les vertus du juge

Transcription

les vertus du juge
Les fiches de lecture de l’AJM
Créée par Céline Roux
26/06/2010
Appréciation :
Les Vertus du Juge
J. Allard, A. Garapon, F. Gros – Editions Dalloz
Synthèse:
Partant du constat que le juge n’est pas plus la bouche de la loi qu’un être vierge de toute influence qui
appliquerait une loi parfaitement limpide et exhaustive et traduirait au cas d’espèce la seule volonté du
législateur, cet ouvrage collectif tend à construire une éthique judiciaire aidant à la prise de décision.
Avec plus d’honnêteté, la figure du juge apparaît comme celle d’un être de chair, situé dans l’espace et
dans le temps, dont les décisions sont parfois le résultat de “cette sorte d’atermoiement intérieur qui finit
par devenir obsédant”1.
En dépit de cette finitude, de cette essence modestement et fatalement humaine, le juge n’en demeure pas
moins confronté à des contradictions démocratiques insolubles2:
Comment remplir une fonction d’autorité dans un monde d’égaux?
Comment exercer une fonction sacrée dans un monde sans transcendance?
Comment assumer une part subjective dans un gouvernement de lois et non d’hommes?
Comment diviser le pouvoir sans le neutraliser?
Comment combiner la spécificité de chaque décision et l’accès à la justice pour le plus grand nombre?
Comment conjuguer sophistication procédurale et règlement d’un contentieux de masse?
Comment jouir de l’indépendance la plus large et devoir rendre des comptes?
Pour relever de tels défis, le juge ne peut compter sur sa seule connaissance des lois, ni sur le simple
respect, même le plus scrupuleux, des règles disciplinaires qui le gouvernent. Il doit faire appel à des
principes directeurs nommées vertus.
Si bon nombre de magistrats appliquent, de manière intuitive, des principes façonnés à force d’expérience,
de tâtonnements ou d’échanges, la philosophie permet de repérer dans l’acte de juger, des aspirations,
parfois ambivalentes, et des écueils nombreux. Les nommer et les comprendre peut permettre d’en
déjouer les pièges et de mieux cerner les errances et les qualités de pratiques personnelles. Quatre groupes
de vertus se dessinent à partir des lectures proposées.
1
2
Les Vertus du juge, A. Garapon, J. Allard, F. Gros, Dalloz, 2008, p. 8.
Ibid., p. 12.
1
Les vertus de distance (Epictète, Montaigne, Ricoeur, Kojève, Arendt, Platon) permettent au juge
d’exercer sa fonction de manière autonome, sans pressions ni préjugés.
Une Distance doit d’abord être instaurée entre la fonction de juger et la personne du juge. C’est le sens de
la dignitas stoïcienne3 qui repose sur l’idée que la fonction dépasse l’individu qui l’exerce et que ce dernier,
qui n’en est qu’un dépositaire parmi d’autres, doit s’en montrer digne. La conscience d’une telle distance
est de nature à élever et obliger le magistrat.
Il convient également de respecter une distance entre le jugement et ses influences, qui seule peut
permettre d’atteindre l’impartialité, l’indépendance et le désintéressement. Toutefois, le juge, individu qui
se situe irrémédiablement hic et nunc, ne peut être parfaitement impartial et désintéressé. Il doit trouver une
voie médiane entre l’inaccessible position de tiers hors du monde et le coeur de la mêlée. Cette voie a
été tracée par la jurisprudence de la CEDH qui propose de fonder une impartialité subjective. Plutôt que
de prétendre être impartial, le juge ne doit manifester aucun parti pris, il doit juger comme s’il était impartial
et désintéressé. On assiste donc à un passage du plan de l’essence au plan de l’apparence.
Enfin, sans une certaine distance d’avec soi, un retour critique sur soi, le juge demeure englué dans ses
penchants et ses inclinations purement contingents. Cet exercice de distanciation serait le fondement de la
pensée critique, de la “pensée élargie” pour Hannah Arendt4 et, partant, du jugement.
A ce stade de la lecture, trois écueils principaux sont identifiés: la confusion du juge avec la fonction qu’il
occupe, avec les influences dont regorge le monde extérieur et avec sa propre chair. Cette distanciation
doit constituer un horizon régulateur pour le juge, une aspiration, un positionnement méthodique de
défiance à l’égard non seulement de ce qui l’entoure, mais encore de ce qu’il est.
Les vertus de proximité (Hume, Mencius, Rousseau, Schopenhauer, Primo lévi, Tocqueville, Spinoza,
Alain, Nietzsche, Sénèque, Kant, Jankélévitch, Ricoeur), que sont la sympathie, la compassion, la pitié et
la sollicitude, encouragent au contraire la proximité du juge par rapport à ce qu’il doit juger. Elles font
appel à sa faculté d’entendre les causes, de comprendre les demandes et d’identifier les souffrances
multiples.
A être trop distant, le juge pourrait devenir un monument de froideur. Au-delà des facultés rationnelles, il
doit faire appel à des facultés sensibles qui seules pourront lui permettre de comprendre des actes bien
souvent nés des passions, des blessures ou du ressentiment. La compassion est comparée à un élan de
bienveillance spontanée du juge à l’égard de ses semblables. Elle se distingue de son contraire,
l’indifférence, mais aussi de la pitié qui est apitoiement et mépris. Toutefois, la compassion étant formelle
et facilement tarissable par les habitudes et les conditionnements, c’est à la sollicitude du juge qu’il est fait
appel. Elle est ouverture aux faiblesses de l’autre dont elle accepte les leçons, elle s’exerce sur fond de
partage et permet “que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité
dans l’échange”5.
Les vertus d’intégrité (Bacon, Montesquieu, Descartes, Beccaria, Arendt, Montaigne, Aristote, Dworkin,
Kant), telles que la rigueur, la droiture et la cohérence intéressent le rapport du juge au droit. Elles
s’opposent à la corruption et reposent sur l’amour de la loi. Elles ne peuvent se passer d’une recherche
méthodique et rigoureuse de la vérité, pourquoi pas à l’aide du syllogisme judiciaire de Beccaria6.
Toutefois, cette intégrité ne saurait se passer d’une capacité de distanciation et d’une aptitude à la
sollicitude, sans quoi elle pourrait se fondre en une implacable rigidité, en une “obéissance de cadavre”
selon le mot d’Eichmann7. En outre, face à l’inflation législative ou à la nécessité dans certaines matières
3
Epictète, Entretiens, Belles lettres, 1965.
H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Seuil, 1991.
5
P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, “Le soi et la visée éthique”, Seuil, 1990.
6
Beccaria, Traité des délits et des peines, Cujas, 1966.
7
H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966.
4
2
de raisonner à l’aide de standards juridiques, tel que l’intérêt supérieur de l’enfant par exemple, le juge doit
faire appel à une interprétation créative de la norme afin de la traduire au cas d’espèce et, parfois, d’en
palier les carences ou les contradictions.
Les vertus de mesure (Alain, Aristote, Ricoeur, Sénèque, Kant, Han Fei), telles que l’équité, la sévérité et
l’ indulgence pourraient permettre de résoudre la possible contradiction entre distance et proximité et de
guider le juge dans la recherche d’un équilibre entre les prétentions concurrentes des parties. La mesure
est à trouver dans une conjugaison de sévérité, définie comme application de la loi en signe de respect de
l’autre qu’on considère comme capable de reconnaître la légitimité de la sanction, et de clémence, ou
retenue dans l’application de la loi par confiance dans les capacités d’amendement de l’accusé, les
exagérations pathologiques de ces deux tendances étant le rigorisme et l’indulgence8.
Commentaire:
Au XVII ème siècle, les vertus et les écueils de l’amour galant étaient représentés dans un espace
imaginaire, sur la carte du Tendre. De la même manière, la lecture de ce petit parcours philosophique
permet au magistrat de se repérer entre les aspirations, les errances et les tentations inhérentes à la
fonction de juger. Les auteurs se livrent à un véritable exercice de balisage et de mesure de ce qui doit
guider la prise de décision judiciaire comme des postures intellectuelles à proscrire.
Par un travail rigoureux de définition et de distinction de ce qu’il appelle les vertus du juge, cet ouvrage
facilite la lecture et l’articulation de textes issus de traditions philosophiques et d’époques différentes.
L’accès aux auteurs est simplifié par des commentaires limpides tout en permettant une lecture directe des
textes philosophiques dont les extraits sont intégralement restitués. La présentation de ce livre n’en est
que plus agréable et autorise une lecture non cursive et des allers et venues par auteur ou par thème.
Au-delà de l’outil au service d’une sagesse pratique que constitue ce livre, il est une représentation humble
et honnête de la fonction de juger. Il nous rappelle que les défis sont nombreux, les écueils non moins
fréquents et qu’il revient au juge de faire appel à des aptitudes variées et ambivalentes. Les facultés
rationnelles ne donnent rien si elles ne s’articulent adroitement avec des facultés sensibles selon un savant
dosage que chacun trouvera à force d’introspection et d’échange, notamment au sein de l’AJM.
A l’image du roi Salomon qui, avant de rendre son fameux jugement, suppliait l’éternel de lui accorder un
coeur intelligent, le juge doit aspirer à une telle richesse de l’esprit et du coeur9.
8
Les Vertus du juge, A. Garapon, J. Allard, F. Gros, Dalloz, Paris, 2008, p. 157.
“ Donne à ton serviteur un coeur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal, car qui pourrait
juger ce peuple considérable? Ce discours plaît à l'Eternel, qui répond : Parce que tu m'as fait cette demande, et que tu n'as
point demandé une longue vie, et parce que tu n'as point demandé la richesse, et parce que tu n'as point demandé la mort de
tes ennemis, mais que tu as demandé de l'intelligence pour comprendre la justice, voici : J'ai fait selon tes paroles; voici : Je
t'ai donné un coeur sage et intelligent, tellement qu'il n'y en a pas eu comme toi avant, et qu'après il n'y en aura point
comme toi”, 2, Rois, 1:3-12.
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