c’est-à-dire du Dorset) venus à bord de la Mary & John,
un peu au sud, à Dorchester, comme ils le nomment, en
souvenir de leur lieu d’origine, puis à Roxbury. On trouve
son nom en tête de la liste des gens « rassemblés » pour
constituer une « église » à Roxbury en 1631.
William Pynchon a dû venir avec un capital
considérable, car, dès l’automne 1631, on le voit déjà
armer pour le négoce des fourrures, en particulier les
peaux de castor, que son navire va acheter aux Indiens
jusqu’à l’embouchure de la rivière Kennebec, là-haut sur
la côte du Maine : la Colonie (de la Baie du
Massachusetts), dont il est d’ailleurs le Trésorier, lui a
accordé le monopole (le « privilège ») de la « traite des
pelleteries ».
Déjà, pourtant, il songe à aller « à l’Ouest »— dans ce
qui est à l’époque « l’Ouest »,— ce, afin de capter le plus
en amont possible les peaux que les Indiens Mohawk
acheminent depuis le nord-ouest (Albany) jusqu’à la
rivière Connecticut. William Pynchon a jeté son dévolu
sur le site d’Agawam, là où la piste mohawk rejoint la
rivière. Une première exploration a lieu à l’automne
1635 : on achète de la terre aux Indiens et on construit un
premier baraquement sur la rive ouest de la rivière. Puis,
au printemps suivant (mai 1636), c’est le premier
établissement permanent. Il va se tailler là un fief, une
véritable baronnie. En 1650, il détient le monopole des
fourrures dans toute « la Vallée » (du Connecticut). Pour
les Indiens du coin, tous les Anglais sont des « Pynchon »—
c’est devenu un nom commun. Des années durant, la
famille Pynchon & Fils va expédier en Angleterre des
cargaisons de fourrures (castor outre, renard, orignal),
ainsi que des testicules du castor, dont on extrait
l’aphrodisiaque musc.
Il se trouve que la même saison se met également en
branle la première migration « de masse »— le premier
trek vers l’Ouest— de l’histoire américaine. Les habitants
des villages de Watertown, de Dorchester, de Newton se
trouvent à l’étroit sur la frange côtière. La Cour Générale
(c’est-à-dire le « parlement ») de la Colonie de la Baie
finit par leur accorder l’autorisation d’ « émigrer » —à
contrecœur, car elle voit d’un mauvais œil sa population
de disperser, s’égayer dans la nature, au lieu de
constituer un groupe compact.
Exactement deux siècles plus tard (en 1834),
l’historien George Bancroft évoque ce « trek » : au mois
de juin (1636) la caravane principale se met en marche,
sous la conduite du pasteur Thomas Hooker. Elle se
compose d’environ cent personnes, « dont beaucoup
accoutumés au luxe et aux aises de la vie européenne ».
Chassant devant eux un troupeau de bétail, ils traversent
à pied «les forêts sans route » du Massachusetts. Ils font à
peine dix milles par jour à travers ces bois épais : il faut
franchir fleuves et marécages ; gravir les plateaux entre
les vallées. Ils n’ont subsistance que le lait des vaches ; et
rien d’autre que la boussole comme guide pour ne pas
s’égarer dans cette « sauvagerie » pour ainsi dire
inabordable jusqu’ici : « L’écho des collines répète les
mugissements, extraordinaires pour lui, des troupeaux ».
Bancroft écrit à l’époque de la Piste de l’Oregon : à ses
yeux, le trek de Thomas Hooker est, à l’échelle, le
prototype de la grande transhumance à venir.
Terre des légendes
Dans GR— mais également dans la légende locale— on
voit William Pynchon (Slothrop) suivre à peu près le même
chemin, à pied, à travers bois et broussailles. Ce ne fut
sans doute pas le cas. Il a dû venir en bateau, depuis
Boston, en contournant le cap Cod, puis en suivant la côte
pour venir jeter l’ancre au pied des chutes d’Enfield, d’où
un sentier menait jusqu’au site d’Agawam. Mais surtout,
le William Slothrop de Thomas Pynchon ne va pas s’établir
sur l’active voie fluviale qu’est la rivière Connecticut,
mais de l’autre coté du fleuve, dans les collines du comté
de Berkshire.
Les Berkshires, tout le coin nord-ouest de l’État du
Massachusetts, furent longtemps une « frontière »,
exposée à la sauvagerie et à ses dangers. C’est là
qu’officia un temps le plus grand prédicant et théologien
américain du xviiie, Jonathan Edwards, prophète de la
« fin des temps. Ce fut surtout, à la grande époque du
xixie, un haut lieu culturel. Là, Hawthorne séjournait
chaque été (il y écrivit ses « contes de Tanglewood ») ;
là, Melville écrivit Moby-Dick, dans sa ferme d’Arrowhead,
à Pittsfield— avec vue sur le mont Greylock, point
culminant de l’État, auquel le cachalot blanc doit quelque
chose de sa monstruosité. Plus tard, Edith Wharton y fit
construire sa résidence de Lennox, où elle imagina Ethan
Fromme, son glacial conte de la Nouvelle-Angleterre.
C’est dans ce territoire éminemment littéraire que
Thomas Pynchon fait grandir le dernier des Slothrop.
(Rien d’autobiographique là-dedans : le romancier a, pour
sa part, grandi dans la petite ville d’Oyster Bay, sur la
côte nord de l’Ile Longue.) En 1931, au creux de la
grande Dépression (il a alors dans les quatorze ans), il
assiste de loin à l’incendie de l’hôtel Aspinwall : on
entend les sirènes de Pittsfield, de Lennox, de Lee… S’y
greffera ensuite le souvenir d’une aurore boréale pour
préfigurer l’apparition, dans le temps de l’Avent, d’une
nova déchirant le ciel de Londres.
Le romancier fait de ce comté un canton de contes et
de légendes— de Märchen à l’allemande, comme c’était la
mode en Amérique à la fin du xviiie et l’orée du xixe. Un
paysage gothique de chaumes dévastés, resté en friche,
ou retournant à la friche. Onirique aussi : « Dans tes
rêves, tu vas souvent jusqu’à la friche en bas du
cimetière, pleine de ronces d’automne et de lapins : c’est
là que sont les bohémiens ». Et on y voit, comme dans un
conte fantastique, un de ces messagers en tricorne,
« sorti des légendes du Berkshire », voyageur égaré « aux
frontières du soir ».
Ce paysage gothique (« allemand »), il le retrouve
lors de ses pérégrinations dans la Zone— l’Europe
dévastée de 1945. Au cap d’Antibes lui reviennent des
souvenirs du cap Cod d’avant-guerre : l’odeur d’algues
sèches et de vieille friture, le sable sur les coups de
soleil, la piqûre des brins d’oyat dans le sable des dunes —
et ces Comet, ces Hampton, les belles bagnoles de la
jeunesse huppée. Puis c’est Zurich— la Zurich de Zwingli,
capitale de la Réforme la plus radicale—, qui va être la
première étape de ses retrouvailles avec ses ancêtres
Première réminiscence en voyant le St Petershofstatt,
et l’énorme horloge : cela lui rappelle « les vieilles
universités de la côte Est (Harvard, Yale, Princeton peutêtre) « avec leurs beffrois mal éclairés où l’on peut à
peine lire l’heure ». Il éprouve alors, « à l’heure
inconnue », une première tentation de s’abandonner « à
la vanitas telle que l’avaient connue ses ancêtres ».
Ce n’est encore, toutefois, qu’une « vanité » très
mondaine, très années trente. Ici, Allen Dulles a installé
son Bureau d’Etudes Stratégiques— l’Office of Strategic
Studies, la future CIA et recruté des jeunes gens
fraîchement émoulus d’Harvard— où ils ont été « initiés »
aux « mystères puritains ». La perception de la
« vacance » derrière la mélodie douce des saxos, les
blazers blancs avec des marques de rouge à lèvres, une
odeur
d’œillet :
l’ambiance
reste
vaguement
fitzgéraldienne, mais, dans l’acronyme « OSS », Slothrop
lit déjà le début d’un ossia (en latin, les ossements) plus
funèbrement baroque, l’approche d’une plus scripturaire
« vanité ».
Plus tard, on le voit qui survole en ballon le massif
montagneux du Harz. Ici, chaque 1er mai, les sorcières
(celles de Faust) tiennent leur sabbat annuel : leur nuit
de Walpurgis. Cela lui ramène à la mémoire qu’à son
arbre généalogique à lui aussi « pend une authentique
sorcière de Salem ». Et ici un flash-back historiquement
un peu bancal :elle s’appelait Amy Sprue. C’était une
« antinomienne », une espèce de « dingue »qui battait la
campagne dans les Berkshires— « deux cents avant Crazy
Sue Durham »— volant des bébés la nuit, chevauchant des
vaches au crépuscule, sacrifiant des poulets au sommet
de la montagne. Elle part dans le Rhode Island dans
l’espoir d’y trouver refuge, mais n’y arrive jamais. Elle
est arrêtée pour sorcellerie et est condamnée à mort. Par
ce biais, toutefois, Harz du Vieux Monde et Berkshire du
Nouveau se superposent : l’ombre (le fantôme) du
Brocken et celle du Greylock ne font plus qu’un, tandis
que se télescopent l’aujourd’hui et l’autrefois.
La pente de toute chair...
L’ancêtre, le William Slothrop du roman, ne fait pas
la « traite des fourrures » : il élève des cochons. Et on le
voit faire le chemin qui mène des collines de l’Ouest du
Massachusetts jusqu’à Boston, poussant devant lui son
troupeau de cochons pour aller l’y vendre sur la place du
marché. A l’échelle de l’époque, ce trek est une
préfiguration in parvo de la saga familière aux westerns.
Slothrop est un vacher, un vaquero du xviie siècle. Sauf
que les bêtes qu’il mène sur la grand-route ne sont pas à
cornes, mais ont la queue en tire-bouchon, c’est déjà le
trajet qui mènera plus tard (à partir de 1869) les
« piqueurs de bœufs » du Texas à la gare d’Abilene
(Kansas) pour y être embarqués, direction les abattoirs de
Chicago.
Pour le Slothrop originel, le cochon est un peu son
totem. On peut y voir une protestation contre le règne
« spirituel » de John Winthrop et sa clique de Boston. Le
cochon est l’animal qui suit la pente où va toute chair—
qui se vautre dans la « fange charnelle ». Au terme de sa
zigzagante pérégrination dans la « Zone », le lointain
descendant du premier Slothrop fera plus que se souvenir
de ce legs ancestral : arrivant un jour dans un village où
l’on célèbre la fête de Plezachunga, il se voit revêtir du
costume du cochon— rituel carnavalesque par lequel il
réintègre,via son totem, sa tribu.
Les affaires, le profit, le vieux Slothrop, ce n’est pas
vraiment son souci. Lorsqu’il parvient enfin au marché de
Boston, ses bêtes sont étiques d’avoir tant cheminé. Mais
qu’importe : ce qu’il aime, c’est « faire la route »,
vagabonder. Il aime la route elle-même et ses rencontres
de hasard. On est doublement loin du William Pynchon
historique : voici son « double » en proto-hobo.
De l’hérésie.
Le William Slothrop du romancier écrit un petit traité
de théologie sur la question de la « rédemption », qui,
stigmatisé comme hérétique, est solennellement brûlé sur
le pré communal de Boston : il décide alors de quitter la
Nouvelle-Angleterre pour retourner « à la maison ». Son
ancêtre, le William Pynchon historique a effectivement
vécu pareille chose. Très rapidement, il se retrouve en
bisbille avec les autorités. Dès l’hiver 1637-1638, lors de
la pénurie qui suit la guerre contre les Indiens Pequod, il
se voit accusé par le pasteur Thomas Hooker d’en profiter
pour vendre du grain à un prix exorbitant. Il fait alors
sécession du Connecticut pour demander le rattachement
au Massachusetts de son établissement d’Agawam, qu’il
rebaptise en 1641 Springfield, en souvenir de son village
natal.
L’opuscule auquel, lecteur et exégète des Ecritures à
ses heures, IL consacre ses longues soirées d’hiver à
Springfield s’intitule : « The Meritorious Price of Our
Redemption » : le prix qu’a dû payer le Christ
pour « mériter » notre rédemption, à savoir le rachat de
l’humanité captive du péché originel. Le sacrifice du
Christ— sa mort, crucifié sur le bois de la croix— a-t-il
suffi, ou le Christ a-t-il, comme d’aucuns le pensent, dû
souffrir, de surcroît, les tourments de l’Enfer ?
Derrière, toutefois, se profile une autre question : en
offrant son corps et son sang, le Christ a-t-il sauvé tous
les hommes, sans exception ? Ou uniquement ceux que
son Père, le Dieu Tout-Puissant a choisis (a « élus »)
comme étant d’ores et déjà « prédestinés » à être assis à
Sa droite au jour du Jugement Dernier ?
En calvinisme orthodoxe, une telle « Élection » est
décidée par le Tout-Puissant « en son conseil occulte »—
c’est dans le plus grand secret qu’Il dresse la liste de ses
« Élus », dont sont donc omis les noms qu’en faisant
l’appel, il a « passés » : les « Prétérités ». Et il n’y aucun
moyen de savoir dès l’ici-bas si on figure sur la liste— et si
l’on fait partie des Elus destinés, le Jour venu, à être
sauvés. Mais la Nouvelle-Angleterre du xviie a, dans un
premier temps, avancé qu’on pouvait, à certains
« signes », avoir au moins une présomption de son
Élection. Elle a ensuite exigé, pour faire partie d’une
« église », qu’on fournisse la preuve de tels « signes »
sous la forme d’un récit de conversion. Elle a enfin, dans
un troisième temps, restreint aux seuls membres d’une
« église » ainsi cooptés le droit de vote.
La question cesse, dès lors, d’être une argutie
scolastique sur un point obscur de théologie pour devenir
politique. William Pynchon est de l’opinion que, nous
seulement la mort du Christ a suffi, mais qu’en plus il a
racheté tous les hommes. Et qu’il n’y donc aucun
fondement scripturaire pour priver un sujet de la
Couronne anglaise— un « citoyen » anglais— du droit
d’élire ses députés.
La
Cour
Générale
(le
« parlement »)
du
Massachusetts, considérant que l’opuscule de William
Pynchon contient « maintes erreurs et hérésies », en fait
faire un auto-da-fé sur le pré communal de Boston.
William Pynchon, quant à lui, préfère alors transmettre
ses terrains et propriétés de son comptoir de Springfield à
son fils John et reprendre, vingt ans après, en sens
inverse le chemin de la Vieille Angleterre.
L’évocation par le romancier de cet épisode fait de
son ancêtre un dissident persécuté par un Pouvoir
(Winthrop et sa clique) qui préfigurerait déjà le
capitalisme conquérant. En réalité, Winthrop et la
majorité de cette première génération voyaient leur
migration avant tout comme un refuge temporaire, en
attendant que des jours meilleurs leur permettent de
ramener dans le Vieux Monde « l’oriflamme de la foi »
réformée et ils s’efforçaient plutôt de maintenir contre
vents et marées un ordre social médiéval, à l’ancienne :
maintien des corporations, lois somptuaires, répression de
l’usure. Entre John Winthrop et William Pynchon, si
quelqu’un représente l’avant-garde du capitalisme
triomphant, ce serait plutôt ce dernier. Mais, dans sa
rétrospection, le Thomas Pynchon a décidé de faire
prendre à ses ancêtres le maquis dès le premier jour, dès
la Genèse— de les doter (comme à l’ombre de la Maison
aux sept pignons) d’une tradition de rébellion
clandestine.
L’ombre de Hawthorne
Le nom des Pynchon a peut-être disparu du paysage
quotidien de la Nouvelle-Angleterre, sauf que c’est le
nom que porte « la dynastie Pyncheon » dans un des plus
célèbres romans américains: la Maison aux sept pignons
(1851) de Hawthorne. S’appeler Thomas Pynchon quand
on écrit des livres éveille fatalement un écho : c’est un
peu comme si l’on se nommait Rastignac ou Bovary.
D’autant plus que le choix de Hawthorne n’avait rien de
fortuit ; il voulait un nom historique de la NouvelleAngleterre et avait cru pouvoir emprunter celui-là sans
risque : lui aussi (en 1851) croyait la famille éteinte.
La Maison aux sept pignons se passe à la fois au xixe
et au xviie siècles. Un humble artisan, charpentier de son
métier, a acquis un petit terrain, le long d’un sentier
herbeux, dans un Salem encore embryonnaire, et y a
construit une petite cabane. Or, ce terrain est lorgné par
un notable, le redoutable « juge » Pyncheon. L’artisan
refusant de s’en dessaisir, le juge l’accuse de sorcellerie,
et le fait pendre sur la colline lors des fameux procès de
1692. De l’échafaud, Maule lance au juge, qui observe la
scène du haut de son cheval, cette malédiction : « Dieu te
fera boire ton sang ».
Le juge fait construire la maison vaguement gothique
qui subsiste encore aujourd’hui— avec ses sept pignons en
ogive. Le jour de l’inauguration, on le trouve mort
(d’apoplexie ?), du sang à la commissure des lèvres. Des
générations plus tard, l’antique maison— le legs
Pyncheon— continue à exercer son sortilège, son
« emprise » maléfique, sur les descendants du juge. Ce
jusqu’à aujourd’hui (1844), elle est habitée un vieux
couple de frère et soeur, héritiers vivant dans une quasi
misère au milieu de leurs portraits d’ancêtres et leurs
arbres généalogiques, essayant vainement de vivre « selon
leur naissance ». Quant aux Maule, les humbles, les
oubliés, ils ont complètement disparu des archives. En
fait, ils ont continué à habiter la petite ville de Salem,
mais dans l’obscurité de petits métiers, artisans,
matelots. « Leur sang existait peut-être encore quelque
part », mais dans cette ville « où chacun pouvait
remonter si haut son lignage », le leur était apparemment
«éteint ».
C’est un roman gothique sur l’emprise des ancêtres,
sur la manière dont, d’outre-tombe, ils implantent en
vous leur domination : autrement dit, l’histoire de
Slothrop, au fond. Un des pignons abrite un locataire— un
jeune homme (Holgrave) qui à la fin s’avérera être le
lointain descendant des Maule. Féru de toutes les
techniques de la modernité flambante neuve en 1844 (la
photographie, le télégraphe, le chemin de fer), il appelle
à se défaire de cette emprise des morts : « Ne nous
débarrasserons-nous jamais de ce Passé ? Il pèse sur le
présent comme le cadavre d’un géant— comme si la
jeunesse était obligée de s’épuiser à traîner le corps de
son grand-père, depuis longtemps défunt et à qui ne
manque d’une sépulture honorable ».
Le vieux couple finit par s’échapper : le temps d’une
excursion, ils prennent le train et voient pour la première
fois briller le soleil du vierge, du vivace et du « bel
aujourd’hui ». C’est le même cheminement que suivra
Slothrop lorsque, devenu vagabond, il échappe à
l’emprise du Q.G. et de la mémoire pour réduire sa bande
passante à un infinitésimal « maintenant » toujours
renaissant sur la plaque photographique. Et cela dans un
roman, GR, qui se situe dans la droite lignée du
« gothique provincial » dont Hawthorne a été l’inventeur
et que reprend et récrit Thomas Pynchon : l’ogive de la
Roquette a remplacé le pignon gothique de la Maison,
mais on y trouve la même tension entre poids d’un passé
ombreux et irruption violente, sous la forme de la V2, du
dernier cri de la modernité.
Rébellion et Trahison
En même temps, Thomas Pynchon est, semble-t-il,
trop au fait de la véritable histoire de sa famille pour
exploiter à fond et sur toute la longueur, ce thème de
l’exil à l’intérieur de sa famille. La dernière fois qu’on
aperçoit les Slothrop dans le maquis, c’est lors de la
rébellion de Shays lorsqu’ils prennent les armes dans une
guérilla d’escarmouches contre le pouvoir fédéral : une
sorte de Vendée américaine. Ils arborent à leur chapeau,
comme signe de ralliement, un rameau (vert) de sapincigüe pour se distinguer des Fédéraux, qui, eux, portent
un morceau de « papier blanc ».
C’était « avant » — à l’époque où les Slothrop
n’étaient pas encore impliqués comme ils vont le devenir,
dans le « blanc de la mort », le « blanc mortifère », la
« mort blanche » . Plus tard, ils vont, sinon faire fortune,
du moins gagner leur vie, et survivre, dans l’industrie du
papier : les « papeteries Slothrop ». Mis à part le fait
qu’au lieu de suivre, dans sa puissante dynamique, le trek
conquérant vers l’Ouest du xixe, ils restent enkystés dans
leurs collines du Berkshire (autrefois proto-Ouest ;
aujourd’hui province somnolente et oubliée), pour le
reste, ils collaborent : ils s’inscrivent dans la ligne
générale de l’histoire nationale. S’ils survivent, ce n’est
pas dans le glorieux underground d’un maquis, mais dans
la grisaille d’un anonymat petit-bourgeois. La famille a
vivoté dans ce paysage de collines qui n’est plus le vert
paradis d’antan depuis qu’on l’a éventré de carrières pour
en extraire la pierre qui a servi à construire les
monuments néo-classiques de la Nouvelle-Angleterre. Elle
a profité, modestement, petitement, de la dévastation du
pays— de la déforestation qui transforme les arbres en
pâte à papier : le « blanc » devient ici la couleur de
l’enfer industriel, l’équivalent du « pays noir »
d’Angleterre.
Dans la famille Slothrop, on a « oublié » qu’on a
autrefois été dans le camp de la rébellion. On préfère ne
pas s’en souvenir, car, entre temps, on s’est « vendu »—
on a vendu cette mémoire comme on vend son âme pour
un bol de soupe. On a autrement dit « trahi » : ce thème
de la trahison va plus tard traverser l’œuvre romanesque
de Thomas Pynchon, avec, en particulier, la tradition de
trahison chez les filles de la lignée Traverse, qui passent,
subjuguées, à l’ennemi et sous lui, à sa botte.
« Vendu »— vendu au grand capital—, c’est également
ce qui est arrivé au jeune Tyrone Slothrop lorsque son
père l’a cédé, encore tout enfant, au chimiste Jamf de la
IG Farben Inc. Pour servir de cobaye — le bol de soupe
étant en l’espèce le financement de ses études à
Harvard.Pour le lieutenant Slothrop, son « legs »
génétique, c’est d’abord cela — l’implantation dans son
corps d’une substance chimique, l’Impolex G. Il ignore
encore que cette substance s’avérera réactive à la V2—
autrement dit aux « signes » venus du ciel, et qu’il aura
fallu cela pour qu’il renoue avec ses ancêtres, lointains et
quasi fantasmés— pour que, dans une sorte de danse
fantôme, son préhistorique atavisme se réveille.
Eschatologie— et anamnèse.
Thomas Pynchon n’est remonté que lentement, et par
des chemins détournés, à son ancêtre autobiographique,
le William du xviie. Ce n’est qu’avec GR que sa propre
saga familiale vient à servir en partie de trame ou
filigrane au roman. La relation aux « pères » et à leur legs
est, toutefois, son thème majeur dès l’orée de sa carrière
(vers 1957) sauf qu’à l’époque ces ancêtres sont la
génération d’auteurs à l’ombre de qui il commence à
écrire : Rilke, Yeats — et, au premier chef, Thomas S.
Eliot…, tandis que se profile déjà un proto-ancêtre
appartenant à la génération antérieure, à savoir Henry
Adams.
Comment écrire ? comment faire entendre, faire
percer, une voix « originale », lorsqu’on a vingt ans en
1957, qu’on débute dans le métier, et qu’on a la tête
bourrée de ces réminiscences et de citations de T.S. Eliot
que pendant toutes vos classes on n’a cessé de vous
inculquer, au point de vous transformer en « chambre
d’échos », tel le Quentin Compson de Faulkner tout
bruissant d’histoires du Vieux Sud. « T. S. Eliot nous a
tous pourris », comme dit (dans V.) Fausto Majstral à
propos de sa propre génération. C’est une génération qui
a été dévastée par le « Waste Land » (1922) et ce qui a
suivi— en particulier les Quatre Quatuors, dont l’un
(« Little Gidding ») peut être considéré comme la matrice
de ÒGR.
L’œuvre a commencé par la parodie —à la fois
hommage et sarcasme, avec cette ambiguité, ce double
jeu, qu’on baptisera plus tard « post-moderne »— de la
thématique T.S. Eliot. Ainsi, dans le tout premier texte,
(« The Small Rain », l’averse), tel le Gérontion d’Eliot (le
vieil homme en saison sèche, qui attend la pluie) ce
personnage qui se morfond dans la léthargie des bayous
jusqu’au jour où un désastre (un ouragan) le réveille,
l’éveille au monde
Dans une terre parcheminée, une terre vaste et
vaine, épuisée, des hommes creux, des « hommes de
paille », héritiers épuisés d’une longue tradition, rêvent
de flamber, se fantasment en « âmes violentes et
perdues »— attendant l’avénement violent de la fin des
temps, le « tigre » qui « bondit dans la réjuvenescence de
l’an, et nous dévore ». Espérant, et rêvant parfois de
hâter, le spasme final, lorsque, dans notre vie ô! si
quotidienne, fera brutalement irruption « la Parole qui
déchire la trame du temps ».
Le trope de l’Erwartung— de l’attente de la fin—
vient s’ancrer dans un calendrier historique avec V.
(1964). Le roman se passe sur fond de crise mondiale (la
crise de Suez, en 1956— avec, en surimpression, la crise
de Cuba). L’île de Malte, vers laquelle l’U.S. Navy fait
route, est à la fois le plus archaïque des lieux (une sorte
d’île de Pâques, version de l’île omphalos) et celui où se
préfigure la fin annoncée des temps : ici l’Europe va avoir
cet « aperçu du chaos » dont parle T.S.Eliot citant
Herman Hesse. Ce qui se trame et va advenir ici en 1959
est mis en résonance avec les émeutes qui ont soulevé
l’île quarante ans plus tôt.
Et ces émeutes de 1919 à Malte sont à leur tour mis
en résonance avec l’insurrection irlandaise de « Pâques
1916 », exemple canonique du thème de la transfiguration
du morne quotidien par la violence spasmodique : « Tout
est changé, radicalement changé. Une terrible beauté
vient de naître. » La « terreur », au sens « terroriste » du
terme, devient, comme dans le 1ère Elégie de Duino, le
premier degré d’une sublime beauté.
Le premier Thomas Pynchon signifie qu’il faut rompre
cet enchantement, sortir de cet «ensorcellement », et
échapper à la malédiction du legs ancestral. Le finale de
V. met ironiquement en perspective ce sentiment
d’approcher la fin des temps. Vue avec le recul, cette soidisant apocalypse n’a laissé qu’une minuscule trace sur la
surface de la mer. Statistiquement parlant, l’eschaton
alors tant appréhendé n’aura finalement été qu’un
« tourbillon mineur ».
Relisant les textes majeures de la génération de ses
ancêtres, Thomas Pynchon ne voit plus dans la « fin des
temps » qu’un trope répété à l’envi. Il y a tant de
clôtures, finalement, tant de fins, tant d’effets
d’apocalypse qu’on peut en dresser un ironique
répertoire. Et ainsi, rompu le charme sous lequel ils vous
tenaient, enterrer enfin les ancêtres.
Et pourtant, et pourtant...ce trope qu’il a
sarcastiquement démonétisé et quasiment déconstruit,
Thomas Pynchon, va, dans GR, comme le ré-enchanter.
L’intrusion depuis les hauteurs du ciel dans notre bas
monde du cri déchirant le ciel de l’aube y est à la fois vu
comme une figure classique de la rhétorique ancestrale et
comme une émotion où l’on retrouve, lorsqu’une nova
apparaît dans le ciel nocturne, l’émotion lyrique, voire
érotique, de l’Erwartung, de l’attente, le cœur battant,
de l’ultime instant.
A comme Adam(s) : l’ascendance
Via T.S. Eliot — qui a ses débuts occupe pratiquement
tout son paysage— Thomas Pynchon va remonter à Henry
Adams. Avec Henry Adams, Thomas Pynchon se trouve à
un double titre un vrai ancêtre : en tant de précurseur
dont vers 1905 à Harvard T.S. Eliot recueille comme la
succession apostolique, mais aussi parce qu’en NouvelleAngleterre, dans la mesure où les Winthrop sont partis
vivre ailleurs ou ont disparu, la « dynastie » Adams reste
la seule à pouvoir se targuer d’une même ancienneté et
d’une même continuité que celle les Pynchon. Lorsqu’il se
décrit comme « dernier descendant de sa lignée et
descendu plus bas que tout », Slothrop cite Henry Adams
et en fait son aïeul adoptif.
Henry Adams commence à pointer le nez, à propos de
l’ « entropie », dans la nouvelle ainsi intitulée. Pour
Thomas Pynchon, le terrain a déjà été largement préparé
par sa fascination pour la « décadence » chez Eliot, Yeats
& Co, mais plus spécifiquement sans doute par la
traduction linguistique que fait T.S.Eliot de la dégradation
dans un célèbre passage d’ « East Coker: « Me voici donc
à mi-chemin, ayant passé vingt ans—vingt années quasi
gaspillées, les années de l’entre-deux-guerres— à essayer
d’apprendre à me servir des mots, et chaque essai est un
nouveau départ et une différente espèce d’échec...
Chaque tentative est un nouveau commencement, un raid
sur l’inarticulé avec un équipement miteux qui va sans
cesse se détériorant.... »
Préparé plus encore par l’adaptation de la notion
d’entropie venue à l’origine de la thermodynamique (de
Carnot, de Bolzmann, et de Josiah Willard Gibbs, de
Yale— proche d’Henry Adams, et futur personnage de
Against the Day) à la transmission du signal le long d’un
canal et sa déperdition, son brouillage par le chaos ou
l’aléatoire des parasites faite par Shannon & Weaver en
1949.
Dans « Entropie », on est encore dans le schéma
conceptuel. L’action se déroule sur les deux étages d’une
maison de Washington D.C. : deux registres, deux régimes
de la conscience. En bas, au rez-de-chaussée, c’est le
chaos (le désordre, le bordel) de « la rue », avec joyeux
fêtards de matafs pafs qui n’arrêtent pas d’aller et venir.
En haut, au premier étage, dans une sorte de « serre
chaude », le dénommé Callisto essaie de maintenir une
enclave d’ordre calfeutrée contre la dégradation
entropique et l’arasement de tout différentiel. Mais de
Callisto, enfant du siècle né à l’époque où Henry Adams
écrivait sur l’entropie, il est déjà dit ceci : « Henry
Adams, trois générations avant la sienne, était resté
abasourdi face à l’énergie [l’électricité]. Callisto se
trouvait aujourd’hui dans pratiquement le même état
devant la thermodynamique : comme son prédécesseur, il
prenait conscience du fait que la Vierge et la Dynamo [...]
sont en fait identiques. »
La filiation se précise (et s’historicise) dans V. (1964)
dont le titre fait explicitement référence aux
métamorphoses de l’initiale « V » dans l’Education de
Henry Adams et à son double visage : la Vierge de la
cathédrale de Chartres et son équivalent moderne, la
Dynamo telle qu’Adams la voit en 1892 à l’Exposition de
Chicago puis en 1900, orée du siècle nouveau, à
l’Exposition universelle du Trocadéro à Paris. Dans V., le
trope binaire (ouverture/fermeture : 0/1) d’« Entropie se
distribue entre deux personnages. Le premier, Stencil Jr,
est explicitement calqué sur Henry Adams : il est qualifié
quelque part de « Tannhauser ridé » (une citation d’Henry
Adams à propos de lui-même). Enfant du siècle lui aussi,
c’est un fils, un héritier, un descendant, qui s’efforce de
défricher le legs de son diplomate de père, mais scrute
aussi jusqu’à l’obsession les apparitions de la dénommée
« V », en espérant y repérer le filigrane de l’Histoire,
voire de Dieu.Ce faisant, il reproduit sans fin le schème
ancestral jusqu’à n’être plus, comme son nom l’indique,
que la copie conforme, le calque, le clone de ses
ascendants.
L’autre personnage, Benjamin dit « Benny » Profane,
se situe aux antipodes du premier. Il ne vit pas dans le
tracé sacré du passé mais dans un éternel « maintenant ».
Il est celui se laisse aller au hasard, suivant sa pente
profane (voire cochonne), ainsi que va toute chair, et
vagabonde au fil des rencontres. On pourrait se croire loin
de Henry Adams, sauf que le Henry Adams de l’Education
est à double face. Il y a donc l’héritier— le petit-fils et
arrière-petit fils de président, l’aristo, l’hidalgo imbu de
son lignage et qui, enfant, imagine comme allant de soi
que lui aussi va le jour venu hériter de cette couronne. Et
l’autre, qui découvre qu’entre-temps l’Amérique a
changé— qu’il n’y a plus de place désormais pour le cidevant aristocrates, et se sent dépossédé, exclu,
déraciné, sans feu ni lieu, errant tel un Peau-Rouge en
voie d’extinction.
Cet Henry Adams « face B », le
vagabond, le pouilleux, est aussi celui qui, exposé à la
révolution de la physique au tournant du siècle, se trouve
enregistrer avec une sensibilité sismographique ce que
d’aucuns appellent le « chaos » et qui est, en fait,
l’irruption d’un nouvelle physique, d’un nouvel ordre des
choses : ce déferlement le défait.
Henry Adams est situé au point de bascule (le cusp)
entre deux mondes : l’un déjà mort, l’autre en train de
naître. C’est d’un pôle à l’autre, de Henry Adams 1 à
Henry Adams 2 que voyage, dans GR, le jeune Slothrop.
Captif au départ du legs qui a été « implanté » en lui —
cette Election qui prend chez lui la forme d’une Erection,
telle une perche que le doigt de Dieu lui lève—, il
échappe en chemin à l’emprise du Q.G. et, tel Henry
Adams au fil de son anti- Bildungsroman, il sombre dans la
gravité charnelle, se disloque, se démembre, dispersant
au gré des quatre vents son capital génétique.
La famille Slothrop— sa lente déclinaison
Au fil des générations (exception faite, donc, pour la
première, celle de l’ancêtre William, retourné mourir au
pays), l’histoire de la famille Slothrop se résume à une
longue série de pierres tombales. « Tous étendus sous les
feuilles mortes, la menthe et le salicaire, avec l’ombre
glacée des ormes et des saules s’étendant sur le cimetière
en bordure des marais dans un long radient de pourriture
s’éliminant par filtration.... »— telle celle-ci, épitaphe de
Constant Slothrop : « A la mémoire de Constant Slothrop,
mort le 4 mars 1766 en la 29e année de son âge. « La
mort est une dette à la nature due, que j’ai payée, et toi
aussi le feras.» Dans la V.O. anglaise, « constant » signifie
aussi la « constante » au sens mathématique : il est donc
logique que son fils se prénomme Variable— on chemine
vers une équation de courbe.
La courbe est descendante. La formule est en donnée
par une citation d’Emily Dickinson. Emily Dickinson est le
poète local— ces vers ont été écrits dans la maison de
Main Street, à Amherst, qui est à deux pas de la
« Vallée » du Connecticut Elle est la favorite de la
famille Slothrop : beaucoup plus tard, le propre grandpère du lieutenant Slothrop choisit encore comme
épitaphe ces lignes : « Comme je ne pouvais pas rendre
visite à la Mort, elle eut l’obligeance de s’arrêter pour
frapper à ma porte... ») La ruine, dit en substance cette
citation, est une liturgie— sauf qu’elle est « l’œuvre du
diable : une lente consécution— Chuter en un instant
n’est jamais arrivé à personne. Glisser peu à peu, telle
est la loi de l’effondrement »
La famille a donc commencé, somptueusement, dans
le négoce des fourrures. Vers la troisième ou la quatrième
génération, la gloire évanouie, ils sont devenus
« cordonniers,marchands de saison ou de lard fumé ; puis
verriers,
fonctionnaires
municipaux,
tanneurs,
marbriers. » Le pays, cependant, se couvre de poussière
de marbre en provenance des carrières—une poussière qui
est comme « le souffle de fantômes ». « Toutes les deux
ou trois générations, de vieilles banques familiales
reconvertissaient le portefeuille Slothrop en nouvelles
actions »— et leur capital allait diminuant, sans jamais
s’éteindre totalement : dans « un long rallentendo »—
« des séries sans fin qui, de manière à peine perceptible,
terme après terme, se meurent... » Tel est le graphique
de la courbe : une courbe asymptote de zéro, jusqu’à
n’avoir plus qu’une existence fantomatique— liminale,
quasi subliminale, se perdant dans l’interzone où
s’éloignent, évanescents, les fantômes ; à moins que, une
fois passé le pont, ils viennent à votre rencontre.
Entre kraal et errance.
Etrangement, la présence des ancêtres se fait de
plus en plus sentir au fur et à mesure de la pérégrination
de Slothrop dans la « Zone ». Cela est dû au paysage, qui
lui rappelle sa Nouvelle-Angleterre de légende. Mais aussi
au fait que, toutes clôtures effondrées, la Zone est
redevenue, comme l’Amérique à son aube, un wilderness,
un espace à la fois vacant et sauvage, où les bifurcations
d’antan redeviennent possibles, y compris vers l’autre
route, celle de William Slothrop, celle que la nation n’a
pas prise.
Cela commence à Nordhausen. Slothrop est pieds nus,
une tulipe entre les orteils. « Ici, dans la Zone, les signes
ne manqueront pas. Et des ancêtres vont surgir. C’est
comme d’aller en Afrique noire pour y étudier les
indigènes et se sentir envahi par leurs curieuses
superstitions. » D’ailleurs, en Afrique noire, il y est quasi.
C’est là qu’il fait la rencontre de son premier Africain.
« Leur conversation sur le toit d’un wagon de
marchandises au clair de lune n’a duré qu’une minute ou
deux. Et il n’a certainement pas été question des
croyances herero sur les ancêtres.. »
Néanmoins, cela n’empêche pas Slothrop de partir
dans une extrapolation onirique. Les siens, d’ancêtres
« se font sentir de plus en plus au fur et à mesure que les
frontières s’éloignent et que la Zone l’enveloppe ». Il est
prêt à les imaginer eux comme un clan, enkystés dans une
enclave, enfermés dans un enclos tribal, une sorte de
kraal africain, préhistorique, oublié par l’Histoire et sa
marche.
Mais ce n’est que là qu’un des deux modes de
résurgence des ancêtres. L’autre s’esquisse un matin où
Slothrop est réveillé par une corvée de G.I.s dont la
marche est scandée par un sergent noir qui aboie « lep,
you, lep... gauche, droite, gauche ». Il reste à écouter ce
pas cadencé qui s’éloigne et lui apparaît alors le fantôme
de son antique tribu—les WASPs, les protestants anglosaxons blancs, mais déracinés, partis rejoindre les exilés
de la piste des larmes ou les vagabonds de la route et du
rail, nomades cheminant dans la mémoire et l’oubli pour
se perdre, leur havresac bourré d’opuscules théologiques,
à la lisière du crépuscule.
En ma fin…
En sa fin est son commencement… Dans l’ultime
fraction de seconde avant (ou est-ce après ?) la fin, alors
que GR se clôt, ou, le temps d’un dernier suspens, va se
clore sur le cri qui déchirera la nuit et qu’on n’entendra
pas, car le bruit n’en parviendra qu’après-coup et trop
tard, surgit du fond de la mémoire l’hymne oublié d’un
ancêtre Slothrop : « Il y a une main pour renverser le
temps » — c’est-à-dire à la fois retourner le sablier qui
égrène les secondes, les minutes, les heures, et mettre le
temps humain sens dessus dessous et le monde à l’envers
.. Le brusque éclat fait sortir de l’ombre « les cavaliers
dormant au bord des routes ». Et alors, au creux d’un
repli fractal de l’infinitésimal aujourd’hui, on
entr’aperçoit l’image réfractée de l’ancestral jadis.