Pappas et Fils, c`est comme ça qu`il avait appelé
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Pappas et Fils, c`est comme ça qu`il avait appelé
1 Pappas et Fils, c'est comme ça qu'il avait appelé le coffee shop. Quand il avait ouvert, en 1964, ses fils n'avaient que huit et six ans, mais il escomptait que lorsqu'il vieillirait l'un deux reprendrait le flambeau. Comme tous les pères qui n'étaient pas des malakas, il avait envie que les fistons s'en sortent mieux que lui. Il voulait qu'ils fassent des études. Mais bon, on ne sait jamais ce qui va se passer. Il y en aurait peut-être un qui serait doué pour les études, et pas l'autre. Ou bien ils iraient tous les deux en fac et décideraient ensuite de reprendre l'affaire ensemble. En tout cas, il avait veillé au grain en les mentionnant eux aussi sur l'enseigne. Histoire de montrer aux clients quel genre de type il était et qu'ils en concluent : « En voilà un qui se consacre à sa famille. John Pappas pense à l'avenir de ses fils. » Sympa, l'enseigne, des images noires sur fond gris perle, « Pappas » écrit en grandes majuscules et deux fois plus gros que « et Fils », avec une soucoupe et une tasse de café qui fumait dans sa soucoupe. Le type qui avait conçu l'enseigne avait tracé en script un P fantaisie sur la tasse, et ça lui avait tellement plu qu'il l'avait fait reproduire à l'identique sur les tasses proprement 11 dites. Un peu comme on fait coudre ses initiales sur les poignets d'une belle chemise quand on sait s'habiller. Des chemises comme ça, John Pappas n'en avait pas. Il en avait deux ou trois bleues en oxford qu'il mettait pour aller à l'église, mais dans l'ensemble elles étaient blanches et à col boutonné. Toutes « repassage facile », ce qui permettait de faire l'économie du teinturier. Et puis Calliope, sa femme, n'aimait pas repasser. Cinq chemisettes pour le printemps et l'été, et cinq chemises pour l'automne et l'hiver, suspendues en rang d'oignon à la corde à linge qu'il avait installée au sous-sol de sa maison à deux niveaux. Il ne savait pas pourquoi il aimait en avoir de plusieurs sortes. Il ne faisait jamais froid dans l'établissement, surtout auprès du grill, et même l'hiver il remontait ses manches de chemise. Chemise blanche, pantalon kaki, chaussures pratiques noires en toile légère imperméabilisée achetées au Montgomery Ward. Un tablier par-dessus le pantalon, un étui pour ranger les stylos dans sa poche de poitrine. Sa tenue de travail. Il était bel homme à sa façon, avec un grand nez. Il avait eu quarante-huit ans en 1972, à la fin du printemps. Il laissait pousser ses cheveux bruns sur le sommet du crâne et les tirait en arrière sur les côtés, les laissant tomber juste au-dessus des oreilles, un peu longs, comme les jeunes. Depuis quelques années, il ne mettait plus de gel ou de lotion pour les faire tenir. Il avait les tempes grisonnantes. Comme souvent ceux qui ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait cessé de faire des pompes et des abdos vingt-sept ans plus tôt, quand il avait été démobilisé. Ancien marine qui avait participé à la guerre du Pacifique, il n'avait pas à prouver qu'il était un homme. Il fumait, habitude prises sous les drapeaux, car l'on 12 mettait alors des cigarettes dans ses rations de combat, et il n'avait pas beaucoup de souffle. Mais comme il exerçait un métier physique il restait grosso modo en forme. Il avait aussi le ventre presque plat. Et un torse dont il était très fier. Il arrivait sur son lieu de travail à cinq heures du matin, deux heures avant l'ouverture, ce qui voulait dire qu'il se levait à quatre heures et quart. Il devait recevoir le livreur de glace et les autres courtiers en produits alimentaires, tout comme il était tenu de faire du café et divers préparatifs. Il aurait pu demander aux livreurs de passer plus tard, de manière à pouvoir dormir une heure de plus, mais dans sa journée de travail c'était ce moment-là qu'il aimait par-dessus tout. En réalité, il était toujours d'attaque quand il ouvrait les yeux, sans avoir besoin pour ça d'un réveil. Il descendait discrètement l'escalier pour ne pas réveiller sa femme et ses fils, puis il empruntait la 16e Rue au volant de sa Buick Electra 225 – phares allumés, une cigarette à la main qu'il laissait pendre à la vitre, la route libre de toute circulation. Il savourait ensuite un moment de tranquillité, tout seul dans le coffee shop avec son transistor Motorola sur lequel il écoutait les journalistes de WWDC à la voix suave, des hommes de son âge qui avaient vécu le même genre de choses que lui, pas les baratineurs des stations de rock and roll ou les mavres de WOL et de WOOK. Il buvait le premier de toute une série de cafés, toujours dans un gobelet à emporter, il bavardait avec les petits groupes de livreurs qui débarquaient et dont il se sentait proche, car ils en étaient tous venus à apprécier ce moment charnière entre la nuit et le lever du jour. C'était un petit resto, pas un coffee shop, mais mieux valait l'appeler coffee shop, ça faisait plus 13 « classe », disait Calliope. En famille John parlait seulement du magazi. Il se trouvait dans N Street, en dessous de Dupont Circle, tout près de Connecticut Avenue, à l'entrée d'une petite rue. À l'intérieur, une dizaine de tabourets disposés autour d'un comptoir semi-circulaire recouvert de Formica, deux ou trois box pour quatre installés le long de la grande baie vitrée d'où l'on voyait bien le carrefour de Connecticut Avenue et N Street. Comme souvent dans les établissements appartenant à des gens d'origine grecque, les couleurs dominantes étaient le bleu et le blanc. Il y avait de la place pour vingt personnes assises au grand maximum. Il y avait pas mal d'activité au moment du petit déjeuner, puis, deux heures durant, au coup de feu de midi, et de longues plages de temps mort dont les quatre employés, tous des Noirs, profitaient pour discuter, chahuter, ruminer et fumer. Avec Alex, son fils aîné, s'il travaillait. Alex, le rêveur. Il n'y avait pas de cuisine « dans le fond ». Le grill, la table à sandwichs, la vitrine réfrigérée pour les desserts, le frigo pour les glaces, le bar où l'on préparait les sodas, les machines à café, jusqu'au lave-vaisselle, tout se trouvait derrière le comptoir, à la vue des clients. L'endroit n'était pas très grand et il n'y avait pas beaucoup de places assises, cependant Pappas avait développé la vente à emporter et les livraisons, ce qui représentait une part importante de la recette quotidienne. Il dégageait tous les jours un bénéfice brut de trois cents, trois cent vingt-cinq dollars. À trois heures de l'après-midi, il ne touchait plus à la caisse et en déchirait le ruban. Il éteignait le grill une heure plus tard, puis y mettait une brique de nettoyage. Il ne venait plus grand monde après deux heures et demie, mais il restait ouvert jusqu'à cinq heures, pour 14 nettoyer, passer les commandes et servir ceux qui viendraient manger un sandwich froid. Depuis son arrivée jusqu'à la fermeture, il passait douze heures debout. Mais ça ne le dérangeait pas. Il n'avait jamais eu envie de gagner autrement sa vie. C'est maintenant le meilleur moment de la journée, se dit-il en arrivant à proximité de l'établissement, alors que le ciel commençait à s'éclaircir : ramasser le pain et les petits pains au lait que le livreur d'Ottenberg avait laissés devant, puis glisser la clé dans la serrure de la porte. Je suis à mon compte. C'est à moi. Pappas et Fils. Alex Pappas ne resta que quelques minutes à tendre le pouce sur le bas-côté d'University Boulevard, à Wheaton, avant d'être pris par un break Volkswagen. Il se dirigea au pas de course vers la portière avant droite et reluqua le conducteur en s'approchant du véhicule. Il regarda par la vitre à moitié baissée, aperçut un jeune mec, cheveux longs, moustache en guidon de vélo. Sans doute un mec qui se défonçait, ce qui ne le gênait pas. Il monta et se laissa choir sur le siège. – Salut ! dit-il. Merci de t'être arrêté. – Normal, répondit le mec qui déboîta, passa la seconde et remonta en direction du quartier des affaires de Wheaton. Tu vas où ? – En bas de Connecticut, à Dupont Circle. Tu y passes ? – Je m'arrête à Calvert Street. Je bosse au Sheraton Park. – Super, dit Alex, l'air enthousiaste. Ce n'était qu'à deux kilomètres et demi de Dupont Circle, et ça descendait tout le temps. Il pouvait le 15 faire à pied. C'était rare qu'on l'emmène jusque dans le centre. Fixé sous le tableau de bord, un magnétophone à huit pistes. Il passait Walk on Gilded Splinters, un des titres de Rockin The Fillmore, un album de Humble Pie 1 enregistré en concert. Reliés à l'appareil par des fils, de méchants haut-parleurs posés par terre diffusaient un son aigu. Alex fit attention à ne pas se prendre les pieds dedans. Ça sentait l'herbe dans la bagnole. Alex aperçut des restes de joints entassés dans le cendrier, ainsi que des mégots. – T'es pas des stups ? lui demanda le mec en le voyant observer le décor. – Moi ? rigola Alex. Non, t'inquiète. Comment aurait-il pu être flic ? Il n'avait que seize ans. Mais bon, on savait bien que quand on demande à un mec des stups s'il en est, il est tenu de répondre franchement. Sinon, même si on se fait serrer en flagrant délit le tribunal peut accorder le non-lieu. Du moins, c'était ce qu'affirmaient ses potes, Pete et Billy. Il se méfiait, le mec, voilà tout. – Ça te dit, un joint ? – J'aimerais bien. Mais je bosse pour mon père. Il a un coffee shop dans le centre. – Tu flippes devant ton vieux, c'est ça ? – Ouais. Il n'avait pas envie d'expliquer à ce gus qu'il ne connaissait pas qu'il ne se défonçait jamais quand il était de service dans l'établissement de son père. C'était sacré, le coffee shop, c'était le temple où officiait papa, quoi. Ce n'aurait pas été bien. 1. Célèbre groupe anglais blues-rock, dissous en 1975 (NdT). 16 – Ça te dérange si je m'en fume un ? – Vas-y. – Chouette, dit le mec en secouant ses cheveux lorsqu'il trouva dans le cendrier le plus gros reste de pétard au milieu de la cendre et des mégots. C'était sympa, comme trajet. Alex avait chez lui l'album de Humble Pie, il connaissait les titres, il aimait bien la voix de cinglé de Steve Marriott, ainsi que sa guitare et celle de Frampton. Le mec lui demanda de relever sa vitre pendant qu'il fumait, mais bon comme ce n'était pas la canicule, il n'y avait pas de problème, là non plus. Heureusement, une fois allumé, le mec ne changea pas de personnalité. Il resta aussi agréable qu'avant. Pour un auto-stoppeur, il se la coulait douce, Alex. C'était un petit jeune maigre, avec une moustache effilée et des cheveux bouclés qui lui retombaient sur les épaules. Un adolescent chevelu en jean et tee-shirt à poche poitrine, ça n'avait rien de surprenant pour les automobilistes, jeunes ou d'au moins quarante ans. Il n'avait pas une vilaine tête, ni un gabarit impressionnant. Il aurait pu prendre le bus, mais il préférait faire du stop, c'était une aventure. Il y avait toutes sortes d'individus qui s'arrêtaient pour le prendre. Des hippies, des personnes très comme il faut, des peintres en bâtiments, des plombiers, des jeunes mecs et nanas, même des gens de l'âge de ses parents. Il n'avait jamais attendu longtemps avant qu'une voiture s'arrête. Il avait juste eu quelques mauvaises surprises cet été-là. Une fois, du côté de Military Road, alors qu'il essayait de trouver une autre voiture là où la première l'avait laissé, il avait été pris par des mecs de Saint John. Ça sentait le pétard à plein nez dans la caisse, et 17 les mecs avaient l'haleine chargée à la bière. Quelquesuns s'étaient tout de suite mis à le chambrer. Quand il avait expliqué qu'il allait bosser dans le resto de son père, ils lui avaient dit que c'était un boulot à la con, et que son vieux en était un, de con. Il était devenu tout rouge qu'on parle de son père, et alors il y en a un qui avait lancé : – Eh, regardez-le, il se fâche ! Ils lui avaient demandé s'il avait déjà sauté une nana. Ils lui avaient demandé s'il avait baisé un mec. Le pire, c'était le conducteur. Il avait annoncé qu'ils allaient se garer dans une rue transversale, puis voir s'il était capable d'encaisser un pain dans la gueule. – Déposez-moi au feu, là-bas, leur avait-il dit. Deux autres avaient éclaté de rire quand le mec au volant était passé au rouge. – Gare-toi, avait-il demandé d'un ton plus ferme. – D'accord, avait répondu le chauffeur. Et ensuite, tu vas y avoir droit. Mais le mec à côté de lui – il avait un regard gentil – était intervenu : – Arrête-toi, Pat, et laisse-le s'en aller. Le conducteur avait obtempéré, pour faire taire les autres. Alex avait remercié le mec, c'était visiblement le chef de la bande, et aussi le plus costaud, avant de descendre du véhicule, une Ferrari GTO avec une décalcomanie : « Le Boss ». Alex était certain que c'étaient les parents du mec qui l'avaient payée. Là où University Boulevard se transforme en Connecticut Avenue, le mec aux moustaches en guidon de vélo s'était mis à parler d'une psalmodie qu'il connaissait, comme quoi si tu te la récitais maintes et maintes fois tu passerais à coup sûr une bonne journée. Il avait l'habitude, dit-il, de la répéter dans la buande18 rie du Sheraton Park où il bossait, et ça lui avait permis de capter des « vibrations positives ». – « Nem Myo Renge Kyo », fit le mec en le déposant au pont Taff qui enjambe l'autoroute paysagère Rock Creek. Tu vas t'en souvenir, hein ? – Oui, répondit-il en fermant la portière du break. Merci, mon pote. Merci de m'avoir amené ici. Il traversa le pont au petit trot. S'il courait jusqu'au coffee shop il ne serait pas en retard. Chemin faisant il psalmodia les quelques mots que l'autre venait de lui apprendre. C'était comme de croire en Dieu, ça ne pouvait pas faire de mal. Il continua à la même allure, descendit la longue pente, passa devant des bars et des restaurants, coupa à travers Dupont Circle, contourna la fontaine située au milieu, doubla un reste de hippies qui commençaient à se ringardiser, des secrétaires, des avocats et d'autres employés de bureau, longea le Dupont Theater et passa devant Chez Bialek, où il allait souvent acheter des disques pas faciles à trouver et arpentait les parquets de chaque étage en jetant un œil aux rangées de bouquins et en se demandant qui étaient tous ces gens dont le nom figurait sur la tranche. Lorsqu'il arriva au Machinists' Union, un immeuble de Connecticut Avenue qui se trouve dans les numéros 1300, il avait oublié le petit texte à réciter. Il traversa la rue et se dirigea vers le coffee shop. Devant l'établissement, deux massifs à feuilles persistantes poussaient dans des bacs en ciment, de part et d'autre d'un rebord d'un mètre de haut. Il pouvait le contourner, comme le faisaient tous les adultes, sauf qu'en arrivant il sautait toujours par-dessus. Il ne dérogea pas à la règle, atterrit sur le talon de ses grandes Chucks noires, chercha son père du regard à travers la vitrine, le vit derrière le comptoir – un stylo 19 coincé derrière l'oreille, les bras croisés, il le regardait l'air impatient, et amusé, aussi. Lorsqu'il entra dans l'établissement, on entendait Talking Loud and Saying Nothing 1 au transistor. Il venait d'être onze heures. Alex n'avait pas besoin de regarder la pendule Coca-Cola accrochée au mur audessus du distributeur automatique de cigarettes pour être fixé. À onze heures, son père laissait ses employés se brancher sur leurs radios soul music. Il savait aussi qu'il s'agissait de WOL, et pas de WOOK parce que c'était d'abord Iñez, l'aînée du groupe, à trente-cinq ans, qui choisissait, et elle préférait « O-L »… Iñez, l'alcoolique qui fumait des Viceroy, peau foncée, cernes rouges, cheveux décrêpés, penchée au-dessus de la table à sandwichs, toujours pas complètement remise de la veille au soir, arrosée au scotch Saint George, et qui fumait langoureusement une cigarette. Comme toujours elle reprendrait du poil de la bête quand viendrait le coup de feu. – Epitelos, lança John Pappas quand Alex entra en coup de vent et s'assit aussitôt sur un tabouret bleu – autrement dit : « Ce n'est pas trop tôt. » – Comment, je suis pas en retard ! – Si pour toi un quart d'heure, ça ne compte pas… – Me voilà. Tout va bien, maintenant. Y a pas de raison de t'en faire, papa. Les affaires reprennent. – Toi, alors… soupira John Pappas, qui ne se montrait jamais plus expansif que ça. 1. Titre de James Brown, figurant dans l'album There It Is, sorti en 1972 (NdT). 20 Il lui adressa un petit geste de la main. Du style : « Arrête ton cirque !… Tu m'énerves… Je t'adore. » Alex avait faim. Il ne se réveillait jamais assez tôt pour prendre le petit déjeuner à la maison et n'arrivait jamais à temps dans le secteur pour accompagner les autres quand ils faisaient la pause. À dix heures et demie on poussait le grill en prévision du déjeuner, et il était alors trop chaud pour y mettre des œufs sans les brûler. Il allait être obligé de se débrouiller. Il passa sur la droite, contourna le comptoir pour aller dire bonjour à Darryl Wilson Junior dont le père, Darryl Wilson, était le dépanneur et le réparateur de service dans l'immeuble de bureaux du dessus. Il se tenait derrière un gros rideau en plastique de couleur claire, installé là pour empêcher les clients de voir la machine à laver la vaisselle, et aussi pour contenir la chaleur et l'humidité dégagées par l'appareil. Il avait dix-sept ans, il était grand et maigre, ne parlait pas beaucoup et affectionnait les casquettes compliquées, les pattes d'eph à poches plaquées et les cigarettes – des Flagg Brothers. Il s'en était collé une derrière l'oreille. Alex ne l'avait jamais vu en sortir une d'un paquet. – Salut, Junior, lui dit Alex. – Quoi de neuf, le grand costaud ? lui renvoya Junior. C'était sa façon de le saluer, même s'il faisait le double de lui. – Ça roule, répondit Alex, qui essayait de parler comme les Noirs. – À la bonne heure, reprit Junior, que ce petit jeu entre eux faisait rire. À la bonne heure. Derrière le rideau Alex bifurqua et tomba sur Darlene en train de saisir déjà un peu des hamburgers 21 sur le grill. Elle se retourna brusquement quand il s'approcha et, sa spatule bien droite dans sa main, elle le regarda et eut un petit sourire. – Qu'est-ce qui se passe, mon chou ? – Salut, Darlene, lui dit-il en ne sachant pas trop si elle avait remarqué qu'il bégayait un peu. Elle n'avait pas fini le lycée (elle était allée à Eastern High). Comme lui, elle avait seize ans. Les employées étaient mal fagotées dans leur tenue réglementaire, sauf elle, sur qui ça ne faisait pas pareil. Elle avait de super hanches, des gros seins et un cul d'enfer serré comme dans un gant. Coiffée d'une afro bouffante elle vous souriait, avec ses jolis yeux marron. Elle le troublait. Il en avait la bouche sèche. Il se disait qu'il avait une copine et qu'il ne la trompait pas et que tout ce qui risquait de se passer entre Darlene et lui ne compterait pas. Au fond il savait bien que c'était faux et qu'il avait tout simplement la trouille. Parce qu'elle devait avoir plus d'expérience que lui. Parce que c'était une Noire. Avec les Noires, il fallait assurer. De vraies tigresses quand on les chauffait. C'était ce que racontaient Billy et Pete. – Tu veux manger quelque chose, hein ? – Oui. – Va parler à ton père, lui dit-elle en désignant de la tête l'endroit où se trouvait la caisse. Je vais te préparer un truc sympa. – Merci. – Moi aussi, j'ai faim. Elle rigola. – Et j'aimerais bien… Il rougit, ne réussit pas à dire un mot et s'en alla. Il passa devant Iñez en train de mettre en sac toute une série de commandes avant de les déposer sur « l'éta22 gère », là où Alex viendrait les chercher pour aller les livrer. Elle ne le salua pas. Plus loin il dit bonjour à Paulette, celle qui était derrière le comptoir et servait les habitués. Vingt-cinq ans, grosse de partout, des traits épais et bigote. Le midi, après le repas, elle réquisitionnait le transistor pour écouter son programme de gospel et tout le monde prenait son mal en patience parce que bon, elle était gentille. Avec sa petite voix fluette et haut perchée, elle passait quasiment inaperçue. Elle était en train de remplir les bouteilles de ketchup Heinz de ketchup Townhouse, la marque bon marché qu'on trouve dans les Safeway. Le père d'Alex allait tous les soirs s'y approvisionner en certaines denrées moins chères que ce que lui proposaient les représentants en produits alimentaires. – 'jour, m'sieur Alex. – 'jour, Miss Paulette. Alex retrouva son père à côté de la caisse. John Pappas et son fils étaient les seuls à la faire marcher. Devant, les barèmes de taxe locale propres à la ville de Washington, avec une touche pour les dollars et l'autre pour les cents. Si, disons, la note s'élevait à vingt dollars, ce qui était rare, on appuyait deux fois sur la touche « dix dollars ». De chaque côté Alex avait collé avec du Scotch des bouts de papier sur lesquels il avait recopié à la main des extraits de chansons dont il trouvait les paroles profondes ou poétiques. Pour l'un des clients, un avocat qui fumait la pipe, gros cul et dents de lapin, c'était Alex lui-même qui les avait écrites, ces paroles, et il disait pour plaisanter à John Pappas qu'à ce titre il ferait un bon barman. À quoi Pappas répondait, avec un sourire qui n'en était pas un, qu'il n'avait pas à s'inquiéter pour son fils, il s'en sortirait très 23 bien… Voilà pourquoi Alex n'oublierait jamais son père et l'aimerait toujours. John lui donna des billets de un et de cinq dollars. Il poussa sur le Formica des rouleaux de pièces de un, cinq, dix et vingt-cinq cents. – Voilà ta banque, Alexander. Tu as deux ou trois livraisons à effectuer de bonne heure. – Je suis prêt. Mais d'abord, je vais manger quelque chose. – Quand il y a des commandes qui attendent sur l'étagère, je veux que tu files. – Darlene est en train de me préparer un sandwich. – Arrête de jouer au con. – Hein ? – Je ne suis pas aveugle. Je te l'ai déjà dit, il ne faut pas se permettre de familiarités avec le personnel. – Je lui parlais, c'est tout. – Fais ce que je te dis. John Pappas regarda vers l'étagère fixée du côté de la machine à laver la vaisselle, où Junior s'apprêtait à nettoyer une casserole en déroulant un tuyau muni d'un ajutage. Iñez était en train de le pousser pour déposer deux sacs en papier marron sur l'étagère. – Il y a des commandes là-haut. – Je peux pas manger d'abord ? – Tu mangeras en route. – Mais, papa… John Pappas lui montra le fond de la salle d'un coup de pouce. – En selle, mon garçon. Alex Pappas engloutit un sandwich au bacon, à la laitue et à la tomate à côté du poste de travail de Junior, 24 puis il attrapa deux sacs posés sur l'étagère. On y avait agrafé sur le devant une note vert pâle. Sur la ligne du haut Alma avait indiqué, de son écriture claire et fleurie, l'adresse à laquelle il fallait livrer le paquet. En dessous, le détail de la commande avec les prix, les taxes et le total dans un rond. Alex aimait bien deviner le montant des taxes à partir du total partiel. Ce n'était pas évident dans la mesure où dans toute l'agglomération de Washington les taxes ne représentaient jamais qu'un pourcentage et une fraction, jamais un chiffre rond. Il avait cependant mis au point un système pour y arriver, à partir de multiplications et d'additions. Il avait toujours eu du mal avec les maths à l'école, mais, en tenant la caisse, il s'était familiarisé avec les pourcentages. À bien des égards, ça lui réussissait mieux de travailler là que d'aller à l'école. Il apprenait les maths qui servaient dans la vie pratique. Il apprenait à côtoyer les adultes. Il voyait des gens dont il n'aurait jamais fait la connaissance autrement. Le plus important était ce qu'il apprenait en regardant son père. Un homme, ça travaille. Ça ne parie pas, ça ne vit pas en parasite et ça ne reste pas à se tourner les pouces. Ça bosse. Il poussa la porte du fond qui donnait sur un couloir, avec placard et toilettes de concierge utilisées par le personnel (son père et lui allaient en haut, dans celles de l'immeuble de bureaux). Il emprunta un petit escalier et déboucha derrière, dans une ruelle. Celle-ci décrivait une patte d'oie, donnant côté nord dans N Street, en face dans Jefferson Place, et dans la 19e Rue à l'ouest. Il s'arrêta d'abord au Brown Building, « l'immeuble marron », un édifice pataud qui portait bien son nom, sis au no 1220 de la 19e Rue. Financièrement parlant, il s'en sortait bien. Mieux que dans n'importe quel boulot à un dollar soixante 25 l'heure, soit le salaire minimum, qu'il aurait pu se trouver. Son père lui filait quinze dollars par jour. Il s'en ramassait quinze-vingt de plus en pourboires. Toutes les semaines son père lui remettait, comme aux autres, sa paye en liquide dans une petite enveloppe marron. Alex travaillait au noir. À la différence de ses copains, il avait toujours un peu de fric sur lui, au cas où. Après tous ces étés, il connaissait comme sa poche tous les trottoirs et les rues avoisinant Dupont Circle, côté sud. Cinq ans que, l'été, il faisait le livreur pour le compte de son père. C'était son père qui y avait tenu absolument – sa mère trouvait qu'il était trop jeune. Il avait lui-même constaté avec surprise, après avoir pataugé pendant deux ou trois jours, que ce n'était pas sorcier. Son père ne lui avait jamais fait de cadeaux. À plusieurs reprises, les premières semaines, quand il manquait de l'argent, c'était sur sa paye à lui qu'il avait ponctionné. Après, il avait fait gaffe à bien recompter la monnaie avec les clients. À onze ans, il vivait dans les nuages, comme les garçons de son âge. Un rien le distrayait, il s'arrêtait pour regarder les vitrines dans l'avenue et souvent il restait à la traîne. Il ne savait pas du tout comment ça se passait, dans cette ville de rapaces. Le premier été, alors qu'il effectuait une livraison du côté de Dupont Circle, un type d'un certain âge lui avait pincé les fesses et, quand il s'était retourné pour voir d'où ça venait, l'homme lui avait fait un clin d'œil. Il en était resté sur le flanc et s'était demandé pourquoi l'autre l'avait touché comme ça. Mais il s'était gardé d'en parler à son père quand il était revenu au coffee shop. Son père serait allé retrouver le type dans la rue et à tous les coups il lui aurait flanqué une raclée magistrale. 26 Tout autour de leur resto s'étaient installés de gros cabinets juridiques : Arnold and Porter, Steptoe and Johnson, etc. Alex n'appréciait pas qu'il y ait des avocats, hommes ou femmes, qui le prennent de haut avec son père. Ils ne savaient pas qu'il avait fait la guerre dans les Marines ? Ils ne savaient pas qu'il aurait pu en dérouiller plus d'un dans le quartier ? Il y en avait qui se croyaient carrément meilleurs que son père, ce qui depuis longtemps le faisait enrager de sortir d'un milieu modeste. Mais il y en avait tout autant qui étaient sympas. Souvent, ils venaient boire tranquillement leur café au comptoir pour avoir l'occasion de parler à son vieux. John Pappas ne se contentait pas de se taire, il savait écouter. Pour tourner, il leur fallait, à ces gros cabinets juridiques, des secrétaires et des vaguemestres hurluberlus, il était donc devenu copain avec les filles et les allumés, barbus en short et tee-shirt « Transformer », et aussi avec les employés du garage qui veillaient sur les voitures du personnel. Dans Jefferson Place, une rue étroite bordée de maisons mitoyennes, se trouvaient maintenant des cabinets de moindre importance et des associations qui plaidaient la cause des Indiens et demandaient qu'on paye mieux ceux qui faisaient les vendanges. Des hippies de luxe, comme disait son père. Sauf qu'ils ne ressemblaient pas aux hippies, aux quelques-uns qui restaient autour de Dupont Circle. Ils portaient chemise-cravate, ces gens-là. Et les femmes du coin qui travaillaient avaient l'air d'être sur un pied d'égalité avec les hommes. Jupe courte, pas de soutiengorge, mais bon… Alors que jusque-là il avait vécu dans sa bulle, au moment de la puberté Alex avait commencé à remarquer les jeunes employées, en gros à l'époque où il 27 s'était mis au rock et à la soul. Il sentait confusément que tout était lié. Lorsqu'il allait livrer il chantait ce qu'il avait entendu à la radio soul, et même parfois dans des ascenseurs quand il était seul, parce qu'il avait testé ceux où l'acoustique était la meilleure. Groove me, In the Rain, Oh Girl… Et puis, il calculait son itinéraire de manière à voir des jeunes femmes bien précises qui lui plaisaient bien, en sachant seulement où elles risquaient de se trouver à des moments donnés. Elles le prenaient en général pour un gamin, mais il lui arrivait de leur adresser un sourire et d'en récolter un autre à son tour, façon de lui dire : « Tu es jeune, mais tu n'es pas mal. Ne t'énerve pas, Alex. Ça va venir. Dans pas très longtemps. » Il avait maintenant un monde tout neuf devant lui.