Les Allemands vont-ils rejeter l`euro ?

Transcription

Les Allemands vont-ils rejeter l`euro ?
REPÈRES ET TENDANCES
ALLEMAGNE
Les Allemands
vont-ils rejeter l’euro ?
JACQUES BOZZI *
C
Certes, la crise qui sévit outre-Rhin a des causes
internes – rigidités structurelles, charges de la
réunification. Mais l’Union économique et monétaire a aussi profondément changé les conditions
de fonctionnement du modèle allemand et sa
place relative en Europe. L’Allemagne a perdu les
avantages qui s’attachaient à une monnaie dominante, soutenue par les excédents extérieurs que
procurait une industrie puissamment exportatrice.
De plus, elle pâtit d’une politique monétaire qui
ne prend peut-être pas suffisamment en compte
son poids dans l’économie de la zone. L’euro n’est
sans doute pas directement responsable de ces
difficultés, mais le risque existe que l’opinion
publique allemande en fasse un bouc émissaire.
Q
ue l’on se souvienne de la violence des attaques de la presse
britannique contre Bonn en 1992,
lors du décrochage de la livre qui
avait tant humilié les Britanniques.
Nous n’en sommes plus là. Mais si
l’union monétaire bénéficie à tous
les pays de la zone sans exception,
elle affecte en même temps certains
d’entre eux : dans la balance des
avantages et des inconvénients, chacun ne trouve pas son compte.
La politique monétaire allemande
constituait la référence officielle –
ou officieuse – et représentait une
contrainte dont les autres pays
devaient s’accommoder. La gestion
du mark par la Bundesbank, la
banque centrale allemande, prenait
* Ancien directeur des études économiques d’une grande banque, actuellement consultant pour des organisations internationales.
en compte la dimension européenne, mais elle avait pour seul
objectif assigné la stabilité monétaire du pays. L’articulation avec la
politique budgétaire était forte et
définie en toute indépendance, éventuellement pour faire contrepoids
à la politique monétaire, comme on
a pu le voir après la réunification.
Avec l’UEM, l’Allemagne acceptait,
comme les autres pays, de perdre
l’autonomie de sa politique monétaire au profit d’une banque centrale commune. L’ennui est qu’elle
y perdait plus que les autres, puisque
son rôle était jusque-là dominant.
Le Pacte de stabilité était pour elle
la contrepartie du volet de l’Union
monétaire. Faute d’une totale mise
en commun du domaine budgétaire
– formule qui aurait été l’idéal –, le
Pacte de stabilité et de croissance
établissait au moins un garde-fou
minimum, destiné à empêcher que
des foucades nationales mettent en
péril la stabilité de l’ensemble de la
zone euro. Si, aujourd’hui, ce pacte
fait l’objet d’interrogations et de
demandes d’assouplissement, y
compris en Allemagne, l’opinion
reste outre-Rhin majoritairement
et fondamentalement attachée à ce
genre de discipline minimale. Les
Allemands voient dans l’assouplissement éventuel du pacte une forme
d’abandon des engagements pris,
Sociétal
N° 40
e
2 trimestre
2003
39
REPÈRES ET TENDANCES
et un risque majeur de dérapages
préjudiciables à la stabilité de l’euro.
L’EURO N’EST
PAS À L’ABRI
L
banques. De fait, les surplus dégagés par le commerce extérieur donnaient des marges de manœuvre et
des possibilités d’investissement.
Dans le même temps, la force du
mark et son attrait étaient renforcés par la gestion prudente et rigoureuse de la monnaie et du crédit.
’euro étant encore loin de faire
l’unanimité dans l’opinion publique allemande, peut-il être menacé
dans son existence
Le résultat le plus clair
même par les difficultés On aurait tort
de tout cela était que
vécues outre-Rhin, qui
la monnaie allemande
sont plus graves qu’on ne de ne pas
avait tendance à s’apl’imagine ? La monnaie prendre au
précier sans cesse, au
unique,
bien sérieux les
moins nominalement,
collectif européen, doit
particulièrement vis-àencore cheminer dans risques que fait
vis des devises euroles esprits et, si l’on peut actuellement
péennes. Les excédents
dire, dans les cœurs. courir à la
commerciaux finançaient
Après une période inià la fois des contributions
tiale de chute vis-à-vis du construction
importantes au budget
dollar qui a fait regretter européenne
européen et des transle mark, la remontée de l’incompréhension ferts massifs de salaires
la monnaie européenne
aux Länder de l’Est,
a amélioré sa crédibilité, d’une partie de
tout en permettant ces
mais n’a pas apporté l’opinion
voyages à l’étranger dont
toutes les réponses aux allemande.
les Allemands sont si
questions posées. La
friands. Des dépenses qui
déprime allemande ne se nourrit pas
réduisaient, sous l’angle comptable,
seulement de regrets vis-à-vis du
les excédents des paiements coudeutsche Mark, mais aussi – mais surrants, mais contribuaient au rayontout – de la crise économique et du
nement du mark et de la puissance
chômage, ainsi que de la lenteur des
financière allemande.
réformes structurelles. L’ennui est
qu’une partie de l’opinion publique
LE POIDS DE
attribue à l’Union monétaire la pluL’ALLEMAGNE MAL
part des malheurs de l’Allemagne.
PRIS EN COMPTE
La vérité oblige à dire que le processus d’union monétaire n’est pas
à l’origine de la faiblesse actuelle
de l’économie. Mais il lui est concomitant, et a sans doute servi de
révélateur à une crise qui se serait
produite de toutes façons.
Sociétal
N° 40
2e trimestre
2003
40
Le « modèle » allemand reposait sur
deux piliers. Le premier était constitué par une structure productive
particulière, avec une industrie de
qualité, positionnée sur de bons créneaux mais surdimensionnée pour
les débouchés intérieurs, et donc
très largement exportatrice. L’autre
pilier du modèle allemand était une
grande puissance financière : capacité des agents, excédents extérieurs,
S
i les exportations restent le
moteur de l’économie allemande, le flanc financier a subi un
changement capital : le mécanisme
traditionnel de réévaluation de la
monnaie, à la base du développement de la puissance financière,
permettant des investissements
extérieurs avantageux et garantissant des importations bon marché,
a vécu. Les flux de dépenses et les
transferts à l’étranger, qui sont maintenant réalisés en euros, ne concourent plus à la diffusion d’une identité
nationale à travers la monnaie.
Les décisions de la Banque centrale
européenne sont guidées par l’analyse des conditions qui prévalent dans
ALLEMAGNE
l’ensemble de la zone euro, et sont
donc, par nature, moins adaptées aux
conjonctures particulières de tel ou
tel pays pris individuellement. La situation actuelle de l’économie allemande
aurait probablement justifié un assouplissement monétaire plus important si elle relevait encore d’un cadre
strictement national. Si la gestion de
la BCE a été plutôt bien accueillie jusqu’ici, on peut se demander si le poids
spécifique de l’Allemagne est suffisamment pris en compte. Il ne semblerait pas illogique que, dans ses
jugements de politique monétaire,
la Banque centrale accorde une certaine surpondération à l’Allemagne.
Dans le même temps, le grand voisin d’outre-Rhin s’évertue depuis
plus de dix ans à intégrer la partie
orientale de son territoire, tâche
beaucoup plus difficile, lourde et
coûteuse que prévu. Or cela n’a pas
modifié l’architecture des transferts
nets entre pays européens, l’Allemagne restant le premier contributeur de l’Union ! Sur le plan
intérieur, les baisses d’impôt prévues et annoncées sont maintenant
remplacées par des majorations :
même si le gouvernement justifie
cette volte-face par la nécessité de
respecter les engagements du Pacte
de stabilité, tout cela ne contribue
pas à rendre populaire l’idée de la
construction européenne auprès
du citoyen allemand.
Les réformes de structure dont l’Allemagne a tant besoin ne pourront
produire leurs effets que dans le
temps. On aurait donc tort de ne
pas prendre très au sérieux les
risques que fait actuellement courir à la construction européenne
l’incompréhension d’une partie de
l’opinion publique allemande. Restaurer la confiance devient une priorité absolue, non seulement pour
l’Allemagne, mais aussi pour l’Europe. l

Documents pareils