article vino dan

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article vino dan
côté resto
Daniel Vézina et Normand Laprise
La bouffe, le vin, la vie
restauration haut de gamme, l’un
à Montréal, l’autre à Québec.
On pourrait les croire rivaux.
Or il n’en est rien. Ce sont plutôt
de vieux amis. Le temps d’un après-midi,
ils ont échappé au tourbillon
du quotidien pour échanger
sur ce qu’ils aiment le plus :
leur métier, la cuisine et le vin.
94 n CELLIER été 2011
par Anne-Marie Simard
L
e rendez-vous était fixé à treize
heures. À l’heure dite,
pile-poil, Normand Laprise
se matérialise sans qu’on l’ait vu venir.
Lunettes à fine monture, sourire discret :
c’est le genre de gars qui passerait
inaperçu, si ce n’était de la vivacité
du regard. Quelques minutes plus tard,
une tornade aux cheveux mi-longs et
verres fumés franchit la porte. « Tiens,
voilà la star », dit à la blague Laprise.
Le nouvel arrivant lance un bruyant
salut à la ronde et empoigne
chaleureusement Laprise par le cou.
Ça y est : deux icônes de la cuisine
québécoise sont réunies dans le même
espace-temps. Leur mission : discourir
librement de vin et de bonne chère, un
verre à la main. Dur, dur ! Dans le coin
gauche : Normand Laprise, chef et
copropriétaire du resto Toqué! et de la
toute nouvelle Brasserie T! à Montréal,
célébré et reconnu partout dans le monde
et – insigne honneur – Grand Chef Relais
& Châteaux depuis 2006. Dans le coin
Photo : maude chauvin.
Ils trônent dans l’univers de la
Vézina (à gauche) et Laprise : de grands copains qui
entendent à rire, en plus de cuisiner comme pas deux !
Le duo se retrouvera à l’écran l’automne prochain
pour la deuxième saison de la populaire émission
Les chefs ! à la télé de Radio-Canada.
CELLIER été 2011 n
95
côté resto
La bouffe, le vin, la vie suite >>
droit : Daniel Vézina, chef et copropriétaire du Laurie Raphaël, à
la fois restaurant, atelier et boutique à Québec – et qui a ouvert
voilà trois ans un autre restaurant au centre-ville de Montréal –
animateur de L’effet Vézina (Zeste TV), coanimateur de l’émission
Les chefs ! (SRC) et auteur de trois livres de recettes.
La discussion démarre sur les chapeaux de roues. Vézina parle
d’un vin qu’il a bu la veille et qui lui a apporté beaucoup de
« bonheur », un mot qu’il utilisera souvent ensuite pour décrire le
sentiment de plénitude que produisent chez lui les saveurs et les
arômes. Leur dialogue est intense, fébrile ; on dirait deux gamins
en train de s’échanger des voitures de course.
Derrière le comptoir, le sommelier réussit à les interrompre
grâce à une bouteille d’arbois, Cuvée Sacha 2005 de Jacques
Puffeney, qu’ils acceptent d’emblée. Gabriel Jauvin – c’est son
nom – connaît bien leurs goûts : ici, au bar à vin Pullman, avenue
du Parc à Montréal, les deux chefs ont leurs habitudes. Le liquide
doré virevolte dans les verres. Le court silence qui s’ensuit est
aussitôt brisé par des murmures approbatifs. Le verdict de
Normand : « C’est très frais, acidulé avec des arômes d’anis. »
Son confrère renchérit : « Il a un goût de noisette, et il est un
peu brioché et fumé. Je le servirais avec un poulet aux morilles
et à la crème, tiens ! »
« Ce vin vient d’un minuscule terroir de la région du Jura en
France, explique Gabriel. C’est un assemblage de deux cépages :
le savagnin et le chardonnay. Le savagnin est de type oxydatif, ce
qui lui donne un arrière-goût typique des vins jaunes du pays. »
Laprise : « Un vin de petite région, comme l’Arbois, tu n’aurais
jamais vu ça sur une table au Québec, il y a 30 ans… » Vézina : « Il
faut vraiment connaître ça un peu pour apprécier. Quand t’es pas
habitué, avec ces odeurs et ce goût si particuliers, tu penses qu’il
n’est pas bon. »
Il était une fois…
Les deux amis, accompagnés de la journaliste de Cellier, migrent
vers une table. Pendant que la photographe les mitraille
discrètement, ils remontent aux origines de leur amitié. À Québec,
vers la fin des années 70, les deux adolescents fréquentaient les
mêmes discothèques. Vézina était disco « chromé jusqu’à la moelle
des os ». Laprise, lui, avait adopté le style Grease. « On se moquait
de toi », lui lance Daniel, ce qui fait pouffer de rire Normand. Mais
96 n CELLIER été 2011
sa conjointe et partenaire d’affaires Suzanne Gagnon ouvrent le
Laurie Raphaël, à Québec. Deux ans plus tard, Toqué! fait une
entrée fracassante sur la scène montréalaise. Et, comme on dit
dans la langue de Robert Parker, the rest is history…
La minute de vérité
À chaque moment son vin
Gabriel s’approche de la table avec une appétissante assiette de
cochonnailles : chorizo, « jambon » de canard, saucisson de cerf
et mousse de foie de volaille – le tout accompagné de croûtons secs
et de cornichons fins à l’aneth. Les verres se remplissent cette fois
d’un beaujolais aérien : un Chiroubles 2009 Vieilles Vignes, de
Damien Coquelet. « Cette année-là a été exceptionnelle partout
dans le Beaujolais, explique le sommelier. Ces messieurs veulent-ils
y aller de leurs impressions ? » Normand proteste : « Hé, on est
des cuisiniers, pas des œnologues ! J’adore le vin, oui, mais pas
pour le décortiquer à ce point. »
Daniel Vézina et Normand Laprise en 1992, alors qu’ils sillonnaient les restaurants
et vignobles de Californie. On les voit ici devant chez Beringer, dans la vallée de Napa.
ce dernier a des manières de grand seigneur ; il offre régulièrement
le champagne à la ronde, malgré les maigres revenus de sa jobine
d’étudiant. Les deux gars seront ensuite colocs, partageant un goût
pour les mets et les vins raffinés.
« Une chance qu’on n’est pas restés ensemble parce qu’on serait
en faillite aujourd’hui », affirme d’abord Laprise, tandis que Vézina
rajoute : « On vivait au-dessus de nos moyens. Mais dans la vie,
c’est ça qui nous a amenés à nous dépasser. Quand il faut que
l’argent rentre, ça te motive à te lever le matin… »
Leurs destins s’entrecroiseront ensuite sans cesse. Daniel,
fraîchement diplômé de la polyvalente en cuisine, trouve
rapidement du boulot dans des restaurants haut de gamme de la
Vieille Capitale. Pendant ce temps, Normand est plongeur chez
le Grec du coin. « Je faisais aussi les salades, les frites, ces affaireslà. Puis j’aimais ça, j’aimais ça ! » De temps en temps, il prête
main-forte à son copain dans des établissements plus cotés. Ça
sera ensuite à son tour d’entraîner Daniel, notamment au MarieClarisse, dans le Vieux-Québec. Puis en 1991, Daniel Vézina et
Des pionniers, ces deux-là ? « Il y a
toujours quelqu’un avant toi. On n’a fait
qu’amener plus loin ce qui était déjà là »,
dit Daniel Vézina.
Ils avouent toutefois avoir en commun un faible pour la
Bourgogne en général. « On arrive ici à minuit, une heure,
explique Daniel. Je n’ai pas envie de boire un gros cabernetsauvignon, mais plutôt des beaujolais légers. Des vins de soif pour
relaxer et se désaltérer. » Laprise se dit lui aussi « pro-bourguignon
à cent milles à l’heure », avec une affinité pour le pinot noir. Par
contre, autour de la table du soir avec ses enfants, il apprécie la
rondeur de bons vieux bordeaux.
Des bouteilles qu’il puise notamment dans le petit cellier
installé à l’étage de sa résidence. S’y trouvent entre autres quelques
bouteilles de Caymus, souvenirs d’une tournée mémorable à Napa
Valley, alors que les compères n’avaient pas 30 ans. « En 10 jours,
on avait fait 10 vignobles et 30 restos », se remémore Daniel.
Puis la conversation dévie vers un autre voyage inoubliable,
au Japon cette fois, où les deux chefs furent invités en 1996 à faire
une démonstration de cuisine québécoise. Ils se souviennent avec
Les trésors de leur cellier personnel
Laprise : Des ermitages blancs Ex Voto de Guigal, millésime 2003.
Aussi des Cabernet Sauvignon Volcanic Hill de Diamond Creek, dans la
Napa, millésimés 1994, 1996 et 1998 ; des vins très difficiles à se procurer. Un Romanée-St-Vivant 2002, du Domaine de la Romanée-Conti.
Enfin, un Mercurey 1961 de Bouchard Aîné, comme on disait à l’époque.
Je vais l’ouvrir cette année pour mes 50 ans. Pas sûr par contre qu’il
sera encore bon…
Vézina : Un La Tâche 1999 du Domaine de la Romanée-Conti. Puis des
côte-rôtie de Guigal, dans la vallée du Rhône, une La Mouline 1999 et une
La Turque 2001.
Ce qui a le plus changé dans le monde du vin
Laprise : Avant, on disait : « Tel vin va avec tel plat », point. Alors
qu’aujourd’hui, il y a tout un monde de possibilités.
Vézina : On a accès à plein de nouveaux cépages et de nouveaux pays
producteurs, ou du moins qu’on ne connaissait pas beaucoup. Les jeunes
sommeliers sont d’ailleurs très ouverts sur le monde.
Un conseil aux restaurateurs en herbe
Laprise : Voyager pendant dix ans pour trouver son propre style avant
d’ouvrir son propre resto.
Vézina : Faire le tour de chacun des postes en cuisine : de commis de
cuisine à chef, en passant par plongeur.
émerveillement d’un lunch qui leur avait coûté… 900 $ ! Normand
raconte : « Le chef avait acheté des poissons vivants juste pour
nous. C’est là que j’ai mangé des abalones [ndlr : un coquillage
appelé ormeau, en français] pour la première fois. »
CELLIER été 2011 n
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côté resto
L’entretien s’est déroulé au bar à vin
Pullman et a duré trois bonnes heures,
avec peu de temps morts... Ils deviendront
quinquagénaires en 2011, mais les deux
compères n’en débordent pas moins
toujours d’énergie. « Cuisiner, dira Vézina,
c’est comme faire l’amour avec la vie. »
La bouffe, le vin, la vie suite >>
sucrées. » Il sait que la terre d’ici peut produire des fruits et
légumes savoureux, qui méritent de figurer dans un menu
gastronomique. Daniel et lui ont le même but : faire des fermiers
d’ici leurs fournisseurs permanents et encourager ainsi l’essor
d’un vrai terroir local digne de ce nom.
Cuisiner avec les produits locaux stimule aussi la créativité.
Quand arrive, par exemple, la saison du maïs ou des gourganes,
les cuisines du Laurie Raphaël se mettent en branle. « On
“brainstorme”, explique Vézina. Il ne faut pas perdre de temps et
mettre ça sur le menu. Ici, on travaille avec les thés du Labrador,
les câpres de marguerites ou les argousiers : ça, c’est des saveurs
franches du Québec. »
Pour élaborer leurs menus, les chefs travaillent en étroite
collaboration avec leur sommelier. De plus en plus souvent, ils
s’inspirent des vins pour imaginer les plats. « Ça t’oblige à sortir
de ta zone de confort, affirme Daniel. Par exemple, au Laurie
Raphaël, on a créé un repas tout au champagne. » Chez lui, on sert
d’ailleurs plus de blancs que de rouges. Même chose au Toqué! :
« Nos plats sont souvent à base de légumes, de poissons et de fruits
de mer ; des mets qui s’harmonisent mieux avec le blanc. »
QUÉBEC SAIT FAIRE
On dit parfois de Normand Laprise et de Daniel Vézina qu’ils
sont les pionniers de la nouvelle gastronomie québécoise, qui met
en valeur les produits d’ici. Pionniers ? L’étiquette leur semble
exagérée : « Il y a toujours quelqu’un avant toi. On n’a fait
qu’amener plus loin ce qui était déjà là », affirme humblement
Daniel. « Jusque dans les années 80, le “top du top”, c’était la
cuisine française faite par des chefs français, racontent-ils. Mais ces
derniers se plaignaient de la soi-disant piètre qualité des produits
locaux et n’utilisaient que des légumes fins importés de France. »
Pourtant, Normand se souvient des beaux haricots verts et jaunes,
et des céleris croquants qui poussaient à la ferme familiale à
Kamouraska. « On n’avait pas de yellow tomatoes comme
aujourd’hui, mais nos tomates des champs étaient fermes et
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En 2011, les deux complices célébreront leur 50e anniversaire.
Mais peu leur importe de vieillir, du moment qu’ils mitonnent
de bons petits plats. Parce que, comme dit Daniel, « cuisiner,
c’est faire l’amour avec la vie ». Par exemple, rendre visite à des
apiculteurs en Corse. « Je reviens inspiré, énergisé. C’est comme
ça que je reste créatif. Sinon, je roule sur mes plats “winners” et
je n’invente rien. » Normand approuve : « Dans le Sud, j’ai vu des
cabosses de cacao, des plants d’ananas. J’ai couru après une raie
pendant une heure en plongée. Tout ce que je fais en cuisine, je
l’ai vécu. »
Seize heures. Les parcomètres sont sur le point d’expirer. Déjà
trois heures qu’on est là ! Laprise passe aux aveux : « Si on nous
avait servi de l’eau pendant cette entrevue, on ne serait plus ici
depuis longtemps. » Vézina acquiesce : « Le vin, c’est le bonheur.
Ça, j’y crois vraiment ! » n
Photo : maude chauvin.
Comme le bon vin…

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