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Retour à Sfax
Un kiddoush dans une synagogue désaffectée
PAR DAVID CHEMLA
■ Été
61, par une fin d’après-midi: nous étions réunis, sans doute pour la dernière fois, dans le
Tennis-club de Sfax où nous passions une grande partie de nos
journées. Nous séparer était douloureux, nous avions du mal à
nous quitter, et je me souviens
que l’un d’entre nous lança l’idée
de se retrouver sept ans plus tard,
pour nos vingt ans, dans ce même lieu. Personne n’y croyait
vraiment; aucune date d’ailleurs
ne fut fixée.
Près de 50 ans plus tard, nous
y revenons, presque tous. Le tennis qui se trouvait au pied des
remparts de la médina n’existe
plus; la route qui le longeait pour
mener vers la banlieue de Moulinville, élargie désormais, comporte deux voies. Mais le centre
ville où nous habitions tous, lui,
n’a pas changé. J’y étais revenu
à deux reprises déjà, mais chaque
fois avec ce même sentiment de
me retrouver dans un décor de
théâtre dont les acteurs avaient
disparu. Là, c’est différent. Nous
retrouver tous ensemble, à tour-
ner dans les rues de notre enfance, donne à ce décor un petit goût
de « Retour vers le futur ». En effet, malgré la décrépitude de certains immeubles mal entretenus,
on pourrait presque s’y croire.
CET H TEL MYTHIQUE
L’idée de ce voyage était née
quelques mois auparavant, quand
nous nous sommes retrouvés un
soir de décembre. Certains
d’entre nous se revoyaient pour
la première fois. Il avait fallu se
reconnaître, se raconter. Puis
l’idée de ce voyage ensemble a
pris forme : ce serait pendant le
week-end de l’Ascension, et nous
descendrions dans l’hôtel des Oliviers, cet hôtel mythique où nous
n’osions jamais entrer, tant il appartenait à un monde qui n’était
pas le nôtre, un monde
qu’inconsciemment je percevais
alors comme étant celui des
« francaouis » – terme générique
regroupant les colons, les fonctionnaires délégués de la métropole ou le personnel travaillant
pour la Compagnie Sfax-Gafsa,
La synagogue: « Un moment qui restera magique ».
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véritable État dans la ville, qui
avait en charge le transport du
phosphate depuis les mines de
Gafsa vers la France via le port
de Sfax.
Aujourd’hui, l’hôtel a été rénové. Sur les murs, des vieilles
photos ou des gravures présentent
des vues de Sfax du temps de sa
splendeur coloniale. En prenant
un café sous la verrière, ou le petit déjeuner au septième étage, on
pourrait se croire dans un palace
n’importe où dans le monde. Je
suis tout étonné, en sortant, de me
trouver dans les rues de mon passé, devant ce petit jardin où, enfants, il nous était interdit de courir, et que nous délaissions au profit de ce bout de trottoir qui faisait le tour du pâté de maisons situé en face du collège.
Combien d’heures passées à
jouer sur ce trottoir! Les saisons
se succédaient avec leurs jeux.
L’hiver était la période des billes,
le printemps celle des images, et
l’été celle des noyaux d’abricots.
Eh oui, comme dans la chanson
de Bruel!
Nous faisons rapidement le tour
de la ville, gravissons quand c’est
possible les escaliers de « nos immeubles », étonnés de constater
l’exiguïté des lieux. Certains entrent dans le collège et prennent
des photos, assis sur les bancs des
classes. Un autre retrouve le chemin de l’école communale et y
est accueilli avec tous les honneurs dus aux anciens par une directrice en pleins préparatifs des
festivités du centenaire de l’école
où elle le convie le lendemain.
Des cinq cinémas de notre enfance où nous passions nos sa-
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temps de faire leur bar-mitsva
juste avant de partir, est un moment qui restera magique.
Nous rencontrons un autre ancien Sfaxien, vivant aujourd’hui
en région parisienne, qui se charge de récupérer les biens en
déshérence, avec l’aide de deux
avocats tunisiens. Il nous apprend
que seuls les Juifs qui étaient tunisiens à l’époque peuvent bénéficier de cette procédure. Inutile
donc de rechercher les titres de
propriété des terrains que mon
grand-père, français, a abandonnés à son départ. (Je continuerai
à raconter cette histoire quand, au
cours des réunions auxquelles je
participe, on me parlera des réfugiés palestiniens.)
Ces trois jours filent vite. Nous
partons pour l’île de Kerkennah,
où aucun de nous n’était jamais
allé auparavant, puis nous savourons le dernier jour à la plage de
la Chebba, où beaucoup d’entre
nous passaient leurs vacances
d’enfant.
Au delà des retrouvailles avec
des lieux marqués par nos souvenirs, ce voyage incarnera pour
tous, comme l’a écrit l’un d’entre
nous dès son retour, le pari fou
que l’on peut annihiler le temps.
Rendez-vous a déjà été pris pour
repartir au prochain week-end de
l’Ascension, rebaptisé pour
l’occasion « Yom HaChebba ». ¥
Au cimetière juif, la couleur rose des pierres tombales.
medis et dimanches après-midi,
un seul a survécu, déserté me
semble-t-il. C’est celui qui est situé près du port, juste derrière
notre hôtel. Autrefois appelé le
Nour, il est aujourd’hui devenu
l’Étoile. Et pourtant, la population de la ville a considérablement
augmenté, passant des 50 000 habitants (dont 4000 à 5000 Juifs)
des années cinquante à plus de
400 000 (avec seulement une
trentaine de Juifs). La ville s’est
beaucoup étendue, développant
ses faubourgs; un nouveau quartier moderne a émergé au nord de
la médina.
VENDREDI SOIR
Nous avions décidé de commencer notre visite par le vieux cimetière juif situé sur la route de
Gabès, où toutes les tombes des
Juifs ont été regroupées. Je n’y
étais jamais allé auparavant. Nous
le trouvons bien entretenu. Je suis
frappé par la couleur rose des
pierres tombales sur lesquelles est
souvent écrite l’histoire des défunts, gravée en français et en hébreu.
Le gardien, prévenu de notre
visite, nous y attend. Nos noms
lui ont été communiqués, et il a
recensé et repéré les tombes de
nos proches. Certains retrouvent
un père ou un grand-parent. Je
m’arrête devant la tombe de
l’oncle de mon père, mort avant
ma naissance sans enfant et dont
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je porte le prénom; j’y dépose une
pierre. Puis nous nous regroupons
pour réciter ensemble le kaddish.
L’émotion se retrouve le lendemain lors de la visite de la synagogue. Située un peu à l’écart du
centre ville, elle a été inaugurée
en 1957, après l’indépendance de
la Tunisie, témoignant de ce que
les Juifs de Sfax ne s’attendaient
pas à devoir quitter ce pays où
plongeaient leurs racines. Aujourd’hui gardée par un policier,
elle n’est ouverte que sur rendezvous pour les touristes.
L’un d’entre nous a croisé par
hasard, dans la ville, un Juif originaire de Sfax et habitant maintenant en Israël, à Beershéva. Il
vient deux fois par an, accompagné de sa mère, pour nettoyer et
restaurer la synagogue. Rendezvous a été pris avec lui, et nous
nous retrouvons vendredi soir à
faire un office dans la pénombre,
éclairés uniquement à la lumière
des bougies.
La plupart d’entre
nous ne sont pas
des Juifs pratiquants. Mais le
kiddoush dans cette synagogue, où
depuis des dizaines d’années
plus aucun office
ne se déroule et où
certains parmi
nous ont eu le « Le pari fou que l’on peut annihiler le temps ».
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