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4 Societe-628: 4. soc 584 soci t 18/01/11 12:35 Page 74 tunisie Retour à Sfax Un kiddoush dans une synagogue désaffectée PAR DAVID CHEMLA ■ Été 61, par une fin d’après-midi: nous étions réunis, sans doute pour la dernière fois, dans le Tennis-club de Sfax où nous passions une grande partie de nos journées. Nous séparer était douloureux, nous avions du mal à nous quitter, et je me souviens que l’un d’entre nous lança l’idée de se retrouver sept ans plus tard, pour nos vingt ans, dans ce même lieu. Personne n’y croyait vraiment; aucune date d’ailleurs ne fut fixée. Près de 50 ans plus tard, nous y revenons, presque tous. Le tennis qui se trouvait au pied des remparts de la médina n’existe plus; la route qui le longeait pour mener vers la banlieue de Moulinville, élargie désormais, comporte deux voies. Mais le centre ville où nous habitions tous, lui, n’a pas changé. J’y étais revenu à deux reprises déjà, mais chaque fois avec ce même sentiment de me retrouver dans un décor de théâtre dont les acteurs avaient disparu. Là, c’est différent. Nous retrouver tous ensemble, à tour- ner dans les rues de notre enfance, donne à ce décor un petit goût de « Retour vers le futur ». En effet, malgré la décrépitude de certains immeubles mal entretenus, on pourrait presque s’y croire. CET H TEL MYTHIQUE L’idée de ce voyage était née quelques mois auparavant, quand nous nous sommes retrouvés un soir de décembre. Certains d’entre nous se revoyaient pour la première fois. Il avait fallu se reconnaître, se raconter. Puis l’idée de ce voyage ensemble a pris forme : ce serait pendant le week-end de l’Ascension, et nous descendrions dans l’hôtel des Oliviers, cet hôtel mythique où nous n’osions jamais entrer, tant il appartenait à un monde qui n’était pas le nôtre, un monde qu’inconsciemment je percevais alors comme étant celui des « francaouis » – terme générique regroupant les colons, les fonctionnaires délégués de la métropole ou le personnel travaillant pour la Compagnie Sfax-Gafsa, La synagogue: « Un moment qui restera magique ». 74 L ? ARCHE N ¡628 / véritable État dans la ville, qui avait en charge le transport du phosphate depuis les mines de Gafsa vers la France via le port de Sfax. Aujourd’hui, l’hôtel a été rénové. Sur les murs, des vieilles photos ou des gravures présentent des vues de Sfax du temps de sa splendeur coloniale. En prenant un café sous la verrière, ou le petit déjeuner au septième étage, on pourrait se croire dans un palace n’importe où dans le monde. Je suis tout étonné, en sortant, de me trouver dans les rues de mon passé, devant ce petit jardin où, enfants, il nous était interdit de courir, et que nous délaissions au profit de ce bout de trottoir qui faisait le tour du pâté de maisons situé en face du collège. Combien d’heures passées à jouer sur ce trottoir! Les saisons se succédaient avec leurs jeux. L’hiver était la période des billes, le printemps celle des images, et l’été celle des noyaux d’abricots. Eh oui, comme dans la chanson de Bruel! Nous faisons rapidement le tour de la ville, gravissons quand c’est possible les escaliers de « nos immeubles », étonnés de constater l’exiguïté des lieux. Certains entrent dans le collège et prennent des photos, assis sur les bancs des classes. Un autre retrouve le chemin de l’école communale et y est accueilli avec tous les honneurs dus aux anciens par une directrice en pleins préparatifs des festivités du centenaire de l’école où elle le convie le lendemain. Des cinq cinémas de notre enfance où nous passions nos sa- SEPTEMBRE 2010 4 Societe-628: 4. soc 584 18/01/11 12:35 Page 75 tunisie temps de faire leur bar-mitsva juste avant de partir, est un moment qui restera magique. Nous rencontrons un autre ancien Sfaxien, vivant aujourd’hui en région parisienne, qui se charge de récupérer les biens en déshérence, avec l’aide de deux avocats tunisiens. Il nous apprend que seuls les Juifs qui étaient tunisiens à l’époque peuvent bénéficier de cette procédure. Inutile donc de rechercher les titres de propriété des terrains que mon grand-père, français, a abandonnés à son départ. (Je continuerai à raconter cette histoire quand, au cours des réunions auxquelles je participe, on me parlera des réfugiés palestiniens.) Ces trois jours filent vite. Nous partons pour l’île de Kerkennah, où aucun de nous n’était jamais allé auparavant, puis nous savourons le dernier jour à la plage de la Chebba, où beaucoup d’entre nous passaient leurs vacances d’enfant. Au delà des retrouvailles avec des lieux marqués par nos souvenirs, ce voyage incarnera pour tous, comme l’a écrit l’un d’entre nous dès son retour, le pari fou que l’on peut annihiler le temps. Rendez-vous a déjà été pris pour repartir au prochain week-end de l’Ascension, rebaptisé pour l’occasion « Yom HaChebba ». ¥ Au cimetière juif, la couleur rose des pierres tombales. medis et dimanches après-midi, un seul a survécu, déserté me semble-t-il. C’est celui qui est situé près du port, juste derrière notre hôtel. Autrefois appelé le Nour, il est aujourd’hui devenu l’Étoile. Et pourtant, la population de la ville a considérablement augmenté, passant des 50 000 habitants (dont 4000 à 5000 Juifs) des années cinquante à plus de 400 000 (avec seulement une trentaine de Juifs). La ville s’est beaucoup étendue, développant ses faubourgs; un nouveau quartier moderne a émergé au nord de la médina. VENDREDI SOIR Nous avions décidé de commencer notre visite par le vieux cimetière juif situé sur la route de Gabès, où toutes les tombes des Juifs ont été regroupées. Je n’y étais jamais allé auparavant. Nous le trouvons bien entretenu. Je suis frappé par la couleur rose des pierres tombales sur lesquelles est souvent écrite l’histoire des défunts, gravée en français et en hébreu. Le gardien, prévenu de notre visite, nous y attend. Nos noms lui ont été communiqués, et il a recensé et repéré les tombes de nos proches. Certains retrouvent un père ou un grand-parent. Je m’arrête devant la tombe de l’oncle de mon père, mort avant ma naissance sans enfant et dont L ? ARCHE N ¡628 / soci t je porte le prénom; j’y dépose une pierre. Puis nous nous regroupons pour réciter ensemble le kaddish. L’émotion se retrouve le lendemain lors de la visite de la synagogue. Située un peu à l’écart du centre ville, elle a été inaugurée en 1957, après l’indépendance de la Tunisie, témoignant de ce que les Juifs de Sfax ne s’attendaient pas à devoir quitter ce pays où plongeaient leurs racines. Aujourd’hui gardée par un policier, elle n’est ouverte que sur rendezvous pour les touristes. L’un d’entre nous a croisé par hasard, dans la ville, un Juif originaire de Sfax et habitant maintenant en Israël, à Beershéva. Il vient deux fois par an, accompagné de sa mère, pour nettoyer et restaurer la synagogue. Rendezvous a été pris avec lui, et nous nous retrouvons vendredi soir à faire un office dans la pénombre, éclairés uniquement à la lumière des bougies. La plupart d’entre nous ne sont pas des Juifs pratiquants. Mais le kiddoush dans cette synagogue, où depuis des dizaines d’années plus aucun office ne se déroule et où certains parmi nous ont eu le « Le pari fou que l’on peut annihiler le temps ». SEPTEMBRE 2010 75