Extraits du catalogue - Musée départemental d`art

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Extraits du catalogue - Musée départemental d`art
Ce texte est extrait du livret français accompagnant l'ouvrage
"Gustav Metzger : Decades 1959-2009", publication Koenig Book, 2009
Les racines du changement
Olivier Michelon
les années 1940. Ce faisant, nous ne tracerons pas une généalogie,
mais pointerons les tensions d'une œuvre héritière d'un usage critique
et expérimental de l'art.
Dada est plus que Dada
"Le travail comme le repos seront goûtés avec plaisir tandis que
disparaîtra de la surface de la Terre la moindre trace de l'ancien
esclavage. N'étant plus rongés par la peur et l'anxiété, nous aurons
le temps d'éviter de défigurer la planète par la misère noire ou la
crasse, et la laideur fortuite disparaîtra de même que celle que
produisait la pure méchanceté."
William Morris, La société de l'avenir, 1887 1
"Seulement, en Europe, l'art a toujours été une soupape de sûreté
pour la nostalgie que l'Européen garde de la vie, telle que la vie
n'existe pas."
Raoul Hausmann, Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme,
1920 2
"Quand vous regardez la littérature relative à quelques-uns des mouvements majeurs du siècle, un thème est commun à tous, et c'est la destruction : cubisme, futurisme, Dada. Ces mouvements contiennent des
incroyables forces explosives, destructives. Ces artistes ne souhaitaient
pas seulement détruire, déformer et transformer les styles antérieurs,
ils voulaient également détruire et plier à leur volonté la totalité du système social." Dans une conférence donnée à l'Architecture Association,
en 1995, Gustav Metzger développait rapidement la généalogie de son
projet, l'"art Auto-destructif", cette "théorie complète pour l'action dans le
champ des arts plastiques dans l'art de la seconde moitié du XXe siècle".
"Pendant la guerre, les dadaïstes à Zurich étaient des prophètes et des
martyrs, et s'il y a un regret, c'est qu'ils n'aient pas détruit assez", déplorait Metzger. Nul doute que l'"art Auto-destructif" puisse être placé dans
le prolongement de la violence des dadaïstes contre la guerre, les codes
de l'art, du langage et au final contre la société tout entière. La présentation de cette rétrospective au Musée départemental d'art contemporain
de Rochechouart – qui accueille un des plus importants fonds consacré
à Raoul Hausmann (1886-1971) – est l'occasion de pointer cette filiation
revendiquée, d'autant que, de Dada, Metzger déclare que c'est Dada
Berlin (Hausmann et John Heartfield), c'est-à-dire sa version la plus
"politique", qui l'intéresse tout particulièrement 3. Pour autant, l'œuvre
de Metzger ne saurait se réduire à cette simple filiation "destructive",
elle ne peut être comprise sans son versant "créatif" et plus paradoxalement "patrimonial" – si l'on se réfère aux préoccupations écologiques de
ce dernier. Nous suivrons le déplacement biographique de Metzger de
l'Allemagne d'avant guerre à l'Angleterre pour approcher ce deuxième
aspect de l'œuvre. Notre hypothèse est que cette sensibilité est liée
à une autre critique artistique de la société occidentale moderne, plus
précoce – puisque développée aux racines mêmes de la Révolution
industrielle, dans l'Angleterre du XIXe siècle –, celle du mouvement Arts
& Crafts, auquel Metzger fut sensibilisé lors de son apprentissage dans
De Dada, Gustav Metzger n'avait pas eu connaissance avant la fin de
la Seconde Guerre mondiale. C'est à partir de 1945, en fréquentant la
librairie londonienne Zwemmer, qu'il approchera l'histoire des avantgardes 4. Les collages de Kurt Schwitters et de Hausmann, le scandale
public, le caractère démonstratif de l'engagement politique de Heartfield…, tout cela se retrouve dans le travail de Metzger. L'exposition
Cardboards de 1959, dénonciatrice d'une société de surconsommation,
était également une synthèse pragmatique du cubisme, du constructivisme et du collage. La démonstration de peinture à l'acide à South
Bank (Londres) en 1961, l'irruption de la voiture de Mobbile et son arbre
asphyxié en 1970 dans les rues de Londres, sont quant à elles autant
d'événements propres à rappeler les agitations de Dada.
Lorsque Metzger rompt avec les arts "traditionnels", nombre des protagonistes de Dada sont encore en vie ; il n'a eu aucun contact direct avec
eux, mais une communauté artistique informelle les relie. Hausmann,
qui réside à Limoges depuis 1945, trouve alors des relais dans la jeune
génération. Dès le début des années 1960, Henri Chopin, un des protagonistes majeurs de la poésie concrète, se rapproche de Hausmann
et, en 1966, lui fait part de son intention d'assister au "Destruction in Art
Symposium" (DIAS) organisé par Metzger 5. La même année, Raphael
Montañez Ortiz, comptant parmi les participants actifs du DIAS, fait
allusion devant Metzger à sa complicité new-yorkaise avec Richard
Huelsenbeck. Mais ces rendez-vous manqués sont finalement de peu
d'importance. Par un hasard objectif, Metzger semble avoir développé
depuis son arrivée en Angleterre une subjectivité rappelant celle des
dadaïstes dans l'Allemagne de 1918. Le contexte, tant politique qu'intellectuel, dans lequel il évolue fait alors étrangement écho à celui qui
vit trente ans plus tôt à Berlin la naissance du "Club Dada".
Les activités de Dada Berlin doivent être comprises dans le contexte
insurrectionnel de la ville, en pleine révolution spartakiste à la fin de
la Première Guerre mondiale. Regroupés à Berlin au sein de la revue
Die Frei Strasse, les personnalités de Franz Jung, Otto Gross et Raoul
Hausmann forment un trio symptomatique d'une vision globale d'un
changement porté par la psychanalyse et l'utopie socialiste. "Un mouvement révolutionnaire dépassant largement les objectifs étroitement
politiques et sociaux aurait pu se développer à partir de la salutaire
explosion déclenchée par la simple application médico-thérapeuthique
de la psychanalyse à ses tout débuts 6", écrit Franz Jung en soulignant l'importance d'Otto Gross, disciple désavoué de Freud. Membre
du Parti communiste ouvrier allemand (KAPD), délégué au deuxième
congrès du Komintern en 1920, Jung a fondé en 1918 le Club Dada
avec Huelsenbeck, George Grosz, Jeff Golyscheff, Johannes Baader,
Walter Mehring et bien sûr Hausmann. "Nous avions développé notre
nouvelle psychologie destructive en 1916 ; le concept en était que
tout était fondé sur le changement, sur la complexité des traditions et
des antagonismes, que nous définissions dans notre revue Die Frei
Strasse, afin d'inaugurer une nouvelle technique de vie de bonheur",
témoignait ce dernier en 1958 dans son recueil Courrier Dada, regard
rétrospectif sur la période 7.
21
En 1944, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Gustav Metzger vit
dans une communauté gauchiste, un entourage que l'on imagine prêt
au "grand soir 8". C'est là qu'il approche les écrits de Wilhelm Reich. Le
terme de "révolutionnaire" utilisé par Reich "ne désigne pas l'usage de la
dynamite mais l'usage de la vérité ; il ne désigne pas l'organisation de réunions secrètes et la distribution d'écrits illégaux, mais l'appel ouvert à la
conscience humaine, sans restrictions mentales, circonlocutions et échappatoires 9". Il se retrouve au centre de la pratique de Metzger, comme
l'a noté Andrew Wilson 10. Lorsque Reich croisera le chemin de Franz
Jung en 1929, celui-ci fera montre de bienveillance pour le jeune homme
qui partage avec Gross un intérêt fort pour la question de la sexualité et
postule également un lien entre psychanalyse et politique – des thèmes
qui vaudront à Reich, comme à Gross, une mise au ban de la famille
freudienne.
En 1959, alors que Metzger publie son premier manifeste pour un "art
Auto-destructif", il est difficile de trouver une antériorité à son programme
sans regarder vers les avant-gardes historiques, celles qui avaient eu
l'opportunité – et l'héroïsme – de penser une transformation possible de
la civilisation occidentale, d'imaginer l'art comme un modèle ou du moins
comme un moyen pour envisager un futur autre. À la fin des années 1950,
l'art de Metzger est en cela synchrone avec celui de ses contemporains
parmi les plus avancés dans une pratique expérimentale de l'art et de
la vie. Rappelons que Dada habitait les réflexions des Situationnistes,
dont le programme annonçait en préambule sa volonté de "changer le
monde 11". Pour Fluxus, groupe dont Metzger a été ponctuellement rapproché, notamment pour sa participation au "Festival of Misfits" en 1962,
on notera la même filiation dadaïste et la même détermination au sabotage d'un monde qui ne convient plus 12.
Metzger a traversé les tourments du XXe siècle. Il a dû fuir l'Allemagne
nazie, a perdu la plus grande partie de sa famille. Réfugié à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, il a fréquenté des mouvements révolutionnaires avant de trouver dans l'art le véhicule adapté à sa pensée.
La biographie même de l'artiste suffirait à nourrir en soi une approche
de son œuvre. Mais cette omniprésence de "la vie" dans les analyses
de l'œuvre de Metzger n'est pas uniquement due à des partis pris de
critique, elle est inscrite dans l'œuvre. Celle-ci constitue un corpus où
projets, constructions, actions et conférences se mêlent dans une attitude tournée vers ce que, par un emprunt aux Situationnistes, on pourrait
qualifier de "dépassement de l'art". En 1977, Metzger franchira d'ailleurs
la frontière en faisant pendant trois ans la grève de l'art. Pour autant,
appliquer intégralement ce terme de "dépassement" à Metzger relève de
l'approximation. À quelques exceptions près, l'œuvre (même précaire) est
toujours présente chez l'artiste, elle n'est pas dépassée, mais elle exerce
un rapport actif sur la vie, elle est "appliquée", comprendre effective.
Green and pleasant land
Dans une conférence intitulée "Les arts appliqués aujourd'hui 13" et prononcée en 1889, William Morris (1834-1896) plaçait les arts appliqués au
centre du renouvellement de la société, dans la marche vers "le nouvel art
coopératif de la vie". La pratique de Metzger ne saurait en rien être liée au
domaine de l'ornementation, du décoratif – même si l'œuvre Liquid Crystal Environment, utilisée en 1966 pour accompagner des concerts, s'en
rapprocherait dans un sens noble ; son intérêt pour le mouvement Arts &
Crafts n'a pourtant rien de fortuit. En 1945, lorsque l'artiste quitte Leeds
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pour Londres, il a une formation de menuisier et sa réflexion est nourrie
par ce métier. Sa rencontre avec les avant-gardes du début du XXe, à travers l'enseignement de David Bomberg et ses lectures, doit alors composer avec son apprentissage manuel, socle pour une approche théorique
opposée à l'industrialisation. Mentionné dans l'entretien avec Clive Phillpot publié dans le présent ouvrage, l'intérêt précoce de Metzger pour Eric
Gill (1882-1940) doit être compris comme un attrait pour le mouvement
Arts & Crafts et sa réflexion sur l'importance de l'artiste/artisan dans la
société moderne et ses implications politiques. "William Morris et d'autres
figures ont influencé mon développement. Le socialisme avait une signification cruciale pour le mouvement Arts & Crafts. Cette influence est toujours actuelle", estime Metzger 14.
Dadaïstes, futuristes et cubistes étaient fascinés par la machine. Quarante ans plus tôt, Morris et ses pairs, contemporains du développement
de l'industrie, étaient opposés à la civilisation moderne. Militant socialiste, progressiste, Morris était préoccupé par l'environnement global de
l'homme, par la sauvegarde de la nature et du patrimoine ancien dans
une Angleterre ravagée par la Révolution industrielle 15. La tension entre
une idéologie socialiste – habituellement pensée selon un mode productiviste – et une revendication du statut d'artisan face à celui d'ouvrier
pourrait s'inscrire dans une logique dite aujourd'hui "de décroissance".
Cette dialectique constitue une des singularités de la pensée de Morris
et elle n'est pas sans écho chez Metzger, d'autant qu'elle est renforcée
par la relation complexe entretenue par ce dernier avec la technologie.
Sans revenir sur la dénonciation par Metzger d'une logique consumériste
apparue avec le progrès, notons que l'"art Auto-destructif" s'accompagne
en 1961 de l'"art Auto-créatif" et que la science en est sa ressource principale. Ce versant opposé, mais non contradictoire, se développe dans
des travaux pensés avec des scientifiques (Liquid Crystal Environment),
voire réalisés au sein du laboratoire de l'université de Swansea (pays de
Galles) en 1968 (Drop on Hot Plate, Mica and Air Cube). Il se lit aussi
dans la collaboration que Metzger établit avec la Computer Arts Society
et ses travaux sur l'Auto-destructive Monument de 1969 qui devaient être
contrôlés par l'informatique.
Autre jonction entre la critique précoce de l'industrialisation et la pensée de
Metzger, son souci pour la préservation du patrimoine, celui des quartiers
populaires (le quartier de pêcheurs de King's Lynn pour lequel il s'était
engagé) et, bien sûr, celui de la nature. "En une vie, celle de ma génération,
la nature est devenue un hybride : l'environnement. […] Ce n'est pas seulement que la nature a été balayée : c'est notre mémoire qui a été bouleversée. Il s'agit d'appréhender un futur où les gens n'auront pas de contact
avec des forêts où une expérience englobante pouvait avoir lieu – un abri,
la nature verdoyante 16", expliquait-il dans une conférence en 1992. La
sensibilité paysagère de Metzger est forte – le paysage londonien et sa
lumière particulière reviennent fréquemment dans ses mots – et, ces dernières années, elle s'est exprimée dans plusieurs œuvres. Composée par
une photographie de la construction d'une extension d'autoroute à Twyford
Down (au sud de l'Angleterre) – un projet fortement combattu pour le
désastre environnemental qu'il représentait –, image encadrée de chenilles d'engins de terrassement, l'œuvre Till we have built Jerusalem
in England's green and pleasant land (1998) tire son titre d'un poème
de William Blake, And did those feet in ancient time (1804) 16. Le texte,
inspiré par la visite possible du Christ en Angleterre, est considéré comme
l'un des hymnes de cette nation. Mais il a également été adopté par les
mouvements ouvriers pour une attaque contre les premières grandes
usines de Londres. Les "Dark Satanic Mills" (les noirs moulins satanistes)
auxquels se réfère le texte seraient les moulins à vapeur construits sur les
rives de la Tamise, et détruits par un incendie en 1791 au grand soulagement des meuniers traditionnels.
En 2009, Metzger a édifié à Manchester un monument composé d'arbres
plantés tête en bas, dans un bloc de béton. Ces Flailing Trees, littéralement "arbres battus", sont une allégorie d'une planète affolée, déracinée.
Abattus, des saules montrent au ciel leurs racines arrachées comme des
nervures de chapiteau gothique. Brutaliste en bas, organique en haut,
la sculpture de Metzger condense sur quelques mètres une histoire de
l'architecture et des utopies qui lui sont attachées. Archétypale de l'art de
Metzger, elle développe, en empruntant sa violence à une vision cathartique, la complexité d'une œuvre enracinée dans la modernité, mais levée
contre, tout contre.
1In William Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation
moderne, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 1996, p. 79.
2In Courrier Dada, Éditions Allia, Paris, 1992, p. 183.
3Correspondance avec l’artiste.
4Correspondance avec l’artiste.
5Correspondance avec Raoul Hausmann, Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart.
6Franz Jung, Le Chemin vers le bas. Considérations d’un révolutionnaire allemand sur une grande époque (1900-1950), éd. Agone, Marseille, 2007, p. 68.
7Raoul Hausmann, «Dada est plus que Dada», in Courrier Dada, op. cit., p. 33.
8Cf. entretien avec Clive Phillpot dans le présent ouvrage.
9Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle, préface de la troisième édition, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2003, p. 25.
10«Gustav Metzger : a thinking against thinking», in Gustav Metzger. Retrospectives, Museum of Modern Art Oxford, 1999, p. 79.
11Sur le rapport entre Dada et les Situationnistes, cf. Marc Dachy, «Dada et les
filiations insurrectionnelles», in Figures de la négation, Musée d’art moderne de
Saint-Étienne Métropole, 2004.
12Fluxus, lettre d’information politique no 6, 6 avril 1963. Signé par George
Maciunas, ce tract est un programme d’obstruction aux moyens de circulation,
de communication…
13William Morris, op. cit., p. 83-109.
14Correspondance avec l’artiste.
15Au sujet de la vision catastrophiste de l’Angleterre de la fin du XIXe siècle et de
l’antagonisme avec la nature qui en résulte chez Morris et ses contemporains
(John Ruskin, Richard Jeffries), lire Mike Davis, Dead Cities, éd. Les Prairies
ordinaires, Paris, tout particulièrement les pages 80 à 96.
16Gustav Metzger, «Natures demise resurrects as environment», in Damaged
nature, Auto-destructive art, Coracle Press, Londres, 1996, p. 23.
17And did those feet in ancient time
Walk upon England’s mountains green ?
And was the holy Lamb of God
On England’s pleasant pastures seen ?
And did the Countenance Divine
Shine forth upon our clouded hills ?
And was Jerusalem builded here
Among these dark satanic mills ?
Bring me my bow of burning gold !
Bring me my arrows of desire !
Bring me my spear ! O clouds, unfold !
Bring me my chariot of fire !
I will not cease from mental fight,
Nor shall my sword sleep in my hand,
Till we have built Jerusalem
In England’s green and pleasant land.
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