1 Un cas d`auto-adaptation : Fuir de Jean-Philippe

Transcription

1 Un cas d`auto-adaptation : Fuir de Jean-Philippe
Un cas d’auto-adaptation : Fuir de Jean-Philippe Toussaint
Compte-rendu de la conférence donnée le lundi 7 décembre 2015 à Paris Diderot par Jean-Benoît
Gabriel, enseignant à l’Université de Namur.
En introduction, la question du point de vue a été posée, en relation avec des œuvres
cinématographiques issues de la littérature ayant pour point commun de recourir à des dispositifs
originaux tout en s’intéressant plus particulièrement à la notion d’altérité.
Jean-Philipe Toussaint, auteur de nationalité belge né 1957, publie son roman Fuir (Éditions de
Minuit) en 2005. Il s’agit du deuxième volet de sa tétralogie littéraire Le Cycle de Marie (composée
par ailleurs de : Faire l’amour, La vérité sur Marie, Nue). De ce roman, l’auteur a tiré un courtmétrage qu’il a lui-même réalisé, en relation, notamment, avec Ange Leccia, artiste plasticien
contemporain, mais également réalisateur de films, dont Nuit Bleue (2011), et ce à l’occasion d’une
exposition Jean-Philippe Toussaint au Musée du Louvre en 2012.
Les recherches sur la manifestation à l’origine de ce projet (quelque peu singulier) donnent les
informations suivantes sur le site du Musée du Louvre :
Cycle de Films : Ecrire, filmer. Parcours croisés.
Alors que Trois Fragments de Fuir sera projeté dans la salle audiovisuelle tout au long de
l’exposition LIVRE/ LOUVRE, une rétrospective intégrale des films de Jean-Philippe Toussaint
aura lieu à l’auditorium du 4 au 13 mai. Il y propose, en contrepoint, des oeuvres rares ou
singulières d’autres cinéastes qui permettent de croiser les disciplines et les parcours,
interrogeant les notions de temps et de regard. Ecrivain-cinéaste, cinéaste-écrivain, deux
parcours que mêle, avec esprit, élégance et humour, Jean-Philippe Toussaint depuis ses
premiers courts métrages, des parodies « bricolées » à l’aube de ses vingt ans. Après avoir
écrit le scénario de La Salle de bains (réalisé en 1988 par John Lvoff), dans lequel Tom
Novembre a élu domicile en ce lieu insolite, il passe à la réalisation en 1988 avec Monsieur,
portrait d’un étrange personnage à la Hulot. Suit, en 1992, La Sévillane, un film avec Jean
Yanne, où l’écrivain, qui adapte son roman, assure être devenu pleinement cinéaste. En 1994,
Berlin 10h46 dessine en filigrane un portrait de Berlin en y croisant les destins de quatre
personnages. La Patinoire, en 1999, rend un hommage « impertinent » au cinéma, figurant un
cinéaste en équilibre (Tom Novembre) sur le terrain éminemment glissant d'une patinoire,
face à une productrice déchaînée (Marie-France Pisier). Trois Fragments de Fuir, son nouveau
film d’après son roman éponyme, est en partie tourné au Louvre et lui permet de retrouver
Dolorès Chaplin, déjà présente dans La Patinoire.
Trois fragments de Fuir / Louvre (2012)
Une coproduction Les films des Tournelles, Louis Vuitton Malletier, le musée du Louvre.
Triptyque cinématographique, interprété par Dolores Chaplin et réalisé spécialement par
Jean-Philippe Toussaint à l'occasion de l'exposition LIVRE/LOUVRE, adapté de son roman Fuir,
Editions de Minuit, Prix Médicis 2005.
LOUVRE : Marie apprend la mort de son père au musée du Louvre, elle fuit dans le musée à la
recherche de la sortie.
CHINE : Trois personnages fuient à trois sur une moto dans la nuit chinoise poursuivis par la
police.
1
ELBE : La mer accueille les larmes de Marie. La caméra, souvent en mouvement, douce et vive,
suit les rythmes des corps et l’agitation des esprits, serrant au plus près les personnages. Le
film, baigné de musique et de lumière, exalte la sensualité des êtres et celle des espaces.
La partie intitulée Chine qu’a pu se procurer Jean-Benoît Gabriel auprès de la société de production
Les films des Tournelles sera au centre de son exposé. En préambule, le conférencier nous prévient
en citant Jean-Philippe Toussaint : « La bonne adaptation doit se faire traîtreusement par rapport à
l’œuvre de départ ».
En introduction au travail d’écrivain de Jean Philippe Toussaint, il attire notre attention sur le fait que
ce dernier est connu pour son écriture « cinématographique » : dans le texte qui nous est distribué
(extrait de l’ouvrage Fuir allant des pages 102 à 125) il y a beaucoup de mouvement et de mobilité,
importance accordée à la lumière et à la couleur. Effectivement, au fil de ces quelques pages d’un
texte serré décrivant une course-poursuite à moto avec trois personnages se déroulant en Chine, de
nombreuses images surgissent, au bénéfice d’une prose où le factuel et le climat semblent plus
importants que la psychologie des personnages et la justification de leurs actions.
Le conférencier nous alerte avant la projection du film de son aspect pouvant être jugé « mal fichu »,
faisant plus tard référence à l’apparente désinvolture de Jean-Philippe Toussaint. Mais c’est
justement le dispositif mis en oeuvre pour cela qui l’intéresse : « Parmi les motifs
cinématographiques, il en est un unique, le flux de la vie, émanation du médium lui-même ; la rue est
le lieu où le flux de la vie est le plus emblématique : ce que passe et que l’on ne peut fixer ». Un
conflit intérieur ne pouvant facilement être mis à l’écran et l’usage d’éléments extérieurs (exemple
donné du vent dans les arbres, des lumières diverses, dont la lampe braquée sur les motards…)
seront privilégiés. A ce stade, le film présenté diffère profondément de La salle de bains (dont il est
vrai que Jean Philippe Toussaint n’est que le scénariste et non le réalisateur). En un sens, et tout
particulièrement dans le cas de cette auto-adaptation, on pourrait dire que le médium (le cinéma,
donc) a une quête qui lui est propre.
Le film nous présente donc, sans guère de préalable, trois personnages, un jeune occidental, une
jeune femme chinoise et un homme asiatique également, un peu plus âgé. Les trois conversent
quand soudainement, le Chinois décide de leur départ. La motivation de ce départ précipité n’est pas
explicite mais, déjà à ce stade, le spectateur a pressenti la relation se nouant entre le jeune
occidental et la belle chinoise (si l’argument de la course poursuite qui va suivre se développe sous la
forme d’un probable trafic de drogue qu’échafaude intérieurement le narrateur-jeune occidental
dans le texte de Jean Philipe Toussaint, il n’y a rien d’équivalent dans le film). Et c’est bien cette
rencontre/ébauche de relation amoureuse qui sous-tend le court-métrage : sous le regard de
caméras de surveillance, semblant faire l’objet d’une poursuite ou d’une menace relativement
mystérieuse, le trio mal défini rejoint un parking souterrain et enfourche à trois la moto conduite par
le chinois qui se met à rouler dans la nuit, en pleine ville. Sur la moto, la jeune femme s’accroche au
conducteur, tandis que le jeune homme est assis derrière elle. Par la force des choses, tous trois sont
plaqués les uns contre les autres, donnant à la scène à moto un côté à la fois sensuel et irréel. Ce
dernier aspect de la séquence est renforcé par la présence d’un spot lumineux braqué sur leurs
visages de façon tout à fait irréaliste. En effet, ce spot mouvant à la vitesse de la moto suppose et
signifie un véhicule avançant de façon parallèle et essayant de synchroniser sa vitesse sur celle de la
moto. L’insistance de ce faisceau lumineux, seul moyen de voir les visages des protagonistes et
deviner un minimum d’expression est le résultat d’un dispositif technique sans doute à la hauteur de
l’économie du film, à première vue très modeste. Foin du réalisme, donc, au profit d’une parenthèse
2
visuelle qui peut être vue comme « la » scène du film, transportant ses personnages ailleurs (et nous
avec), dans une allégorie visuelle de la fuite qui ressemble également à une parenthèse enchantée.
La fin de la course poursuite, la proximité de l’eau et l’embarquement du trio sur un bateau peut être
vues comme la prolongation de cette course-poursuite à moto mais tous ces différents éléments ne
viennent pas atténuer le sentiment que le réalisateur a voulu avant tout nous faire partager sa vision
de ce moment étrange partagé par trois protagonistes fonçant sur une moto dans la nuit de Chine.
A ce sujet, le conférencier cite Jean-Michel Frodon qui, au sujet de ce film, parle notamment du
principe de la « poursuite » du théâtre utilisée donc ici pour suivre les personnages en fuite, procédé
courant sur une scène mais proscrit (s’il se voit) des plateaux de cinéma. Cette marque énonciatrice,
ce procédé, révèle la nature prédatrice de la caméra, car signifiant la présence d’une équipe de
tournage, si réduite soit-elle, dans une scène qui se veut paradoxalement irréelle, hors du temps et
de l’espace. La notion d’une caméra « sur-numéraire » est évoquée par le conférencier, caméra
intrusive prenant ici la forme d’un faisceau lumineux (« on cible et on fige en même temps »), sorte
de représentation de ce qui intéresse véritablement le réalisateur. L’évocation du fusil
chronophotographique d’Etienne-Jules Marey est également faite. L’image de lapins hypnotisés par
les phares de voiture semble être une figure récurrente dans l’œuvre de Jean Philippe Toussaint où le
regard (symbolisé donc ici par le phare braqué sur les passagers de la moto) est par définition
menaçant. Il est fait ici le constat que le narrateur (dans l’œuvre littéraire) aime voir, mais déteste
être vu. François Niney rapprochant les termes « prise de vue » et « prise de vie », explicitant le rôle
d’une caméra qui essaye d’intercepter les flux et la lumière, qui met en boîte, est cité à son tour. Par
ailleurs, ce projecteur/caméra peut être mis en rapport avec les nombreux écrans de surveillance du
début. La présence d’écrans est importante aussi dans « Nue », autres volet de la tétralogie de Jean
Philippe Toussaint et le conférencier évoque d’autres films où la caméra apparaît comme menaçante,
voire dangereuse : Film de Samuel Beckett (avec Buster Keaton), Peeping Tom de Michaël Powell.
Face à ces évènements sur lesquels ils ont peu de maîtrise, les personnages se laissent porter. A un
autre niveau, il s’agit dans le film de l’image de fuyards et, plus particulièrement dans le cas du jeune
occidental, de quelqu’un qui cherche à échapper à lui-même. Sur le plan de l’adaptation elle-même,
le procédé de focalisation externe qu’utilise Jean-Philippe Toussaint dans son roman permet une
transposition facile au cinéma. On peut supposer aussi qu’il y a un jeu entre le narrateur et JeanPhilippe Toussaint lui-même, à l’image, par exemple, de la ressemblance qu’il y a entre lui et Tom
Novembre, comédien de La salle de bains. Un rapprochement est fait entre les parenthèses faites
dans le texte par l’énonciateur et la séquence avec le faisceau lumineux dans le film qui fait bloc et
digression à part entière. Les interventions et marques d’énonciation de l’auteur du texte trouvent
donc un équivalent dans le film avec ce que le conférencier présente comme des « sorties de
cadres », l’auteur s’évadant dans le hors-champ, sorte d’équivalent d’un décadrage littéraire.
Lors des échanges avec l’assistance, il est fait état, d’une part, de la virtuosité de Jean Philippe
Toussaint en tant qu’écrivain (l’usage fréquent de longues phrase équivalentes au plan-séquence
cinématographique, la richesse du vocabulaire au service d’une description minutieuse, la
composition typographique elle-même sous formes de blocs homogènes, sans une bribe de dialogue
pour l’extrait du texte correspondant au film), d’autre part, d’une forme de désinvolture d’un JeanPhilippe Toussaint qui s’improviserait « cinéaste du réel ». En tout état de cause, reste posée la
question de la possibilité ou non d’atteindre à un autre point de vue que celui de l’auteur du texte
dans le cas très particulier de l’auto-adaptation.
Compte rendu rédigé par Dominique Théron, étudiant en M2 d’études cinématographiques à Paris
Diderot.
3
4