HistoireVivante_07-11-14

Transcription

HistoireVivante_07-11-14
8
LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 7 NOVEMBRE 2014
La coalition s’extirpe du piège afghan
CONFLIT • Après 13 ans de guerre contre les talibans, les forces de l’OTAN se retirent, transférant à l’armée afghane
le contrôle d’un pays toujours en proie à la violence. Pour le nouveau gouvernement, les défis sont énormes.
PASCAL FLEURY
REPÈRES
Depuis quelques jours, seul
le drapeau afghan flotte sur
la base américaine de Camp
Leatherneck. Et
sur Camp Bastion, sa voisine britannique de la province rebelle de
Helmand, située au sud-ouest de
l’Afghanistan. La bannière étoilée,
l’Union Jack et l’étendard à la rose
des vents de l’OTAN ont été retirés
des mâts le 26 octobre, marquant
solennellement le transfert, à l’armée afghane, de la responsabilité
de la sécurité de cette zone d’insurrection talibane.
Au plus fort des opérations
de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF), ces
deux bases abritaient plus de
40 000 militaires et sous-traitants,
alors que l’ensemble de la mission de l’OTAN en Afghanistan
comprenait 140 000 personnes.
Trente-cinq ans de guerre
> La «première guerre» d’Afghanistan contemporaine fait suite à la révolution communiste de 1978. En
1979, l’URSS envahit le pays sous
prétexte de protéger le régime face
aux moudjahidin. La guerre dure dix
ans. Al-Qaïda, fondée en 1987, est
une émanation de la résistance.
> Après le retrait des troupes soviétiques, une guerre civile oppose cette
fois les différentes factions moudjahidin. Le commandant Massoud, accompagné de milliers d’hommes,
s’empare de Kaboul en 1992.
> Soutenu par le Pakistan, le mouvement taliban voit le jour en 1994. En
1996, il s’empare de Kaboul. En 2001,
le mollah Omar fait détruire les statues des bouddhas de Bamyan. Le
commandant Massoud, opposé aux
talibans, est tué dans un attentat.
> Un mois après les attentats du
11 septembre 2001, les Etats-Unis
bombardent le pays. C’est le début
de la «seconde guerre» d’Afghanistan. Le régime taliban est renversé
et le Pachtoune modéré Hamid Karzai est placé à la tête du pays.
> Les talibans se lancent alors dans
une guérilla d’usure de 13 ans
contre la coalition internationale et
l’armée afghane. En 2011, Oussama
Ben Laden est tué par un commando américain au Pakistan. L’essentiel des troupes de la coalition se
retirera d’ici la fin 2014. PFY
Passage de témoin
Désormais, l’immense site
militaire de 3000 hectares, dont la
double piste d’aviation enregistrait jusqu’à 600 décollages et atterrissages par jour, ne sera plus
qu’un camp d’entraînement. Il hébergera 1800 soldats de l’armée afghane, à qui les Etats-Unis lèguent
des installations et des équipements d’une valeur de 230 millions de dollars. Interrogé par
l’AFP lors de la cérémonie de passation de pouvoir, le général afghan Sayed Malook s’est dit
confiant dans les capacités afghanes à maintenir la sécurité
dans la région.
Un optimisme partagé par
le général des Marines Daniel
D. Woo, qui fut parmi les premiers à poser le pied en Afghanistan à l’automne 2001, lorsque
la coalition a chassé les talibans
du pouvoir: «Je sais de par mon
expérience que l’armée afghane
peut être autosuffisante.» Le général de brigade Robert Thomson, plus haut gradé britannique dans le pays, défend le
même avis: «Les Afghans sont à
l’avant-scène depuis mai 2013 et
le font très bien, mais il reste des
défis en termes de sécurité et de
gouvernance.»
Nouveaux renforts
Les forces de la coalition internationale se retireront d’ici la
fin de cette année. Seul un effectif de 12 500 hommes, dont
9800 Américains, restera en Afghanistan jusqu’à fin 2016. Il aura
pour mission d’entraîner et de
conseiller l’armée afghane, éventuellement d’engager des opérations de contre-terrorisme.
Un accord bilatéral de sécurité a été signé par Kaboul dans
SEMAINE PROCHAINE
ARMES ENFOUIES
Après la Seconde
Guerre mondiale,
les Alliés ont
déversé des tonnes
d’armes chimiques
le long des côtes.
Des bombes à
retardement…
Histoire vivante
Du lundi
au vendredi
de 20 à 21 h
Radio Télévision Suisse
Dimanche 23 h
Lundi
23 h 30
Le 26 octobre, les Britanniques du Camp Bastion (province de Helmand), ont plié l’Union Jack et transmis le pouvoir aux forces afghanes. KEYSTONE
ce sens le 30 septembre dernier,
peu après l’investiture du nouveau président Ashraf Ghani.
Son prédécesseur, Hamid Karzai,
avait plusieurs fois renvoyé cet
accord pour ne pas mettre en
danger d’éventuelles négociations avec les talibans. Ses rebuffades avaient fini par envenimer
les relations entre Kaboul et
Washington.
plus long que les guerres mondiales, d’Algérie ou du Vietnam –,
apparaît peu glorieux. Les seuls
succès de la coalition sont la protection du gouvernement central
de Kaboul, la consolidation de
l’armée nationale et l’élimination
d’Oussama Ben Laden (au Pakistan). Mais les insurgés n’ont pas
été maîtrisés. Al-Qaïda a repris
des forces à la faveur du conflit syrien et les talibans n’ont ni été
vaincus, ni même affaiblis.
Alors que les forces de la coalition et l’armée afghane dépassaient conjointement les
400 000 hommes, elles ont été
tenues en échec par 25 000 insurgés, «tout au plus», notait
déjà avec amertume en 2011 le
général John Allen, commandant
en chef des troupes américaines
et de l’OTAN.
Karim Pakzad, spécialiste de
l’Afghanistan à l’Institut des relations internationales et stratégiques à Paris, observe même un
renforcement du mouvement islamiste: «Les talibans sont de
plus en plus actifs, et sur quasiment tout le territoire, même
dans les régions qui, traditionnellement, ne sont pas leurs
zones d’influence», affirme-t-il
sur le site JOL-Press.
En treize ans, note pour sa
part le journaliste de guerre
Hervé Asquin1, cette guerre «asymétrique» contre un ennemi in-
Les Américains
ont déjà déboursé
760 milliards
de dollars…
La nouvelle assistance technique qui sera mise en place comporte une dimension financière
vitale pour l’Etat afghan. Kaboul
est en effet incapable de payer les
salaires des 352 000 hommes (armée et police) engagés à travers
tout le pays. Le coût de ces forces
de sécurité se montait, en 2013, à
6,5 milliards de dollars, dont
5,7 milliards pris en charge par les
Etats-Unis.
Retrait sans gloire
A l’heure de la passation de
pouvoir, le général des Marines
Woo s’est dit satisfait: «Nous
sommes plutôt fiers de ce que
nous avons fait ici.» Au bilan,
pourtant, l’interminable conflit –
saisissable n’a pas réussi à endiguer les calamités qui ravagent le
pays: guérilla, terrorisme, rivalités ethnico-tribales, économie à
la dérive, corruption endémique,
pauvreté… Certains fléaux, comme le trafic d’opium, se sont
même aggravés.
Piège mortel
Surtout, la «seconde guerre
d’Afghanistan» a été un piège
mortel pour 60 000 à 70 000 personnes, selon les sources. Au
moins 3478 militaires de la coalition, dont 2350 Américains et
453 Britanniques, sont morts au
combat ou lors d’attentats, de
même que des milliers de soldats afghans. Les civils, souvent
utilisés comme boucliers humains par les talibans, paient
le tribut le plus lourd, avec
20 000 morts, 250 000 blessés,
500 000 déplacés dans le pays et
2,2 millions de réfugiés. Côté taliban, les pertes sont estimées
entre 20 000 et 35 000 personnes.
Les investissements américains
pour le conflit dépasseraient les
760 milliards de dollars, selon
l’ONG américaine National Priorities Project.
Aujourd’hui, tout reste à faire
pour ramener la paix dans le
pays. Une aide internationale
s’impose, mais les talibans rejettent toute négociation. «Nous jurons de continuer notre guerre
sainte jusqu’à ce que nous ayons
nettoyé le pays de l’occupation et
instauré un véritable gouvernement islamique», ont-ils communiqué après l’élection du président Ashraf Ghani. Bref, c’est la
quadrature du cercle… I
«La guerre la plus longue – L’Occident
dans le piège afghan», Hervé Asquin,
Editions Calmann-Lévy, 2013
> Voir aussi le documentaire sur la première guerre d’Afghanistan (1979-1989),
«Afghanistan 1979 – La guerre qui a
changé le monde», dimanche sur RTS 2.
1
L’ARMÉE FRANÇAISE EST TOUJOURS ENGAGÉE
La France a déjà achevé de retirer ses troupes en
juillet 2013. Son camp de Warehouse près de Kaboul, qui a vu passer plus de 60 000 Français, est
depuis lors sous la responsabilité de l’armée afghane. La France n’a pas quitté pour autant le
pays. Elle a mis à disposition un effectif de 500 militaires pour participer à la formation des forces de
sécurité et pour assurer la gestion de l’aéroport et
de l’hôpital militaire de Kaboul. Ce renfort français
pourrait se poursuivre après 2014, sous la forme
d’une coopération d’entraide classique.
Cette présence française de 500 hommes, ramenée aujourd’hui à 200 militaires, est le fruit
d’une concession de François Hollande à Barack
Obama, comme l’explique dans «La guerre la plus
longue» le journaliste Hervé Asquin1. Lors de sa
campagne électorale, le président socialiste avait
promis le retour des forces françaises pour la fin
2012. Mais il devait absolument éviter d’infliger
un camouflet à son homologue américain, d’inciter d’autres Etats à se retirer de la coalition, ou de
compromettre le «traité d’amitié» signé par Nicolas Sarkozy et le président afghan d’alors, Hamid
Karzai. L’effectif d’assistance concédé a finalement permis d’éviter l’incident diplomatique.
Pour les Français, le piège afghan n’en reste pas
moins lourd: 89 compatriotes ont perdu la vie et
l’engagement militaire a déjà coûté plus de 3,5 milliards d’euros. Voire le double, si l’on compte les
frais de pensions et de soins médicaux… PFY
Kaboul face à de gros défis
Après trois mois de crise politique, l’ancien
fonctionnaire de la Banque mondiale, Ashraf
Ghani, a été élu président de l’Afghanistan le
29 septembre dernier. Il partage le pouvoir
avec son rival Abdullah Abdullah, ancien
compagnon de route du commandant Massoud, nommé chef de l’exécutif. Les deux
hommes, réunis grâce à la persévérance diplomatique du secrétaire d’Etat américain
John Kerry, ont d’immenses défis à relever.
A commencer par s’entendre! Et apaiser
les rivalités entre les ethnies qui les soutiennent, respectivement les Tadjiks du Nord
pour Abdullah et les Pachtounes du Sud pour
Ghani. Mais aussi à contenir les talibans. Une
tâche difficile, à assumer désormais sans le
soutien de la coalition internationale, avec
une armée certes mieux formée, mais qui
souffre de nombreuses désertions. Or les
troupes afghanes paient déjà le prix fort des
attaques talibanes. Elles ont subi cette année
leurs plus grosses pertes, avec 9000 soldats et
policiers tués ou blessés. Le week-end dernier, six policiers et trois militaires ont encore
été victimes d’un attentat.
La violence à laquelle doit faire face Kaboul
concerne également le trafic de pavot. Sa production a atteint un niveau record en 2013 et
devrait encore augmenter cette année, selon
l’Inspectorat pour la reconstruction de l’Afghanistan. Le pays assure 80% de la production mondiale d’opium. Là aussi, la lutte semble insurmontable… PFY
Soldats des forces afghanes inspectant le site d’une attaque-suicide. KEYSTONE