Intervention de B de Backer
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Intervention de B de Backer
Les cent portes de l’accueil Héberger des adultes et des familles sans abri Bernard De Backer (avec la participation de Paul Lodewick) Editions Couleur livres, 140 pages, mai 2008 L’exposé n’a pas pour objectif de présenter de manière détaillée le contenu du livre. Il s’agira plutôt de souligner certains aspects, notamment l’un des constats qui ressortent des échanges avec les acteurs du secteur et qui est au cœur de la conclusion du livre : la perception, par ces derniers, d’une dégradation de la situation de santé mentale d’une part importante des hébergés et l’accès de plus en plus problématique à l’autonomie (objectif fixé par les tutelles), notamment pour cette raison. Commençons par une présentation des « cent portes de l’accueil », de son origine, de ses principaux enseignements, ce qui permettra de situer les sources de nos constats et de les contextualiser. 1. Quelques mots sur le livre et son contenu Occasion et origine du projet (quarantième anniversaire de l’AMA, proposition d’une monographie publiée, photographies de Pascal Ducourant…) Objectifs poursuivis, public visé (faire le point sur le secteur de manière quantitative et qualitative, public des travailleurs des centres d’accueil et du social, administration et responsables politiques, mais aussi « semi-grand public ») Condition de mise en oeuvre et de collecte de données, auteurs de l’étude (deux chercheurs, recherches documentaires – dont les Amascopies -, consultation des travaux existants mais surtout rencontre avec plus de 80 directions et travailleurs à travers 8 groupes de discussion réunis deux fois) Principales composantes du livre (entrée en matière, mise en perspective historique, champ institutionnel actuel, publics et problématiques, travail des centres, conclusion sur la question de l’autonomie, dix-sept pages de témoignages) 2. Quelques enseignements Croissance continue des centres d’accueil et relative dispersion sur le territoire (y compris zones rurales) : 27 centres et 1.063 places en 1976, 93 centres et 2.860 places en 2007 (Wallonie + Bruxelles COCOM et COCOF). Ces 93 centres (71 en RW et 22 à Bxl) représentent : 72 maisons d’accueil, 10 maisons de vie communautaire, 2 maisons de type familial, 7 abris et asile de nuit, 2 centres d’accueil d’urgence. Les « maisons » sont au nombre de 84. Manque de données quantitatives et qualitatives globales et fiables, étant donné l’éparpillement des tutelles, etc. Certains chiffres ont cependant pu être collectés et assemblés. Ils sont à considérer comme des approximations. Environ 950 travailleurs (personnes physiques), en majorité des femmes. 824.0001 nuitées en 2006 (41 % hommes, 30 % femmes, 29 % enfants) 18.000 personnes différentes2 (55 % hommes, 24 % femmes, 19 % enfants). Augmentation du nombre de femmes et d’enfants, aujourd’hui majoritaires en termes de nuitées (mais pas de personnes) d’où le choix de la photo de couverture. 1 2 84 centres sur 93. Des données manquent pour 9 centres wallons. Il n’est pas certain qu’il s’agit toujours de personnes différentes. A.M.A. | Intervention au colloque du 22 mai 2008 « Au jour … la nuit » Diversification du public (origines, parcours, genre, âge, problématiques…), mais faible présence des personnes « clochardisées » dans les « maisons ». Manque de places par rapport aux demandes (13.876 demandes non satisfaites en Wallonie pour 2006, dont 55 % par manque de place). Augmentation relative de la durée des séjours (globalement) et importance des suivis « post-hébergement ». Multiplication, « empilement », « intrication » des problématiques (logement, travail, réseau social et familial, santé physique et mentale, scolarisation…). Dégradation de la situation de santé mentale de nombreux hébergés. Accès au logement de plus en plus difficile (centres urbains surtout). Accès à l’emploi très difficile ou impossible pour la majorité des hébergés. Diversité du travail des centres : individuel et collectif, interne et externe, avant et après le séjour (augmentation des suivis post-hébergement). Importance de l’accueil d’urgence dans les grands centres urbains. Dépendance croissante pour une partie du public, très fragilisé matériellement, socialement et psychologiquement : impossible autonomie ? 3. La question de l’autonomie Si la population accueillie dans les centres semble s’être fort diversifiée depuis une vingtaine d’années, et si certaines personnes hébergées, parfois appelées les « occasionnels », n’y feront qu’un séjour de courte durée avant de « remonter la pente » et de s’insérer plus ou moins bien, force est de constater que la majorité des hébergés, les « structurels »3 (que d’aucuns évaluent à deux tiers du public), paraît dans une situation beaucoup plus problématique. Les tutelles assignent, surtout aux maisons d’accueil, un objectif – je cite – « d’accueil et d’hébergement, d’accompagnement afin de soutenir les personnes dans l'acquisition ou la récupération de leur autonomie ». L’objectif visé est celui de l’autonomie. La définition, par les pouvoirs de tutelle, du public susceptible d’être hébergé par les centres, insiste aussi, et bien logiquement, sur la question de l’autonomie, perdue cette fois : Les « personnes en difficultés sociales » y sont définies comme : « caractérisées par une fragilité psychosociale ou matérielle, et se trouvant dans l'incapacité de vivre de manière autonome… ». Cet « impératif de l’autonomie » (« sois autonome ! ») est congruent avec la caractéristique des sociétés modernes - « autonomes » par rapport aux sociétés traditionnelles « hétéronomes » (Gauchet) - qui se perçoivent comme produites par elles-mêmes4, ce qui vaut également et de plus en plus au niveau de l’individu censé « se produire lui-même », être l’auteur de sa propre vie. Pas d’autonomie sans supports « L’autonomie est la faculté d'agir par soi-même en se donnant sa propre loi ; l'autonomie est une liberté intérieure, une capacité à choisir de son propre chef, sans se laisser dominer par ses tendances, ni se laisser dominer de façon servile par une autorité extérieure. Cependant, l'autonomie est à construire dans l'éducation : aucun humain ne saurait être autonome naturellement. » Si, comme le suppose cette définition paradoxale (autonomie construite de manière hétéronome), plutôt philosophique et un peu désincarnée, l’autonomie 3 4 Cette distinction occasionnel/structurel était utilisée par plusieurs de nos interlocuteurs. Voir, par exemple, le livre d’Alain Touraine, « Production de la société » (1973). A.M.A. | Intervention au colloque du 22 mai 2008 « Au jour … la nuit » demande des capacités que l’on pourrait qualifier « d’intérieures acquises » par l’éducation, des supports internalisés, elle est aussi tributaire d’autres ressources, car on est rarement autonome seul comme Robinson sur son île : Ressources Ressources Ressources Ressources Ressources Ressources matérielles (logement, revenus…) cognitives (capital scolaire, linguistique…) sociales (réseau, emploi, voisinage) familiales (soutien des proches) physiques (santé, validité) psychiques Aucun être humain n’est autonome sans supports5 internes et externes, visibles et invisibles, matériels, cognitifs, sociaux et psychiques. Or ces supports font défaut chez une part importante des personnes hébergées dans les centres d’accueil. Leur fragilité est la plupart du temps « matérielle et psychosociale». Comme M.L. Lopez, le fondateur de l’AMA, l’avait souligné dans son étude de 1975 sur la population masculine des centres d’accueil6, un des traits distinctifs des personnes hébergées par rapport à d’autres populations proches en termes socioéconomiques, est l’isolement social : ainsi, 60 % des hébergés de l’époque étaient célibataires, alors que ce pourcentage était de 25 % pour la population belge et 34 % pour la population carcérale condamnée que Lopez utilise comme terme de comparaison. « La problématique principale, la constante, c’est la rupture et l’isolement. Le problème de logement vient se greffer là-dessus » ; « C’est souvent la solitude qui fait foirer l’insertion » ; « On ne résoud pas un problème social avec de la brique. Il faut de la brique accompagnée ». L’objectif de restauration ou d’acquisition d’une certaine autonomie suppose donc d’aider à (re)constituer tant que faire se peut ces différents supports externes et internes: un minimum de ressources financières, un logement convenable, un réseau social, une meilleure santé, une éventuelle formation… Ressources psychiques Je voudrais souligner un support qui se noue aux précédents : les « ressources psychiques ». Ceci parce que la majorité des intervenants du secteur rencontrés ont insisté sur ce point, mais aussi parce que - dans notre univers social individualisé où chacun est supposé être, selon la formule d’Alain Ehrenberg, « l’entrepreneur de sa propre vie » - ces ressources psychiques sont fondamentales. Et une part importante des personnes hébergées semble être de plus en plus dépourvue d’une capacité qui serait, précisément, plus nécessaire aujourd’hui qu’autrefois : « savoir se tenir de l’intérieur » (Martucelli). Les témoignages de intervenants rencontrés, au-delà de situations proprement psychiatriques ou qui relèvent du handicap, soulignent souvent cette dimension, parfois en des termes très parlants : « On a l’impression de reçevoir des gens qui ne sont ‘pas cuits’, ‘pas faits’. Et on doit commencer à les éduquer à 40 ans 50 ans, 60 ans. Même vingt ans c’est un 5 Je fais référence ici à la « théorie des supports » développée par Danilo Martucelli dans « Grammaires de l’individu », Gallimard, 2002, et reprise notamment par Lionel Thelen dans « Exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs », PU St Louis, 2006. 6 Près de 90 % des personnes hébergées à l’époque étaient des hommes. A.M.A. | Intervention au colloque du 22 mai 2008 « Au jour … la nuit » peu tard. Ils ne sont pas cuits, la pâte est restée molle. » ; « On voit une population qui se désintègre de plus en plus, de moins en moins normative, plus borderline, à la limite de la psychiatrie » ; « On est frappé par la dépendance des personnes : elles attentent qu’on les porte, les oriente. Il y a un gros travail de responsabilisation des personnes, de travail de l’estime de soi, de confiance en soi. » ; « les personnes sont soutenues de tous côtés mais pas structurées » ; « La moindre embûche, et ils sont par terre. » En poussant les choses, j’avancerais l’hypothèse qu’il est plus difficile d’accéder à l’autonomie quand on est privé de ces ressources psychiques plutôt que, « seulement », des ressources matérielles. Un exemple a contrario, évoqué par les intervenants, est celui des réfugiés ou primomigrants : vivant le choc de l’exil, de la rupture culturelle, de la privation de revenus et de logement, ils sont souvent plus solides intérieurement (pour des raisons tenant à leur situation d’origine, à leur socialisation et à leur parcours) et accèdent moins difficilement à une certaine forme d’autonomie. Dès lors, une approche de travail social qui suppose a priori que toute personne est capable d’autonomie (élaborer un projet, souscrire un contrat, etc.), devrait avoir peu de chance de réussir. Comme le soulignait un intervenant : Les gens cherchent à se poser et nous leur demandons de faire un projet d’autonomie. C’est violent quand on demande cela à certains alors que l’on sait bien qu’ils en sont incapables, ne sont pas prêts. Toute la question est dès lors de savoir comment - sans verser ici dans une approche psychologisante ni appeler à la présence de psy dans les centres d’accueil - aider à (re)construire ces ressources psychiques qui constituent, autant que les autres ressources, des supports fondamentaux d’une vie un tant soit peu autonome. D’autant que le contexte culturel dans lequel nous vivons paraît défavorable à la construction d’un socle psychique pour développer l’autonomie, en particulier pour les populations les plus défavorisées. Avant les gens nous arrivaient déconstruits, maintenant ils ne sont tout simplement pas construits du tout. Ils vivent dans l’immédiateté, l’impulsion, l’impossibilité de gérer les frustrations. Donc tension, revendications (...) On note aussi des graves lacunes dans l’éducation des enfants : à 3 ans, certains sont déjà dans un état épouvantable, aucune limite, aucune gestion de la frustration… Il y a chez les travailleurs sociaux des gens qui ont de gros problèmes pour se situer par rapport à cela. C’est comme si des parents pouvaient éduquer des enfants sans contraintes… Or nous avons souvent affaire à de grands enfants. C’est ça le paradoxe et la difficulté. Terminons par ce propos d’une autre intervenante, particulièrement éclairant : Avant il y avait Dieu, le père, l’employeur (le patron)… Maintenant, on est dans une société horizontale. Le savoir ne vient pas d’en haut mais de partout et le réseau amplifie tout cela. Les gens sont perdus. On ne supporte plus cette autorité qui n’est perçue que comme violente, plus comme structurante, et cela provoque de l’angoisse … Regardez les faire-part de naissance : avant c’était « Monsieur et Madame sont heureux de vous annoncer la naissance de… » Maintenant c’est « Youpla, c’est moi me voilà. » On auto-naît. Témoignage qui correspond trait pour trait à la thèse défendue par Olivier Rey, dans son livre « Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit » A.M.A. | Intervention au colloque du 22 mai 2008 « Au jour … la nuit » (Seuil 2006) et dont la couverture est illustrée par une image du Baron de Munchausen, ce personnage de fiction qui s’élevait dans les airs en tirant sur ses bottes… Un livre qui commence par l’évocation du retournement des poussettes dans les années 19807. Le hasard a voulu que ce soit justement la photographie d’une poussette, p. 119, qui illustre dans « Les cent portes de l’accueil » ce témoignage sur l’autonaissance que nous venons de lire… Sur ce point, la croyance en une autonomie spontanée et naturelle que Mai 68, et certains pédagogues idéalistes (pensons à « Libres enfants de Summerhill »), ont propagée, paraît bien illusoire et dangereuse. Je vous laisse avec ces réflexions qui seront, je suppose, abordées d’une manière ou d’une autre dans les ateliers. Bernard De Backer, mai 2008 7 Jusque dans les années 1980, les poussettes orientaient le bébé vers celle ou celui qui le conduisait, puis la position du petit d’homme s’est inversée pour tourner le dos à ses géniteurs (ou à sa nounou) et affronter le monde de face. L’adulte ne s’interpose plus entre l’enfant et le monde pour se poser comme modèle. A.M.A. | Intervention au colloque du 22 mai 2008 « Au jour … la nuit »