Il y a quelques années, tu disais que Born Bad ne tiendrait pas plus

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Il y a quelques années, tu disais que Born Bad ne tiendrait pas plus
BORN BAD RECORDS : HISTOIRE D'UN LABEL ENGAGE !
LE LABEL FRANCAIS DU ROCK INDIE S’INVITE A STEREOLUX A TRAVERS UNE
CONFERENCE ET UNE SOIREE. COUP DE PROJECTEUR, ON VOUS EN DIT PLUS AVEC
L'INTERVIEW COMPLETE DE JB, LE BOSS DU LABEL.
INTERVIEW REALISEE PAR ADRIEN TOFFOLET (SEPT. 2013)
Il nous accueille chez lui. Comprendre : la maison où il vit avec sa famille mais aussi là où il
travaille. Dans un coin de véranda un brin désordonné, il s'est organisé un bureau avec
ordinateur et téléphone à portée de main. D'énormes piles de disques sont parsemées ci et là.
Rien de plus. Jean-Baptiste Guillot est à la tête d'un des plus gros et des plus respectés labels
indépendants de France et pourtant il est seul, depuis 2006, à faire tourner la boutique. On
aurait pu imaginer que Born Bad Records était comme un gang où chaque employé portait
tout l'attirail du rocker, des boots aux cheveux coiffés en banane. Mais c'est les cheveux
ébouriffés, en t-shirt et bermuda qu'il nous reçoit. Seul. Pas de secrétaire. Pas d'attachée de
presse. Pas de stagiaire. Seul avec toutes les difficultés de gérer un label en contexte de crise
du disque, mais avec assez de passion pour vivre heureux. Pendant l'interview, en fonction des
sujets abordés, il s'excite, tape du poing sur la table. La fougue qui l'anime force autant le
respect qu'elle fait peur parfois. Rencontre avec un type qui n'a pas sa langue dans poche.
Il y a quelques années, tu disais que Born Bad ne tiendrait pas plus de 5 ans, et tu es
toujours là…
C’est vrai que je pensais que j’allais m’essouffler avant. C’est tellement d’énergie et c’est un
tel volume de travail ! Je suis tout seul pour tout faire. Je travaille de chez moi, je m’occupe
de tout. J’ai une très grosse cadence de sortie et les groupes qui sont chez Born Bad font
beaucoup de choses, donc ça demande beaucoup d’attention et il faut être présent. A ça
s’ajoute les rééditions, plus le travail de fabrication de disques pour une cinquantaine de labels
indés. Mais tant mieux. Aujourd’hui, je peux tenir les mêmes propos en disant que je vais
peut-être tenir 10 ans… Tu sais moi ma pire angoisse, c’est de devoir retourner dans le
salariat, comme un con à devoir me taper 3 heures de bagnole par jour, 8 heures d’un boulot
que je n’aime pas. J’ai espoir que le label me protège de ça le plus longtemps possible. Donc
si ça peut durer 20 ans, je signe tout de suite ! Mais c’est très difficile de se projeter dans le
temps parce que c’est un secteur où on gagne tellement peu d’argent et il est tellement facile
et rapide par contre d’en perdre, qu’en l’espace de 6 mois je peux basculer en faillite. Pour
l’instant j’ai été assez épargné. Je n’ai pas sorti de disques qui n’ont pas marché. Tout ce que
j’ai sorti a fonctionné. J’en suis le premier étonné, j’ai sorti 60 disques maintenant, c’est
quand même dingue que tous aient trouvé leur public, même les disques de qualité moyenne !
Ça fait 10 sorties par an en moyenne…
Ouais ça fait beaucoup ! Mais bon, c’est un équilibre très fragile. Faut que je sois tout le
temps au taquet parce que dès que je relâche la pression, je le vois bien, le temps file… C’est
ça qui est fatiguant : c’est une course d’endurance interminable. Il n’y a pas de répit, pas de
vacances. Ce n’est pas une sinécure, c’est un engagement de tous les instants. Mais
évidemment, ma passion c’est mon travail et inversement. Je ne m’investirais pas autant si
j’étais caissier de supermarché… Je suis, au final, extrêmement bien loti et ravi de tout ce qui
arrive à mon label.
Financièrement, c’est précaire ?
Pour dire les choses très clairement, je me fais l'équivalent d'un smic. Le disque, c’est un
produit qui a une marge très faible. Mon chiffre d’affaire est conséquent mais ma marge
bénéficiaire est très faible. Je ne gagne même pas 2 euros sur chaque disque vendu. C’est rien
du tout. Alors se dégager un smic, c’est déjà pas mal !
Comment fais-tu alors pour dégager un smic ?
J’ai un faisceau de revenu qui fait que je m’en sors. Et c’est aussi possible parce que je n’ai
aucune charge. Le label me coûte 0 euros à faire fonctionner. Je n’ai pas de local, le téléphone
et l'ordinateur sont à moi. Le midi, je mange chez moi de façon frugale. Je n’ai pas de
déplacements, je ne bosse que devant un ordinateur.
Le fait que Born Bad soit une réussite dans une industrie en crise, ça a un sens
particulier ?
C'est exaltant pour moi d'évoluer dans une conjoncture aussi mauvaise. Ça me glorifie et c'est
ça que les gens saluent. C'est super de pouvoir ressentir ce respect chez les gens. Je suis fier
que mon projet existe et soit important pour certains. Je suis heureux. Chez les majors, c'est
pas marrant, l'ambiance est morose mais faut les comprendre. Tu peux pas travailler
sereinement avec la peur du licenciement, avec pour seul objectif de faire de l'oseille. Quand
j'étais chez EMI, moi-même j'étais un peu cynique, désabusé, donc tu peux pas en vouloir à
ces gens qui sont dans ces grosses machines. Il faut travailler dans un milieu enthousiaste
pour être enthousiaste parce que tu te nourris du milieu dans lequel tu travailles et des gens
avec qui tu travailles. Aussi, je vais bien parce que les artistes avec qui je bosse sont chouettes
humainement. Le fait que le milieu soit en crise et qu'il n'y ait plus d'argent, ça apporte
quelque chose de riche parce qu'en général les problèmes viennent toujours de velléités
financières. Moins il y a d'argent, plus il y a de libertés et de volonté de passer du bon temps..
Il ne reste plus que l'humain et la musique. C'est ça qui fait aussi qu'il y a une famille Born
Bad.
Il n’y a que la fatigue ou la lassitude qui pourrait te stopper en gros ?
Si les gens arrêtent d’acheter les disques surtout ! La machine s’arrêterait d’elle-même.
Aujourd’hui, je rentre dans une phase de maturité avec le label, où maintenant je suis
clairement inscrit dans le paysage comme gros label indépendant.
Sans prétention, on va dire que je suis le plus gros label de rock’n’roll en France –ça fait bien
marrer quand tu vois que je suis tout seul avec mon ordi et mon téléphone.
Et ce qui est difficile maintenant pour moi, c’est de ne plus être un outsider, statut qui te
permet d’avoir beaucoup d’attention de la part des gens. Ma position est moins confortable
aujourd’hui, mes disques sont moins attendus. Je ne fais plus partie de la nouveauté, je fais
partie de l’establishment, c’est plus compliqué.
La réédition aide quand même encore à surprendre les gens.
C'est facile de se renouveler quand on fait de la réédition ?
Oui, j’arrive à me renouveler, c’est une des forces du label. J’ai un spectre de rééditions qui
s’étale sur 40 ans et ça c’est rare. En général, les labels de réédition sont spécialisés dans un
genre ou une époque. Moi, j’ai ce balayage qui permet de susciter de la curiosité, surprendre
les gens. Et ce qui fait ma singularité, c’est que je ne sors que des choses françaises. C’est
toujours plaisant pour les gens de voir que, contrairement à ce qu’on nous dit, quelque soit les
décennies, il y a des gens qui ont fait des trucs de tarés et des choses singulières en France.
Certains t’appellent « l’archéologue du rock français », ça te convient ?
Oui ça me va. Mais je ne sais pas si c’est de l’archéologie. Il y a de ça... Ça appelle d’avoir
une connaissance musicale très pointue –même si je me fais aider de spécialistes. En plus, ça
demande d’être très attentif. J’essaye toujours d’être en amont des tendances et des modes.
Quand j’ai publié Wizz, personne n’écoutait les trucs sixties français et aujourd’hui, ce sont
devenu des classiques. Il y a moins de 10 ans, personne ne connaissait, et si tu leur faisais
écouter, ils se foutaient de toi et te disaient « mais qu’est-ce que c’est que cette merde » ! Et
puis, je suis dans l’exhumation, et pas ce que font certains labels qui rééditent en compilation
des choses déjà disponibles. Ce qui est intéressant dans le fait de faire une compilation, ce
n'est pas de mettre 15 morceaux cul à cul, mais c'est de rechercher et documenter un thème. Il
y a un côté ludique de cherche au trésor. Il n'y a rien de plus gratifiant et génial que de tomber
sur un disque que tu ne connaissais pas. C'est une quête. C'est ça qui me nourrit aujourd'hui,
c'est ça qui me fait vraiment bander. Je fais ce boulot pour ça, pas pour vendre des disques.
Tout en faisant attention à ne surtout pas perdre d'argent quand même...
Bien sûr, quand tu choisis cette voie, ce qui est important c'est de faire de l'argent pour assurer
la pérennité de ce que tu fais. Après, si tu veux vraiment faire de l'argent, il faut plutôt monter
un site de poker en ligne, vendre du shit ou être cadre chez Total. C'est pas le choix de vie que
j'ai fait et je suis très heureux de la vie que j'ai.
Tu as encore l'impression de bosser pour la gloire, plus que pour l'argent ?
Je dois être un des rares mecs à gagner sa vie avec un label de rock. Quand je dis « gagner sa
vie », c'est un smic hein ! Donc il n'y a vraiment pas de quoi se rouler par terre... Et puis, c'est
un bon moteur la gloire. Il y a des groupes qui sont taillés pour le succès et d'autres pour la
gloire. Cheveu, par exemple est dans cette catégorie. Ils ne vont pas vendre des millions
d'albums mais par contre, ils deviendront mythiques. Dans 40 ans, on parlera de Cheveu
comme on parle aujourd'hui de Magma. C'est ça le plus important parce qu'avec la gloire tu
appartiens à l'éternité. Christophe Maé, personne ne se souviendra de lui, si ce n'est ses
parents. Dans 100 ans, ses disques vendus sur eBay vaudront 0,0001 centimes, alors que ceux
de Cheveu vaudront 150 euros.
Qu'est-ce qui t'apportes le plus de plaisir : Cheveu qui joue dans une église ou Wall Of
Death à Rock En Seine ?
Rock En Seine, ça m'est utile parce que je peux instrumentaliser cette date et augmenter
l'audience du groupe. Mais en termes de plaisir personnel, on est proche de zéro. Donc
clairement, c'est Cheveu dans l'église. Ce que je recherche, ce sont des moments rares,
précieux, quand ça dérape, que le groupe et le public perdent le contrôle et que tout le monde
se retrouve en communion. Je suis allé au festival La Ferme Electrique cette année et à
certains moments j'éprouvais ça. Un espace de liberté où tout devient n'importe quoi. Ça
m'émeut, ça me touche ce genre de moments.
C'est plus respectable ?
C'est toujours super de voir que des gens font des choses de qualité et accessibles. Tu as
forcément moins d'admiration pour des gens qui financent leur festival avec des montages
financiers complexes, qui vont taper de l'argent public, qui vont taper de l'argent privé avec
des partenaires. Rock En Seine, c'est la foire à la saucisse, tu ne comprends pas où t'es. Tu as
Renault qui a un stand, ça n'a aucun sens. Mais ça en dit long sur l'ambition du festival, qui est
de faire de l'argent, clairement ! Après, pourquoi pas ? Moi c'est quelque chose que je n'ai pas
forcément envie de respecter mais ils font ce qu'ils veulent et je suis ravi que mes groupes y
jouent. Mais je me sens plus proche de la bande de potes enthousiaste qui fait son festival à
l'arrache, fait venir 500 personnes... C'est là-dedans que je veux évoluer.
Comment tu expliques la longévité de Born Bad ?
Tout simplement parce que je cumule les compétences. Faire tourner un label, c'est actionner
des leviers. J'ai un bon contact avec les gens, j'ai travaillé en major ce qui m'a apporté
beaucoup de compétences et puis je connais très bien les codes des circuits alternatifs. Je suis
dans le rock'n'roll depuis que j'ai 14 ans, mon frère était punk. Je connais plein de monde et je
sais comment le milieu fonctionne. Tout ça fait que je peux avancer beaucoup plus vite que
les autres. Et puis aussi, je travaille énormément, j'ai une détermination. (Il s'excite) Je suis en
guerre ! Quand je fais un truc, c'est pour tout niquer ! Je ne suis pas là pour faire les choses à
moitié. J'ai un but, j'ai une mission. Je suis au service de mes groupes, je suis au service de
scènes locales. Je suis là pour faire un gros label de rock français. (il s'excite à nouveau à
taper du poing sur la table) C'est ça aussi la qualité que mes groupes me reconnaissent, c'est
que je suis combatif ! Je me bagarre ! Je force la main aux gens, je gueule ! Et faut pas
m'avoir au cul parce que je suis très mauvais ! Quand on me manque de respect à moi ou mes
groupes, je ne tortille pas du cul et je les appelle ! Frustration par exemple, ça draine au moins
600 personnes où que ça joue en France, c'est un 1er album qui s'est vendu à 12 000 unités,
plus de 7000 pour le second, c'est spectaculaire en live, ça se respecte ! Il y a un des mecs qui
a 50 ans et c'est ça qui est dément. Le chanteur qui en concert est en train de te retourner la
salle, lui il n'est pas fatigué parce qu'il a passé la nuit au Baron. Il est fatigué parce qu'il vient
de bosser 8 heures à Kiloutou, il vient de se taper des heures de camionnettes, il va dormir par
terre, bouffer du taboulé, tout ça pour te divertir et faire la guerre ! Le mec qui ne respecte pas
ça, c'est juste déplacé qu'il vienne nous expliquer la vie ! Je ne supporte pas les mecs qui
manquent d'humilité !
Du coup, les critiques que certains te font sur Born Bad te touchent personnellement
aussi ?
Sur les réseaux sociaux, il arrive que certains m'allument violemment et dans l'anonymat le
plus total. C'est terrible ! C'est minable ! Par exemple, quand j’ai sorti le 45 tours d’Alex
Rossi, je me suis fait pourrir par des types... Des gens qui ne sont pas ouverts, qui sont
enfermés dans une case rock’n’roll au sens des puristes. Mais moi j’adore Alex Rossi ! Le
matin, j’ouvre mes fenêtres et je le mets à fond. Il y a le côté à la fois kitch et classe de la
variété italienne. Et puis, au niveau de son style de vie et de son histoire, Alex Rossi est mille
fois plus rock’n’roll que tous ces cons qui m’ont critiqué.
Certains disent de toi que tu es réactionnaire ou conservateur. Qu'en penses-tu ?
C'est à cause de l'image que j'ai, avec les motos, le look, etc... Mais je ne suis ni réactionnaire
ni conservateur. Ce n'était pas mieux avant. Et puis, avec le label, ma démarche est moderne,
je signe des artistes contemporains quand même !
Quelle est la force des groupes signés sur ton label ?
Ce sont des groupes sans cynisme. Et le vrai dénominateur commun, c'est que tous les
groupes ont de très bon live. C'est le meilleur vecteur de vente de disques pour Born Bad
puisque, il faut dire ce qu'y est, je n'ai pas accès à la télé, pas beaucoup à la radio. Le live est
le meilleur outil de promotion de mes groupes. Mes groupes sont les meilleurs sur scène en
France. Et ce n'est pas pour rien d'ailleurs qu'ils tournent dans le monde entier.
Tu as une forte communauté de fans de Born Bad sur Internet. Est-ce que ce n'est pas
sain financièrement et gratifiant de pouvoir être en contact avec eux, de leur vendre
directement ?
Il est clair que je gagne plus d'argent en vendant en direct par le site. Et puis j'aime bien jouer
à la marchande, faire mes petits paquets, aller à la poste, ce sont des rituels qui m'amusent. Je
dois faire environ 150 commandes par mois, c'est énorme. Ça permet de générer pour Born
Bad entre 1000 et 1500 euros par mois, ce qui est loin d'être anecdotique. Et puis, ça me
permet d'être dans la réalité, d'avoir un échange, souvent des mecs m'envoient des mails pour
me dire « merci d'avoir fait ça ». Et puis parfois, c'est amusant quand tu regardes les
coordonnées des gens. J'ai vendu des disques à des gens très illustres comme James Murphy
ou Trevor Jackson par exemple. C'est marrant de les imaginer se balader sur ton site. Et puis,
autre chose, je vends dans le monde entier, de la Pologne en passant par la Chine, Israël, les
Etats-Unis. C'est toujours hallucinant de te dire qu'à 8000 kilomètres, il y a un mec qui adore
ce que tu fais, en tout cas assez pour sortir facile 40 euros avec les frais de ports pour t'acheter
un disque. C'est pas rien !
A l'avenir, tu aimerais que la structure Born Bad soit développée ?
Je me pose souvent la question, mais je suis un vrai taré. Je pense la personne qui viendra
travailler avec moi, ce sera trop dur pour elle. Je suis très exigeant avec moi-même. Je passe
ma vie à me botter le cul. Et puis c'est pas possible. Je n'arriverai pas à déléguer. Même les
boulots de merde. C'est tellement ancré en moi, tellement personnel, tellement ma vie que je
ne peux pas. J'ai fait des tentatives en prenant des stagiaires mais j'étais consterné par les
jeunes générations. Putain, ils ne sont pas combatifs les mecs ! C'est la guerre ! Et puis, c'est
une question d'éducation aussi, je ne suis pas capable de faire faire ma merde à un autre.