«J`ai commencé par un cochon bleu en tenue de boxe»
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«J`ai commencé par un cochon bleu en tenue de boxe»
26 • LIBÉRATION SAMEDI 15 ET DIMANCHE 16 JUIN 2013 CULTURE L’HUMANITÉ EN QUESTIONS ARTS Entretien avec Mohamed Kahouadji, dont les toiles acidulées et animalières sont présentées en galerie à Paris. n l’avait remarqué sur Facebook il y a quelques années, sérendipité d’été. Un singe avec un flingue et une banane géante. On l’a retrouvé au Salon de Montrouge (Libération du 14 mai), où il vient d’obtenir le prix Kristal, décerné par des enfants. Maintenant à la galerie Detais, pour une série Thugs and Princess (les voyous et la princesse). Toujours la même fascination devant ses toiles malades, effrontées, hypersexuées par omission. On tente de percer le secret par tchat interposé, réalisé le 12 juin entre 22 et 23 heures. Depuis combien de temps peignezvous des animaux? Depuis cinq ans maintenant. Je crois que j’ai commencé par un cochon bleu en tenue de boxe dans une assiette, à l’époque du scandale de la grippe porcine. Au début, vous mettiez des groupes d’animaux en scène. Galerie Detais, il n’y a plus que des portraits… Oui, j’ai limité l’expression à des portraits en plan serré, tous de format carré. J’ai voulu revisiter le portrait animalier dans une posture plus contemporaine. L’art animalier est un parent pauvre de la peinture. J’avais l’habitude d’une mise en scène narrative avec un premier niveau de lecture évident. J’ai voulu opacifier le plus possible ce premier niveau et éviter de tomber dans une symbolique trop transparente. Je crois que je me lassais de mon travail, j’ai voulu me prendre à contre-pied, quitte à ne pas être compris parfois : qu’importe. Une symbolique «trop transparente»? Par exemple, j’ai fait une toile il y a quelques années, où une mère éléphant pratique une manœuvre de Heimlich à son bébé éléphant qui s’étouffe avec une cacahuète (avec Patrick de Bob l’éponge appendu), un autre plan proposait une partie de Tetris… En dessous on pouvait voir écrit : «2 vies de gagnées.» C’est une prise nazie, la manœuvre de Heimlich? Presque, c’est un geste de secouriste. Je mettais en opposition le fait que tout le monde connaît Tetris, mais que peu de gens connaissent les gestes qui pourraient sauver un ami qui s’étouffe avec un bretzel. La toile s’appelait Laissés Sans Défenses (LSD). En fait, j’avais tout raté, car le public y voit un geste sexuel. Tant pis. On a le sentiment, même et surtout avec les portraits, qu’il se passe quelque chose d’obscène dans le hors-champ de vos tableaux… Effectivement, les titres obéissent (presque) systématiquement à un niveau de lecture dans une série, et Docteur en médecine avec une thèse intitulée les Canons de la beauté, Mohamed Kahouadji est né en 1979 à Alger. On le croit souvent fils de la Figuration narrative (Arroyo, Rancillac, Klasen, etc.) mais c’est plutôt la philosophie de l’animalité qui caractérise son travail. Car quand on représente les animaux, c’est l’humanité qu’on questionne: sa nature, son fonctionnement, ce que nous faisons là, la différence avec le singe, etc. Et lorsqu’il peint des humains, Kahouadji les met tout entier dans le regard, fenêtre vers le sens ou son absence, vers ce qui est en deçà du langage. É.Lo. O «Thugs and Princess» de Mohamed Kahouadji. Galerie Detais, 10, rue NotreDamedeLorette, 75009. Jusqu’au 29 juillet. Entrée libre. Alpha beta gaga, 2010. Mohamed Kahouadji a commencé à peindre des animaux il y a cinq ans. Notorious, 2012 (à gauche) et Gravel Pit, 2013. PHOTOS MOHAMED KAHOUADJI «J’ai commencé par un cochon bleu en tenue de boxe» à un ordre. Les couleurs emploient Cholet? Mieux vaut ne pas savoir ce une sémiologie précise, d’après les que vous y faites. Reprenons. travaux de chercheurs allemands. Ça roule. Tranquille le chat, pépère Un éventail de symboles naïfs, bi- le panda. bliques ou mythologiques, s’invite Les titres de vos toiles sont des titres dans de nombreuses toiles. J’aime de chansons… que mon travail donne l’impression Ça peut mettre dans une ambiance, d’être candide. j’aime mixer les genres, un Des chercheurs allemands? Goethe? mash-up peinture-sculpture-muDes chercheurs ont réalisé une sique. Associer des styles opposés étude prospective sur la sémiologie comme ce que je fais en sculpture. des couleurs. Attendez, Etre toujours en mouveje vous cherche ça. Je INTERVIEW ment et ne jamais regarsuis à l’hôtel à Cholet, der derrière soi sont des j’ai du mal à trouver sur le Net, leitmotivs dans ma recherche artisc’est une étude qui démontre que tique. J’essaie, en tout cas. dans 50-70% des cas, nous Dans Thugs and Princess, qui est associons le même mot ou adjectif la princesse? à une couleur précise (sur plus de Techniquement, le doute persiste cinquante couleurs). jusqu’au bout car il y a deux por- traits de femme dans l’exposition. J’ai une préférence pour Virginia Woolf. L’autre est Duras… Oui, j’ai hésité avec Rosa Bonheur aussi… mais elle pratiquait la peinture animalière, alors la distance était difficile. Quelle est votre formation en arts plastiques? J’ai fait de la BD, du graffiti, de la chirurgie maxillo-faciale, de la peinture, puis de la sculpture. En fait, tant que ça reste de la contreculture ou de la «sous-culture», j’adhère. Si ça devient à la mode, j’arrête et je fais autre chose. Du graf? Oui, au lycée surtout, et avant la faculté de médecine. Une bonne ex- périence pour gérer l’espace et la couleur. Vous avez suivi des cours ensuite? Non, je voulais que ça reste instinctif, brut et à distance de tout courant. Rien de pire que le normalisme dans l’art, j’aime les choses iconoclastes, mais pas frontales. Vous êtes pourtant, ou justement, très attentif à la technique… Oui, cela ne doit pas m’empêcher de rechercher mon identité visuelle, en tâtonnant essentiellement. J’aime compiler des techniques oubliées et des techniques modernes non destinées à l’effet produit. Je cherche ma propre langue, dénuée de mots. Peinture au latex, verni au tampon, tout est prétexte à la différence. Vos animaux ont un regard très troublant. Vous mettez du LSD dedans? Un voyage avec des neurodysleptiques, c’est un voyage sans frontière de temps ou d’espace, sans visa et sans douane. Et surtout, on peut en fabriquer à la maison. En trouver dans des capricornes en Bretagne, pour ceux qui sont nuls en chimie… Vous peignez beaucoup, vite? C’est quoi, la suite? Je peins beaucoup et vite sur de courtes périodes (le temps d’une série). Après, je recherche une nouvelle approche, qui sera donnée par un livre. J’attends de lire le bon livre. C’était quoi, la bibliothèque de Thugs and Princess ? A deux toiles près, il n’y a qu’un petit livre : Esquisse d’une autoanalyse, de Pierre Bourdieu, pour moi une porte ouverte vers l’infini d’un des esprits les plus brillants du XXe siècle. Un problème d’hexis? Effectivement, j’essaie avec mes modestes connaissances d’envisager la vie comme de la sociologie performative. J’essaie de lutter, à ma modeste échelle, contre les violences symboliques que nous subissons. C’est l’objet de ma résilience, que je voudrais partager si je le peux. Recueilli par ÉRIC LORET