Scenario et psychanalyse

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Scenario et psychanalyse
 Le scénario : entre déterminisme et résilience Par Véronique Sichem Texte rédigé pour les élèves de l’institut d’analyse transactionnelle France-­‐‑Belgique de Lille, dans le cadre de deux journées de formation intitulée « Dialogue entre analystes transactionnels (Brigitte Rubbers, José Grégoire et moi-­‐‑même) et psychanalystes (Daniel Destombes, Marie-­‐‑Lyse Testart et Eliane Feldman) ». L’analyse transactionnelle, en directe descendance de la psychanalyse, y enracine ses concepts-­‐‑clés, comme le scénario. Freud, « psychologue du ça », mettait l’accent sur la vie pulsionnelle et faisait une large place aux conflits intra-­‐‑psychiques et aux forces négatives, les situant dans le contexte érotisé du désir qui les sous-­‐‑tend. Berne n’a pas cherché à redire avec d’autres mots ce qui existait en psychanalyse. Son intérêt pour le Moi, la spécificité de sa pratique contractuelle et sa pratique du groupe ne le conduisent à dénier la notion d’inconscient : l’analyse structurale même s’inscrit dans ce champ de références, prenant en compte le rôle des mécanismes de défense, des introjections et des fixations aux étapes ultérieures de la croissance. Simplement, à la suite des thérapeutes qu’il a lui-­‐‑même consultés, Federn et Erikson, il élargit sa conception à autre chose que le seul fonctionnement de l’appareil psychique. La démarche thérapeutique, sorte d’approche progressive de l’inconscient, va opérer des va-­‐‑et-­‐‑vient entre le réel et l’inconscient en prenant en compte les situations réelles, les phénomènes qui s’y produisent, les éléments qui existent à l’insu du client déterminant en partie ses « attitudes » intra-­‐‑psychiques et comportementales et les éléments conscients du client. En analyse transactionnelle, on parle de méconnaissances plutôt que d’inconscient, et même si les deux termes ne recouvrent pas identiquement les mêmes phénomènes, on peut dire que lorsqu’il y a méconnaissance, celle-­‐‑ci est en lien avec un élément qui échappe au champ de sa conscience, s’enracine dans le scénario et prend valeur de mécanisme de défense. Envisager les concepts nécessite de replacer les auteurs dans leur contexte historique : Freud comme Berne sont profondément marqués par la sauvagerie de l’Homme, ayant vécu l’un et l’autre une époque de guerre. Le scénario trouve sa filiation là où Freud parle du traumatisme de l’enfance et Berne met l’accent sur les « misères du scénario », aspects tragiques, restrictifs, conflictuels ou pathologiques. Au début de son étude du scénario, il les envisage sous l’angle du transfert : ce sont pour lui des adaptations de réactions infantiles réprimées et sorties du champ de la conscience. Le scénario est alors une réactivation d'ʹune scène transférentielle de l’enfance, dans l’ici et maintenant avec les partenaires de vie réelle actuels. Et la décision scénarique, une sorte d’enregistrement stocké dans le psychisme, suscitant une adhésion viscérale à un programme pour la vie de la personne. Dès 1965, définit le scénario comme un programme progressif qui se constitue dans l’enfance sous l’influence de figures parentales et qui dirige le comportement de l’individu dans les domaines les plus importants sa vie. Puis, comme un ensemble des messages extérieurs que 1
le jeune enfant a intériorisés mais aussi des réactions à ces messages. Bref, comme un plan de vie précis établi par l’enfant dans lequel s’exprime sa vision du monde. Ainsi, il introduit d’emblée, et Claude Steiner à sa suite, à la fois, l’idée d’un déterminisme et celle d’une marge de libre-­‐‑arbitre permettant le « renversement » du scénario et la re-­‐‑décision. Berne examine comment s’articule au scénario la vision du monde de chaque personne. Dans son univers scénarique, relativement clos et régressif, le client vit, perçoit, voit, entend, ressent, agit, pense tout ce qui l’entoure comme le petit enfant à l’âge de la pensée magique, qui ramène tout à lui et clive la réalité : l’autre est tantôt tout bon, tantôt tout mauvais en fonction de ses actes et surtout de ce que le client a ressenti. Les jeux qui en découlent charment et renforcent les sentiments parasites et les croyances, contribuant à recentrer les événements en fonction du cadre de référence scénarique. L’univers réel est constitué d’altérité : le client est hors symbiose, capable de relation à l’autre, qu’il soit frustrant ou gratifiant. Dans ses premiers écrits, Berne juxtapose simplement les deux univers à travers des métaphores spatiales : il parle de sortir de l’un et d’entrer dans l’autre, et de guérir alors du scénario comme d’une maladie. Telle une maladie, le scénario se déclencherait par bouffées quand la situation ici et maintenant est perçue comme génératrice de stress et/ou quand il existe une similitude entre la situation actuelle et une situation stressante du passé. Cette conception a à l’époque eu deux conséquences importantes : • la réduction des possibilités d’aborder et d’intégrer dans la théorie, les éléments soulignés par le mouvement du potentiel humain (ce qu’aujourd’hui, on appelle la résilience). • le retard dans la création et la mise au point de techniques d’intervention pour le renversement du scénario. Plus tard, et c’est là un apport essentiel, postulant que le plan de vie n’est pas imposé par l’extérieur mais construit par l’enfant lui-­‐‑même à partir des attitudes de ses parents et de ses réactions à ces attitudes, Berne ne limite plus l’univers scénarique à la seule vision intérieure de la personne : si une personne vit dans l’univers scénarique, c’est aussi parce qu’elle a autour d’elle des partenaires réels qui « jouent » avec elle et l’aident ainsi à entretenir et perpétuer son scénario. C’est alors qu’accentuant sa réflexion sur les décisions, l’AT glisse de la maladie-­‐‑guérison à la décision-­‐‑redécision. Le terme de renversement de scénario est introduit. Berne s’intéresse alors à la place de l’Enfant libre et de l’énergie alors que jusque-­‐‑
là, il restait centré sur la structure du scénario. Mais décédé à 60 ans, il n’a pas eu le temps de développer sa théorie du renversement du scénario. Ce sont Bob et Mary Goulding, formés aussi à la Gestalt et stimulant des ponts entre les deux approches, qui vont développer les interventions auprès de l’Enfant considérant le scénario comme un réservoir du sens donné par la personne à l’existence. Ce sens est attribué à un moment où le petit enfant décode les comportements des personnes qui l’entourent, ainsi que le situations et leurs conséquences , par le biais de la pensée magique. Le vécu de l’enfant et les décisions scénariques qu’il prend ne correspondent pas exactement aux événements réels de son enfance. L’accent n’est plus seulement mis sur les freins, mais aussi sur les permissions et les ressources de la personne . 2
Aujourd’hui, il arrive dans certaines pratiques que « l’ancrage freudien » et les apports de Berne s’évanouissent au profit d’une approche comportementale et comme l’a montré Minary, trois risques majeurs en découlent alors : • la priorité orthopédique : l’analyste transactionnel en position d’expert diagnostique les manques supposés de l’autre et se met en devoir de le rééduquer ». C’est l’illusion de la technique et de la communication « claire » pour résoudre tous les problèmes, individuels, relationnels, sociaux, politiques,… • La priorité pédagogique : le souci de comprendre et de connaître délaisse celui d’intervenir • La priorité idéologique : le langage et la culture de l’AT utilisés dans un but de normalisation, de moralisation ou d’individualisme « benoîtement heureux »1, déracinant responsabilité et solidarité. Or, le travail du scénario est intéressant comme voie pour devenir acteur de l’histoire qui nous a produit2, non pas comme moyen d’être « meilleur ». Je reste proche de l’idée de la psychanalyse pour laquelle le traumatisme est inscrit dans la mémoire, parfois tel un « fantôme3», quand la personne n’a pas la chance de pouvoir « retravailler » ses souvenirs : l’ombre du passé la hante dans sa vie réelle . Se référer aux traumatismes de l’enfance ne limite toutefois pas la pratique du scénario à se souvenir. Ce serait une bien pitoyable vision que de l’envisager sous cet angle uniquement. En invitant le client à la parole et à la narration, l’analyste transactionnel invite à accéder au matériel inconscient du scénario et à la fonction de (re)création. Dans ce sens, l’approche actuelle de Cornell et de English, à laquelle je me relie également, rappelle qu’à l’origine, comme en psychanalyse, le développement de l’enfant s’est élaboré à partir de la clinique de l’adulte : il s’agit donc du développement de l’enfant reconstitué « après coup ». A la lumière des nouvelles connaissances en matière de développement de l’enfant réel4, Cornell propose une définition transversale du scénario qui réunit les différentes approches et permet une vision intégrative. Selon lui, le scénario est un réel processus de croissance interactif, continu et créatif qui tient compte de l’interaction entre la personne et son entourage psycho-­‐‑relationnel (les parents s’ils restent les premières sources de la constitution du scénario de vie, n’en sont pas la seule). Contrairement à Steiner, qui conçoit l’enfant comme la victime de ses parents, l’enfant est considéré comme un agent actif, engagé à part entière dans la tâche d’apprentissage de la vie, bénéficiant d’un potentiel de vie, de compétences, de modes de réaction aux stimulations de son entourage, qui lui sont propres et qui personnalisent son interaction avec l’entourage. La continuité implique souplesse et mouvance : le scénario est sans cesse réajustable. Toute occasion (événement, vécu, besoin, relation, désir,…) peut amener la personne à moduler un aspect scénarique et cela, à tout âge. Dans ce processus Expression de Jean Pierre Minary Expression de Vincent De Gaulejac, sociologue clinicien 3 Expression de Torok et Abraham 4 Les études de Piaget sur la naissance de l’intelligence , de Cyrulnik sur la résilience, de Brazelton sur les notions de compétences, de Stern sur les premières interactions mère/enfant et les études longitudinales de Chess & Thomas ou de Vaillant 1
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continu de construction de la réalité, entre l’espoir et le doute, entre hardiesse et scrupules, la personne se définit, définit les autres et définit le monde qui l’entoure (position de vie). Je conçois la décision prise dans l’enfance dans un contexte donné à partir des compétences propres à l’âge où elle est prise, non pas nécessairement comme une limitation mais comme un détour pour accéder un jour à soi-­‐‑même. Dans cette optique, celui ou celle qui décide par exemple, d’être « un gentil », ne l’est pas nécessairement pour se faire aimer ou tisser un lien, comme on l’affirme souvent, mais peut accepter la symbiose de second degré espérant ainsi se libérer d’un parent immature. Les études de Cyrulnik ont montré que l’éveil d’une personne monte en flèche dès que le milieu donne un modèle qui responsabilise au lieu de menacer et attribue à la connaissance une valeur relationnelle et ludique, ce qui favorise la créativité. Grâce à elle, l’événement qui provoque une souffrance un jour peut alors, à un autre moment être utilisé pour créer du bonheur. Le chemin n’est pas nécessairement facile et confortable : la reconstruction côtoie l’angoisse et l’épuisement, épisode dépressif lié à la métamorphose, sorte d’abattement qui constitue l’aboutissement d’une manière de vie trop consommatrice d’énergie vitale et d’un mécanisme de défense qui n’est plus adapté. Dans l’idée du tuteur de résilience développée par Cyrulnik, le thérapeute fournit au client une « passerelle affective 5» entre l’univers scénarique et l’univers réel et un sol porteur de lien et de sens, sur lequel s’appuyer et permettant de « raccommoder sa déchirure6 ». Bibliographie Eric Berne, AT et psychothérapie, Editions Payot Eric Berne, Que dites-­‐‑vous après avoir dit bonjour ? , Editions Tchou Bill Cornell, Théorie du scénario et recherches sur la croissance , AAT 15, 58, pp 68-­‐‑84 Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Edition Odile Jacob Sigmund Freud , Inhibition, symptôme de l’angoisse, PUF 1965 Raymond Hostie, Univers scénarique et univers réel : une vision du monde de Berne AAT 21, pp 47-­‐‑52 ou Classiques de l’AT, 4, pp 31-­‐‑36 Jean-­‐‑Pierre Minary, Modèles systémiques et psychologie, SH Mardaga,1992 Véronique Sichem, L’inhibition intellectuelle dans la relation au savoir, AAT 67, pp. 100-­‐‑106 Véronique Sichem – L’inhibition intellectuelle dans la relation au savoir – in Actualités en analyse transactionnelle 67, 1993, pp. 100-­‐‑106 Claude Steiner, Des scénarios et des hommes , EPI, 1984 Daniel Stern, Mère-­‐‑enfant : les premières relations, Dessart-­‐‑Mardaga Torok et Abraham, l’écorce et le noyau, éditions Champs, Flammarion Expression de B. Cyrulnik Idem
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