Cour de cassation de Belgique Arrêt

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Cour de cassation de Belgique Arrêt
19 MARS 2015
C.10.0597.F/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.10.0597.F
IMMO SUN HOUSE, société anonyme dont le siège social est établi à
Woluwe-Saint-Pierre, rue Kelle, 100,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation,
prêtant son ministère sur projet et réquisition, dont le cabinet est établi à
Bruxelles, avenue Louise, 149, où il est fait élection de domicile,
contre
1.
PROCUREUR
GÉNÉRAL
PRÈS
LA
COUR
D'APPEL
DE
BRUXELLES, dont l’office est établi à Bruxelles, Palais de justice, place
Poelaert, 1,
2.
A. H., avocat, agissant en qualité de curateur à la faillite de la société
anonyme Immo Sun House,
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admis au bénéfice de l’assistance judiciaire par ordonnance du premier
président du 19 octobre 2010 (n° G.10.0238.F),
représenté par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de
cassation, dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il
est fait élection de domicile,
défendeurs en cassation.
I.
La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 15 avril 2010
par la cour d’appel de Bruxelles.
Le président de section Christian Storck a fait rapport.
L’avocat général Thierry Werquin a conclu.
II.
Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
-
article 6, spécialement § 1er, de la Convention de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre
1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 et, en tant que de besoin, toutes
les dispositions de ladite loi ;
-
principe général du droit relatif à la primauté sur les dispositions
de droit national des dispositions de droit international ayant un effet direct ;
-
principe général du droit suivant lequel le juge ne peut appliquer
une décision, notamment une norme, qui viole une disposition supérieure ;
judiciaire.
articles 87, alinéa 1er, 137, 138, 138bis, 144 et 151 du Code
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Décisions et motifs critiqués
L'arrêt dit l'appel recevable mais non fondé, confirmant ainsi
implicitement mais certainement le jugement entrepris qui déboutait la
demanderesse de son opposition contre le jugement du 30 mars 2009
prononçant sa faillite à la demande du ministère public. Il rejette à cet égard le
moyen par lequel la demanderesse faisait valoir qu'elle n'avait pas « eu un
tribunal impartial et un procès équitable » au sens de l'article 6 de la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
aux motifs que la citation en faillite avait été donnée par le procureur du Roi à
Bruxelles et que celui-ci était représenté à l'audience du tribunal de commerce
par monsieur M. B., avocat et juge suppléant, faisant fonction de substitut du
procureur du Roi.
L'arrêt fonde à cet égard sa décision sur les motifs suivants :
« 5. La [demanderesse] fait grief au procureur du Roi d'avoir été
représenté à l'instance par monsieur M. B., avocat et juge suppléant ;
Elle estime que la fonction de substitut du procureur du Roi est
incompatible avec l'exercice de la profession d'avocat. Elle invoque aussi une
contrariété à l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales dans la mesure où pareille situation mettrait à
mal les garanties d'indépendance compte tenu du fait qu'il est avocat et qu'il
gère au quotidien des concurrents directs, qu'il a tout intérêt à envisager [sa]
faillite ;
6. La nomination de monsieur F. M. B. comme juge suppléant au
tribunal de commerce de Bruxelles est intervenue par arrêté royal du 10
novembre 2004 et a été publiée au Moniteur belge du 25 novembre 2004 ;
L'article 87, alinéa 1er, du Code judiciaire dispose que les juges
suppléants au tribunal de commerce peuvent remplacer momentanément les
membres du ministère public lorsque ceux-ci sont empêchés ;
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Par ordonnance présidentielle du 16 février 2009, il a été désigné pour
exercer les fonctions du ministère public pour une durée d'un an à compter du
1er mars 2009 ;
Monsieur M. B. exerçait donc cette fonction, avec les pouvoirs requis ;
Le fait qu'il soit par ailleurs avocat est sans pertinence, la fonction de
juge suppléant étant autorisée dans le cadre de l'exercice de cette profession ;
En ce qui concerne l'éventuelle contrariété à la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elle est
inexistante ;
En effet, il est admis que le fait de siéger pour un avocat, juge
suppléant, comme membre du tribunal correctionnel n'est pas incompatible,
même dans le cas où le prévenu est un avocat (Cass., 13 décembre 1988, Pas.,
1989, I, 417) ;
Le moyen est non fondé ».
Griefs
S'il est vrai que les avocats peuvent être juges suppléants au tribunal de
première instance, du travail ou de commerce et si l'article 87, alinéa 1er, du
Code judiciaire permet aux juges suppléants de remplacer les membres du
ministère public lorsqu'ils sont empêchés, cette règle doit céder devant l'article
6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, norme qui a un effet direct en Belgique (principes généraux du
droit visés au moyen et spécialement principe général du droit relatif à la
primauté sur les dispositions de droit national des dispositions de droit
international ayant un effet direct et article 6 de la Convention de sauvegarde
des droits de l'homme et des libertés fondamentales).
L'article 6, paragraphe 1er, de la Convention de sauvegarde des droits
de l'homme et des libertés fondamentales dispose que « toute personne a droit
à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai
raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui
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décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil,
soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».
L'indépendance et l'impartialité du tribunal, comme le caractère
équitable du procès, doivent s'apprécier non seulement in concreto mais
encore de manière objective. Il ne s'agit donc pas que les juges composant le
tribunal
soient
intrinsèquement
(ou
subjectivement)
indépendants
et
impartiaux, il faut encore qu'ils apparaissent tels aux yeux des parties et des
tiers.
Il en va de même du caractère équitable du procès.
Or, le mécanisme mis en place par l'article 87, alinéa 1er, du Code
judiciaire est objectivement de nature à faire naître des doutes dans l'esprit des
parties et des tiers sur l'impartialité du tribunal dans la mesure où il permet à
un juge suppléant d'exercer les fonctions du ministère public auprès de celuici. Il en est spécialement ainsi lorsque, comme en l'espèce, le ministère public
est partie à la cause et ne se limite pas à donner un avis. En effet, l'article 87,
alinéa 1er, du Code judiciaire revient dans cette mesure à faire trancher par le
tribunal la demande introduite - ou à tout le moins plaidée - par l'un de ses
juges, le juge suppléant désigné pour remplacer un membre du ministère
public s'identifiant en droit (articles 87, alinéa 1er, 137, 138, 138bis, 144 et 151
du Code judiciaire) ou à tout le moins aux yeux des justiciables et des tiers à ce
dernier. Le doute est encore accru dans l'esprit des justiciables et du public
par la circonstance que le juge qui exerce les fonctions du ministère public a la
qualité d'avocat, l'avocat étant l'adversaire naturel du ministère public
lorsqu'il est partie à la cause - ce qui crée la confusion.
Il s'ensuit qu'en considérant que l'article 6 de la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'a pas été
violé devant le tribunal de commerce malgré la circonstance que monsieur M.
B., avocat et juge suppléant audit tribunal, exerçait les fonctions du ministère
public dans la cause et que ce dernier était partie à celle-ci, et en confirmant
dès lors le jugement entrepris, qui avait rejeté l'opposition formée contre le
jugement du 30 mars 2009 prononçant la faillite, l'arrêt, qui s'approprie de la
sorte les irrégularités affectant ces deux décisions et la procédure qui a
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conduit à celles-ci, méconnaît ledit article 6, spécialement paragraphe 1er, de
la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales (violation dudit article 6, spécialement paragraphe 1er, et, en
tant que de besoin, des dispositions de sa loi d'approbation du 13 mai 1955 et
des autres dispositions visées en tête du moyen).
À tout le moins, il refuse illégalement d'écarter l'application de l'article
87, alinéa 1er, du Code judiciaire alors que celui-ci est contraire à l'article 6,
paragraphe 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales et qu'il ne pouvait donc recevoir application (violation
de toutes les dispositions ou principes visés en tête du moyen et spécialement
du principe général du droit relatif à la primauté sur les dispositions de droit
national des dispositions de droit international ayant un effet direct).
III.
La décision de la Cour
En vertu de l’article 87, alinéa 1er, du Code judicaire, il y a auprès du
tribunal de commerce des juges suppléants qui n’ont pas de fonctions
habituelles et sont nommés pour remplacer momentanément, soit les juges, soit
les membres du ministère public lorsqu’ils sont empêchés.
Cette disposition n’est en soi pas contraire à l’article 6, § 1er, de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
qui ne saurait se trouver violé qu’en raison des circonstances concrètes de
l’intervention d’un juge suppléant dans une cause déterminée.
La circonstance que, devant le tribunal de commerce saisi d’une
demande en faillite formée par le procureur du Roi, le siège du ministère public
soit occupé par un avocat nommé juge suppléant auprès de ce tribunal n’a pas
pour effet que celui-ci serait appelé à statuer sur une demande introduite ou
plaidée par un de ses membres et, dès lors que le moyen ne soutient pas que
l’intervention de ce juge suppléant ne se serait pas limitée en la cause au
remplacement d’un membre du ministère public empêché, n’est pas de nature à
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affecter l’indépendance et l’impartialité du tribunal et le caractère équitable du
procès.
L’arrêt décide dès lors légalement de rejeter le grief déduit de cette
circonstance devant la cour d’appel par la demanderesse.
Le moyen ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de quatre cent cinquante-cinq euros quatorze
centimes envers la partie demanderesse et à la somme de quatre-vingt-deux
euros quarante-deux centimes en débet envers la seconde partie défenderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Didier
Batselé, Martine Regout, Mireille Delange et Michel Lemal, et prononcé en
audience publique du dix-neuf mars deux mille quinze par le président de
section Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin,
avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.
P. De Wadripont
M. Lemal
M. Delange
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M. Regout
D. Batselé
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Chr. Storck