Le visage du Juif dans l`image médiévale

Transcription

Le visage du Juif dans l`image médiévale
FREDDY RAPHAËL
Laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
Université Marc Bloch, Strasbourg
Le visage du Juif dans
l’image médiévale
et dans l’entreprise d’éradication nazie :
du masque saturé de bestialité
démoniaque à l'infrahumain
La part de l’image
dans un dispositif
implacable
■
Il n’est pas sans intérêt d’analyser la
construction culturelle, sociale et politique des modalités du croire, notamment
de celles qui rendront crédible à la fin
du Moyen-Âge l’assertion qui fait des
Juifs les véritables artisans de la Passion et les rend coupables de meurtres
rituels et de profanation d’hosties. Il convient de situer davantage la fonction de
l’image dans le dispositif d’encadrement
religieux des Chrétiens tant au niveau
du diocèse qu’à celui de la paroisse.
Il importe de souligner la dynamique
qui unit l’engagement des clercs et la
pratique des fidèles, « l’impulsion ou la
faiblesse de la hiérarchie, l’action pastorale, la qualité des hommes de Dieu et
les déviances des croyances »1.
Pour comprendre comment le clergé
fait de l’image un instrument pastoral
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efficace, on ne saurait l’isoler des sermons, ni des textes hagiographiques par
lesquels il s’efforce « de faire croire aux
vérités de la foi, ou plutôt d’y mieux faire
croire, la masse des laïcs pour lesquels
il n’existait encore aucun catéchisme »2.
Les exempla, ces courts récits que les
prédicateurs glissent dans leurs sermons
« afin de convaincre leur auditoire par
une lecture salutaire », ainsi que les récits
hagiographiques, constituent une source
significative pour l’étude des modalités
du croire à l’époque médiévale. L’essor
de la prédication à partir du XIIIe siècle
en lien étroit avec la confession qui fait
du desservant de la paroisse « un agent
de contrôle de l’orthodoxie et la moralité »3 des fidèles, en relation également
avec l’expansion des ordres mendiants,
promeut la parole en instrument essentiel au service de la propagation de la foi.
La prédication constitue un phénomène
social important en milieu urbain à la fin
du Moyen-Âge, qui a un impact considérable sur les foules.
On assiste à la construction progressive d’un système fondé sur un bréviaire
de la haine, sur une altérité essentielle
qui fait des Juifs des acolytes ligués, au
côté du Diable, dans un complot décisif
contre l’entreprise chrétienne du salut.
Se met en place un dispositif implacable
fondé sur l’obsession du péché et l’omniprésence du mal. Celui-ci constitue
un ensemble cohérent de pratiques et de
croyances, de représentations et de rites,
qui sont articulés les uns aux autres,
et réagissent les uns sur les autres. Le
foisonnement apparent des images est
en fait bien maîtrisé. Il répond à un
agencement codifié qui situe chacune
d’entre elles dans un ensemble qui lui
donne sens. Le programme associe une
dimension théologique et une dimension
politique, à un moment donné de l’histoire d’une société. Il va de soi que dans
un même lieu peuvent se superposer des
programmes successifs.
Il nous faut nous représenter l’église
du Moyen-Âge, tant à l’extérieur qu’à
Freddy Raphaël
l’intérieur, comme un lieu investi d’images. Tout autour du fidèle se déployait un
immense livre enluminé. Les murs étaient
couverts de fresques et de tableaux, de
tapisseries et de rideaux ; ils étaient ornés
de statues et de bas-reliefs. « Là où la
pierre s’ouvrait pour donner passage
à la lumière, s’inséraient les formes et
les couleurs du vitrail. L’image décorait
aussi le mobilier (stalles et autels), les
objets de culte (calices et patènes), les
vêtements liturgiques (chasubles et étoles) »4, ainsi que les manuscrits.
Au-delà de l’analyse de la structure
interne de l’image et de son rapport à
l’écrit et à l’oral, il importe d’étudier, en
amont, les conditions de sa production,
et, en aval, les pratiques dont elle est l’objet, dans le culte comme dans le domaine
politique, sans négliger l’iconoclasme. Ce
n’est qu’à partir du XIIIe siècle que s’affirme la volonté de marquer « l’autre », en
l’occurrence le Juif, mais aussi la prostituée, d’un signe d’infamie. Celui-ci le
désigne à la vindicte populaire, au mépris
et à l’opprobre. Initiée par le quatrième
Concile du Latran (1215), l’obligation
de porter le chapeau juif et la rouelle ne
constitue en fait qu’une étape dans le processus grandissant d’exclusion, de relégation, et d’enfermement dans un ghetto
physique et mental. Cette mise au ban est
marquée par des tentatives d’éradication
meurtrières, telles la Première Croisade
de 1096 et les massacres consécutifs à la
Grande Peste au XIVe siècle. On assiste
à la construction progressive d’un être
repoussant, effrayant et cruel, au masque bestial : barbe inculte, lippe épaisse,
rictus grimaçant. Les Juifs, ces créatures
hirsutes au nez crochu, appartiennent à
une race « déchue et misérable », dont le
représentant le plus significatif est Judas,
le disciple félon. Le faciès grimaçant des
Juifs illustre la laideur de leur âme, en
même temps qu’il illustre leur essentielle
bestialité.
À partir du XIIIe siècle, les juifs non
seulement soumettent le Christ à la flagellation et au couronnement d’épines,
mais il se substituent aux Romains et
participent à la Crucifixion en enfonçant
les clous dans la croix. Parfois, la Synagogue pointe sa lance sur le flanc de Jésus
et lui inflige une plaie ; parfois, les Juifs
se gaussent de celui qui prétend sauver
les autres et n’est même pas capable de
se sauver lui-même. Le roi Salomon, face
Le vécu visage Juif dans l'image médiévale
aux deux femmes qui prétendent chacune
être la mère de l’enfant (1 Rois, 3, 16 sq.),
dans sa grande sagesse confie celui-ci à
l’Église en qui il a reconnu la véritable
mère, tandis qu’à la Synagogue revient
l’enfant-mort, c’est-à-dire les Juifs. Le
symbolisme des Tables de la Loi qui
glissent de la main de la Synagogue n’est
pas sans lien avec celui du bandeau qui
l’aveugle : les Juifs ont perdu aussi bien
la possession que l’entendement. Ils s’en
tiennent à un légalisme étriqué qui trahit
l’esprit, et qui est souvent représenté par
l’animal et le couteau de sacrifice.
Si la lecture de certains éléments de
l’image est relativement univoque (c’est
ainsi que la couronne tombée à terre
et la lance brisée sont les signes de la
déchéance de la Synagogue), d’autres se
prêtent à diverses interprétations. La tête
de bouc, qui est un attribut fréquent de
la Synagogue dans l’espace germanique,
peut rappeler les sacrifices vétéro-testamentaires, signifier la luxure, évoquer
l’entêtement du peuple à la nuque raide
ou encore suggérer le dégoût à cause de
la puanteur de l’animal.
La lutte inexpiable, à la fin du MoyenÂge, entre l’Église et la Synagogue,
mobilise un dispositif qui présente une
double articulation. Au premier niveau
entrent en correspondance la parole (prêches, sermons, textes…), l’image (peintures, sculptures, enluminures…), et la
théâtralisation (mystères de la Passion,
disputations). Chacun de ces éléments
participe à son tour d’un champ de tensions, où s’exercent des représentations
et des pratiques opposées : la Synagogue peut être la rivale répudiée qui défie
l’Église, elle peut s’enfoncer dans la
déchéance, comme elle peut devenir l’alliée du diable. La parole peut la maintenir
comme témoin de son abaissement, ou,
au contraire, prôner son éradication dans
une croisade purificatrice.
Anthropologie de
la relation à l’au-delà
■
La perspective de l’anthropologie
religieuse, qui privilégie l’étude des conceptions de l’au-delà et des médiations
qui ont permis aux fidèles de chaque
époque d’entrer en relation avec lui, est
des plus fertiles. Des études fondatrices
de M. Mauss et N. Elias sur les techni-
ques du corps jusqu’à celles plus récentes
de J. Le Goff et J. C. Schmitt, l’analyse
des codes d’expression des gestes au
Moyen-Âge, nous permet d’appréhender
la construction sociale d’un système de
signes efficace et ritualisé.
Un lien étroit unit les productions
iconographiques à leur environnement
théologique et politique. L’histoire économique et sociale, dans ses rapports
avec les systèmes de représentation et
de pratiques, tout comme la démarche de l’anthropologie culturelle, sont
d’un apport significatif pour l’étude de
l’iconographie. De cette dernière relève
l’analyse de certaines images telles que
les deux roses du transept gauche de la
cathédrale de Strasbourg, la relation entre
le sang et le sacrifice, la grâce et la loi.
Ailleurs, l’Église, qui tient une hostie et
recueille le sang du Christ, dit : « Instruite
par son sang, je suis nommée l’épouse du
Christ ». Quant à la Synagogue, montée
sur un bouc aux pattes brisées, elle reçoit
un coup d’épée qui lui fracasse la tête,
et dit : « Le sang des boucs m’a abusé
autant que le serpent ». La construction
sociale et culturelle du corps et des postures, l’élaboration d’une grammaire des
gestes, tout comme le travail des imaginaires qui façonne une symbolique des
couleurs, des plantes et du monde animal,
peuvent être appréhendés dans la même
perspective.
L’étude des rites est, elle aussi, significative, puisque le rituel est la traduction
en actes d’une symbolique et que ce vécu,
avec ses scansions, sa prise en charge
codifiée des corps et des imaginaires,
n’est pas sans influencer à son tour le
monde des représentations. C’est une
vision du monde qui est mise en pratique,
selon un ordonnancement qui est une
construction collective ayant sa logique
propre.
L’approche psychanalytique, qui
permet d’entendre les « résonances
de l’inconscient » dans l’iconographie
médiévale, nous paraît une voie stimulante. Elle facilite la compréhension du
travail de l’imaginaire individuel et collectif.
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Une obstination
coupable
■
À partir du XIIIe siècle, l’iconographie
médiévale fait de l’affrontement entre les
Juifs et l’Église, le combat décisif, ultime : les hérétiques et les incroyants sont
eux-mêmes représentés en Juifs. Dans
l’économie du salut, ceux-ci s’efforcent
de faire échec au plan divin et sont irrévocablement voués à l’enfer. Leur obstination dans le domaine maléfique et leur
acharnement dans l’erreur justifient les
persécutions dont ils sont victimes. « Ce
sont les félons Juix qui mettent Ihesuscrist en la crois » (Livre d’heures dit de
Rohan, vers 1418).
Progressivement, le Juif devient
le bourreau principal de la Passion.
À sa malignité s’ajoute le culte qu’il
voue à l’argent : le « Baiser de Judas »
témoigne de son hypocrisie abjecte et de
sa traîtrise foncière. Et alors que Jésus
et ses disciples « sont souvent présentés
d’une manière quelque peu archaïque, de
façon à ce que l’historicité du récit de la
Passion ne souffre point de dommage, les
Juifs apparaissent en costume médiéval ;
de ce fait, inévitablement, était suggérée
au spectateur l’identification des Juifs
contemporains avec ces persécuteurs
lointains »5. Marteaux et clous en mains,
ils sont parfois les seuls artisans de la
Crucifixion, alors que les soldats romains
apparaissent comme des spectateurs,
étrangers au drame qui s’accomplit 6.
Longin, le porte-lance, et Stéphanon, le
porte-éponge, contrairement à l’Évangile
selon Jean (14,34), sont eux aussi
« judaïsés ». Pour Saint Augustin, les juifs
ont donné du vinaigre au Christ en croix
car ils sont eux-mêmes « du vinaigre,
du vin des prophètes dénaturé. Ils sont
remplis de l’injustice du monde comme
un vase plein, ils ont le cœur comme une
éponge trompeuse par ses repaires creux
et tortueux ». Dès le milieu du XIIe siècle,
sur un autel portatif en émail champlevé
de Stavelot, la Synagogue tient dans sa
main droite la lance et le bâton surmonté
de l’éponge, et dans sa main gauche la
couronne d’épines7. La cécité des Juifs
leur est partiellement imputable : lorsque
Matthieu (Évangile selon Matthieu
15,14 ; 23,16 sq) apostrophe les scribes
et les pharisiens, et appelle le malheur sur
eux, il les traite à la fois d’« aveugles »
et de « comédiens ». Par là même, ils
sont accusés de refuser délibérément
de reconnaître la vérité éclatante du
message du Christ. Comme en témoigne
un chapiteau à la chauve-souris de
l’Église de Sigolsheim (1190), qui
reprend l’enseignement du Physiologus,
ils s’enferment obstinément dans la
nuit pour faire échouer le plan divin
de rédemption du monde. De là, leur
collusion avec les forces du mal pour
ruiner l’entreprise de salut. Si bien que
dans une miniature d’une Bible historiée
de la première moitié du XVe siècle, qui
est l’œuvre de l’atelier de Dieter Lauber
de Haguenau, un diable noir est juché sur
l’épaule de la Synagogue et lui recouvre
les yeux de son bras velu pour l’empêcher
de voir.
Le Christianisme est pris dans une tension, puisqu’il lui faut à la fois assumer
son héritage juif, et le récuser en montrant qu’il est dépassé et que l’Église est
désormais le Verus Israel. En établissant
des « concordances » entre les deux Testaments et des parallélismes typologiques,
les théologiens entendent prouver, sans
dénégation possible, que l’ « Ancien Testament est annonce, prédiction, modèle,
le Nouveau Testament en est la signification, l’exécution, l’accomplissement »8.
Les Juifs et leur Livre ne sont plus là qu’à
titre de témoins. Ils sont voués à l’enfer
qui, dans nombre d’images, ouvre sa
large gueule pour les recevoir, quand ils
ne rôtissent pas dans un chaudron (Hortus Deliciarum d’Herrade de Landsberg,
vers 1175).
Ne pourrait-on pas dire que ce dispositif qui associe la parole, l’image et la
gestuelle, participe de la théâtralisation
généralisée d’un système de croyance et
de pouvoir ? Il est difficile d’évaluer le
rôle joué par l’image négative des Juifs
et du judaïsme à l’époque médiévale.
Cependant, comme le souligne B. Blumenkranz, nous possédons le jugement
d’un contemporain qui établit sans ambiguïté une relation de cause à effet entre
un système de représentation iconographique et la persécution. Lorsque à la fin
du Moyen-Âge, Alphonse de Spina veut
rédiger un chapitre sur les expulsions
des Juifs pour son Fortalitium Fidei, il
se documente sur celle qui a eu lieu en
France en 1306. Des réformateurs de
l’ordre bénédictin lui déclarent alors que
la raison de cette expulsion est claire-
66 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 34, “Le rapport à l’image”
ment expliquée « par les peintures et les
tableaux qui, dans de nombreuses églises,
représentent la profanation d’hosties ».
L’invention du coup de lance porté par
la Synagogue contre l’agneau divin, et le
fait que ce dernier apparaît souvent sur
les hosties, ne sont pas sans lien avec une
telle accusation.
Il est significatif que lorsque, à la fin
du Moyen-Âge, la plus grande partie de
l’Europe occidentale s’est « débarrassée »
de ses Juifs, ceux-ci ne cessent de hanter les imaginaires. Acolytes de Satan,
ces créatures maléfiques ont forfait une
fois pour toutes à leur salut. Elles ont
refusé de reconnaître la vérité éclatante
de l’enseignement du Christ, avant que
de le mettre à mort. Elles s’emploient
sans relâche à mener l’assaut contre la
citadelle chrétienne.
L’iconographie du Moyen-Âge finissant, relayée à travers les siècles par des
mythes comme celui du Juif Errant, par
l’enseignement du mépris du haut de la
chaire ou dans l’humble salle du catéchisme, a entretenu la croyance meurtrière
que les Juifs sont les véritables artisans
de la Passion, un crime éternellement
répété. Ce « péril juif » fut « recyclé » par
l’idéologie raciste au XIXe et au XXe siècles. La nationalisme l’a placé au cœur
de sa conception du monde, et a fait de
l’éradication du Juif une entreprise de
salut pour l’humanité.
Le cri sans fin du vide
et du visage déserté
■
Mais il n’y a pas d’ambiguïté,
nous restons des hommes,
nous ne finirons qu’en hommes.
Robert Antelme, L’Espèce humaine,
Tel 1978, Paris, p. 229.
Pour retrancher les Juifs et les gitans,
et aussi les déportés politiques, du genre
humain, le système concentrationnaire
nazi s’est acharné à traquer et à effacer
tout regard, toute expression individuels.
Jean Amery, résistant autrichien déporté
à Auschwitz, qui survivra mais ne pourra
jamais « surmonter l’insurmontable »,
découvre au camp « l’effondrement total
de la représentation esthétique de la
mort »9. Le bourreau veut que sa victime
meure avec un visage vidé de toute possibilité de sens, « abîmée en elle-même ».
Freddy Raphaël
Primo Lévi10 évoque la « présence sans
visage », ceux qu’on appelle les « musulmans », et qui errent, sans regard, exténués.
Mais ce que nous ont appris les témoignages d’autres survivants, Les Jours de
notre mort de David Rousset, L’Espèce
humaine de Robert Antelme, c’est que,
dans le visage oblitéré du déporté demeure, indestructible, la trace de l’humain.
Face à l’entreprise nazie pour effacer
et arracher la marque de l’homme, s’affirme, jusque dans l’extrême déréliction,
la revendication fondamentale d’appartenance à l’espèce humaine. Quelle que
soit la souffrance des détenus, quelque
soit le rêve des SS de faire tomber dans
l’infra-humain, ces hommes qu’ils ont
amenés à « ressembler à tout ce qui ne se
bat que pour manger et meurt de ne pas
manger »11 les détenus sont inexpulsables
de la condition humaine. « Eh bien, ici, la
bête est luxueuse, l’arbre est la divinité
et nous ne pouvons devenir ni la bête ni
l’arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne
peuvent pas nous y faire aboutir. Et c’est
au moment où le masque a emprunté la
figure la plus hideuse, au moment où il
va devenir notre figure, qu’il tombe. Et
si nous pensons alors cette chose qui,
d’ici, est certainement la chose la plus
considérable que l’on puisse penser :
« Les SS ne sont que des hommes comme
nous » ; si, entre les SS et nous – c’està-dire dans le moment le plus fort de
distance entre les êtres, dans le moment
où la limite de l’asservissement des uns
et la limite de la puissance des autres
semblent devoir se figer dans un rapport
surnaturel – nous ne pouvons apercevoir
aucune différence substantielle en face
de la nature et en face de la mort, nous
sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une
espèce humaine »12. Le bourreau peut
défigurer, mutiler, broyer sa victime, il
peut la tuer, « mais il ne peut la changer
en autre chose »13.
Lorsqu’Antelme se rend au « Revier »,
au mouroir, pour rencontrer son ancien
camarade K. qui agonise, qu’il marche
le long des lits, il ne le voit pas. D’autres
déportés le lui signalent, il ne le reconnaît pas : « Rien que la tête pendante et
la bouche entrouverte de personne »14.
Cependant, dans cet être qui glisse vers
la mort, l’humain ne peut être complètement effacé : « K. reste K., quoiqu’il ne
soit pas reconnaissable comme tel »15. Et
Le vécu visage Juif dans l'image médiévale
Martin Crowley d’ajouter : « troué par
tout ce qu’il n’est pas, K. reste là, résiste,
non pas comme force intacte, mais justement comme faiblesse extrême ».
Dans la misère programmée du corps,
dans l’extrême dénuement du visage,
jusque dans l’acte de « pisser » et de
« chier », s’affirment un sursaut de vie
et l’appartenance obstinée à l’espèce
humaine. Les bourreaux ne peuvent
empêcher l’irréductible grandeur de ces
hommes « pourris, jaunâtres », jusqu’au
bout maintenue. « Une peau gris noir
collée sur des os : la figure. Deux bâtons
violets dépassaient de la chemise : les
jambes »16 : ces « déchets » transcendent
la déchéance à laquelle on a voulu les
réduire.
Il conviendrait de prolonger cette
brève évocation par une interrogation
sur l’interdit de la représentation de
l’homme dé-figuré. Comme le souligne
Jean-Luc Nancy, cet interdit signifie
l’impossibilité « soit de ramener la réalité
de l’extermination à un bloc massif de
présence signifiante, comme s’il y avait
là encore une signification possible, soit
de proposer une réalité sensible, forme
ou figure qui renverrait à une forme
intelligible, comme s’il devait y en avoir
une » 17. Les camps ont détruit la capacité
de représenter, de ce qui ne peut plus
advenir à la présence ; seuls demeurent
la béance, le trou.
Dans la bestialisation du Juif acolyte
du diable à l’époque médiévale, comme
dans l’acharnement nazi à détruire la
marque de l’homme, s’affirment la haine
de l’altérité et la célébration fantasmée
du même. Rendre compte de cette entreprise de déshumanisation et d’éradication
radicale par des images saturées de signes
référentiels, c’est là une démarche indécente proche de l’idolâtrie. Il y a quelque chose d’obscène à imiter l’extrême
déréliction, à représenter les étapes de
la déshumanisation de la victime avant
qu’elle ne soit achevée. Seuls le vide, le
refus de la réplique laissent advenir une
présence, une dimension irréductible de
l’homme que les nazis ont vainement
essayé d’abolir.
Notes
1. Balard Michel, L’histoire médiévale en
France, Seuil, Paris 1991, p. 138.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 138.
4. Blumenkranz Bernhard, Le juif médiéval
au miroir de l’art chrétien, Etudes Augustiniennes, Paris 1996, p. 12.
5. Ibid., p. 79.
6. Ibid., p. 101.
7. Ibid., p. 105.
8. Ibid., p. 105.
9. Amery Jean, Par-delà crime et châtiment,
Actes Sud, Arles 1995, p. 43-44.
10. Levi Primo, Si c’est un homme, Julliard,
Paris 1987, p. 96-97 ; Les Naufragés et les
Rescapés, Gallimard, Paris 1989, p. 82.
11. Antelme Robert, L’Espèce humaine, édit.
revue et corrigée, Gallimard, 1978.
12. Ibid., p. 229-230.
13. Ibid., p. 230.
14. Ibid., p. 179.
15. Crowley Martin, Robert Antelme, Lignes,
Leo Scheer, Paris 2004, p. 45.
16. Antelme R., op. cit., p. 34.
17. Nancy Jean-Luc, « La représentation
interdite », in Le Genre Humain, Seuil,
36, Paris 2001, p. 19.
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