fr translation - Sophie Jodoin

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fr translation - Sophie Jodoin
Sophie Jodoin : War Series
Dessins sur la poétique de la déviation
de Robert Enright
Sophie Jodoin perçoit le monde en noir et blanc puis le réinvente dans les mêmes limites tonales. Comme
en témoigne sa « War Series », soit une suite de sous-thèmes sur la guerre – un monstre à plusieurs têtes,
s’il en est – qu’elle explore sous forme de dessins depuis deux ans, cette limitation s’est avérée très
fructueuse. Ce corpus d’œuvres figurera sans doute parmi les plus ambitieux projets de dessin entrepris par
un artiste canadien au cours des cinquante dernières années. Il comporte déjà plus de 300 œuvres sur
Mylar : sous le titre Small Dramas and Little Nothings sont regroupés les 112 plus petits dessins au crayon
Conté avec collages (24 cm sur 19 cm), et sous le terme Hoods, les dix plus grands dessins au gesso noir et
au crayon Conté (132 cm sur 91,5 cm). Ces derniers représentent des têtes couvertes de tissu – elles font le
double de leur grandeur nature -- ayant comme point de départ certaines images notoires d’Abou Ghraib.
Un seul regard sur ces têtes déclenche une puissante émotion mêlée d’angoisse et de claustrophobie.
Les dessins de la série Small Dramas sont petits mais en disent long : un animal sur béquilles, quatre paires
de chaussures vides et un ensemble de crânes disposés sur un tissu noir forment dans leur juxtaposition un
tableau qui n’est pas sans rappeler les natures mortes de la peinture gothique. Les dessins ont la forme
soustractive que peut avoir la sculpture, au sens où Jodoin crée ses images en supprimant une partie de
l’information dont elle dispose au départ. « C’est l’aspect poétique du procédé qui m’intéresse », m’a dit
Jodoin lors de ma visite de deux jours à son atelier de Montréal. « Supprimer ce qui je considère superflu
est très important pour moi, et en vieillissant, la notion de simplicité, de dénuement si vous voulez
m’interpelle de plus en plus. »
Son travail fonctionne tant sur le plan figuratif que conceptuel puisque les figures, à priori solitaires sur leur
feuille de mylar respective, peuvent tout aussi bien être regroupées et se compter jusqu’à quatre-vingts pour
former une grille. La pluralité de l’installation redéfinit la singularité de chaque dessin. Il est significatif
qu’un corpus de soixante-douze dessins soit intitulé Regiment (huile sur Mylar, 2006-2007); l’artiste le
considère comme une armée compacte de types corporels, tronqués aux yeux et au nombril, des torses qui
se lisent comme une mixture de chair et d’armure.
Une certaine logique pratique sous-tend le développement de l’œuvre de Jodoin. Le concept de l’armure
corporelle de Regiment est repris dans la série Helmets and Gasmasks, quatre-vingts dessins au crayon
Conté que Jodoin a terminés en 2008. La série se compose d’interprétations méticuleuses de casques de
combat médiévaux (l’artiste a pris des photographies dans la collection d’art médiéval du Metropolitan
Museum of Art à New York), et de soixante exemples de masques à gaz datant du début du XXe siècle à
nos jours, trouvés sur un site Web. Dans la plupart des cas, les casques sont vides, alors que les masques
sont presque toujours portés. Les yeux qui vous regardent depuis leur sombre repli sont égarés, souffrants,
résignés ou reconnaissants, et expriment une gamme légitime d’émotions. Ce qui est inattendu, par contre,
c’est la manière dont Jodoin évite les pièges évidents dans lesquels tombent les œuvres traitant de guerre et
de torture : le sensationnel, le morbide, le vulgaire, le sentimental et le chauvin. La mort gravite autour de
l’œuvre, elle ne l’habite pas. « Nous sommes à la fois brisés et complets », dit-elle dans l’interview qui suit.
Dans cet ordre d’idées, elle s’intéresse davantage aux fragments et aux débris qu’à la complétude, et prend
par rapport à son travail une position de laquelle transparait une « tendre douleur » -- une expression dont
la félicité contenue ne doit pour autant dissimuler l’imperturbable vérité qui se dégage de l’expérience. Je
pense à un autre Montréalais lorsque je regarde les dessins passionnants de Jodoin. Dans Anthem, Leonard
Cohen nous exhorte à laisser tomber toute notion d’offrande parfaite et à nous concentrer plutôt sur ce qui
peut être accompli. « Il y a une fissure en tout, disent les paroles de la chanson, c’est par là qu’entre la
lumière. » L’univers dessiné de Jodoin a peut-être la « tête fêlée » – j’emprunte à W. B. Yeats –, mais le
rêve y est encore possible.
Dans Headgames (2008), une projection vidéo de sept minutes réalisée en collaboration avec David Jhave,
Jodoin trouve un équivalent cinétique à la tendre douleur incarnée dans ses dessins. Il s’agit d’une série de
courtes scènes dans lesquelles son neveu de sept ans et sa nièce de neuf ans portent des cagoules et des
masques à gaz tout en jouant devant la caméra. Par leurs mouvements, les enfants expriment diverses
activités d’une humanité consternante, qui vont de l’innocence à la menace en suivant l’inéluctable logique
du rêve. Tout ce que nous chérissons et dont nous devons nous méfier est visible dans ce petit drame
troublant. L’artiste estime qu’il y a peut-être « un peu de rédemption » dans cette vidéo. C’est la seule fois
où, à mon avis, Sophie Jodoin a tort à propos d’une de ses réalisations. Headgames est une œuvre qui
représente tous ses corpus. Son « peut-être » est loin d’être à la hauteur de ce qu’elle a accompli. Ce qu’elle
croit être un art brisé est, en son centre, résolument rédempteur.
L’interview qui suit s’est déroulée dans l’atelier de l’artiste à Montréal, le 19 novembre 2008.
R. Je dessine depuis l’enfance. La peinture a toujours eu pour moi quelque chose de difficile. Tellement de
choses entraient en ligne de compte : les outils, le temps de séchage, la gestion de tant de couleurs. J’avais
l’impression de créer un monde qui était faux. Il y a également toute la séduction de la peinture qui ne m’a
jamais attirée. Le dessin est tellement immédiat. Bien que je ne tienne pas de journal intime, je pense que la
grande compilation de dessins qui constitue « War Series » devient un journal. C’est peut-être pour cette
raison que je ne réfléchis pas trop quand je les exécute. Je ne fais que dessiner – les dessins peuvent être
très littéraux, directs ou contenus – vient ensuite le processus d’épuration.
Q. Je conçois le journal intime comme un texte qui relate les réactions, les émotions et les positions de son
auteur.
R. Ce sont des traces visuelles et, comme je n’écris pas, les dessins deviennent mon langage écrit. La
plupart des artistes disent de leur travail qu’il est autobiographique, ce qui est finalement vrai parce que je
crois que nous sommes des êtres très égoïstes, opportunistes, et que nous nous approprions un motif ou un
sujet pour le faire nôtre. On en imprègne finalement tout notre être.
Q. Vous dites voir le monde en noir et blanc. Un processus de transposition visuelle s’enclenche-t-il dans
votre tête ?
R. C’est difficile à expliquer, mais je n’ai pas vraiment de rapport avec la couleur. Quand je vais dans un
musée, je n’ai pas l’impression de pouvoir évaluer la complexité de la couleur dans un tableau, encore
moins la composition. Quand j’utilise des références visuelles ou que je prends des photographies, il y a de
très bonnes chances qu’elles soient en noir et blanc. J’arrive plus rapidement au cœur de mon sujet de cette
façon, comme c’est très graphique, je peux le voir plus vite et de façon plus abstraite. Je travaille ensuite à
rendre les émotions, soit tout ce que je cherche à exprimer dans mon dessin.
Q. Que pensez-vous de la palette tonale avec laquelle vous devez travailler ?
R. Je pense qu’elle est infinie. Elle va de la négation totale à l’infini total, comme du blanc sur du blanc, à
une négation de l’espace qui est possible en l’emplissant au maximum. Entre ces deux extrêmes, vous avez
toutes les subtilités possibles. C’est comme une musique où vous retrouvez des passages silencieux. En ce
sens, je crois que ce que j’ai à explorer est immense et que tout reste à faire. Parce que mon but est de
minimaliser mon travail, j’ai encore beaucoup à accomplir. Étant donné que j’ai réduit mes moyens
d’expression au strict minimum et que je suis une artiste figurative, la question est donc de savoir comment
arriver à une représentation plus conceptuelle ? Faire disparaître l’image, surtout le trait, est difficile. Il ne
s’agit pas d’une image captée, comme dans un film. Je trouve le trait si cru. Je n’ai pas encore trouvé de
moyen de rendre le vide convaincant. Mais c’est une chose à laquelle je veux arriver parce que,
paradoxalement, cela se rapproche davantage de la mort que ne le ferait une œuvre sombre.
Q. Saviez-vous qu’Emily Dickinson a qualifié la mort d’« exploit blanc » ? Plutôt que de voir la mort
comme de la noirceur, elle l’a vue comme une lumière aveuglante.
R. Je peux comprendre parfaitement. Si je peux ajouter une note anecdotique : je me sens totalement
canadienne dans mon rapport à l’hiver et à la lumière. Pour moi, la mort idéale se produirait dans un champ
ouvert, pendant une tempête de neige.
Q. Donc, le paysage est le destin ?
R. J’imagine. Un paysage infini est somptueux. C’est l’aspect désolé qui m’intéresse, la solitude des êtres
humains. Hier, vous avez dit que, même si mon sujet était violent, les dessins ne se lisent pas ainsi. Peutêtre est-ce parce que je m’intéresse davantage au silence, à la désolation et à la solitude, à la façon aussi
dont nous survivons au fait d’être vraiment seuls dans ce monde, même si nous sommes entourés de gens.
C’est toujours présent dans mon travail, je crois.
Q. Il y a une certaine mélancolie dans ce que vous faites.
R. En effet. Elle a toujours été là. On vient au monde seul, on meurt seul, on doit trouver des solutions soimême, par soi-même, peu importe l’aide qu’il y a autour.
Q. Le projet que vous avez réalisé avec votre mère est, de diverses manières, une reconnaissance de la
solitude. Ces dessins donnent un sentiment d’éloignement qui semble presque intime.
R. Je dirais la même chose de la série Diary of K, a journal of drawings. Je ne pensais jamais présenter
publiquement ces autoportraits qui montrent comment je vivrais si j’avais un handicap, quel qu’il soit.
Avec ma mère, il s’agissait plutôt d’affronter ma peur de la mort et du vieillissement. Cela a été une
expérience singulière parce qu’elle a posé nue pour moi et que je lui ressemble beaucoup. J’étais donc
devant des autoportraits, des images de moi à un âge plus avancé.
Q. En dessinant votre mère dévêtue et en dessinant une personne de petite taille, vous avez choisi des sujets
non conventionnels. Pourquoi ?
R. Ce que je veux savoir, finalement, c’est comment les autres affrontent leur propre fragilité. Ils
m’apprendront peut-être quelque chose. Travailler avec quelqu’un pendant aussi longtemps vous donne une
ouverture sur son savoir. Vous le digérez et cela vous aide à réaliser la série suivante parce que vous avez
approfondi les choses. J’ai toujours été attirée par les marginaux et les solitaires. C’est étrange que, lorsque
j’ai des modèles devant moi, je ne veux pas qu’ils me parlent et je ne veux pas leur parler. Je ne suis pas
intéressée à établir une relation personnelle. Ils deviennent un motif, et en ce sens, je reviens à ce que je
disais à propos de l’art : c’est un acte égoïste où l’on s’approprie ce dont on a besoin. Je ne tiens pas
nécessairement à connaître mes modèles. Je suis comme cela dans la vie, également. Je tourne la page
vraiment très vite. J’aime garder mes distances.
Q. Qu’est-ce qui vous attire tant dans la guerre ?
R. C’est un sujet qui m’a toujours intéressée et je n’ai même pas encore touché la pointe de l’iceberg. J’ai
beaucoup de livres sur la mort, j’ai suivi des cours de religion sur l’histoire de la mort et l’histoire des
cimetières. J’aime les dessins anciens et j’ai toujours aimé les Désastres de la guerre de Goya. Mais je ne
dessine pas de cette manière. Je préfère regarder les dessins contemporains. En 2004, quand je suis
retournée au noir et blanc, je savais que j’aborderais éventuellement le sujet de la guerre. Les médias m’ont
aidée en me donnant rapidement accès à des tonnes d’images. Le sujet m’intéressait tout comme le défi de
travailler avec des sources visuelles d’une manière très différente de celle à laquelle je m’étais habituée. De
toute évidence, je ne pouvais pas me servir de sujets autour de moi. Beaucoup de gens m’ont demandé si
j’avais déjà ressenti le besoin d’aller en territoire de guerre, comme témoin. Ce n’est pas le cas. Je suis
autosuffisante, je peux trouver moi-même des images, les canaliser et en faire quelque chose de personnel.
Ma première série sur la guerre était plus réaliste et directe, et j’espère que les images deviendront de plus
en plus personnelles ou surréelles.
Q. Il y a une grande différence entre personnaliser la guerre et la rendre surréelle. Comment faites-vous
pour la personnaliser?
R. En subjugant le sujet pour en faire quelque chose d’humble, qui n’a rien d’universel, d’international ou
de politique. Je n’ai jamais considéré mon travail comme étant politique, féministe ou environnementaliste.
Je respecte ce genre de travail, mais ça ne m’intéresse pas de travailler dans l’une ou l’autre de ces
optiques. C’est l’aspect poétique qui m’intéresse. Je cherche à créer des prières, en quelque sorte un
testament qu’il faut contempler de près et en silence. Ce qui explique la dimension de mes oeuvres. Plus
grandes, elles n’ont plus rien d’ex-voto. Elles vous prennent alors aux tripes d’une manière très différente
et peuvent facilement basculer dans le sensationnalisme, chose que je cherche à éviter.
Q. Vous vous intéressez à la mort, mais vos œuvres ne semblent jamais morbides.
R. Même si j’aime les œuvres grotesques, où les choses deviennent gothiques, baroques ou très morbides,
j’évite délibérément l’illustration du cri. Travailler en noir et blanc m’aide parce que tout ce qui a trait au
sang est éliminé. Il devient une tache d’encre noire. Comment aborder le démembrement et la
fragmentation ? J’ai dû me poser des questions sur les limites de la retenue. Est-ce que je me retiens par
crainte de révéler quelque chose ? Cela a-t-il plus à voir avec l’éthique et l’humilité, et le respect que
j’éprouve envers le sujet ? Je préfère les choses qui résonnent de l’intérieur plutôt que de l’extérieur, qui
ont une voix silencieuse. Je ne pourrais pas y arriver avec quelque chose de sordide.
Q. Historiquement, le fragment a servi à représenter la nostalgie pour un passé disparu. Les ruines de
monuments et les statues brisées sont devenues belles à nos yeux. Comment le fragment fonctionne-t-il
dans votre œuvre ?
R. En mentionnant la brisure, vous m’avez donné la réponse. Nous sommes à la fois brisés et complets. Je
m’intéresse au non-dit et il m’importe de rendre le regardeur conscient de cette partie, de cette scène ou de
cette émotion manquante. Je peux y arriver avec des morceaux fragmentés. Je ne m’intéresse pas à
l’intégralité des êtres humains, à leur complétude spirituelle ou physique. Je m’intéresse à ce qui est brisé
chez eux, à leurs débris, qu’ils soient humains, physiques ou psychologiques. Pour moi, la fragmentation
n’est que le rendu explicite de ces débris ou de ce qui est « brisé » chez l’être humain.
Q. Donc, est-ce que le rendu d’une partie du corps est important parce qu’il implique ce qui pourrait être
là ? Vous suggérez que, sur le plan psychologique ou imaginaire, la partie représente le tout.
R. J’espère que le regardeur peut transcender ce qui est là. J’en suis à un point maintenant où c’est le sujet
lui-même qui impose ses propres exigences ; ce n’est pas moi qui décide du traitement. Ainsi, avec
Regiment, je n’avais pas le choix puisque, si j’avais opté pour quelque chose de plus interprétatif ou
gestuel, je n’aurais pas obtenu la géographie spécifique de chaque individu. Il était important que
l’approche soit clinique parce que les corps sont devenus, en quelque sorte, la documentation d’expériences
vécues.
Q. Je m’interroge sur votre objectif. Êtes-vous une sorte de copiste, de transcripteur de la chose que vous
regardez ?
R. Je suis certainement la traductrice de mes propres perceptions du monde. Ce qui rend un artiste unique,
c’est qu’il ou elle doit croire en sa capacité de transcrire sa perception du monde. Si l’on n’y croit pas, ça ne
sert à rien de travailler. Je ne crois pas en mon travail ; je crois en moi.
Q. Et, pourtant, vous avez de formidables compétences techniques. L’idée est-elle de pouvoir faire appel à
la technique qui vous permettra d’atteindre votre objectif ?
R. Je n’ai jamais trouvé les compétences si intéressantes. J’aime les dessins d’enfants, l’art brut et la beauté
intrinsèque d’un dessin. Ce qui n’est vraiment pas mon cas. Je m’intéresse davantage au sujet et à ce que je
peux en faire. Il se trouve que j’ai des compétences, ce qui peut souvent être une béquille. Mais j’ai décidé
que, puisque j’ai ces compétences, je ferais aussi bien de les utiliser au maximum, ce que je n’avais jamais
considéré auparavant.
Q. Vous travaillez très vite. Quel est votre état mental quand vous travaillez ?
R. Je suis une personne très physique. Donc, que je travaille lentement ou rapidement, mon cerveau
s’ajuste. Je préfère apprendre par l’erreur et la répétition. J’ai compris que je dois produire une vingtaine
d’œuvres pour arriver à deux qui toucheront la cible. J’ai toujours travaillé par série et rapidement.
Q. Commencez-vous plus prudemment ? La trajectoire est-elle de s’éloigner d’un sentiment de contrôle
pour atteindre quelque chose de plus flexible ?
R. Je dirais que c’est le contraire. Au début, j’ai cette idée qui surgit rapidement et aisément. C’est comme
un débordement et je n’ai pas vraiment de contrôle. Le défi, quand on travaille avec une série, c’est de ne
pas se répéter et de faire en sorte que chaque image soit forte en soi. C’est pourquoi j’ai besoin d’arrêter et
de retrouver le fil conducteur des premières oeuvres parce que, sur une période d’un an et demi à deux ans,
une série peut se mettre à aller dans toutes les directions. Mais les dessins deviennent vraiment plus précis
et concis au fur et à mesure que j’avance parce que j’ai plus de temps. J’ai un dialogue plus approfondi
avec le sujet.
Q. Vous avez dit que vous commencez toujours par de grands formats.
A. C’est une mauvaise habitude, mais je persiste. Je dois accepter la valeur d’un travail de plus petit format.
Même si je sais, avant de commencer, que je finirai par retourner à quelque chose de plus petit, je dois me
le sortir du corps, sentir que je n’ai absolument plus aucun lien avec lui. Puis très vite, j’en réduis les
dimensions et le rends plus intime. Je ne sais pas comment je travaillerai quand je passerai au grand format,
mais j’essaierai de préserver ce contact intime.
Q. Est-ce que les Hoods sont les images les plus grandes que vous ayez réalisées ?
R. Oui. Pour cette série, j’ai commencé petit et j’ai agrandi par la suite.
Q. Quel élément, dans les images d’Abou Ghraïb, a provoqué cette série ?
R. J’ai toujours voulu aborder la guerre, et ces images se sont imposées. Elles sont très fortes. Lorsque j’ai
commencé à travailler avec la tête dans Helmets & Gasmasks, je savais que j’avais besoin de rendre le tout
plus fantomatique. Même si les images des Hoods semblent littérales, elles sont très religieuses à mes yeux.
C’est peut-être parce que les seize premières années de ma vie, je me suis endormie et réveillée dans un lit
tourné vers un crucifix, et que le corps et les blessures du Christ m’ont beaucoup affectée. C’est enraciné
dans une bonne partie de mon travail. Si je veux lire en paix, je vais dans une église, mais la majorité
d’entre elles ne sont malheureusement plus ouvertes au public. Il y a là un type de silence qu’on ne trouve
nulle part ailleurs (toutes églises confondues). La relation à l’espace y est extraordinaire. Même si je suis en
désaccord avec les religions et avec ce qu’elles ont fait à travers le temps, ces espaces sont
merveilleusement tranquilles et méditatifs. C’est un silence particulier, comme un paysage d’hiver vide où
l’on ne sent que le vent. C’est un lieu reclus à tel point qu’on s’y sent protégé comme dans le sein maternel.
Pour moi, c’est très fécond.
Q. Comment vous est venue l’idée des Hoods ?
R. Dans le travail sur la guerre, Hoods est la seule série faisant appel, en fait, à des modèles. J’engage
rarement quelqu’un avant d’avoir fait moi-même des essais. Je dois d’abord voir si le potentiel existe et je
ne veux pas que quelqu’un s’implique si ça ne vaut pas la peine. Comme je l’ai déjà dit, je n’aime pas créer
de mises en scène ou gaspiller du temps, donc je photographie aussi vite que je dessine. Dans ce cas-ci, j’ai
mis différentes épaisseurs de tissu sur mon visage puis j’ai pris des photos. Je ne veux pas « orchestrer » les
choses, voir à ce que tout soit bien à sa place parce que ça donne des images trop belles et, même si mon
travail peut avoir un aspect photographique, j’ai besoin d’aller plus loin que ça. J’en fais donc un tirage en
assez petit format et de peu de qualité; les ombres produites par l’éclairage sont souvent extrêmes. Quand je
dessine, je travaille la moitié du temps au sol et l’autre moitié au mur. J’aime travailler avec des liquides.
Quelqu’un m’a dit récemment que les liquides dans mes œuvres en noir et blanc parlent de la dissolution du
corps et de son sang. J’imagine que c’est vrai. J’utilise le gesso noir pour son bel aspect mat et velouté, et
parce qu’il se rapproche de la chair plus que l’encre ou l’acrylique.
Q. Alors, on vous retrouve sous les différentes cagoules ?
R. Non. Après en avoir fait quelques-unes, j’ai demandé à des amis. Je les piège. J’aime prendre les gens
par surprise parce que, de la sorte, ils ne peuvent pas se préparer, donc le rapport est très naturel.
L’expérience n’a toutefois pas été très agréable pour la plupart d’entre eux parce qu’ils se sont sentis
claustrophobes.
Q. Dans certains cas, les expressions du visage sous les cagoules sont plus prononcées. Avez-vous donné
des directives sur ce que vous vouliez ?
R. En général, je ne donne pas de directives. Je dis : « Tu peux rester immobile ou tu peux bouger. »
Certaines personnes ont pris les choses en main et elles ont pratiquement mangé le tissu.
Q. Je sais qu’il existe de plus petites études et, puisque l’échelle est un enjeu si important pour vous,
pourquoi êtes-vous passée à des images qui sont le double de l’échelle humaine ?
R. Il me faut une raison pour travailler à grande échelle et c’est habituellement lorsque le rapport intime
n’est pas assez convaincant, lorsque je sens le besoin d’une chose plus viscérale qui s’emparera du
regardeur. Avec une petite échelle, c’est le regardeur qui s’empare vraiment de l’œuvre, mais si l’œuvre est
assez forte, c’est le contraire qui se produit. Je crée beaucoup d’œuvres en pensant aux stations du Chemin
de croix. Dans ce cas-ci, je ne pensais qu’à des rangées de figures cagoulées où l’on sentirait davantage la
suffocation.
Q. Vous dites que vous n’êtes pas une artiste politique, mais on pourrait situer ces dessins dans un contexte
politique.
R. Les gens peuvent voir les œuvres comme étant politiques, mais j’opère à un niveau plus humain. Ça n’a
rien à voir avec la politique.
Q. Donc, vos images pourraient provenir d’Amérique centrale, du Viêt Nam ou d’Abou Ghraïb? Le conflit
précis n’est pas le but de l’exercice.
R. Et ce pourrait être la Renaissance italienne. Elles découlent simplement de ma passion pour le visage
humain. Lorsque j’exécute des dessins de têtes, je me dois toujours de renouveler ma manière de travailler
avec le sujet. Peut-être s’agit-il d’une piètre tentative pour les faire disparaître. Ce qui m’intéressait
vraiment, c’est le voile entre le regardeur et la tête, et ce qui est évoqué par cette membrane.
Q. Dans Regiment, vous avez coupé l’image tout juste sous les yeux. Votre intérêt à réaliser un portrait
passait-il par une confirmation du corps plutôt que par un regard sur l’âme ?
R. Oui et, dans ce cas-ci, je me suis également intéressée à l’idée du portrait comme étant quelque chose
d’autre – le corps, les mains et le torse. Les torses sont comme des armures. C’est en grande partie avec
notre poitrine que nous affrontons le monde – c’est là que se trouvent le cœur et les entrailles. Donc, pour
moi, c’est un mur que nous érigeons ou pas. Regiment m’a menée à la série sur la guerre, en particulier de
part son titre. Je considère ces multiples torses comme ma propre petite armée parce que nous sommes tous
en guerre d’une manière ou d’une autre; nous menons tous différents combats dans nos vies.
Q. Observez-vous le monde d’aussi près que ce que vous êtes en train de dessiner ?
R. Je dirais que la pratique de l’art a affiné mon sens de l’observation et non le contraire. Quand je vais me
promener, ce qui me fait regarder les objets ou écouter les sons dans la rue d’une manière différente, c’est
ce que j’ai vu dans des livres, des pages que j’ai arrachées et avec lesquelles j’ai réalisé des collages.
Q. Donc, l’art est un médiateur entre vous et le monde ? Il vous retranspose dans le monde.
R. Oui, l’art me maintient en vie.
Q. J’aimerais que nous parlions de votre décision d’utiliser le Mylar.
R. C’est arrivé par hasard en 2005. J’ai trouvé dans le Mylar le partenaire parfait parce que c’est une
surface très indulgente qui me donne une très grande marge de manoeuvre. Pour moi, dessiner n’est pas
qu’un cheminement de A à Z ; c’est plutôt un processus d’allers et de retours. Je peux superposer plusieurs
dessins et, si je ne suis pas satisfaite, je peux tout effacer et retourner à la surface de départ. Il se trouve que
je travaille avec des crayons Conté, qui ont la même richesse que le gesso noir. Cette variété vraiment
somptueuse de noirs et de gris adhère à la surface. C’est presque comme travailler dans les mines. Je
n’utilise pas le fusain parce qu’il est trop poudreux et volatil, et qu’il ne me donne pas les noirs que je veux.
Je suis complètement hypnotisée par le Mylar et je n’en ai même pas encore exploré les possibilités de
transparence ou de superposition.
Q. La question de la superposition est intéressante. Pour ses premiers dessins, Eric Fischl travaillait avec du
papier cristal. Sa méthode consistait à dessiner des figures et des objets différents et, à la manière d’un
metteur en scène, il superposait les feuilles de papier cristal. Il pouvait retirer un garçon sur un vélo et le
remplacer par une femme dans une baignoire. C’est une méthode narrative qui lui permettait de raconter
diverses histoires. Il me semble que la combinaison du Mylar et de la superposition dans votre travail
introduit inévitablement la notion de récit.
R. C’est exactement ce à quoi je pense lorsque je travaillerai en grand format. Je ne peux pas faire
autrement que d’aller dans cette direction et ça me stimule. C’est précisément par la construction que je
pensais y arriver, en expérimentant ces choses ensemble et, d’une manière ou d’une autre, un récit se
construira que je pourrai contrôler.
Q. Lorsqu’on est un artiste figuratif, il y a tellement d’investi dans la reconnaissance du sujet qu’il est
difficile d’aller dans la direction du minimalisme ou de l’abstraction. Comment négociez-vous le territoire
entre l’abstrait et le mimétique ?
R. Je suis plus engagée dans le minimalisme et j’espère le devenir davantage. Mais je ne suis pourtant pas
prête à abandonner la représentation. Je ne pense pas pouvoir transmettre ce que je veux par l’abstraction
pure. La décision d’opter pour le noir et blanc, la présentation austère de l’encadrement, le choix
d’installation des oeuvres : c’est tout ce que je peux faire pour le moment. Il y aura d’autres choix. Est-ce
que je fais en sorte que ce soit éphémère ? Est-ce que je travaille sur des surfaces qui se désintègrent ? Estce que j’accorde plus d’importance au dialogue dessin-architecture ? Je m’intéresse davantage à ces choses
maintenant, mais l’abstraction fera toujours partie de mon travail. À certains moments, c’est plus évident
qu’à d’autres. Je pourrais mettre moins l’emphase sur le rendu, mais ce serait malhonnête de prétendre que
je dessine sans savoir ce que je fais.
Q. La notion d’authenticité ou d’honnêteté semble faire partie intégrale de votre démarche.
R. Mes décisions quant au milieu de l’art viennent de là, ma décision de tenter de demeurer aussi
indépendante que possible vient de là, tout comme mon combat en tant qu’artiste figurative. Mon travail
repose entièrement sur cette notion d’intégrité.
Q. Vous utilisez la belle expression tender pain, ou « tendre douleur », quand vous parlez de Small Dramas
and Little Nothings. Est-ce que cela fait partie de ce que vous essayez de transmettre dans votre travail ?
Cela suggère une dialectique avec une composante lyrique.
R. Je crois que c’est le cas même si ce n’est pas toujours ce que je souhaite. J’aime l’idée du pathos. J’aime
les extrêmes, il y a donc quelque chose d’exquis dans le fait de tomber amoureux et d’arrêter de l’être. La
douleur extrême est également pathétique. J’ai beaucoup d’empathie pour les sujets avec lesquels je
travaille et j’espère que le regardeur en éprouve également. Mais je n’essaie pas de faire passer un message.
Cela ne m’intéresse pas. Ma relation au monde repose sur cette tendre douleur.
Q. Qu’est-ce qui vous a motivée à aller vers la vidéo ? J’imagine que la question évidente serait : quel est le
lien avec le dessin ?
R. Le rendu de mes dessins étant classique et traditionnel, j’ai senti le besoin de repousser un peu plus loin
mes propres horizons. Je ne savais pas ce que je pouvais faire de plus avec la photographie. Ce n’aurait été
qu’un dessin statique et ce qui m’intéressait, c’était d’introduire du mouvement. Au fond, je voulais
pouvoir recréer l’atmosphère des dessins dans un médium différent. Dès le départ, je ne voulais pas réaliser
d’ambitieux projets avec mes vidéos. Mon objectif était que ce soit très simple et très minimal. Je savais
d’emblée que je voulais travailler avec des enfants. Je pense que cela m’est venu de la série The Ward puis,
avec Helmets and Gasmasks, j’ai placé de plus en plus d’enfants derrière les masques. Ce sont les enfants
qui subissent le plus de dommages collatéraux durant une guerre. Par ailleurs, la violence fait partie de
chacun d’entre nous et j’ai donc voulu commencer à la source. Je savais que je n’aurais pas besoin
d’intervenir dans le processus d’interprétation parce que les enfants agissent de façon très naturelle.
Q. Et vous ne vouliez pas être un metteur en scène qui leur dit ce que vous attendez d’eux?
R. La plupart du temps, je ne sais pas ce que je veux. Quand je travaille avec des modèles, je leur dis que je
ne sais pas ce que je vais faire. Avec ma nièce et mon neveu, j’ai procédé en trois séances. Je connaissais la
chimie qui existe entre eux et je voulais l’exploiter, mais je ne savais pas quel serait le résultat. Je voulais
qu’ils portent des masques et des cagoules parce que c’était l’idée et je voulais qu’ils interagissent avec ces
accessoires. Je me disais que s’ils étaient là ensemble, ils commenceraient à jouer, mais je ne leur ai pas dit
de jouer à la guerre.
Q. Quelle est la signification de Headgames pour vous ?
R. Ce n’est absolument pas à propos de l’espoir, et ce n’est pas non plus à propos de la mort ou de l’oubli.
Il y a peut-être un peu de rédemption là-dedans. Je sais qu’on n’est pas censé utiliser ce mot, mais il y a
également la beauté de deux enfants qui jouent ensemble, qui s’aiment, et qui à tout moment peuvent se
retourner l’un contre l’autre.
Q. Les choses changent brusquement lorsqu’elle pointe son doigt, à la manière d’un revolver, contre sa tête
à lui. Soudainement, un jeu d’enfants devient la représentation de quelque chose de dangereux.
R. Et c’est très naturel. Elle sourit pendant qu’elle le fait. J’ai été surprise de voir à quel point la vidéo a fini
par être lyrique en même temps qu’elle comporte des moments durs. Mon travail est peut-être ainsi fait, que
je le veuille ou non. Il a sa propre beauté, mais aussi une certaine dureté qui ne vous acculera pas au pied
du mur.
Q. Qu’y a-t-il dans le masque à gaz qui vous intéresse tellement en tant qu’objet ?
R. Le masque à gaz est une version du crâne que je me suis retenue de faire parce qu’il s’agit d’une image
tellement chargée de sens. Mais je crois que les masques à gaz sont de beaux objets. Je voulais travailler
avec la tête à nouveau tout en évitant de la dessiner directement. Aussi, j’étais intéressée à l’évolution des
masques à gaz dans l’histoire, à la manière dont les formes ont changé. Les casques demeurent des objets.
Je les vois comme un répit pour le regard. Ils servent de parenthèses. Ils sont extrêmement agréables à
dessiner. Utiliser la craie pour imiter le métal est un astucieux subterfuge.
Q. Avez-vous l’impression de négocier un espace psychologique lorsque vous dessinez les masques à gaz ?
En mettant une figure dans ces masques, une gamme différente d’associations psychologiques entre en jeu.
R. Le pathos s’ajoute – toute la dimension humaine. Les orbites ne sont pas vides, creuses. J’avais besoin
d’yeux interrogateurs ou souffrants, du regard de quelqu’un qui ne peut se soustraire à cette situation
ridicule. Quelqu’un qui est pris physiquement et mentalement. J’avais besoin de ce dialogue, sinon cette
série n’aurait pas eu sa raison d’être.
Q. Pourquoi ne pas utiliser la photographie ?
R. Même si j’aime beaucoup la photographie, je trouve que je passe moins de temps avec une photo
qu’avec un dessin ou une huile. C’est peut-être ce dialogue qui s’instaure au fil du temps qui m’intéresse –
sa respiration, parce que c’est un type de respiration différent.
Q. Qu’est-ce qui vous motive à continuer ?
R. C’est toujours un effort. Il y a des artistes qui sont heureux de se lever le matin ; moi, je suis
complètement à l’opposé. Ça me demande beaucoup, mais une fois que j’ai commencé, ça va. Bien sûr,
mon éducation catholique fait que je me sens coupable si je ne suis pas toujours en train de travailler.
Robert Enright est un collaborateur de longue date à la revue Border Crossings et il dirige la chaire de
recherche en critique et théorie de l’art à l’École des beaux-arts et de musique de l’Université de Guelph.
Il a écrit plus de 35 articles publiés dans des livres et des catalogues. Il est l’un des auteurs de l’ouvrage
Eric Fischl: 1970 – 2007 et d’un recueil d’interviews intitulé Peregrinations: Conversations with
Contemporary Artists.

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