Versets sataniques - Revue des sciences sociales

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Versets sataniques - Revue des sciences sociales
MOHAMMED CHEHHAR
Les «Versets sataniques»
Une fable,
un lien entre l'Orient et l'Occident
Le roman «Les Versets
sataniques» restera unique
par l'ampleur de l'effet
(Wirkung dirait Hans Jauss)
produit immédiatement après
sa publication, et du sens que
lui octroie un large public.
Probablement, peu de gens
l'ont réellement lu, mais c'est
l'un des paradoxes généré
par l'impact et les
conséquences imprévisibles
de la diffusion des massmedia qui en citant certains
passages ont fixé une image
stigmatisée de ce récit chez
le public.
c
I est à la suite de quelques
international stipulant que Rushdie étant de
manifestations d'un certain
nationalité britannique, son «affaire» de-
nombre de groupes « islamistes
vrait se traiter sur le plan des relations inter-
a c t i v i s t e s q u ' u n Etat condamne l e
nationales (Claude Lefort), et la troisième
romancier et un ayatollah édicté une fatwa
insista sur la souveraineté de la littérature en
(avis motivé en réponse à une question de
avançant que «les Versets sataniques» sont
doctrine posée à un théologien). Le destin de
étrangers à leurs conséquences, ce qui fait
ce récit de Rushdie fait l'objet d'un achar-
qu' «il n'y a pas lieu d'en plaider l'innocen-
nement médiatique sous le label de « l'affaire
ce face à ceux qui les accusent. Plaider leur
Rushdie».
innocence, c'est consentir malgré soi à la
Cette affaire devient un emblème, voire
possibilité de leur culpabilité» (Michel
un prétexte dont les différents protago-
Surya). En France, l'affaire devient l'enjeu
nistes, groupes de pressions, des représen-
de
tants politiques, des artistes et des intellec-
çaises . Dans le monde islamique, peu
tuels s'emparent pour se positionner, ridi-
d'intellectuels se sont prononcés en faveur
culiser ou exprimer un principe dans un face
de la fatwa même parmi les Islamistes. En
à face d'acteurs, qui se connaissent aupara-
revanche concernant le récit de Rushdie l'on
vant. Alors, on assiste à une mobilisation
retrouve les mêmes camps : les défenseurs
médiatique où l'on proférait de part et
des «valeurs islamiques» et les avocats de
querelles
de
chapelles
franco-fran-
(2)
d'autres des slogans: «l'Occident mécré-
«la liberté d'expression et l'instauration de
ant»; «l'Islam barbare»; «la défense de la
la laïcité
laïcité»; «la solidarité de la foi»; etc.
Dans le champ intellectuel, l'occasion
Même si l'on peut déplorer l'exploitation médiatique de «l'affaire Rushdie»,
était donnée pour insister sur l'autonomie de
l'on ne peut guère faire abstraction du fait
la littérature mais aussi pour mettre à profit
que le romancier reste condamné à mort,
des problématiques particulières et ainsi se
pire que cela, que sa liquidation physique
placer au mieux dans la concurrence. C'est
est mise à prix par un Etat dans la «vie tem-
ainsi que l'on a pu dénombrer trois positions
porelle et celle de l'au-delà».
Mohamed Chehhar
principales: La première considérait que
Il est vrai que le roman s'est inscrit dans
Laboratoire de Sociologie de la culture
Européenne. Faculté des sciences sociales.
c'est le respect des droits de l'homme qui a
un horizon de référence tellement dense que
été mis à l'épreuve (Guy Scarpetta), la
le lecteur ou l'analyste n'est pas en mesure de
seconde se limitait à l'invocation du droit
construire à son propos une signification uni-
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voque. Si le roman échappe à toute interpré-
re la misère matérielle et politique des
sets
tation, autre que plurielle, des passages peu-
immigrés. Lui-même a largement contribué
subite au-dessus de la Manche de deux per-
vent et ont été «décontextualisés » à souhait.
à cette tradition' ', mais il déplace le récit sur
sonnages Chamcha et Gibreel (ex-acteurs
S'arracher par nécessité, par accident ou
la transcendance et le déracinement existen-
Indiens de Bombay) retenus par les otages
4
Sataniques» s'ouvre
sur l'éjection
par plaisir à un espace auquel on s'est habi-
tiel. D'autre part, il fait preuve d'une gran-
de l'avion Boeing 747 Bostan (en arabe,
tué, à la chaleur familière pour un autre, est
de audace, en ayant recours à l'usage des
jardin) : «condamnés à cette chute angélico-
un fait qui soumet toute personne à diverses
événements inauguraux de l'Islam dans un
diabolique ; sans fin mais finissante, ne se
pulsions, a de multiples brûlures d'interro-
récit de fiction burlesque.
rendirent pas compte du moment auquel
commença le processus de leur transmuta-
gations et à la manifestation de plusieurs
Ce dernier geste peut évidemment bles-
états d'âmes : le désir de retour, d'évasion,
ser la conscience de la grande majorité des
d'oubli, de souvenirs rythme la vie quoti-
croyants musulmans non familiarisés avec
Cette dernière dote Gibreel d'un grand
dienne de tout migrant.
les procédés du roman moderne et avec la
rayonnement et d'une auréole qui s'intensi-
nature provocatrice de Rushdie.
fient à mesure que le récit se déploie, c'est
C'est en quelque sorte à cette situation
tion» (p.15).
que sont confrontés les deux personnages
Que l'on entende bien, la tradition
un personnage caractérisé à l'extérieur par
Saladin Chamcha et Gibreel Farishta, cha-
vivante dans les sociétés à majorité musul-
un aspect angélique alors qu'à l'intérieur
cun traverse à sa manière l'épreuve du déra-
mane conserve dans sa mémoire historique
c'est la trahison et la jalousie qui le tra-
cinement. Le premier finira par se réconci-
des noms de «penseurs libres» et de «con-
vaillent. Quant à Chamcha, il sera doté de
lier avec lui-même, par contre le deuxième
teurs licencieux» : un Ibn Rawandi (X siè-
deviendra la proie d'une extrême déchirure
cle) se déclarait athée et se moquait des
sabots, d'une toison abondante et d'une
telle qu'il l'entreinera au suicide. De sur-
signes religieux, un Isa al-Warraq raillait
queue. Son caractère se résume en une sen-
croît, leur déracinement est d'un genre par-
1'«orthodoxie» et un Azdi (XI siècle), par
sibilité aiguë de douleur, de situations où il
ticulier. Il est non seulement lié à un espa-
son appel à la démesure sexuelle frôlait la
est souvent victime de l'incompréhension.
ce mais à une lucidité comme l'a bien rele-
profanation verbale des lieux Saints .
e
e
(8)
cornes qui lui poussent lentement, de
Lors de la description de leur chute angéli-
vé Claude Lefort : «... il n'y a déracinement
Au XX siècle, on peut trouver des au-
co-diabolique, des interrogations glissent
que pour celui qui dans sa chair garde
teurs de pamphlets critiquant la religion ou
annonçant l'un des thèmes favori au roman-
mémoire de lui-même, dont le désir de
e
le Prophète et ce réclamant même d'athéis-
cier et qui sous-tendra le reste du récit:
demeurer dans la proximité première de
m e : en Egypte, dès les années vingt,
« Comment la nouveauté vient-elle dans le
tout ce qui l'entoure est toujours contredit
Mansour Bâcha et Ali Adham et en Jor-
monde? Comment naît-elle? De quelles
par un mouvement qu'il ne subit pas seule-
danie, le Palestinien Abou Ali Yasine . La
fusions, de quelles traductions, de quelles
plupart de ces penseurs et d'autres ont été
conjonctions est-elle faite? Extrême et dan-
La condition à priori de l'expérience de
traduits et traînés devant les tribunaux qui
gereuse comme elle est, comment survit-il ?
ce déracinement est exprimée et constituée
dans la plupart des cas, interdisent le pam-
Quels compromis, quels marchandages,
dans une narration qui se tisse dans un
phlet alors que depuis une décennie, on
quelles trahisons de sa nature secrète doit-
emboîtement de contes, de dialogues et de
assiste à des accusations de parjure et de
elle opérer pour éloigner les démolisseurs,
rêves éveillés. Et à travers les dédales de la
blasphème concernant certaines chansons,
l'ange exterminateur, la guillotine ? La nais-
mise en abîme, dans ce roman se dessine un
romans et poèmes. Les tribunaux condam-
sance est-elle toujours une chute? Les
cheminement réflexif sur les éléments de la
nent à mort, si ce n'est eux des groupuscules
anges ont-ils des ailes ? Les hommes peu-
personnalité de base constituante des indi-
«islamistes » s'en chargent. Tel fut le cas de
vent-ils voler?» (p. 19).
vidus des deux sociétés : à savoir celle d'ori-
l'écrivain Soudanais Mahmoud Moham-
gine (l'Inde) et celle d'accueil (l'Angle-
med Taha, passé par les armes sous le régi-
évoquée
terre). C'est là, la perspective nodale qu'il
me de Nemeiry; celui du poète Saoudien
«Comment naît une nouvelle religion?»,
faut garder dans toute approche de lecture
Sodok Abdel Karim Melallah qui a été
tel que semble le suggérer Pierre Pachet et
ou d'analyse des Versets Sataniques.
condamné par le tribunal islamique d'al-
Georges Haddad . Il s'agit probablement,
(7)
<4)
ment mais naît aussi de lui» .
Dans son récit, Rushdie fraye un chemin
original à double titre. D'une part, il rompt
avec une tradition littéraire des «transplantés » qui se contentent uniquement de décri-
Quelle est la nature de cette nouveauté
ici.
La
question
est-elle:
(8)
Qatif pour blasphème et abjurations, a été
à la fois de la condition de «transplanta-
exécuté en public par décapitation (le 3 sep-
tion» et sûrement d'un flash sur la nou-
tembre 1992) et dernièrement, le cas des
veauté de la fiction littéraire, ce que
intellectuels Algériens. Le récit des « Ver-
Rushdie lui-même a signalé. En fait, le
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roman «tente une reformulation totalement
transmit le verset suivant qui le rassura:
mistes ». Déjà là, on les qualifie de blasphè-
autre du langage, de la forme et des idées »
«Nous n'avons envoyé, avant toi aucun mes-
me, en invoquant d'abord que le nom
et effectue ce que le mot anglais novel
sager, ni prophète, sans que Satan ait jeté
«Mahound» fut utilisé par la polémique
(roman) semble vouloir impliquer : voir le
quelque erreur dans sa pensée...» ( sourate
chrétienne du Moyen Age contre le prophè-
XXII, verset 51).
te en le désignant comme le démon. Mais,
(9)
monde d'un oeil nouveau .
on oublie de contextualiser, car le récit sou-
Dès la description de la vie des deux per-
Cet épisode Rushdie l'utilisera en le
sonnages à Bombay, le récit fait un clin
reconstituant à travers les rêves de Gibreel,
ligne : «Ici, il n'est ni Mahomet, ni malhon-
d'oeil au titre, ainsi Gibreel, pour détourner
l'un des personnages du roman, dans la par-
nête, il a adopté, à la place, le talisman du
son esprit du sujet de l'amour et du désir,
tie II intitulé «Mahound». Ce nom comme
diable pendu autour du cou. Pour transfor-
étudiait des histoires dont une porte sur
ces rêves lui attirent les foudres des «isla-
mer les insultes en forces, les Wighs, les
«l'incident des versets sataniques au début
de la carrière du Prophète, et la politique du
harem de Mahomet après son retour triomphal à la Mecque...» (p.35).
L'incident des « Versets Sataniques» est
bien connu dans la tradition islamique qui se
penche sur les épisodes de la vie du Prophète.
Al-Tabari, le grand commentateur du Coran
rapporte l'histoire de la révélation et les circonstances
de
la
sourate
d'an-Nadjm
(l'Etoile) et en donne même les diverses versions
<10)
. Un jour, Mahammed se rendit à une
réunion des Qoraïshites (les gens de sa tribu
dont la plupart se distinguèrent comme adversaire de l'Islam) et Dieu par l'intermédiaire
de l'ange Gabriel lui révéla cette sourate. Le
prophète commence sa récitation lorsqu'il
arrive : «Que croyez-vous de Lât, d'Ozza et
de Manât (les déesses vénérées à l'époque par
les païens), la troisième? Auriez-vous des
mâles et Dieu, des femelles?» (verset 19 et
suivants). Iblîs (Satan) vint et mit dans sa
bouche ces paroles: «Ces idoles sont
d'illustres Gharâniq (des sublimes beautés),
dont l'intercession doit être espérée». Dès
que Mohammed termina la sourate et se prosterna, ses adversaires suivirent son exemple
à cause des paroles qu'il avait prononcées
confirmant une prise en compte de leurs divinités. Le lendemain, Gabriel revint et fit corriger les deux versets en disant au prophète
que ce n'était pas ce qui lui avait transmis.
Alors
Mohammed
retourna
chez
les
Qoraïshites et leur récita la sourate telle que
la lui avait corrigé Gabriel. Et sur ce, resta
consterné et inquiet trois jours en s'abstenant
de manger et de boire. Ensuite, Gabriel lui
Salman Rushdie, ARTE, Transit, 7 Novembre 1993,
à l'occasion du Carrefour des Littératures de Strasbourg.
© Isabelle Levy
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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Tories, les Noirs choisirent tous de plein gré
et opinions de Tristram dont Rushdie reven-
catégorique, certain, fermé. En soi une sorte
de porter les noms qu'on leur donnait en
dique l'inspiration.
de foi. Le doute» (p.108).
dérision; de même façon, notre escaladeur
Le roman s'ouvre par une chanson de
En fait, on est appelé à se référer à la thé-
de montagne, le solitaire motivé par le pro-
Gibreel Farischta qu'il chante en descendant
matique de la «sagesse de l'incertitude», à
phète, va devenir celui qui fait peur aux
du ciel: «Pour renaître (...) il faut d'abord
la fois à un niveau ontologique et littéraire.
enfants du Moyen Age, le synonyme du
mourir. Ho, hi ! Avant de se poser sur le sein
Là s'annoncent les critères de la relativité et
diable: Mahound» (p. 109).
de la terre, il faut d'abord voler. Ta- taa!
de l'ambiguïté qui à côté de la complexité et
Il s'agit d'une «réappropriation» du lan-
Takadoum (signifie en arabe le Progrès) !
de la continuité - chaque oeuvre est la répon-
gage des «adversaires». C'est ainsi que dans
comment sourire à nouveau si l'on ne veut
se aux oeuvres précédentes - constituent
certains milieux, des jeunes de «seconde
pas pleurer d'abord? Comment remporter
l'esprit de L'Art du roman, tel que Milan
Kundera l'a bien relevé en désignant
génération maghrébine» s'interpellent entre
l'amour de celle qu'on aime, Monsieur, sans
eux par le qualificatif «bougnoul» pour
un soupir? Si tu veux renaître, baba....»
Cervantes comme l'un des grand-pères de
s'approprier ce mot d'insulte et le dépouiller
(p. 13). Et c'est ainsi que tout au long de la
cet esprit. En effet, Rushdie, en relativisant
de son sens péjoratif et «invectif ».
partie intitulée: «l'ange Gibreel», le récit
le «jugement moral suspendu» et en recons-
Plusieurs autres passages du récit furent
oscille entre la description entre la chute
tituant à sa manière les événements de l'épisode des Versets sataniques, connus dans la
victimes d'accusations mensongères par le
angélico-satanique et le rappel des souvenirs
procédé de la décontextualisation : la scène
de la vie des deux personnages à Bombay. La
tradition islamique relatée non uniquement
des femmes du Prophète, les propos concer-
prose dans ce premier mouvement se révèle
par at-Tabarî mais aussi par Ibn Saâd et Ibn
nant Salman le Perse (compagnon du pro-
riche d'antithèses qui se glissent entre les
Ishâq, lève le voile sur un des problèmes qui
phète)... Mais la place manque ici pour enta-
objets concrets et les chimères, semant des
entoure le Livre révélé et le Livre écrit,
mer un développement plus conséquent
illusions perdues parmi les ruines. Le ton
concernant le Coran. A la fin du deuxième
pour réfuter ces accusations.
Kafkaïen se manifeste par ce jeu d'anti-
mouvement l'on remarque qu'il s'achève par
Comment lire le texte du roman de
Salman Rushdie ? Quelle ligne discursive
suivre parmi la pluralité des syntagmes possibles constituant la trame graphique signifiante du volumineux roman ?
D'emblée, il est à faire remarquer que
thèses. Et le narrateur de faire allusion à son
une autre inspiration cervantine à savoir le
identité surnaturelle en plaisantant: «Qui
balancement entre un retour aux chimères et
était l'auteur du miracle? De quel genre-
un rappel constant de la réalité implacable.
angélique, - satanique était la chanson de
C'est ainsi que Gibreel s'aperçoit qu' : «Il
Farishta? Qui suis-je? Disons-le ainsi qui
n'a aucun diable à renier. En rêvant, il n'arri-
chantait le mieux ? » (p.20).
ve pas à les chasser» (p.144).
«Les Versets sataniques» font partie de ces
Les rêves de Gibreel, les cauchemars qui
Le troisième mouvement nous mène à
textes de la littérature moderne, dont la fac-
«s'infiltrent dans sa vie éveillée «consti-
Londres : Gibreel se trouve en la compagnie
ture narrative semble dès l'abord défier les
tuent les histoires secondaires qui pousse
de la veuve Rosa Diamond qui lui raconte
velléités du parcours linéaire. Ce défi est rele-
l'action en avant en sorte de contes rappe-
sa vie ; Chamcha est arrêté par la police. Le
vé par un recours constant aux techniques de
lant l'emboîtement interminable des Mille
racisme en Angleterre sous le gouverne-
montage en alternance avec l'instabilité
et Une nuits.
ment de Margaret Thatcher est évoqué lors
induite par 1'«instance narrative».
L'une de ces histoires forme le deuxiè-
du long périple des mauvais traitements
En effet, le récit devient dans ce roman
me mouvement du récit: «Mahound». Il
subis par Chamcha, qui devient «l'insecte
une configuration où interfèrent inopiné-
commence par l'évocation d'une souvenir
sur le plancher du car de police » (p. 182). Et
ment le fait divers, le propos symbolique ou
d'enfance : un jour, sa mère « affectueuse »
même l'hôpital passe pour complice dans
mythique, le souvenir d'enfance, le motif
le qualifia de Chaytan (satan) car Gibreel
cette affaire. Mais, c'est par l'art de la
historique, le signe politique...
s'était amusé à mettre les gamelles de vian-
digression de Rushdie que cette situation est
Il déconcerte à la première lecture des
de musulmanes dont les parties réservées
décriée: «Ils nous décrivent, chuchota
pages d'ouverture mais il capte par le monde
aux hindous non végétariens et ceci met les
l'autre d'un temps solennel. C'est tout. Ils
onirique et réel des deux personnages Gibreel
employés de bureau et les clients de sa mère
ont le pouvoir de la description et nous suc-
et Chamcha, autour desquels se construit le
hors d'eux. Et voilà que le narrateur par une
combons aux images qu'ils construisent»
roman. Il transporte par les multiples digres-
digression, glisse une vision à la Cmanière
(p.188).
sions réussies et voulues, à la manière de
de Cervantes: «Question: quel est le
Les histoires les plus vivantes sont celles
Laurence Sterne dans le fameux roman Vie
contraire de la foi? Pas l'incrédulité. Trop
d'un Imam et celles de l'épileptique Ayesha
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qui jalonnent le quatrième mouvement.
thème soufi de «l'immolation de la mite»,
Aussi, parmi les raisons qui l'y ont poussé
Celui-ci commence par une contemplation
le récit de l'Exode (la promesse du partage
on dénombre: «C'est malsain (...). Toute
de Gibreel devant un immeuble qui le mena
des eaux de la mer d'Arabie devant les pèle-
cette ségrégation des deux sexes. Il ne peut
encore dans un rêve éveillé. Cette fois-ci, il
rins), le suicide collectif de Guyana, et du
rien en sortir de bon» (p.419). Il est vrai
voit «l'Imam barbu et enturbanné», qui
mouvement activiste religieux dans les-
que le narrateur décrit à plusieurs endroits
occupe une chambre au quatrième étage de
quels les «fidèles» suivent un leader cha-
la condition des femmes et ses contes res-
l'immeuble. La description de cet Imam est
rismatique jusqu'à la destruction totale. Et
semblent à des paraboles, fables où les
digne d'une satire à la façon de Jonathan
le narrateur intervient en constatant : « Avec
événements rapportés par la Bible, le
Swift, usant du jeu de la parodie et de celui
Mahound, il y a toujours une lutte; avec
Coran et différentes autres traditions sont
de la mystification: «L'Imam est l'ennemi
l'Imam, l'esclavage; mais avec cette fille, il
interprétés: «Dans les temps anciens le
des images. Quand il est entré, les tableaux
n'y a rien. Gibreel est inerte, généralement
patriarche Ibrahim vint dans la vallée avec
ont glissé sans bruit des murs et quitté la
endormi dans le rêve comme il est dans la
Hagar et Ismaïl, leur fils. Ici, dans le désert
pièce furtivement fuyant d'eux-mêmes la
vie» (p.257).
sans eau, il abandonna Hagar. Elle lui
colère de sa muette désapprobation » (p.228).
Dans le cinquième mouvement, l'écritu-
demanda, cela peut-il être la volonté de
Le légalisme et la ritualité dont se revêt le
re emprunte les procédés du pidgin et du
Dieu? Il répondit, oui. Et il s'en alla, le
dogmatisme religieux de cet Imam est traité
rap. Les voix s'entremêlent, l'évocation des
salaud. Dès le début les hommes se sont
avec ironie par le narrateur dans une veine
rencontres féminines des deux personnages
servis de Dieu pour justifier l'injustifiable.
satirique et en annonce déjà le son tragique.
est faite par touches successives. Le temps
Les voies de Dieu sont insondables, disent
Le narrateur se focalise dans le portrait sur
du récit n'est plus chronologique mais se
les hommes....» (p.111).
les rideaux de la chambre qui restaient fer-
compose de différents niveaux temporels
Dans le septième mouvement; «L'Ange
més tout au long de la journée, car l'Imam a
(parallèles et entrecroisés) d'une conscien-
Azraeel», l'on retourne à l'entremêlement
peur que le mal puisse se glisser dans
ce. Et le récit à la manière de Beckett dans
des voix coupées par des digressions dont
l'appartement.
Ce mal, c'est l'étrange,
Molly: «Il pleuvait...il ne pleuvait pas» qui
le contenu prend une tournure non exempt
l'extérieur, la nation étrangère: «Dans les
devient chez Rushdie: «C'était ainsi, ce
de l'inspiration des pamphlets Le Mariage
rares occasions où l'Imam sort prendre l'air
n'était pas ainsi, alors que l'incarnation de
du Ciel et de l'Enfer et Les chants de l'expé-
de Kensington, au centre d'un carré formé
Saladin Chamcha dans le corps d'un
rience de William Blake. En effet, comme
par huit jeunes hommes portant des lunettes
diable...» (p.301). Dans ce mouvement,
ce dernier qui voyait dans l'apocalypse une
noires et des costumes où l'on distingue des
l'allusion à l'obsession sexuelle est abon-
révélation, le narrateur répéta l'exclamation
bosses, il croise les mains et les fixe des yeux,
dante. L'écriture y devient langage cinéma-
de Gibreel signalée au début du roman mais
pour qu'aucun élément, aucune particule de
tographique : « Les flash-backs, le champ et
cette fois-ci, elle devient réflexion: «Pour
cette ville haïe - cette fosse d'iniquités qui
le contre-champ, il y a les plans en travel-
renaître, il faut d'abord mourir» (p.438).
l'humilie en lui offrant un refuge, ce qui
ling tournant. N'oublions pas que Chamcha
l'oblige à un sentiment de reconnaissance
Le huitième retourne pour décrire le
est «l'homme aux mille voix », il est un imi-
malgré sa luxure, son avarice et sa vanité -
drame de la noyade des gens qui ont suivi
tateur de génie qui fait des voix off dans les
ne puisse lui tomber, comme une poussière,
la prophétesse Ayesha. Le neuvième clôt le
films publicitaires.
récit par le retour de Chamcha auprès du
dans l'oeil» (p.228-229).
Le sixième mouvement «Retour à la
Plusieurs Iraniens rapportent que Kho-
Jahilia» (Ignorance) raconte l'histoire de
meini s'est reconnu dans ce portrait, ce qui
la mort du poète Baâl qui s'opposait à la
père mourant à Bombay et le suicide de
Gibreel à Londres.
La fable,
«Les
Versets
sataniques»,
. Outre
Soumission que le prophète Mahound a
l'opportunité d'attirer la sympathie des
réussi à imposer. Cette partie a attiré les
se en cause de certaines valeurs du dogma-
musulmans Sunnites et Chiites, il savait que
foudres des islamistes. Baâl a rejoint, dans
tisme religieux. L'ironie est mise en jeu
la guerre irano-irakienne avait détérioré son
sa clandestinité, un bordel et s'est marié à
dans le récit par des mécanismes chers à
capital de légitimité spirituelle.
ses douze prostituées qui ont changé leur
Rabelais : le déplacement, le prolongement,
Quant à la deuxième histoire, c'est celle
vrais noms pour porter chacune celui des
l'élaboration des contre-logiques et surtout
d'une jeune fille visionnaire qui conduit
femmes de Mahound. Et c'est à ce moment
l'amplification des logiques du monde réel.
tout le village de Tilipur (l'Inde) en pèleri-
là que le personnage Salman le Perse se
Ainsi, Hind la femme du maître de la
nage à la Mecque. Un conte qui évoque le
révolte contre l'autorité de ce prophète.
Mecque dialogue avec Mahound : « -Tu es
l'aurait poussé à édicter sa fatw
(11>
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
55
relève du burlesque, de la satire, de la remi-
le sable et je suis l'eau dit Mahound. L'eau
balaie le sable.
l'Orient et de l'Occident. Certes, la réaction
dans certains milieux est négative mais l'on
Et le désert absorbe l'eau, répond Hind.
Regarde autour de toi» (p. 139).
peut d'ores et déjà entrevoir une réception
plus large de ce roman, dans une décennie
La satire pointe à l'endroit même où
ultérieure. Elle sera, certainement, de natu-
domine le tragique: «L'avion se casse en
re à inaugurer un autre langage poétique.
deux, comme une cosse libérant ses pois, un
N'oublions pas que Ulysse, le récit de Joyce
oeuf révélant son mystère. Deux acteurs, le
a été interdit en Angleterre lors de sa paru-
fringant Gibreel, et Monsieur Saladin
tion pour motif d'obscénité et même, plu-
Chamcha, boutonné et aux lèvres pincées,
sieurs de ses exemplaires furent brûlés aux
tombaient comme des brins de tabacs d'un
Etats-Unis. Il devint après la référence lit-
vieux cigare cassé» (p. 14).
téraire.
A côté des Mille et Une Nuits, l'inspiration orientale n'est pas absente. En glissant dans le récit, la formule en langue
Notes
Arabe: «Kan ma KanXFi qadim azzaman...ce fut ainsi, ce ne fut pas ainsi, dans
1.
le temps d'autrefois... »(p. 162), on est
devant le prologue des récits de la littérature des merveilles ('ajaïb), qui était un
genre spécifique du fantastique, particulièrement florissant entre le huitème et neu-
2.
vième siècle dans le monde Arabe. Dans
cette littérature se côtoyaient le Prophète,
le démon et l ' a n g e
(l2)
.
Le récit de Rushdie est un hymne du
métissage, de l'hybridation, de l'impureté,
du mélange et de la richesse du «choc des
cultures ». Son style, à la manière de James
Joyce, se déploie dans une véritable épopée
du langage : l'invention verbale et la richesse du vocabulaire puisent dans l'anglais lit-
3.
téraire mais aussi dans l'anglo-indien et
celui des jeunes des faubourgs des grandes
cités de l'Angleterre. Le fait d'allier ces
4.
variétés de l'anglais crée une écriture en
métamorphose permanente.
Le roman est une réussite littéraire bien
5.
6.
qu'on puisse lui reprocher les interminables
7.
digressions. Et quand Rushdie explique que
la nouveauté provient de l'assemblage de
petites choses, c'est ce qu'il fait par l'arrangement des scènes dans son roman en puisant par ci et par là. Ce faisant, avec un-vaet-vient entre le présent et le passé, il nous
offre une fable explosive où se rencontrent
les traditions culturelles, littéraires de
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
Ce sont les « Jamaâti-i-IsIami » (groupements
islamiques) du Pakistan et de l'Inde qui ont rejeté en premier le roman. Certains de la communauté immigrée musulmane de l'Angleterre
réclamaient que la loi contre le blasphème soit
appliquée à l'Islam comme elle l'est déjà pour
le christiannisme et le judaïsme.
Guy Scarpetta, «Comment défendre Salman
Rushdie ? » Le Monde, Mercredi 29 Décembre
1993 p.2. (Où entre autres, il s'interroge sur le
fait que les organisateurs du Forum du Carrefour
des Littératures européennes de Strasbourg, ont
jugé préférable de faire représenter la France par
des philosophes et des sociologues en prenant
soin de ne pas inviter les grands romanciers
français. Ce Forum a consacré un hommage à
Rushdie au mois de Décembre 1993).En réalité,
dès le début deux équipes se sont acharnées à un
monopole de la légitimité pour organiser le soutien à Rushdie : celle de la Règle du Jeu autour
de Bernard-Henry Levy et celle du Carrefour.
Voir le soutien exprimé par Cent intellectuels
Arabes et Musulmans pour la liberté d'expression: Pour Rushdie, Paris, La Découverte/Carrefour des Littératures/COLIBRI,
Décembre 1993.
Humanisme et antihumanisme, hommage à
Salman RUSHDIE, Esprit, Paris, Janvier 1992,
p.60.
Voir les autres anciens romans chez Stock.
Al Azdi, Récits d'Abu-i- QASIMle Bagdadien,
Paris, Sindhad, 1988.
Monsour Bâcha, Muhammad, Youchchariou lin-Nâs Oua Yansa nafsah (Mahomet légifère
pour les gens et s'en exempte). Dans ce pamphlet, l'auteur stipule que le Prophète n'a autorisé en matière de polygamie que quatre femmes
alors que lui en avait plus.
- Ali Adham, Limada Ana Moulhid (Pourquoi
suis-je athé, voire Aamalouh al-Kâmila,
Oeuvres Complètes.
- Abou Ali Yasine, At-Tâlout ai-mouharam:
dirâsâtfi ad-Dîn Wa ai-Gins wa Sirâ at-Tabaqi
(la trinité interdite : études sur la religion, le sexe
56
et la lutte de classe), Beyrouth, Dâr at-Talîa,
1973.
8. Pierre Pachet, «Les versets sataniques : Salman
Rusdie et l'héritage des religions », Esprit, Paris,
Janvier 1990, p.18.
- Georges Haddad, voir ses déclarations dans :
ARTE, Spécial Rushdie, Jeudi 17 février 1994
à 20h40.
9. Voir son entretien publié par The Indépendant
du premier février 1990 repris par Libération du
8 Février 1990.
10. Mohammed Ben Djarir al-Tabari, Mohammed,
sceau des prophètes, Paris Sindbad, 1983, p.91.
Voire aussi son: TAFSIR (Commentaire du
Coran), vol. 19,p.l31àl35.
11. La fatwa de Khomeini ne fait pas l'unanimité
même auprès des autorités religieuses Chiites.
Ainsi, l'iranien l'Ayatollah Djalal Gangjéih a
passé au crible le contenu de ce fatwa et ceci
d'un point de vue théologique : voir le livre Pour
Rushdie, op. cit. p.144 à 150.
12. Voir les explications sur ce genre littéraire dans
l'ouvrage de: Malek Chebel, L'imaginaire arabomusuiman, Paris, P.U.F., 1993, pp. 216-222.
Bibliographie
Notre bibliographie peut être complétée
par les références suivantes :
-
A propos des Versets Sataniques, Paris,
Christian Bourgois, 1989.
-
Raphaël Aubert,
«L'affaire Rushdie»,
Paris, CerfxFides, 1990 («bref»).
-
Léon Bercher, «L'apostasie, le blaphème et la rébellion dans le droit maialate», Revue
Tunisienne, n°30,
1923,
p. 115 à 130.
-
«Blaphemey»
Encyclopedia
(concept)
in:
The
of Religion, Editée par
Mircea Eliade, Macmillan Publishing
campany, 1987, pp. 238 à 245.
-
Esprit, Paris, Août-Septembre 1993.
Julien Freund, Faux raisonnements sur
l'affaire
Rushdie,
in
L'Analyste,
Montréal, n °27, Automne 1989, p.56-57.
-
Salman Rushdie, Patries imaginaires,
Essais et critiques, 1981-1991, Paris
Christian Bourgeois, 1991.
-
Salman Rushdie, Les versets sataniques,
Paris, Christian Bourgois Editeur, 1988.
-
Michel Surya, «Les Versets sataniques
et la souveraineté de la littérature » in :
Lignes, Paris, n°21, Janvier
pp.223 à 227.
1994,