France et Freres musulmans
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France et Freres musulmans
Droits d’auteur – 2012 Nicolas Lalande Elkalam.com Tous droits réservés Introduction : La France au Moyen-Orient durant l’entre-deux guerres Durant l’entre-deux guerres, la France est présente au Moyen-Orient par le truchement de ses mandats sur la Syrie et le Liban. Dans ces pays, les responsables français vont chercher à détenir les pouvoirs effectifs tout en maintenant une façade de gouvernements indigènes1. Ils vont s’appuyer sur les minorités ethniques et religieuses pour contrer les tentations nationalistes dont ils redoutent la contagion à l’ensemble de leurs possessions. Cette stratégie a également pour objectif de contrer les ambitions hégémoniques britanniques avec qui ils sont engagés dans une lutte d’influence sur toute la région. La constitution des Etats irakiens et jordaniens sous l’impulsion des anglais, à la fin des années 20, ne fait que raviver la crainte d’une alliance entre les nationalistes arabes et la Grande-Bretagne pour évincer la France du Moyen-Orient. L’Egypte est un autre grand théâtre de cette lutte politique entre les deux puissances européennes. Placé sous protectorat britannique en 1914, ce pays est depuis longtemps une terre d’influence pour la France. Les récents travaux réalisés par Samir Saul 2 et Delphine Gérard-Plasmans3 montrent l’importance du facteur égyptien dans le dispositif géopolitique français. L’Entente Cordiale4 signée en 1904 entre la France et l’Angleterre met fin aux ambitions impérialistes des dirigeants français sur ce territoire. Toutefois, elle ne les fait pas renoncer à d’autres formes de présence. Dans le champ des forces économiques et financières tout d’abord, l’implantation française en Egypte est considérable. Les capitaux français sont majoritaires dans la dette égyptienne et dans le secteur privé. Cette influence économique se double d’une influence culturelle et intellectuelle qui s’appuie essentiellement sur les réseaux scolaires et les institutions charitables. Développer la pratique de la langue française à travers les écoles et la diffuser au sein de l’ensemble de la société égyptienne, est le meilleur moyen, selon les responsables diplomatiques français, de faire face aux deux défis majeurs de l’époque dans la région : tout d’abord, le maintien de cette forme de présence, dans ce pays qui, à partir de son indépendance en 1936, accède un véritable statut de puissance régionale, permettait à la France de faire bonne figure face à son rival britannique. Ensuite, l’émergence d’une Egypte devenant progressivement le poumon du nationalisme arabe, obligeait la France à utiliser tous les ressorts de son influence culturelle afin d’éviter une contamination possible de l’Afrique du Nord par ses nouveaux idéaux5. La création en 1928 de l’Association des Frères Musulmans, puis son rapide essor au cours des années 30-40 va introduire une nouvelle donne remettant en cause cette politique. En effet, considérée à ses débuts comme une simple confrérie soufie visant à réanimer une certaine spiritualité dans une société aux mœurs de plus en plus occidentalisée, l’organisation dévoile peu à peu ses véritables desseins : a travers une interprétation novatrice des textes scripturaires islamiques, son fondateur, Hassan El Banna, se donnait comme objectif de remobiliser l’individu, la société et l’ensemble du monde musulman autour des principes moraux fondateurs de l’Islam6. A travers l’action de terrain, sociale et caritative, la prédication directe, les buts de l’organisation, à moyen et long terme, sont donc politiques : redonner vie à un Etat islamique et également au Califat. Les Frères Musulmans s’inscrivent donc dans la lignée des mouvements panislamiques faisant de l’Islam un programme politique ciment constructeur et défensif face aux puissances coloniales de l’époque 7. Ce qui les différencie toutefois de leurs prédécesseurs est bel et bien le succès que leurs idées remportent auprès de la population. En l’espace de quelques années, l’Association tisse sa toile de sections sur tout le territoire égyptien et construit un véritable modèle d’organisation pyramidale mettant à sa tête le mourchid, le Guide Suprême, en l’occurrence Hassan El Banna8. La plupart des sources mettent en avant le chiffre de 1 million de membres vers 1945 en Egypte, et prequ’autant dans les pays avoisinants9. Les raisons de ce succès tiennent essentiellement au contenu du discours en rupture avec le traditionalisme d’Al-Azhar et le laïcisme de plus en plus répandu des partis politiques ; un discours qui fait écho au sentiment d’exaspération de la population face à l’occidentalisation qui est à l’œuvre dans ce pays10. Pour la première fois, il existe une organisation religieuse qui revendique la conquête du pouvoir, non au nom du nationalisme arabe, mais bel et bien dans le but de créer un Etat islamique11. Ainsi, L’Egypte de l’entre-deux guerre, devient le laboratoire de l’islamisme en tant que doctrine et organisation”12. Dans la suite de ce livre nous verrons, à travers des documents d’archives, de quelle manière les remous suscités par les succès des Frères Musulmans en Egypte et dans les pays voisins, vont peu à peu atteindre la France niveau de sa politique régionale mais surtout coloniale. Il conviendra également de s’attarder sur le regard que portèrent les responsables français sur un mouvement qui, à la fin des années 40, est pratiquement en mesure de prendre les reines du pouvoir en Egypte, et confronter cette vision avec la réalité des textes et discours de ce dernier. Cet ouvrage entend enfin, en se basant sur des sources peu utilisées, introduire des éléments nouveaux permettant d’affiner notre compréhension sur la genèse de l’islamisme mais également de ses rapports avec l’Occident qui, depuis ses origines jusqu’à nos jours a conservé bon nombre de ses traits. Les Frères Musulmans : un mouvement transnational difficilement contrôlable Le regard que porte la France, puissance coloniale confrontée à la propagation du sentiment nationaliste dans ses possessions, sur l’essor politique d’un mouvement d’essence religieuse et, qui plus est, dans un pays encore sous forte influence britannique, semble attrayant à plusieurs titres. Un rapide survol des archives diplomatiques rapatriées des postes égyptiens sur la période 1930-1956 laisse entrevoir une fluctuation très nette de son attitude à l’égard de ce qui n’est au départ qu’une confrérie religieuse. Les premières inquiétudes se font jour à la fin des années 30 ; après avoir donné une organisation à son mouvement, formé des élites capables de répandre l’idéologie des Frères, Hassan El Banna décide de faire de son association le fer de lance de la lutte anti-coloniale en Egypte ; après avoir créé secrètement des groupes armés qu’il envoie notamment durant La Grande Révolte palestinienne du milieu des années 30, lui et ses principaux lieutenants, entendent mener dans tout le pays une propagande sévère visant à nuire aux intérêts de la Grande-Bretagne 13 mais également de la France. Considérées tout autant comme des puissances coloniales opprimant les musulmans que comme le bras armé des sionistes en Palestine, ces deux pays vont être l’objet d’attaques de plus en plus virulentes de la part des Frères. Ce sont les premières manifestations de l’interventionnisme transnational du mouvement. Par le truchement de nombreux articles parus dans l’hebdomadaire, Ikhwan El Muslimin, l’organisation de conférences mais surtout la multiplication et le resserrement des contacts avec les nationalistes d’Afrique du Nord, les Frères Musulmans passent dans les esprits des diplomates français du statut de simple confrérie religieuse à celui d’organisation capable de nuire fortement à l’image de la France en Egypte et dans toute la région. Cet aspect est crucial pour comprendre le regard qu’ont pu porter les responsables français sur ce mouvement. Depuis le début du siècle en effet, ces derniers se sont évertués à mettre en œuvre une politique musulmane cohérente visant à faire contrepoids au développement des idées nationalistes. Pour la France, l’enjeu de sa politique musulmane à l’extérieur de son domaine colonial, et surtout en Egypte, est de pouvoir limiter au maximum la propagation des idées anti-impérialistes et panislamistes à ses possessions d’Afrique du Nord14. Or on le voit, l’expansion des Frères Musulmans, son idéologie et son action sont en totale opposition avec ces objectifs Faudil El Wartilani : le réformisme algérien à la rencontre des Frères Un exemple très intéressant et peu connu montrant à la fois l’échec de la France à contenir ses idées et l’influence qu’ont pu avoir les Frères Musulmans à l’intérieur du domaine colonial français, est celui de Faudil El Wartilani. Issu des rangs de l’Association des Oulémas Algérien dans laquelle il fréquenta assidûment son fondateur, Cheikh Ibn Badis, il fut envoyé à Paris au cours des années 30 afin d’entreprendre une action d’éducation morale et religieuse auprès des premiers immigrés maghrébins. Il créa l’association Nadi Tadhib (Le cercle de l’éducation) qui essaima dans la plupart des grandes villes françaises. A la fin des années 30, cette association comptait plus de 1500 membres et avait ouvert des relais dans plus d’une vingtaine de grandes villes de provinces. Les motifs de son départ de France en septembre 1938 sont assez confus. Son activité apostolique et militante, ses tendances panislamiques marquées 15 le rendirent suspect aux yeux des autorités françaises qui cherchèrent à le neutraliser. Ce resserrement de la surveillance policière semble donc avoir été l’un des facteurs le poussant à quitter les frontières de l’hexagone. Il partit clandestinement en Suisse, puis de là, passa en Italie d’où il s’embarqua pour Port Saïd, en Egypte16. Il semble que des contacts aient déjà eu lieu avec Hassan El Banna qui serait personnellement intervenu auprès du Ministre de l’Intérieur de l’époque afin qu’El Wartilani puisse obtenir un Visa17. Au Caire, son action anti-coloniale et surtout anti-française redoublèrent. Dans un premier temps, il ouvre une antenne de l’Association des Oulémas Algériens. Il devient en 1941 le Président de la Mission des Etudiants Algériens au Caire. Surtout, il fréquente assidûment les locaux de l’Association des Frères Musulmans avec qui il coordonne à partir du début des années 40 une véritable propagande contre le gouvernement français. En mars 1944, aidé par Hassan El Banna, il constitue Le Comité Supérieur pour la Défense de l’Algérie18. Le leader des Frères Musulmans semble lui avoir permis de réunir au sein de ce Comité, les personnalités les plus en pointe de la lutte anti-coloniale dans la région avec qui il était déjà en contact19. On y retrouve aussi bien des Algériens, que des Syriens, Yéménite, Irakiens ou Egyptiens. Outre ce soutien politique, les Frères Musulmans mettaient à disposition de ce comité un soutien logistique en leur offrant par exemple la possibilité de se réunir au sein des locaux de la Jeunesse Musulmane, une des nombreuses branches de l’Association. Ainsi le lien tant redouté par la France, entre les tendances panislamistes des deux versants de son Empire au Moyen-Orient, commençait à voir le jour. La solidarité que manifestèrent les Frères Musulmans à l’égard de la cause algérienne, via l’action de Faudil El Wartilani, provoqua sans aucun doute l’inquiétude des milieux diplomatiques, soucieux, dans la lutte feutrée qui les opposaient à la Grande-Bretagne, de la réputation de la France dans la région. C’est partir de cette époque que des rapports alarmistes émanant des différents postes militaires, firent état de la multiplication de campagnes de propagande anti-française dans toute l’Egypte. L’Algérien Faudil El Wartilani, aidé par les nombreux relais dans la société égyptienne que lui offraient les Frères, put ainsi parcourir tout le pays afin de mobiliser les foules contre la France. Ce fut le cas par exemple durant l’été 1944, quelques mois après la création du Comité, en Haute-Egypte (Zagazig et Mansourah), où il fit circuler un certain nombre de textes et de traductions visant à attirer l’attention des Egyptiens sur la volonté française de christianiser le Maghreb et le Moyen-Orient20. Un an plus tard, en mai 1945, on le retrouve à la tête des protestations qui suivirent la répression des émeutes de Sétif. C’est également sous son insistance qu’Hassan El Banna envoie un télégramme à la délégation française protestant vigoureusement contre l’attaque dirigée par le gouvernement français contre l’indépendance de l’Algèrie et sa persécution du peuple algérien et la torture qu’il inflige à ses leaders21. En 1946, la délégation française en Egypte reçoit une pétition de toutes les sections du mouvement, protestant contre la violente politique française en Algérie et demandant la suppression du Protectorat sur la Tunisie et le Maroc et la reconnaissance, dans le plus bref délai, de la pleine indépendance de l’Afrique du Nord au sein de l’Union Arabe et de l’ONU 22. Il semble donc qu’El Wartilani joua un rôle important dans l’appropriation qu’a pu se faire le mouvement, de la question algérienne puis nord-africaine, et dans la façon dont ce dernier a pu l’utiliser pour mettre à mal la présence française en Egypte. Il avait probablement bien compris que l’Association, son organisation, sa pénétration dans tous les secteurs de la société égyptienne, la multiplication de ses branches dans les pays avoisinants, représentaient un formidable accélérateur pour la lutte anti-coloniale que menait les mouvements nationalistes maghrébins. C’est aussi pour cette raison qu’il obtint de Hassan El Banna, l’envoi d’un de ses plus proches collaborateurs en France, Tawfiq Shaoui. Officiellement, il venait pour terminer son cursus d’études en droit23 ; officieusement, sa mission était de relancer l’activité de l’ensemble des cercles qu’El Wartilani avait créé au cours des années 30, afin de soutenir les mouvements anti-colonialistes maghrébins24. L’exemple développé ci-dessus montre comment le mouvement a su très rapidement s’approprier la cause nord-africaine. L’aura dont jouissait l’organisation lui permettait d’attirer auprès de lui toute une intelligentsia en lutte contre l’impérialisme cherchant un soutien matériel mais également des moyens de donner un écho à leurs idées dans le monde arabe. D’autres leaders maghrébins, beaucoup plus connus, eurent des contacts plus ou moins prolongés : Habib Bourguiba par exemple participa à plusieurs meetings organisés par les Frères et rencontra même Hassan El Banna pendant le pèlerinage à la Mecque en 194525. On sait également que le célèbre leader marocain Allal El-Fassi entretenait de véritables liens d’amitiés avec le Guide Suprême des Frères Musulmans. Plus généralement, rares sont les leaders nationalistes exilés au Caire qui n’ont pas eu de relations avec ce mouvement. Le soutien apporté à la cause anti-coloniale et à certains de ses acteurs, tel Faudil El Wartilani, n’est donc pas neutre et isolé. Il dénote une volonté claire de peser de tout son poids sur les destinées de la région et du monde arabe en général. 1 : Hassan El Banna entourée des principaux leaders maghrébins (1 Abdelkrim, 2 Bourguiba, 3 Ahmed El Khetabi, 4 Hassan El Banna) Les hésitations de la France : les Frères Musulmans et l’Angleterre, un équation difficile à résoudre Malgré le fait que toutes ces attaques dirigées contre la France, aient contribué à nuire quelque peu à son image en Egypte et dans la région, il est intéressant de remarquer l’évolution de l’attitude des diplomates à l’égard du mouvement et surtout de son responsable. En l’espace de quelques années (1944-1946), Hassan El Banna est passé du statut de leader d’un mouvement qualifié d’hitlérien26 à celui de possible responsable politique d’envergure. Son image a donc fortement évolué et ceci, en très peu de temps. C’est en effet à cette période que les responsables français ont compris qu’il ne se contenterait pas de jouer un rôle uniquement sur le plan religieux, et que ces ambitions étaient bien politiques. Soutenu par des centaines de milliers de membres lui manifestant une obéissance aveugle, le Chef des Frères Musulmans peut donc devenir bientôt en Egypte une personnalité de premier plan 27, et la France, sensible au maintien de son influence, semble s’intéresser de plus en plus à cette personnalité. C’est probablement la raison pour laquelle il est reçu en septembre 1946 par des membres de l’ambassade28. Cet entretien est tout à fait révélateur aussi bien du personnage que constitue Hassan El Banna que du jeu qu’il entend mettre en œuvre entre son mouvement, la Grande-Bretagne et la France. En effet, il semble qu’il soit surtout venu chercher un appui afin de contrecarrer les prétentions de l’Angleterre qui essaie de placer tout le Bassin Méditerranéen sous son étroite dépendance. Cette menace [continue t-il] se précise actuellement d’une façon telle qu’il est devenu nécessaire de réviser notre attitude à votre égard, dans votre intérêt comme dans le nôtre. Comme signe étonnant de bonne volonté, il indique qu’il peut concevoir que l’Algérie peut-être une terre française [et que] toute mesure donnant satisfaction aux élites musulmanes de ce territoire sera admise par mon groupement, quelles que soient les formes de gouvernement auxquelles elle pourra aboutir. Insistant, tout au long de l’entretien sur son devoir en tant qu’homme religieux de défendre l’Islam partout où il se trouve et sur le fait que la France doit desserrer l’étau colonial en Afrique du Nord, il se dit néanmoins prêt à nuancer ses attaques contre elle voire à l’aider sous réserve qu’elle lui en donne les moyens. Le rapport lié à cette entrevue mérite également notre attention puisqu’il soutien l’appui financier demandé par El Banna et souligne le fait que sa demande d’appui politique à la France contre les visées anglaises est un sentiment commun à de nombreux égyptiens et qu’il doit, lui aussi, à ce titre, être retenu. Les responsables français n’ont toutefois jamais donné suite à ces demandes. Même s’il est clair qu’ils aient voulu ménager un homme amené à exercer de futures grandes responsabilités dans son pays, il est évident qu’ils n’aient pas eu ni les moyens, ni la volonté de lui offrir ce qu’il souhaitait. En outre, dans les mois qui suivirent cet entretien de nombreux événements sont venus dissuader les diplomates d’accorder une quelconque aide au mouvement des Frères Musulmans. La période 19471949 est pour l’histoire du mouvement à l’instar de l’Egypte et de tout le Moyen-Orient, un moment clé. Le mouvement est secoué par une grave crise interne29 à laquelle s’ajoute des dissensions entre les partisans d’un rapprochement avec le principal parti politique égyptien, le Wafd, et ceux qui, comme El Banna, appelaient à une alliance avec le Palais et le Premier Ministre Sidqi. L’objectif de ces derniers était d’unir toutes les forces de la nation sous l’égide du chef du gouvernement dans un grand parti politique afin de s’opposer à la menace aux frontières qu’allait constituer la création de l’Etat d’Israël. A cette division politique s’ajoutait une crise de croissance. Le mouvement regroupait à la fin des années 40 plus d’1 million de membres appartenant à toutes les couches sociales. Une grande partie de la jeunesse cairote, venant des provinces avoisinantes, est séduite par cette idéologie qui propose une alternative nouvelle de modernisation de l’Egypte sans toutefois revenir sur les fondements religieux de la société30. C’est cette jeunesse, révoltée par la création de l’Etat d’Israël, qui fut très vite envoyée sur le front au sein de l’Organisation secrète des Frères chargée de coordonner leurs efforts militaires à la frontière israélienne. Véritable bras armé du mouvement, elle devient aussi l’objet de toutes les tensions entre les Guide Suprême et le gouvernement. Le premier Ministre Sidqi somme Hassan El Banna d’ordonner à ses milices de rentrer dans le rang et de rejoindre l’armée régulière égyptienne. Ce dernier, pourtant décidé à obtempérer pour échapper à l’interdiction de l’Association, échoue à convaincre ses combattants et perd le contrôle de la situation. Suite à l’assassinat de soldats britanniques présents sur le sol égyptien, le pouvoir royal décide, en décembre 1948, de dissoudre le mouvement et de saisir tous ses biens. Ce retournement de situation qui fait passer le mouvement dans la clandestinité, permit à la France de résoudre une équation qui lui semblait impossible : gérer des relations avec un parti fort d’un million de membres en Egypte et presqu’autant à l’extérieur, dont l’accession au pouvoir dans ce pays, cœur de la stratégie impériale française, paraissait inéluctable ; un parti dont les thèmes de propagande avait nui jusqu’alors fortement à l’image de la France dans cette région. Ce déclin 31 tel que le décrive alors les responsables français donne l’occasion à ces derniers de pouvoir non seulement envisager l’avenir de la présence française en Egypte avec sérénité mais également de mettre fin à toute collaboration possible entre les Frères et certains mouvements nationalistes maghrébins. Les rapports très précis émanant des postes militaires à partir de 1948 et évoquant la répression qui s’abat sur le mouvement et le transfert massif de prisonniers politiques vers la prison d’El Tor dans le Sinaï sont, de ce point de vue, très probants32. Ils viennent appuyer l’hypothèse des diplomates, selon laquelle l’association est bel et bien en passe d’être éliminée du champ politique égyptien. Toutefois, il a suffi de quelques années seulement pour que la France, à travers le regard de ses diplomates en poste dans les pays arabes, se construise une représentation très particulière des Frères Musulmans. Bien souvent très éloignée de la réalité complexe du mouvement, les autorités françaises vont être à l’origine d’une véritable diabolisation élaborée autour du prisme déformant de l’histoire européenne, de la Seconde Guerre Mondiale et des idéologies nationalistes en œuvre pendant ces années. Le regard et l’analyse des diplomates …. Les Frères Musulmans : les tenants du néo-hitlérisme panislamique L’une des constantes, dans les premières descriptions qu’ont pu faire les diplomates occidentaux sur le mouvement des Frères Musulmans, est celle de la comparaison avec une organisation d’inspiration nazie. On peut s’interroger sur les mécanismes et les raisons particulières qui poussèrent les représentants diplomatiques français en Egypte, à assimiler le mouvement des Frères Musulmans à une organisation fasciste. A travers leurs discours et descriptions on peut distinguer deux axes majeurs autour desquels se développe cette idée : le premier est la personnalisation du mouvement à travers son leader charismatique, Hassan El Banna ; le second est la construction hypothétique de liens directs ou non avec les régimes totalitaires qui ont sévit en Europe. Dans cette optique nous verrons de quelle manière El Hadj Amine El Husseini, Grand Mufti de Jérusalem, connus pour sa collaboration avec l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre Mondiale, a pu jouer un rôle dans l’élaboration de cette représentation. C’est à partir de la fin de ce conflit que la diplomatie française commence à porter un intérêt croissant aux Frères Musulmans. Avant cette date, il convient de constater la quasi-absence de références au mouvement dans les échanges diplomatiques. Sans s’attarder sur les explications d’une telle lacune, il paraît toutefois important, pour notre démonstration, de souligner cet aspect, car il est révélateur d’un décalage avec le terrain politique égyptien ; décalage, lui-même probablement à l’origine d’une certaine méconnaissance de l’organisation. Démunis par conséquent d’informations détaillées, les diplomates français vont logiquement focaliser leur attention sur son leader charismatique, Hassan El Banna, et construire peu à peu l’image d’un homme au pouvoir sans partage, chef incontesté d’un parti disposant « d’éléments jeunes animés par un fanatisme et une ambition démesurés », « avant-garde d’une dictature musulmane xénophobe et féodale33 ». On le voit, le thème récurrent utilisé durant ces années est celui de la comparaison du personnage, de ses méthodes et de son programme avec les régimes hitlérien et mussolinien. Dans une note à l’attention du Ministre des Affaires Etrangères, le représentant français en Egypte le décrit comme ayant « puisé dans le panislamisme hitlérien le dynamisme politique qui en fait [aujourd’hui] un personnage dangereux » et dont l’objectif serait de supprimer tout ce qui n’est pas l’islam pour replonger le musulman dans une ambiance médiévale, xénophobe, imperméable à toutes les idées extérieures.34 » Il est intéressant de noter l’utilisation d’un vocabulaire très européano-centriste, pour décrire un mouvement qui échappe en réalité à la compréhension des diplomates français. L’utilisation juxtaposée des termes « panislamisme hitlérien », « supprimer » et « xénophobes » rappellent indiscutablement les drames dont l’Europe en particulier a été le théâtre pendant la Seconde Guerre Mondiale ; ils viennent souligner la menace que peut faire peser le mouvement et surtout son leader sur la présence occidentale au Moyen-Orient. La focalisation des correspondances diplomatiques sur ce dernier laisse donc une impression d’omnipotence, de pouvoir immense sur un groupe dont on évaluait alors les effectifs à plus d’1 million d’individus. Indirectement, cette omniprésence du leader par rapport au mouvement qu’il dirige contribue à façonner l’image d’une organisation à caractère totalitaire et donc à la disqualifier comme relais d’influence possible pour les régimes démocratiques occidentaux. Ainsi en 1946, Gilbert Arvengas nous livre un tableau peu empreint de nuance : « Quant aux Frères Musulmans, ce mouvement fait surtout appel à la jeunesse et indiscutablement la séduit. Chez eux le fanatisme religieux s’ajoute à l’exaltation nationale. Par leur comportement général, par leur organisation, leurs manifestations, leurs mots d’ordre sommaires, ils évoquent les groupements fascistes 35». Un an auparavant, son prédécesseur, Jean Lescuyer, n’hésitait pas à affirmer que les Frères Musulmans « ont été dans le passé et notamment du temps du Comte Mussolini les agents les plus fervents de la cause hitlérienne36 ». Durant cette période d’immédiat après-guerre, la comparaison de cette organisation avec le nazisme semble donc couler de source pour les responsables diplomatiques. A leurs yeux, ils ne fait guère de doutes que cette association représente un véritable péril pour la stabilité de la région. Son extension au-delà des frontières de l’Egypte, en Syrie notamment, son implication de plus en plus importante dans la lutte anti-coloniale, font redouter aux diplomates la résurgence d’un mouvement transnational difficilement contrôlable. L’évocation par ces derniers du panislamisme comme un danger majeur n’est en effet pas anodine. Ce mouvement a toujours été considéré par les Européens et plus particulièrement les français, comme un risque réel pour leur influence dans le Bassin Méditerranéen. Dés le début du 20e siècle, Delphine Gérard-Plasmans montre comment le programme panislamique du leader Mustapha Kamil et sa recherche d’alliance avec l’Allemagne, poussa la France à se rapprocher de l’Angleterre pour éviter de perdre pied dans cette région : on peut raisonnablement suppose que le panislamisme – de plus en plus craint à l’aube du 20e siècle essentiellement dans ses implications allemandes- a été l’une des motivations françaises à se rapprocher de l’Angleterre. L’adéquation Allemagne/panislamisme est prise en compte par le Quay d’Orsay avant la signature de l’Entente Cordiale.37. Près d’un demi-siècle plus tard, l’alarmisme dont font preuve les diplomates français à l’égard du mouvement des Frères Musulmans et de leur retour à ce crédo politique, n’a pas changé : “Le mouvement du Cheikh El Banna, essentiellement xénophobe et religieux, n’entend pas en effet exercer une violence au détriment seulement de l’étranger et de l’aristocratie. Il tend à entraîner le Bassin Méditerranéen dans une vaste croisade contre l’infidèle pour restaurer la plénitude des lois islamiques. Il comprend aujourd’hui 1 million environ de musulmans fanatisés dont le tiers est armé. Ses cellules à l’extérieur, en Palestine, en Transjordanie, en Irak, en Syrie paraissent s’étayer. Par le canal des Ansar en Tunisie, des Ulémas réformistes en Algérie, il pénètre semble-t-il dans nos possessions d’outre-mer.. La propension naturelle des populations nord africaines et plus particulièrement algériennes pour le renouvellement de leur foi doit nous rendre très attentif à ce mouvement 38 . Par conséquent, du point de vue des responsables diplomatiques, cette résurgence panislamiste représente un danger non seulement car elle conteste la présence française au MoyenOrient et au Maghreb, mais aussi et surtout parce qu’elle serait, en quelque sorte, le fruit d’une influence encore réelle de l’ennemi d’hier : l’Allemagne nazie. Le terme néo-hitlérisme panislamique, employé alors pour décrire le programme politique des Frères Musulmans, est lourd de sens et révélateur, car il renferme l’idée que ce mouvement réalise une synthèse entre les deux idéologies que le monde libre a combattu au cours du 20e siècle : le panislamisme et le nazisme. Les relations avec El Hadj Amine El Husseini Un des éléments décisif pour comprendre comment cette vision a pu s’ancrer, est le retour sur la scène politique d’un des leaders les plus connus et controversés du mouvement national palestinien : Muhammad Amin El Husseini. Pour paraphraser Gilbert Achcar, cette personnalité figure incontestablement dans le peloton de tête du hit-parade de la démonologie contemporaine39. Nous ne nous attarderons pas ici sur la biographie de cette personnalité. Nous rappellerons seulement les éléments utiles pour cette analyse. Né à la fin du 19e siècle à Jérusalem au sein d’une famille de notable, il part en Turquie, à la fin de ses études, pour s’enrôler dans l’armée ottomane et se battre contre les Britanniques. Après la Guerre, il continue sa lutte en Palestine où il fomente de nombreux soulèvements contre les anglais. C’est probablement par souci diplomatique que ces derniers le nomment en 1921 Grand Mufti de Jerusalem, puis un an plus tard Président du Conseil Musulman. Il participe, en 1931, au Congrès panislamique à Jérusalem. Il devient le chef de l’Exécutif islamique international, il est à cette date le leader le plus connu des nationalistes musulmans et a une autorité morale qui dépasse celle de son pays d’origine40. Au cours des années 30, l’immigration juive s’accélère et la situation sur le terrain se détériore. En 1936, il prend la tête de la Grande Révolte palestinienne mais menacé d’arrestation par les autorités britanniques, il doit s’enfuir. Il trouve d’abord refuge au Liban où son assignation à résidence ne l’empêche pas de nouer déjà de nombreux contacts avec les représentants du 3e Reich et ceux de l’Italie mussolinienne de qui il attend soutient politiques et financiers. Après une brève incartade en Irak où il participa au coup d’Etat de Rachid Ali el Gaylani, puis en Iran, il continue son périple en Italie en 1941 où il est accueilli chaleureusement par le Duce lui-même, puis en Allemagne par Adolf Hitler. A partir de cette époque il collabore avec ces deux régimes dont il espérait le soutien et l’appui dans le conflit qui se dessinait en Palestine. Cette collaboration prend corps avec la création à partir de 1942 des Handžar, une division composée de musulmans bosniaques41 dont il fut à l’origine. Jusqu’à la fin de la guerre il anima également de nombreuses émissions de propagande allemande à destination du monde arabo-musulman. En mai 1945, il fut fait prisonnier dans la région du lac de Constance et pendant une année il bénéficia de la part de la France, de conditions de détention privilégiée. Après une année de bras de fer diplomatique entre la France, qui souhaitait ménager ses alliés arabes, et la Grande-Bretagne, qui souhaitait le traduire devant la justice pour crimes de guerre, cet hôte si dérangeant prit la fuite vers le Caire en mai 1946. Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, El Hadj Amine El Husseini se situe donc en tête de liste dans l’imaginaire de la démonologie occidentale. Il n’est donc pas si étonnant que dès son retour en Egypte, les diplomates français soupçonnèrent fortement le mouvement des Frères Musulmans d’entretenir d’étroites relations avec lui. Mais bien plus, El Hadj Amine El Husseini prend à leurs yeux un rôle majeur dans l’organisation des troubles qui sévissent en Egypte à cette époque. Il en est clairement l’instigateur, le cerveau et l’organisation des Frères Musulmans son bras armé. Si la première hypothèse reste à prouver, la seconde (celle du lien avéré avec le mouvement) n’est que pure invention. Jusqu’à ce jour, à part quelques éléments isolés, rien ne prouve une réelle collaboration entre ces deux entités, et encore moins une convergence idéologique. …et la réalité du discours et du positionnement des Frères Musulmans Cette vision s’inscrit en fait souvent dans un récit hégémonique qui présente l’Egypte des années 1930 comme majoritairement fascinée politiquement et intellectuellement par le nazisme, contre toute évidence documentaire42. Le spécialiste de l’histoire intellectuelle égyptienne, Israel Gershoni, démontra dans bon nombre de ses études sur les différents mouvements politiques de l’époque, le caractère infondé de cette propagande encore défendue aujourd’hui dans certains ouvrages 43. Très vite, tous les partisans de la cause sioniste ont compris l’intérêt de construire ce lien, et de mettre El Husseini au centre de toutes les affaires du Proche Orient : discréditer l’ensemble des mouvements de la cause arabe. Nombre d’études tentent de démontrer que l’Egypte, berceau politique d’un monde arabe en pleine évolution, était également le creuset d’idéaux racistes et xénophobes, idées partagées par l’ensemble de la classe politique égyptienne. Dans le cas des Frères Musulmans de nombreux textes et autres archives du mouvement permettent de donner un éclairage tout à fait intéressant sur leurs positions concernant ce qui c’était passé en Europe, sur l’idéologie nazie et leurs relations avec l’Allemagne. Le premier élément qu’il convient de souligner est son opposition quasi-systématique aux régimes fascistes et nazis et notamment sur leur caractère impérialiste. Les dénonciations répétées de Hassan El Banna à l’encontre de la colonisation italienne en Lybie dans les années 30 sont tout à fait explicites à ce propos. Un rapport d’un diplomate anglais présent en Egypte et datant de 1942 souligne clairement que bien qu’il existe des similitudes dans l’organisation des Frères Musulmans avec les mouvements d’inspiration nazie, il n’existe aucune sympathie particulière pour leur idéologie44. Cet élément est conforté par toute la réflexion que Hassan El Banna a pu avoir au sein de la confrérie sur les problématiques concernant le nationalisme : s’il accepte volontiers les sentiments de patriotisme (Wataniyyat al-hanin) lié à l’amour du pays ou la volonté de libérer un peuple, il n’en n’est pas autant pour le patriotisme partisan (Wataniyyat al-ahzab) ou géographique (Al-wataniyya al-jughrafiyya) qu’il considère comme incitant à une division artificielle entre les musulmans. Il en est de même concernant sa vision du nationalisme (Qawmiyya) qu’il condamne de façon véhémente que cela soit concernant les mouvements en cours de gestation dans le monde arabe ou que cela soit le nationalisme d’agression (qawmiyyat al-‘udwan) qui renvoie spécifiquement à ce qui se passe en Europe et qui conduit au dédain pour les autres races, qui les agresse, qui en fait des victimes au nom de la gloire d’une nation et de son existence, comme par exemple en Allemagne ou en Italie…c’est vraiment une idée répréhensible45. Il réitère son rejet total de cette forme agressive de nationalisme qui a émergé en Europe dans Nahwa el-Nur où il dénonce fermement les slogans racistes et chauvins scandés en Allemagne, en Italie et dans tous les pays occidentaux et leurs conséquences pernicieuses pour les peuples plus faibles.46Il n’existe pour lui aucune comparaison entre la promotion d’un Islam fort au sein des pays musulmans et le caractère totalitaire et militaire des mouvements politiques fascistes, communistes ou nazis. Le Fascisme de Mussolini, le nazisme d’Hitler et le communisme de Staline sont basés uniquement sur la force militaire. Mais il y une énorme différence entre tout ceci et le militarisme de l’Islam qui a certes reconnu le caractère sacré de l’emploi de la force, mais a également et surtout préféré la paix.47 Mais c’est au 5e Congrès des Frères Musulmans qui se tint en janvier 1939, peu de temps donc après la crise de Munich, fin 1938, qu’Hassan El-Banna délivra un discours ne pouvant faire l’objet du moindre doute concernant la direction idéologique qu’il souhaitait faire prendre au mouvement. Il insista sur la nécessité de définir la position des frères concernant l’état de l’Europe. Il réitéra tout d’abord que l’Islam et les Frères Musulmans en particulier ne reconnaissent pas les différences entre les races et le sang. Il critiqua explicitement le fanatisme de race et de couleurs (al-ta’asub li al-ajnas wa al-alwan), le racisme nationaliste (al-qawmiyya al-jinsiyya) produisant querelles, luttes et destruction parmi les peuples du monde. L’attitude de la Grande-Bretagne en Palestine, de la France en Syrie et en Afrique du Nord, mais également de l’Italie en Lybie furent durement critiquée. Concernant l’Allemagne, c’est en avril 1939 que le Guide Suprême des Frères Musulmans définit une position claire. Il s’agit du fameux Ila al-Shabab où Banna insiste sur les différences entre l’unité des peuples musulmans basés sur une croyance et dépassant les frontières instaurées artificiellement par les impérialismes européens, et le 3e Reich qui s’impose comme protecteur pour tous ceux dont le sang allemand coule dans les veines. Pour les musulmans, le facteur racial ne peut pas être plus fort et plus significatif pour forger une communauté humaine que le facteur de la foi. Nous ne prêchons pas la division raciale ou le fanatisme sectaire, mais le fait que l’Islam respecte l’ensemble de l’humanité. Ces quelques éléments mettent en relief les différences flagrantes entre les prises de positions du mouvement concernant les idéologies politiques se développant en Europe, et le regard porté par les représentants de cette dernières en Egypte sur le parti des Frères Musulmans. L’histoire européenne, la montée des idéologies fascistes et finalement la Seconde Guerre Mondiale, ont été finalement le prisme déformant à travers lequel les diplomates occidentaux ont observé ces derniers. Interpellés par la forme massive du mouvement et son organisation pyramidale, ils n’ont pas réellement su ou voulu en décryptés les tenants et les aboutissants idéologiques. Mais au-delà, il fallait discréditer un mouvement dont la force et l’ampleur dépassait de loin les frontières de l’Egypte et atteignait l’ensemble d’une région déjà en effervescence par les promesses non tenues de la fin de la guerre. Conclusion L’élimination de Hassan El Banna en février 1949 vient mettre un point final aux inquiétudes françaises : privée d’existence officielle, de tous ses moyens matériels et financiers, et surtout de son leader historique, l’association ne paraît plus en mesure de jouer aucun rôle en Egypte et encore moins à l’extérieur. Seulement, en une vingtaine d’année, les Frères Musulmans ont réussi à s’implanter dans tout le Proche-Orient y compris dans les zones où l’influence française reste forte (Syrie, Liban, Palestine). Surtout, comme on l’a vu, ils ont contribué à donner un écho important aux revendications anti-coloniales portées par les nationalistes maghrébins installés en Egypte. En cela, ils participèrent grandement à mettre en échec une politique française visant à éviter tout rapprochement possible entre Afrique du Nord et Proche-Orient. Les responsables français, de leur côté, semblent avoir pris conscience tardivement de l’émergence de ce nouvel acteur politique dans la région. Les tentatives infructueuses de contact, dont nous avons donné un exemple, tendent à montrer que la France était attentive mais sans une réelle volonté d’approfondir des relations qui se seraient probablement très vite révélées délicats à gérer (notamment du fait de l’implication militaire des Frères Musulmans dans le conflit israélo-palestinien). Le manque de visibilité de l’action menée par l’organisation au sein du monde arabe a probablement dissuadé les responsables français de mener plus avant de telles relations. En faisant de la solidarité islamique à l’échelle internationale (panislamisme) l’un de ses principes clés, en plaçant ses objectifs politiques au-delà des intérêts purement nationaux, les Frères Musulmans ont introduit une complexité nouvelle dans le jeu des relations régionales. Ce fait, de même que l’exemple développé à travers cet article, illustre tout à fait les difficultés du monde occidental à percevoir ce nouvel acteur politique qu’est l’islamisme, autrement que comme un concurrent potentiel voire un danger de plus remettant en cause sa politique internationale. 60 ans après ces faits, ce constat paraît toujours d’actualité. A la complexité évoquée plus haut s’ajoute aujourd’hui les difficultés à cerner du point de vue occidental le spectre idéologique que recouvre le terme islamisme. Il est donc notable de constater que c’est à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, moment clé de l’histoire contemporaine, que les représentants occidentaux dans le monde arabe vont jeter les germes des représentations imaginaires fleurissant jusqu’à nous encore, autour de ce mouvement. Peu à peu, au rythme des aléas qui vont secouer cette région, ces représentations ont gagné les médias puis frapper l’imaginaire des politiciens et des citoyens. Chaque nouvelle couche d’actualité, chaque déclaration ou nouvelle publication fracassante de magazines en mal de une, est venue renforcer cette perception du nouveau péril fasciste aux portes de l’Europe. De sa tendance la plus modérée présente dans certains pays au sein de gouvernements (Turquie) ou de partis d’opposition (Maroc, Algérie, Egypte…) à sa tendance la plus radicale, l’amalgame avec le terrorisme, comme à l’époque avec le fascisme, est devenue monnaie courante et, comme le souligne François Burgat, la logique de la criminalisation a pris irrésistiblement le pas sur celle de l’évaluation et l’analyse 48. L’ouvrage de Martin Kuntzel en est un merveilleux exemple pour lequel l’auteur a d’ailleurs reçu le fameux Independent Publisher Book Award; l’auteur tente d’y démontrer les liens historiques et idéologiques avérés entre Hitler, El Husseini, El Banna, Sayyed Qotb et Oussama Ben Laden. Sa démonstration, mettant bout à bout des citations plus ou moins bien traduites, doit faire l’objet d’un véritable examen critique et historique. Même si elle fait la joie de tous les opposants idéologiques de l’islamisme voire de l’islam en général, on ne peut rigoureusement pas accepter de mettre tout le monde dans le même panier. Même si des connections politiques, essentiellement autour du problème palestinien, ont bien existé entre les Frères Musulmans et le Grand Mufti, on ne peut pas faire abstraction que les deux entités appartenaient à des courants de pensée bien différents. L’hypothèse selon laquelle les événements du 11 septembre 2001 puiseraient leurs origines profondes dans cette alliance entre fascisme et islamisme ne tient pas au regard des textes, des postures politiques prises par les acteurs du mouvement de l’époque et surtout au regard d’une certaine rigueur intellectuelle. Il faut cesser d’accorder du crédit à ces ouvrages de propagandes, à ces « chercheurs » de fantastique, utilisant des sources de seconde voire de troisième main, ne connaissant pas un traitre mot d’arabe et dont les ouvrages fourmillent de citations mal traduites, et ne faisant qu’alimenter des peurs déjà bien trop présentes. Espérons que cette modeste contribution permettra de contrebalancer cette tendance. Références bibliographiques : Ouvrages BURGAT, François, L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995. BURGAT, François, L’islamisme à l’heure d’AL-QAIDA, Paris, La Découverte, 2005. BRYNJAR, Lia, The Society of the Muslim Brothers in Egypt. The Rise of an Islamic Movement 1928-1942, Reading, Ithaca Press, 1998. CARRE, Olivier, MICHAUD, Gérard, Les Frères Musulmans (1928-1982), Paris, l’Harmattan, 1983. CLOAREC,Vincent, LAURENS, Henry, Le Moyen-Orient au 20e siècle, Paris, A. Colin, 2000. GERARD-PLASMANS, Delphine, La présence française en Egypte entre 1914 et 1936, de l’impérialisme à l’influence et de l’influence à la coopération, Darnetal, Editions Darnétalaises, 2005. LAURENS, Henry, L’orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 2002. SADEK, Sellam, La France et ses musulmans, un siècle de politique musulmane 1895-2005, Paris, Fayard, 2006. Articles AL-AHNAF, Mohamed, « Al-Fudhayl al-Wartilani, un Algérien au Yémen », Chroniques Yéménites, 7, 1999 BRYNJAR, Lia, « Imposing on the past, the order of the present. A critical analysis of Hassan El Banna’s autobiography », Paper of British for Middle Eastern Studies, juillet 1995. Notes de fin de documents 1 H. Laurens, L’orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, 2002, p.225 S. Saul La France et l’Égypte de 1882 à 1914 : intérêts économiques et implications politiques, thèse de doctorat d’état, 1991, sous la dir Jacques Thobie, université de Paris VII, 5 vol. 3 D. Gerard-Plasmans, la présence française en Egypte entre 1914 et 1936, de l’impérialisme à l’influence et de l’influence à la coopération, Editions Darnétalaises, Darnetal, 2005, 604 p. 4 Les deux puissances signèrent cette entente le 8 avril 1904 afin de résoudre leurs différends territoriaux : en l’échange d’une attitude compréhensive de la Grande Bretagne sur l’action de la France au Maroc, cette dernière renonce à ses ambitions impérialistes en Egypte 5 D. Gerard-Plasmans, op.cit., p. 284 6 O. Carré, G.Michaud, Les Frères Musulmans (1928-1982), Paris, l’Harmattan, 1983, p. 21 7 L. Brynjar The Society of the Muslim Brothers in Egypt. The Rise of an Islamic Movement 1928-1942, Reading, Ithaca Press, 1998, p. 30-31 8 Voir organigramme de l’association sur O. Carré, G.Michaud, ibid, p. 24. 9 O. Carré, G.Michaud, ibid., p. 21 10 L. Brynjar, ibid., p. 74 11 H. Laurens, op.cit., p.194 12 Laurens (Henry), op.cit., p.195 13 L. Brynjar, op.cit., p.235-237 14 D. Gérard-Plasmans, op.cit., p. 284. 2 15 Rapport de police cité dans S.Sellam, La France et ses musulmans, un siècle de politique musulmane 1895-2005, Fayard, Paris, 2006, p. 92. 16 M.Al-Ahnaf, « Al-Fudhayl al-Wartilani, un Algérien au Yémen », Chroniques Yéménites, 7, 1999. 17 Note du 13 juillet 1944 du GPRF à Massigli à Alger, MAEN, Le Caire Ambassade, 70. 18 Télégramme du 28 mars 1944 du Délégué du Comité français de Libération Nationale à l’ambassadeur de France Massigli, MAEN, le Caire Ambassade, 70. 19 Note du 11 avril 1944 du Délégué du Comité français de Libération Nationale à l’ambassadeur de France Massigli. MAEN, le Caire Ambassade,70. 20 Note de la Mission militaire française en Egypte, 4 aout 1944, MAEN, Le Caire Ambassade, 107. 21 Télégramme du 18 mai 1945 MAEN, Le Caire Ambassade, 107. 22 Télégramme de Hassan El Banna à la délégation française en Egypte, 14 mai 1946, MAEN, Le Caire Ambassade, 101. 23 Il soutint en 1950 une thèse sur le sujet suivant : « Théorie générale des perquisitions, en droit pénal français et égyptien » 24 S.Sellam, op.cit., p.330. 25 Télégramme du 19 novembre 1945, MAEN, Le Caire Ambassade, 70. 26 Note du 5 mai 1944 de Le Vaux à Massigli, MAEN, Le Caire Ambassade, 70. 27 Note du 29 octobre 1946 de Gilbert Arvengas à Georges Bidault, MAEN, le Caire Ambassade, 70. 28 Déclarations de Hassan El Banna à un membre de la délégation française, 28 septembre 1946, MAEN, le Caire Ambassade, 70. 29 Sur cette crise voir l’article intéressant : L. Brynjar, , « Imposing on the past, the order of the present. A critical analysis of Hassan El Banna’s autobiography », Paper of British for Middle Eastern Studies, juillet 1995 30 L. Brynjar, op.cit., p. 74. 31 Note du 1e octobre 1948, MAEN, Le Caire Ambassade, 70 32 Séries de notes de janvier à juillet 1949, MAEN, le Caire Ambassade. 33 Le Caire 45 29 avril 1946 : Egypte : situation intérieure 34 Le Caire 45 : 6 octobre 1945 : Egypte situation intérieure 35 Le Caire 101 : 28 novembre 1946 la campagne contre l’Afrique du Nord et le nationalisme Algérien : de Gilbert Arvengas à Bidault 36 Le Caire 45 : 9 mars 1945 de Lescuyer à Bidault 37 Gérard Plasmans, p.144 38 Alexandrie 367, 25 aout 1946 39 Gilbert Ashcar, les arabes et la shoah, p.208 40 Amine El Husseini et le 3e Reich, Chantal Metzger 41 Amandine Rochas, La Handschar. Histoire d'une division de Waffen-SS bosniaque, Paris, L'Harmattan, 2007 42 Ashcar, p.68 43 Un bon exemple est celui de l’ouvrage de Matthias Küntzel, Jihad et haine des juifs, le lien troublant entre islamisme et nazisme, à la racine du terrorisme international. 44 The Ikhwan el-Muslimin reconsidered, 14 décembre 1942, dans L. Brynjar The Society of the Muslim Brothers in Egypt. The Rise of an Islamic Movement 1928-1942, p.176. 45 Hassan el-Banna, Da’watunna, p16 46 Hassan el-Banna, Nahwa al-nur , Le Caire, 1937, p11. 47 Ibid.,p.15. 48 F. Burgat, L’islamisme à l’heure d’AL-QAIDA, Paris, La Découverte, 2005, p. 7.