2. Montaigne et l`œuvre mobile

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2. Montaigne et l`œuvre mobile
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MONTAIGNE ET L’ŒUVRE MOBILE
Sur la page de titre de l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne
inscrit: «Viresque acquirit eundo». La citation provient de
l’Enéide, où elle évoque le progrès de la rumeur1. Détournée de
son sens premier, elle servira ici à commenter le devenir du livre:
«II prend des forces en marchant». L'épigraphe paraîtra pour la
première fois dans l'édition de 1598 et sera reprise jusqu'en 1635,
après quoi elle sera le plus souvent oubliée2. L'idée d'une oeuvre
en mouvement n'était plus comprise, ou était devenue
incompatible avec l'exigence classique de clôture, d'achèvement.
Pour Montaigne et ses contemporains, l'enjeu est au
contraire décisif: comment maintenir un texte en vie?
Comment le soustraire à l'inertie de l'imprimé, tel qu'en luimême enfin l'éternité le change - ou le fige? Je voudrais
insister ici sur le goût de Montaigne et, en général, de la
Renaissance, pour les structures mobiles, montrer que
l'oeuvre littéraire est conçue comme un organisme en
croissance, un travail en cours ou encore un potentiel à
exploiter. Il est vrai que le principe d'une poétique de la
transformation n'appartient pas en propre au XVIe siècle et
qu'il ne rend pas compte non plus de tout ce qui s'écrit
alors. Mais l'inscription du temps dans l'espace de l'oeuvre
inspire alors de multiples expériences et détermine un con1. Virgile, Enéide IV, v. 175.
2. Voir Richard Sayce et David Maskell, A Descriptive Bibliography of
Montaigne's «Essais». 1580-1700, London, The Bibliographical
Society, 1983.
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flit de la forme et de la force que la critique classique, trop souvent a refoulé. Pour le dire autrement, je défends la thèse que la
pensée du mouvement chez Montaigne – «le monde n'est
qu'une branloire perenne» (III, 2, 804) – et l'esthétique qui en
découle – «Qui ne voit que j'ay pris une route ...» (III, 9, 945)
et «J'adjouste, mais je ne corrige pas» (III, 9, 963) – radicalisent
une série de tendances qui traversent le siècle.
1. Chantiers
L'exemple de Ronsard est bien connu. D'une édition à l'autre, pendant quelque trente ans, l'écrivain se relit et corrige,
complète, déplace ses poèmes. Ses textes bougent, ils se métamorphosent et, comme s'ils étaient animés, n'en finissent pas
d'essayer de nouvelles configurations. Au niveau du vers ou du
poème, Ronsard intervient par des variantes, qui changent les
mots, aménagent le style ou infléchissent les idées. A l'échelle
du recueil, il adopte une autre version du mouvement: les ensembles se font et se défont, les séries se brouillent, soit qu'il
ajoute des poèmes nouveaux, soit qu'il en déplace ou en supprime d'anciens. Une séquence semble avoir atteint son point
d'équilibre? Elle peut à tout moment être disjointe et ses parties, qui sont comme des unités mobiles, se déployer en combinaisons nouvelles. Le devenir des livres d’Odes tel que l'a étudié
Doranne Fenoaltea est significatif3: dans les premières éditions,
une architecture rigoureuse, selon des symétries vitruviennes;
dans les suivantes, un ordre qui se fracture et, prenant sa place,
une disposition flexible et instable. Les avatars et la circulation
des sonnets amoureux, qui donnent tant de mal aux éditeurs,
s'inscrivent eux aussi dans une esthétique de la mouvance. Ronsard aspire peut-être à l'unité et la stabilité, mais, dans le monde fluctuant qu'il habite, le régime normal de l'oeuvre semble
3. Doranne Fenoaltea, Du Palais au jardin. L'architecture des «Odes» de
Ronsard, Genève, Droz, 1990.
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être le mouvement, l'exploration de la différence et de l'altérité.
Erasme et ses Adages fournissent un second exemple: une autre langue, un autre genre, mais une structure qui n'est pas
moins labile, un ouvrage sciemment conçu par son auteur comme un chantier ouvert. Les Adages sont l'oeuvre d'une vie. De
1500 à 1536 paraissent 27 éditions qui, selon le principe de la
boule de neige, se gonflent progressivement4. Erasme ne retranche à peu près rien, mais, que ce soit dans le nombre des proverbes qu'il collectionne ou dans le commentaire de tel ou tel
d'entre eux, il a toujours quelque chose à ajouter. Ce qui au départ était une entreprise savante et anonyme prend une tournure
de plus en plus personnelle et engagée, reflétant, dans ses variations, la trajectoire intellectuelle d'Erasme, au fur et à mesure
de ses lectures d'une part, de ses réflexions d'autre part. À
propos de l'un des adages, Herculei labores, il fait lui-même la
théorie de l'oeuvre en mouvement. Je suis embarqué, dit-il,
dans un travail sans fin, un labeur herculéen. Qu'il s'agisse de
recueillir les proverbes antiques, d'en expliquer l'origine et les
applications, d'en faire le commentaire philologique, il faut dépouiller tous les textes grecs et latins conservés, les lire et les relire; il y a donc toujours quelque chose à ajouter – ce que suggèrent précisément la succession et le gonflement progressif des
éditions. Les collections d’Adages jalonnent une recherche en
cours; elles ne transmettent pas seulement un savoir, mais illustrent la gestation de ce savoir par un sujet qui cherche et qui
change. Elles sont par nature incomplètes et toujours à compléter, si bien que logiquement, à la fin d’Herculei labores, Erasme
en appelle à la collaboration de ses lecteurs: à vous, dit-il, de
prendre le relais et de poursuivre le travail. La construction de
la science humaniste est une tâche si énorme qu'elle avance né4. Voir Margaret Mann Phillips, The «Adages» o/Erasmus. A Study with
Translations, Cambridge University Press, 1964.
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cessairement par étapes et cherche plutôt à entretenir le mouvement qu’à l'arrêter.
On pourrait sans doute invoquer, comme une explication
possible, l'héritage médiéval. Comme l'ont rappelé Paul
Zumthor et, récemment, Bernard Cerquiglini5, certains genres
littéraires, au Moyen Age, conçoivent l'oeuvre comme une constellation variable, un mobile qui se réalise à travers ses variations et ses déformations. Contrairement à ce que la philologie
veut nous faire croire, il n'y aurait pas d'une part un texte
authentique et unique, le Urtext, avec un auteur qui en protégerait l'intégrité, et d'autre part des copistes qui font des fautes ou
prennent de coupables libertés. L'épopée, le roman, le fabliau
seraient plutôt comme des formes disponibles que les récitants
ou les scribes peuvent commenter, compléter, moderniser à leur
guise. La réécriture, l'adaptation, la variation ont donc conditionné, pendant un millénaire, tout un secteur de l'activité littéraire. L'imprimerie allait-elle alors, du jour au lendemain, interrompre cette mouvance et imposer l'idéal du texte ne varietur?
La tendance, bien sûr, va dans ce sens, mais les humanistes vont
inventer toute sorte de ruses pour profiter des avantages de
l'imprimé, qui sont évidents, sans sacrifier pour autant la liberté
de l'ère du manuscrit. Ils réalisent un compromis entre le fixe et
le malléable qui ressemble d'assez près, me semble-t-il, à la situation où nous sommes aujourd'hui, avec le livre canonique
d'une part, l'ordinateur et le traitement de texte d'autre part.
Mais plutôt qu'aux survivances du Moyen Age, je rattacherais le principe de l'oeuvre mobile à la logique de l’imitatio, qui
commande l'ensemble de l'activité littéraire à la Renaissance.
Le nouveau est nécessairement une imitation de l'ancien et
5. Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972 et Bernard
Cerquiglini, Eloge de la variante, Paris, Seuil, 1989.
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l'écriture, une transformation de matériaux déjà existants.
Qu'on exploite, pour les recycler, des unités de sens déjà constituées – les lieux communs, les exempla –, qu'on s'inspire de
tel paradigme générique ou stylistique, on manipule, on transforme, on déforme toujours un modèle antérieur. Réciproquement, l'oeuvre ancienne accomplit sa vocation dans la mesure
où, modifiée par ses imitateurs, elle contribue à la production
d'une oeuvre nouvelle. Son destin est d'être métamorphosée et
de renaître sous des formes inattendues. L’Iliade se réalise pleinement lorsqu'elle génère l'Enéide et l'Enéide s'accomplit à travers les poèmes qui la copient, la modernisent ou la travestissent. Il est normal que les pierres du Colisée servent à construire
des palais ou des églises. Les blocs sont les mêmes, mais ils
circulent, ils sont affectés à des chantiers nouveaux, ils épousent
les fluctuations d'un monde instable. Ainsi fonctionne le transfert des biens culturels: la tradition offre un ensemble de ressources latentes qui demandent à être actualisées; un écrivain
plasmateur leur imprime une forme transitoire, qui sera à son
tour réinvestie, et ainsi de suite. D'Horace à Pétrarque, de Plutarque à Montaigne, la métamorphose et le recyclage sont constitutifs de l'oeuvre classique.
Mouvance du texte littéraire au Moyen Age, pratique de
l’imitatio comme transformation, ces facteurs expliquent, chacun à sa manière, le goût de l'oeuvre mobile à la Renaissance.
Mais il y en a un autre qui est encore plus proche, peut-être, de
l'esprit de l'époque. Ronsard écrit: «Je suis de cette opinion que
nulle Poésie se doit louer pour acomplie, si elle ne ressemble la
nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens, que pour estre
inconstante, et variable en ses perfections»6. La proposition
peut se réduire à un syllogisme: la poésie doit imiter la nature,
6. Ronsard, Oeuvres complètes, éd. P. Laumonier, t. 1, Paris, Didier, 1973, p.
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or la nature est inconstante, donc la poésie, elle aussi, doit être
inconstante. Cette idée est conforme au principe de mimesis,
qui, selon Aristote, doit précisément porter sur une action. Mais
puisqu'il faut imiter le monde, comment marche-t-il? Je me limiterai à quelques sondages dans le domaine de la philosophie
naturelle d'abord, dans celui de l'anthropologie humaniste ensuite, afin de montrer que tant le discours sur l'univers que le
discours sur l'homme sont traversés par la pensée du mouvement et animés par l'imaginaire de la transformation.
2. Façonner l'informe
Le traitement du thème de la création est significatif. Pour les
protestants comme pour les catholiques, la Genèse et la tradition hexamérale fournissent bien sûr une référence incontournable, qui tient en quelques points familiers. 1) Dieu crée le
monde ex nihilo et, autant qu'un début, lui assigne une fin; la
matière a donc une durée limitée. 2) Le Créateur impose d'emblée à chaque être et à chaque chose sa forme définitive; conçu
et façonné par Dieu, le monde, dès le début, ne peut être
qu'achevé et parfait.
Or cette version orthodoxe, qui repose sur une conception
statique, voire fixiste, du monde, se trouve régulièrement
trahie, ou même remplacée, par des survivances de cosmogonies antiques et notamment celles qui défendent une théorie
fondée sur la transformation. A l'idée d'un monde limité dans le
temps s'oppose celle de la matière éternelle; il n'y a ici ni origine ni déflagration finale, mais, par le brassage des éléments, par
la circulation des atomes, des mutations constantes. La matière
demeure (au point de s'approprier la place de la transcendance), mais elle est malléable, elle prend des formes qui changent,
elle est capable des configurations les plus inattendues. Cette
conception de la création comme un processus continu, qui
contredit la leçon de la Bible, émerge nettement chez Du Bar-
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tas: «La matière du monde est ceste cire informe Qui prend,
sans se changer, toute sorte de forme»7. Les six jours de la
Genèse désignent-ils, au sens littéral, un commencement absolu
et une gestation limitée ou sont-ils au contraire la métonymie
d'une éternité de créations et de mutations? Du Bartas n'est pas
sûr, et encore moins un Montaigne, un Ronsard, qui trouvent
dans les cosmologies païennes d'Héraclite, de Lucrèce ou
d'Ovide des modèles appropriés à la sensibilité métamorphique
de leur époque.
Ces mêmes hommes qui fabriquent des textes flexibles et
muables sont donc aussi fascinés par les corps et les objets en
transformation. L'attrait qu'exercent alors les monstres, non
seulement dans la fiction – comme chez Rabelais –, mais dans
les récits de voyage, en zoologie, en médecine, dans les traditions et les croyances populaires est significatif. Jusqu'aux savants les plus sérieux acceptent l'idée qu'à travers ses mélanges
d'espèces différentes, à travers l'invention d'organismes composites, la nature expérimente de nouvelles combinaisons. Les
naissances monstrueuses, les morphologies bizarres, les anatomies inconnues témoignent des forces vives à l'action dans le
monde; elles sont les manifestations normales de l'inépuisable
varietas, qui fait éclater les structures du savoir.
Cette natura naturans où surgissent des espèces inédites ressemble à un monde en gestation, où la masse de matière est encore capable de toutes les formes. Or les hommes du XVIe siècle
se plaisent justement à toute sorte de rêveries sur le monde
primitif, le foyer des énergies élémentaires, la matrice où repose
la promesse de tous les possibles. Outre les monstres, on peut
rappeler, dans les jardins, dans la fiction, les images de grottes et
de souterrains, dans l'iconographie, les représentations de
tempêtes et, de tous peut-être le plus significatif, le thème pri7. Guillaume Du Bartas, La Sepmaine, «Le Second Jour», v. 193-94.
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vilégié du chaos. Il y a d'abord le chaos originel, qu'on contemple
comme ce lieu magique d'où toutes choses sortiront et il y a, à
travers l'histoire, ces récurrences du chaos que sont les guerres et
les cataclysmes, le bouleversements physiques et les crises
religieuses. Ces convulsions sont bien sûr négatives, mais elles
fascinent parce que dans l'informe réside la chance d'une forme
et dans le retour à la confusion première, la promesse d'une
renaissance. Le meilleur témoin serait sans doute ici Léonard de
Vinci, dans ses croquis de tempêtes, de déluges et dans ses textes
sur les mutations géologiques. Léonard voit l'écorce terrestre se
transformer sous ses yeux; il montre le relief qui s'efface, les
éléments qui se mélangent, puis, au fil du temps, de nouvelles
formes qui s'ébauchent, un nouvel équilibre qui s'installe, dans
une alternance infinie d'ordre et de désordre, d'harmonie et de
chaos.
De ces différents thèmes se dégage une constante: on s'attache moins à l'oeuvre accomplie qu'à l'acte créateur, on préfère
la chasse à la prise. Une chose est d'autant meilleure qu'elle s'offre comme un potentiel à actualiser, une réserve de forces latentes. Nous sommes à l'opposé de l'ontologie platonicienne: s'accomplir pleinement, ici, c'est devenir autre, c'est se projeter
dans le futur.
La flexibilité qu'ils attribuent au monde physique, les humanistes la reconnaissent aussi à l'homme lui-même. La société et
le destin personnel paraissent régis par le mouvement et soumis
à l'accélération du temps, à l'altération. De cette mobilité, il
existe bien sûr une version pessimiste ou angoissée. Ainsi la déploration sur le déclin de l'histoire, sur les vicissitudes de la fortune; les topoi de l'inconstance et les motifs apocalyptiques sont
particulièrement actifs en France pendant les guerres civiles.
Mais l'interprétation optimiste de l'instabilité humaine nous
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intéresse davantage, parce qu'elle est moins évidente et plus significative de l'humanisme, du moins avant la crise. Les premières pages de l’Oratio de hominis dignitate de Pic de La Mirandole présentent une fable exemplaire8. Dieu, ayant façonné
l'homme tout à la fin de la création, n'a plus de qualité spécifique à lui attribuer; le propre de l'homme sera donc de n'avoir
aucune propriété et, dans l'économie de l'univers, ni lieu fixe, ni
fonction définie. La rupture avec la scolastique, qui postule une
nature humaine stable et garantie par Dieu, est spectaculaire,
d'autant plus que cette indétermination, pour Pic, est entièrement positive. Elle promet en effet une liberté sans borne: liberté de se construire à son gré, liberté d'actualiser à sa guise un
potentiel capable de toutes les réalisations. La grandeur de
l'homme réside dans cette disponibilité et cette versatilité; c'est
un caméléon, dit Pic, un Protée, qui devient librement tout ce
qu'il veut. Vu sous ce jour-là, l'humanisme est un existentialisme, qui donne la construction et la transformation de soi comme
le mode d'être le plus accompli.
Pic spécule, mais sa thèse se vérifie dans la manière, toute
pratique, dont certains humanistes organisent leur existence. Us
sont nombreux ceux qui, comme Montaigne, vantent les mérites
de la concentration et de la retraite studieuse, mais passent leur
temps à voyager, à se renouveler et se découvrent plus instables
que ne voudrait la sagesse reçue. Pétrarque blâme le
changement, mais n'en finit pas d'essayer de nouveaux rôles,
d'explorer d'autres cantons du savoir, d'autres modes d'expression, léguant ainsi à la postérité le portrait d'un intellectuel variable et mobile, dans tous les sens du terme. Un autre père fondateur de l'humanisme, Erasme, est, lui aussi, toujours en chemin et si divers, dans sa personne, dans son travail, que son ami
8. G. Pico della Mirandola, Oratio de Hominis digitate, éd. E. Garin, Firenze,
Vallecchi, 1942.
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Ambroise Léo le traite, avec admiration, de Protée et de Pythagore – le Protée des métamorphoses et le Pythagore de la transmigration9.
«Homines non nascuntur, sed figuntur», disait le même Erasme. Et c'est justement parce que l'homme est une table rase, ou
une cire qui se façonne, que lui-même et tant d'autres humanistes
écrivent si volontiers des traités d'éducation. Qu'il s'agisse de
l'individu ou de la société, de la religion ou des bonnes manières,
il y a toujours quelque chose à transformer ou à réformer, il y a
une matière informe, difforme ou déformée à laquelle on peut
imprimer une forme meilleure. Le but ultime est bien sûr d'en
arriver à une perfection définitive, mais, dans la pensée et dans la
vie des humanistes, c'est surtout la flexibilité, la conception de
l'homme et du monde comme matière à modeler qui occupent la
scène.
3. «Je peints le passage»10
Montaigne est si puissant, si indépendant, qu'on oublie souvent ses affinités avec l'environnement intellectuel ou culturel
et qu'on en vient à négliger tout ce qu'il partage avec la sensibilité métamorphique de la Renaissance. Mais s'il est regrettable
de l'isoler, il n'est pas moins dangereux de le neutraliser et de
banaliser son entreprise en la traitant comme un simple phénomène d'époque. C'est le piège qui menace l'approche historique du texte littéraire. J'espère éviter cette réduction en montrant que les Essais poussent la logique du mouvement - le
mouvement comme thème philosophique et comme stratégie
littéraire - jusque dans ses conséquences extrêmes. Plus qu'au9. Lettre du 19 juillet 1518, dans Erasme, Correspondance, trad. A. Gerlio,
Bruxelles, Institut pour l'étude de la Renaissance et de l'Humanisme, 1975, t.
3, lettre 854.
10. Montaigne, Essais, III, 2, 805.
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cun de ses prédécesseurs et de ses contemporains, Montaigne
intériorise le principe de la mouvance universelle, en sature son
oeuvre et en interroge les apories.
Cela dit, ses différentes réponses sont plus ou moins intéressantes. Ainsi, la dimension thématique, la méditation sur l'instabilité de l'homme et des choses, ne me paraissent pas prioritaires, non seulement parce que le terrain a été largement exploré par les commentateurs, mais parce que les idées sur le flux
universel, la précarité des connaissances et la fugacité des constructions humaines recoupent un répertoire familier, qui
s'étend d'Héraclite à Sénèque, de Pythagore à Plutarque, et
dont Montaigne, d'ailleurs, se reconnaît volontiers solidaire.
On peut enregistrer aussi des échos de la pensée sceptique et
multiplier les parallèles avec quelques grands thèmes, religieux
ou profanes, du baroque. Montaigne comme philosophe du
branle général est-il plus que l'interprète virtuose d'une sensibilité assez commune? Je n'en suis pas sûr.
Ce qui en revanche mérite toute notre attention, c'est la manière dont il fait bouger son livre et attribue au mouvement un
rôle décisif dans la gestion de son oeuvre. Créer des structures
qui soient en perpétuelle transformation, mimer, dans les pulsations du texte, les rythmes du vivant, nous avons vu tout à l'heure
que ce projet est largement partagé à la Renaissance. Mais
Montaigne invente ici des stratégies plus subtiles, plus radicales
et qui poussent l'expérimentation sur les limites du livre plus
loin que tout ce qu'on avait fait avant lui. Son programme tient
en quelques mots: puisque tout change d'instant en instant, ce
que je dis n'est vrai que dans le moment où je l'énonce. Il faut
donc trouver une formule littéraire qui soit capable de reproduire la mobilité de la pensée et la succession discontinue des
instants. Le défi est même plus grand: le livre doit être aussi labile que le sujet qui l'écrit, aussi morcelé que l'expérience, et cependant tenir ensemble, sans quoi l'auteur s'expose à la folie et
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le lecteur risque de ne rien comprendre.
Voilà donc un projet acrobatique, qui pousse très loin l'expérimentation sur les limites du livre. Est-il même réalisable ou
Montaigne s'abandonne-t-il à une sorte de fiction borgésienne,
qui n'aurait pas d'incidence réelle sur la forme de son texte? Il a
conscience, en tout cas, d'un formidable défi: «C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une alleure
si vagabonde que celle de nostre esprit» (II, 6, 378). Le livre
mobile qu'il rêve est peut-être un livre infaisable, mais diverses
pratiques en explorent la possibilité; je voudrais en signaler
quelques-unes.
L'enquête pourrait porter d'abord sur la composition morcelée de nombreux essais. Au lieu qu'un chapitre donné développe un thème unique – celui qu'annonce le titre –, différentes
questions s'entrelassent, se bousculent, se chevauchent, selon
un parcours labyrinthique où l'esprit géométrique, en quête de
cohérence, a l'impression de s'égarer. L'argument change soudain de direction, comme si le sujet ou l'objet de l'écriture, en
cours de route, s'était à ce point modifié que, l'instant d'après,
on ne parle plus de la même chose. Montaigne laisse – ou feint
de laisser – sa pensée flotter; elle se perd, se retrouve, établit des
relations inattendues; l'exposé semble dériver au hasard, livré
aux surprises d'une rédaction accidentée. Le phénomène est
trop connu pour qu'on s'y attarde: Montaigne lui-même commente abondamment son allure «à sauts et à gambades» (III, 9,
994) et les études qui analysent les différents types de liaisons
obliques, les architectures capricieuses des chapitres, dans les
Essais, sont innombrables.
Ce qu'on fait moins souvent, c'est d'étudier le mouvement de
la pensée à une petite échelle. Le principe est pourtant le même.
Dans la syntaxe de la phrase comme dans celle de l'essai, Mon-
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taigne évite, du moins par moments, les structures rationnelles
préméditées, les dispositifs logiques enseignés par les rhétoriciens ou les dialecticiens. Sa poétique du jaillissement instantané
lui impose de rendre, aussi peu aménagé et domestiqué que
possible, le flux des idées, fût-il désordonné. Les propositions se
succèdent selon des modes associatifs complexes et inattendus.
Il y a toujours des liens, bien sûr, mais ce ne sont pas ceux du
raisonnement classique, par induction ou par déduction, avec
la cause qui précède la conséquence, la conclusion qui suit la
démonstration. L'usage fréquent de la parataxe est significatif:
l'exposé ressemble à une série de variations libres sur un thème
et, comme une conversation à bâtons rompus, tantôt il saute
une étape, tantôt il piétine sur place.
Montaigne se méfie trop des systèmes pour s'assujettir à une
formule stylistique fixe, si bien qu'on peut, tout au plus, indiquer des tendances. Les effets qui miment la production instantanée, pourtant, ne manquent pas. Ici, ce sont par exemple les
ruptures de construction, les pronoms qui ne renvoient pas à un
nom précis, les incises et les digressions qui brouillent le fil de
l'argument; ailleurs, ce peuvent être des segments parasites qui
déséquilibrent le mouvement de la phrase, ou le prolongent,
comme l'hyperbate: «C'est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme,
où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne, et plus utile»
(III, 12, 1038). Montaigne n'hésite pas non plus à nuancer ou
rectifier ce qu'il écrivait une minute plus tôt: Socrate «se monta
[...] au dernier poinct de vigueur. Ou, pour mieux dire, il ne
monta rien, mais ravala plustost» (III, 12, 1037). Il change
d'avis, il se corrige au fil de la plume ou bien, prenant du recul, il
commente ce qui précède et marque ainsi dans le discours la
trace de ce qui lui passe par la tête au moment de renonciation:
«Je fus pelaudé à toutes mains: au Gibelin j'estois Guelphe, au
Guelphe Gibelin; quelqu'un de mes poëtes dict bien cela, mais,
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je ne sçay où c’est» (III, 12, 1044).
L'inscription du temps à l'échelle du microtexte peut
exploiter encore, une autre technique, qui ne relève pas de la
syntaxe, mais d'un usage très peu orthodoxe du vocabulaire.
Dans une situation de communication normale, un mot garde
plus ou moins le même sens: c'est le consensus de la
définition. Or Montaigne avoue: «J'ay un dictionnaire tout à
part moy» (III, 13,1111). Pratiquement, tel ou tel mot qu'il
utilise, et même des concepts-clés comme raison, discours,
forme, essai peuvent changer d'acception et varier selon le
contexte. L'instabilité du français d'alors y est bien sûr pour
quelque chose – et Montaigne ne manque pas d'exploiter cette
situation. Mais la précarité de la langue ne fait que servir - et
exhiber – la versatilité de l'écrivain. Comment exiger des
concepts fixes et rigoureusement définis de la part de celui qui,
demain, ne sera plus le même? Dès le début du XVIIe siècle,
dictionnaires et grammaires viendront mettre de l'ordre dans
tout cela; la conscience de la temporalité dans la vie de l'esprit
n'y gagnera pas nécessairement.
Si le temps intervient dans le texte jusqu'à dévier le cours
de la phrase ou à modifier le sens des mots, il peut se
manifester aussi à une fréquence moins rapprochée. Comme
on sait, Montaigne ne cesse de se relire, de modifier ce qu'il
écrivait jadis ou naguère, offrant ainsi, à chaque édition, une
version revue et augmentée de ses essais. De la première
réédition, en 1582, jusqu'aux quelque mille adjonctions de
l'exemplaire de Bordeaux, en passant par les six cents
«allongeait» de 1588, le livre se présente comme un système
en perpétuelle transformation.
Ce travail constant de refonte n'est pas différent, fondamentalement, des perturbations à petite échelle, dans la rédaction
d'une couche donnée: que ce soit dans la minute qui suit ou dix
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ans plus tard, dans l'écriture immédiate ou dans la relecture,
Montaigne change de cap, introduit une pensée nouvelle, avoue
un doute. On peut distinguer plusieurs types d'intervention. Il
arrive qu'il supprime ou déplace quelques mots. Malgré la fameuse déclaration: «J'adjouste, mais je ne corrige pas» (III, 9,
963), il y a assez souvent des ratures et des surcharges, c'est-àdire un repentir et une opération de remplacement. Mais tout
cela est peu de chose à côté des adjonctions qui, on vient de le
dire, se comptent par centaines. Une typologie des additions
nous retiendrait trop longtemps; certaines sont brèves et inoffensives – l'apport d'un exemple, d'une citation, d'une remarque accessoire –, mais d'autres sont assez longues et substantielles pour déstabiliser la structure d'un essai et lui imprimer
une orientation nouvelle.
Regardons une page de l'exemplaire de Bordeaux. Les espaces libres se couvrent de compléments qui, destinés à l'édition
suivante, multiplieront par trois ou quatre la longueur du texte
précédent. L'état antérieur n'est pas invalidé, mais il n'est plus
actuel; sous la pression du présent – nouvelles expériences,
nouvelles lectures –, le voilà donc qui se dilate. Même imprimé,
il n'était qu'une strate provisoire, le brouillon ou l'esquisse de
l'état suivant, un potentiel dont le temps exploiterait les ressources laissées latentes. Typiquement, Montaigne soustrait un
produit réputé fini à la sphère des objets inertes pour le réintroduire dans le cycle actif de la production.
Le vrai portrait de Montaigne, Montaigne en mouvement, réside donc moins dans telle couche particulière du texte que dans
le passage qui mène de l'une à l'autre. Le sujet mobile se
constitue dans la différence, dans l'entre-deux, dans la transformation. Son lieu privilégié est la marge et son expression normale, le supplément. Pour saisir ce Montaigne-là, il est évidemment essentiel de faire des Essais une lecture génétique. L'édi-
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tion critique qui permettra de suivre le devenir de l'oeuvre dans
toutes ses mutations est encore à faire. Faute de l'instrument
parfait, on repérera néanmoins les indices possibles de la variance. Lire le texte comme s'il était synchrone, le mettre à plat,
ce serait oublier que Montaigne veut être saisi comme un mobile
et que, s'il était notre contemporain, il choisirait le cinéma
contre la photo, le traitement de texte contre le livre imprimé.
Ces marges qui se remplissent, dans l'exemplaire de Bordeaux, appellent encore quelques remarques. Traditionnellement, les marges étaient réservées à la glose ou au commentaire
savants; une autre main intervenait et la séparation du texte original, au centre de la page, et du commentaire, à la périphérie,
indiquait le respect d'une hiérarchie. Ici, au contraire, le nouveau et l'ancien, le dehors et le dedans se préparent à fusionner.
Pour le mode d'écriture qu'a choisi Montaigne, la distinction
habituelle du primaire et du secondaire, du discours et du métadiscours n'est pas pertinente. Après l'édition de 1588, il choisit
d'ailleurs de se limiter à la marge et de pratiquer exclusivement
le commentaire ou le supplément. Mais a-t-il jamais rien fait
d'autre? Il a toujours écrit dans la marge, que ce soit celle des
autres livres ou la sienne, et le texte des Essais, de part en part,
n'est que du marginal devenu central, pour la simple raison
qu'il n'y a pas de différence.
4. «Un suffisant lecteur»
Montaigne se sait donc embarqué dans un processus sans fin:
«Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et
sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au
monde?» (III, 9, 945) et plus bas: «Quand seray-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées?» (III, 9, 946). La réponse semble évidente: le texte qui
fluctue au rythme de la vie s'arrêtera à la mort de son auteur.
Mais Montaigne ne se résigne pas à la mort du mouvement.
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Pour continuer à remplir les marges des Essais, pour
sauvegarder la productivité de son oeuvre, il transmet le relais à
ses lecteurs: «Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits
d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises
et apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches»
(I, 24,127).
Mais comment faire en sorte que le destinataire devienne un
partenaire? Les appels à la coopération ne manquent pas. Il y a
d'abord les ruptures logiques, les multiples perturbations dans
la disposition du texte. Nous avons rencontré plus haut quelques exemples d'accidents syntaxiques: dans des situations
comme celles-là, une partie du travail revient au lecteur, qui
doit reconstituer les articulations défaillantes, mettre de l'ordre
dans le désordre.
La même tâche s'applique bien sûr à la composition des chapitres qui, par l'enchevêtrement des thèmes, par les méandres
du raisonnement, stimulent la recherche. Montaigne insiste
que, sous l'apparence hétérogène ou erratique de ses essais, il
existe une unité cachée, qui tient à lui-même et à son expérience du passage. Je change, mon texte change, mais dans le flux
de ma pensée et de mon discours résident le principe de mon
identité et la vraie nature des choses. «Je me contredits bien à
l'adventure, mais la vérité [...], je ne la contredy point» (III, 2,
805). Cette identité et cette vérité sont certes difficiles à saisir,
parce qu'elles obéissent à des lois incertaines, mais il existe dans
le texte, dit Montaigne, des indices qui, à ceux qui cherchent
bien, montrent la piste: «C'est l'indiligent lecteur qui pert mon
subject, non pas moy; il s'en trouvera tousjours en un coing
quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant, quoy qu'il soit
serré» (III, 9, 994). Montaigne applique donc une stratégie délibérée: il n'explicite pas toutes les transitions, il dissimule dans
les coins les mots de liaison, afin que la recherche de la cohé-
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rence maintienne le lecteur en alerte. Mieux vaut n'être pas lu
du tout, dit-il, que l'être par un lecteur à moitié endormi.
Les brouillages dans la composition ne sont pas la seule tactique possible. Les idées, elles aussi, saisies en cours de gestation, parfois interrompues ou allusives, appellent des compléments. Certains essais esquivent la conclusion, finissent en
queue de poisson et abandonnent au lecteur une quantité d'histoires ou de réflexions dont il reste à tirer parti: «Je n'en entasse
que les testes» (I, 40, 251). Sceptique comme il est, Montaigne
se méfie en outre des généralisations, il refuse de passer de
l'observation à la théorie; il se limite à collectionner des curiosités, il étale volontiers ses hésitations ou propose, sur une question donnée, diverses hypothèses. Bref: le lecteur est comme
mitraillé de possibilités de lecture, mais l'interprétation reste à
faire. Beaucoup des histoires que je raconte, dit Montaigne, ne
sont pas commentées et restent inexploitées, de façon que «qui
voudra [les] esplucher un peu ingénieusement, en produira infinis Essais [...] Elles portent souvent, hors de mon propos, la
semence d'une matière plus riche et plus hardie» (ibid). Que
l'idée demeure en suspens ou que l'autoportrait, elliptique,
fragmentaire, contradictoire, reste à construire, Montaigne,
comme il dit, multiplie les occasions, pour le lecteur, de faire
germer les semences disséminées un peu partout dans son livre.
Les Essais sont délibérément incomplets, parce qu'ils ont besoin d'un partenaire qui continue la besogne. Plus que cela, ils
sont délibérément polémiques, ils adoptent çà et là des positions extrêmes ou paradoxales, parce qu'ils ont besoin d'un lecteur critique. Le plus mauvais public possible, c'est celui qui,
docile et respectueux, avale n'importe quoi.
Montaigne lui-même, dans son rapport aux livres des Anciens, prétend donner l'exemple. Plus on trouve de valeurs inattendues dans un auteur, mieux ça vaut, et peu importe qu'il ait
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eu, ou non, l’intention de les y mettre. C’est moi qui crée le
sens, pas lui: «J’ay leu en Tite-Live cent choses que tel n’y a
pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j'y ay sceu lire,
et, à l'adventure, outre ce que l'autheur y avoit mis» (I, 26, 156).
Montaigne reconnaît qu'il cite beaucoup les classiques et, à force
de références savantes, donne peut-être l'impression d'un
lecteur soumis, d'un consommateur passif. Raison de plus pour
insister sur sa liberté et son infidélité: «Parmy tant d'emprunts
je suis bien aise d'en pouvoir desrober quelqu'un, les desguisant
et difformant à nouveau service» (III, 12 1056). Dans une
phrase qui, c'est vrai, a été biffée par la suite, il utilise même, à
propos des auteurs qu'il cite, une étrange comparaison: «Comme
ceux qui desrobent les chevaux, je leur peins le crin et la queue,
et par fois je les esborgne» (ibid). Autrement dit: je les travestis,
je les enlaidis, je leur fais violence. En littérature comme dans la
vie, il faut tuer le père.
Soient deux conceptions opposées de la littérature. D'un
côté, la méthode philologique, qui, en train de se mettre en place
au XVIe siècle, se présente comme une science auxiliaire; elle se
met au service du texte – le texte qu'elle s'efforce de restituer et
de comprendre en y touchant le moins possible. L'oeuvre lue est
réputée close, définitive; elle impose un mouvement rétrospectif.
Lecteur ou éditeur, le philologue s'efface; il reconnaît l'absolue
différence et la supériorité des auteurs, qu'il mettra à l'abri dans
le mausolée des grands classiques et finira par sacraliser. Ainsi
se met en place, dès la Renaissance, la méthode universitaire, qui
sépare radicalement l'oeuvre et le commentaire, la lecture et
l'écriture.
A l'opposé, le lecteur peut se tourner non vers le passé, mais
vers l'avenir de l'oeuvre. Il ne s'intéresse pas ici au texte pour
soi, dans sa pureté et sa différence, mais à son actualité et sa
productivité. Le transformer, le brusquer, ça n'est pas le trahir,
mais reconnaître son pouvoir d'interpellation, sa capacité à
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générer du nouveau. Cette lecture-là se soucie peu d'objectivité
et d'histoire. Elle est dialogique et créatrice; c'est celle des artistes
et celle de Montaigne.
Parmi les ouvrages de sa bibliothèque, Montaigne avoue sa
préférence pour les poètes et son goût pour le style poétique.
Or ce qu'il aime dans ces livres, qu'ils soient en vers ou dans
une prose travaillée, c'est une expression dense et elliptique,
serrée et allusive, une manière d'autant plus vigoureuse qu'elle
est énigmatique. La poésie est envoûtante parce qu'elle est saturée de mystères qui entretiennent la curiosité, parce qu'elle
est chargée de suggestions qui dynamisent l'imagination. Son
langage, dit Montaigne, «est tout plein et gros d'une vigueur naturelle» (III, 5, 873). Il a été conçu dans l'enthousiasme et, par
sa beauté, par sa force, il communique cet enthousiasme; sublime, surnaturel, il bouleverse son lecteur qui, désormais, ne sera
plus comme avant et n'écrira plus comme avant. Lire Virgile ou
Lucrèce, Platon ou Plutarque, c'est pour Montaigne une expérience existentielle. La rencontre poétique est du même ordre
que la rencontre amoureuse: c'est le coup de foudre, c'est le
corps à corps de deux partenaires, qui en ressortent transformés. Nous voilà bien loin des scrupules philologiques et de
la pétrification des textes.
La bonne lecture est donc un mouvement perpétuel, dont le
sujet et l'objet participent au branle universel. Il y a toujours
d'autres sens à trouver, dit Montaigne, et c'est bien ainsi: «[C]
C'est signe de racourciment d'esprit quand il se contente, ou de
lasseté. Nul esprit généreux ne s'arreste en soy: il prétend tousjours et va outre ses forces; il a des eslans au delà de ses effects;
s'il ne s'avance et ne se presse et ne s'accule et ne se choque, il
n'est vif qu'à demy; [B] ses poursuites sont sans terme, et sans
forme; son aliment c'est [C] admiration, chasse, [B] ambiguité.
Ce que declaroit assez Appollo, parlant tousjours à nous dou-
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blement, obscurément et obliquement, rie nous repaissant pas,
mais nous amusant et embesongnant» (III, 13, 1068). Les oracles
d'Apollon, par leur ambiguïté ou leur obscurité, de même que la
poésie dont il était question tout à l'heure, nous défient, nous
échappent, et par là-même maintiennent notre esprit en
marche. Mieux vaut la perplexité que la torpeur intellectuelle,
mieux vaut la chasse que la prise.
Ces lignes sont extraites d'un passage où Montaigne s'interroge sur le commentaire, dans lequel il semble reconnaître un
mode constitutif de l'écriture en général. Tout texte génère du
commentaire et un texte nouveau n'est jamais que le commentaire d'un ancien. La quête de la connaissance et celle du sens
progressent en soulevant plus de questions qu'elles n'en résolvent, si bien que l'activité des lettrés n'atteint jamais son terme:
«[B] Ce n'est rien que foiblesse particulière qui nous faict contenter de ce que d'autres ou que nous-mesmes avons trouvé en
cette chasse de cognoissance; un plus habile ne s'en contentera
pas. Il y a tousjours place pour un suyvant, [C] ouy et pour nous
mesmes, [B] et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions; nostre fin est en l'autre monde» (ibid). «Se contenter», c'est-à-dire s'arrêter, c'est «faiblesse»; continuer la recherche, c'est une dérive, une poursuite désespérée, mais c'est aussi
notre condition d'êtres pensants et écrivants.
Ces quelques phrases reconnaissent donc que la lecture est
un mouvement perpétuel. Mais il faut préciser qu'elles s'inscrivent dans un contexte qui condamne longuement l'activité de
commentaire et sa fuite en avant: «[B] Qui ne diroit que les
glosses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se
voit aucun livre, soit humain, soit divin, auquel le monde s'embesongne, duquel l'interprétation face tarir la difficulté? Le
centiesme commentaire le renvoyé à son suivant, plus espineux
et plus scabreux que le premier ne l'avoit trouvé» (III, 13,
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1067). Les gloses ne font que brouiller les problèmes et disséminer la vérité; mieux vaut donc s'en tenir à l'original. Montaigne adopte ici une position nettement logocentrique: seul fait
foi le texte-source, authentique et unique; le reste n'est que supplément et déperdition. Pour reprendre la distinction établie
plus haut, il assumerait ici sans réserve le principe de la philologie: rien ne compte que l'auteur et le texte premiers, la vraie
pensée de Platon, la réelle intention d'Aristote; les commentateurs sont des parasites qui envahissent le terrain alors qu'ils devraient s'effacer: «[C] Tout fourmille de commentaires; d'auteurs, il en est grand cherté» (III, 13, 1069).
Le message sur le commentaire paraît donc ambigu, soit que
Montaigne hésite au point de se contredire, soit qu'il oppose
deux voix et renonce à trancher entre elles. Le commentaire est
pernicieux, dit le texte au début et à la fin; le commentaire est signe de vitalité intellectuelle, dit-il au milieu. L'effet du temps
dans la rédaction est d'ailleurs sensible: la version [B] est
d'abord complètement négative, puis, à partir de «Ce n'est
rien ...», se met à hésiter. Contrairement à ce que je proposais il y
a deux minutes, il n'est pas sûr, par exemple, que l'obscurité de
l'oracle d'Apollon soit valorisée. Du positif se glisse dans le
négatif, et le jugement reste suspendu. Avec l'addition [C],
«C'est signe ...», le renversement se précise, comme si Montaigne
s'était rendu compte que, même si l'activité de commentaire et
le mouvement perpétuel, en soi, sont mauvais, ils sont inévitables et finalement assez féconds. A peine plus loin, il reconnaît
d'ailleurs que lui-même ne fait rien d'autre. [C] approuve donc,
un instant, ce que blâmait [B], puis bifurque à nouveau pour revenir à la critique de départ. Une chose en tout cas est claire:
Montaigne avait posé d'abord un modèle simple et rassurant,
l'opposition oeuvre originale bonne / commentaire mauvais.
Mais l'antithèse, trop simple, est rapidement déconstruite, pour
faire place à l'ambiguïté ou à un discours partiellement ironique.
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Le lecteur qui, au'début, y voyait clair, se retrouve perplexe.
5. D'une crise à l'autre
Je voudrais pour finir proposer quelques réflexions sur le
rapport entre notre sensibilité post-moderne et le type de recherche dont j'ai proposé un échantillon. Mon propos aura
peut-être paru anachronique. L'oeuvre en mouvement, le sens
toujours à construire, la participation du lecteur, cela ressemble
un peu trop à la doxa contemporaine; ce sont des idées relativistes, des thèses inspirées de la déconstruction qui, appliquées à
la Renaissance, semblent suspectes. Invoquer la «différance»
derridienne et l'herméneutique de la réception pour parler
d'Erasme ou Montaigne, n'est-ce pas sacrifier la rigueur historique à la facilité de la mode?
Je ne pense pas. Certaines percées de la théorie récente peuvent servir légitimement de moyen heuristique pour révéler tel
enjeu du passé et, notamment, de la Renaissance. Soutenir par
exemple que l'oeuvre est toujours à réactualiser et que l'interprétation est un processus ouvert, cela sent très fort sa fin du
XXe siècle, mais n'en est pas moins valable pour la culture en
crise qu'est celle du XVIe siècle. C'est précisément l'expérience
partagée d'une crise intellectuelle et d'un bouleversement dans
le fonctionnement des signes qui, en dépit de circonstances totalement différentes, fonde cette affinité. Montaigne et les humanistes, dans les générations précédentes, assistent à l'éclatement de la scolastique, à la fracture, par les mouvements de
réforme, de la Vérité révélée et concluent à l'impossibilité des
systèmes totalisants. Ils découvrent aussi que la perception du
vrai est soumise aux aléas de l'histoire et ne saurait être stabilisée. Ces inquiétudes nous sont familières et, pour cette raison,
peuvent profiter d'un éclairage rétrospectif.
Il importe cependant de ne pas tout confondre. La déconstruction, par exemple, nous permet de saisir mieux le phéno-
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mène de l'oeuvre en mouvement, mais elle devient un outil dangereux si elle oblitère l'écart historique et masque les différences
entre la crise du XVIe siècle et celle du post-moderne. Seul le
passage par l'histoire – histoire intellectuelle et culturelle –
permet d'éviter ce genre de nivellement. Pour prévenir les anachronismes et sauvegarder l'altérité du passé, nous ne saurions
faire l'économie de recherches pointues, de l'ordre de la microhistoire. Si la méthode est solidaire des conditions intellectuelles
de l'observateur, le but n'en demeure pas moins de restituer à
l'objet observé ses propriétés et sa causalité spécifique. Le
passé ne nous intéresse que s'il nous amène à reconnaître que
nous provenons de cultures diverses et étranges.
Une autre accusation à laquelle je voudrais répondre est d'ordre à la fois épistémologique et éthique. Montrer les humanistes
confrontés à la contingence du vrai, à la mobilité des oeuvres,
rappeler que la production du sens est un acte culturel et par
conséquent variable, ce serait démolir la vérité, prêcher la résignation et finalement attenter à la morale publique. On entend
de plus en plus, depuis quelques années, ce discours bien pensant
qui, à toute mise en question fondamentale, oppose un refus. Or
j'ai essayé de suggérer que la mise en mouvement du sens et un
certain scepticisme, au XVIe siècle, sont le contraire d'une démission ou d'une quelconque faiblesse intellectuelle ou morale.
Traiter l'oeuvre comme un mobile, en inscrire la réalisation
progressive sur l'axe du temps, c'est pour les humanistes la faire
participer aux vicissitudes et aux transmutations qui animent
toutes choses. Le principe du texte flexible dont j'ai parlé repose
sur un acte de foi naturiste; il associe l'activité artistique ou
savante aux grands rythmes qui scandent la vie des choses et
président à leurs transformations. Dynamisation, renaturation,
création continue, je ne vois rien là de moralement scandaleux.
Quant au traitement de la connaissance, qui ne voit que lui
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aussi profite de cette mobilité? Montaigne en témoigne. Certes,
la recherche est infinie et le livre, toujours incomplet. Mais ce
scepticisme, si c'en est un, est à la fois l'occasion et le signe
d'une extraordinaire libération intellectuelle. Par sa réflexion
inquiète, par son livre en perpétuelle expansion, Montaigne se
débarrasse des systèmes clos et bétonnés, il rejette les autorités
abusives au profit d'une réflexion critique qui fait la place pour
des recherches nouvelles. L'oeuvre mobile enseigne que la connaissance est toujours à revoir et à compléter. Elle enseigne que
la morale ne tient pas dans le respect d'une doctrine fixe, mais
dans une exigence de plus de vérité, de plus de connaissances,
de plus de justice. Cela n'est pas très confortable, mais si la littérature était là pour notre confort, nous pourrions tous rentrer
chez nous.
Michel Jeanneret

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