Rapport introductif n° 3 Les transitions démocratiques à l`épreuve

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Rapport introductif n° 3 Les transitions démocratiques à l`épreuve
Rapport introductif n° 3
Les transitions démocratiques à l’épreuve des faits
Réflexions à partir des expériences
des pays d’Afrique noire francophone
FRANCIS AKINDÈS
Professeur de Sociologie
Université de Bouaké, Côte d’Ivoire
Une réflexion sur les transitions démocratiques nécessite avant tout un minimum de clarification conceptuelle.
Dans son acception étymologique, la transition est une manière de passer d’un état à un autre. Sur cette base, la
transition démocratique est une modalité de changement politique. Dans le cas des pays d’Afrique noire francophone qui nous intéressent, ici, c’est le passage des systèmes de partis uniques au pluralisme politique. La transition démocratique suggère alors à la fois l’idée d’un projet de société, la démocratie libérale pour plus et mieux de
liberté, et d’une dynamique politique dans la construction du cadre institutionnel de son éclosion. Comprendre la
transition démocratique, c’est tenter de l’intérieur une analyse du procès d’invention du politique à travers les institutions et les jeux d’acteurs multiples aux logiques diverses impliqués dans le processus d’institutionnalisation
en question. La sociologie des transitions démocratiques sera ici un questionnement aussi bien des régularités tendancielles et des différences qui se dégagent des expériences nationales que des façons de penser et d’agir des
acteurs. D’autant plus que le champ de la démocratisation en tant que processus, est une arène de confrontations
d’intérêts, de normes et de valeurs. Cette observation partira des années 90 qui furent celles d’importants changements politiques en Afrique. La chute du mur de Berlin a favorisé une recomposition des relations géopolitiques
qui imposaient aussi aux États africains un ajustement de l’ordre politique interne. Les réponses nationales se sont
cristallisées dans des formes et des modalités diverses de transitions politiques qui avaient en commun de se réclamer explicitement d’un projet de démocratisation de type libéral. Malgré les appels en faveur d’une invention africaine de la démocratie, les formes sous lesquelles se déclinaient les trajectoires nationales s’inscrivent dans la
mouvance du libéralisme politique. Dix ans après le déclenchement de ce vague mouvement de recomposition des
espaces politiques nationaux, les matériaux existent donc pour une lecture sociologique des expériences de transition.
L’objectif de cette réflexion n’est pas de faire un bilan des modalités de transition démocratiques en Afrique
francophone, mais plutôt d’analyser la confrontation des idéaux démocratiques dans les pays francophones aux
réalités de leur mise en pratique. Cet essai s’inscrit dans la suite logique d’un exercice antérieur d’objectivation
du sens des processus de démocratisation amorcés dans différents pays africains francophones subsahariens vers
la fin des années 80 (Akindès, 1996). Il s’agira, à partir d’un état des lieux de la dynamique démocratique dans ces
pays qui ont fait l’objet d’une observation sur cinq années (de 1989 à 1994), d’une part, de dégager les contingences et les récurrences qui caractérisent le mouvement en cours et, d’autre part, d’identifier les facteurs dynamisants ou les contraintes lourdes de la démocratisation. L’analyse sociologique de l’histoire immédiate à laquelle
nous nous étions livrés en 1996 se poursuit donc ici par une sociologie de la démocratisation en Afrique subsaharienne francophone.
À partir des faits et des logiques d’acteurs impliqués dans ces transitions démocratiques, nous tenterons de
montrer :
– d’une part, que les transitions politiques se déclinent en deux temps avec une forte tendance de recomposition des autoritarismes ;
– d’autre part, que l’historicisation du politique reste fortement marquée par la permanence de pesanteurs socioculturelles et des contraintes géo-économiques qui contrarient l’horizon de l’idéal démocratique libéral en
même temps qu’elles renforcent l’incertitude dont rend compte une certaine asthénie démocratique.
Nous concluerons sur l’idée que la quête de modernité démocratique en Afrique ne peut continuer à passer sous
silence les questions de philosophie morale et politique auxquelles sont confrontées toutes les sociétés plurielles,
quel que soit leur âge, pour ne se concentrer que sur des artifices de la restructuration économique et, plus récemment, de la lutte contre la pauvreté.
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I.– INJONCTIONS ET RÉPONSES DÉMOCRATIQUES : BILAN RAPIDE DES EXPÉRIENCES DE TRANSITION
POLITIQUE DANS LES PAYS D’AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE
Les analystes du champ politique en Afrique se sont pendant longtemps interrogés sur la part des facteurs internes
et des facteurs externes dans le déclenchement des mutations politiques qui ont marqué la décennie écoulée. S’il n’y a
plus de doute sur l’interaction interne-externe comme moteur du changement, le caractère dominant du facteur externe
que nous mettions en exergue dans nos travaux antérieurs est de plus en plus explicite. Les institutions de financement,
qu’elles soient bilatérales et multilatérales font de moins en moins mystère sur la fonction politique de l’assistance économique. Avec les différents « Washington consensus », le voile du « politiquement correct » et de la dénégation politique tombe. En clair, en faisant la promotion de la démocratie, les institutions de Bretton Woods derrière lesquelles
s’alignent de plus de plus les donateurs multilatéraux (Union Européenne) et bilatéraux ambitionnent d’améliorer l’environnement institutionnel nécessaire au bon fonctionnement du marché (Hugon, 1999) et à terme d’ajuster politiquement le continent africain. En subventionnant la démocratie, les occidentaux faisaient l’hypothèse qu’une
institutionnalisation de l’alternance et une redistribution des pouvoirs garantiraient le succès des politiques d’ajustement et un meilleur partage des richesses. Les incitations extérieures à la libéralisation du champ politique avaient de
toute évidence des finalités économiques. Il semble qu’à la lecture de diverses expériences nationales, la relation qu’on
tente d’établir entre libéralisme politique et croissance économique ne produit guère les effets escomptés.
Dans les pays d’Afrique noire francophone, on peut considérer deux temps majeurs dans le mouvement de démocratisation de cette dernière décennie : la période de restructuration des espaces politiques nationaux sous l’influence
discrète de la France et le temps de la consolidation des expériences nationales.
Si la périodisation étanche des deux temps de ce mouvement s’avère un exercice risqué parce qu’arbitraire, on peut
cependant situer approximativement la première période que nous avons qualifiée de temps de la ferveur démocratique
entre 1989 et 1996. La seconde période part de 1997 et se poursuit. Nos observations n’en couvrent que les trois dernières années caractérisées par une asthénie démocratique dans un climat socio-politique d’incertitudes grandissantes,
porteuses d’instabilité politique durable.
A.– Le temps de la ferveur démocratique et des recompositions de l’espace politique
D’aucuns l’ont qualifié de « printemps démocratique en Afrique ». Cette période fut caractérisées par l’espérance collective d’un changement radical dans chaque pays sous les pressions des « conjonctures de crise ». La fin
tragique des vieilles dictatures d’Europe de l’Est laissait également présager, par effet de contagion, le dépérissement des autoritarismes au Sud. Sur le continent africain comme partout ailleurs dans le monde, la démocratie pluraliste fut célébrée. Ce qui donna à l’historien-philosophe hégélien Francis Fukuyama l’impression que l’histoire
politique en consacrant ainsi la victoire du libéralisme politique avait fini d’énoncer sa vérité. Le Bénin, qui avec
sa conférence nationale Souveraine, inaugura la transition politique(1). Pour avoir inauguré ce modèle de changement, il bénéficia à la fois d’un statut de vitrine en même temps qu’il servait de modèle de structuration du champ
de la démocratisation, tout au moins en Afrique subsaharienne francophone où les modèles de transition diffèrent
fondamentalement de ceux des pays anglophones, malgré leur proximité géographique (Madhanie, 1993). Le
modèle béninois de transition a considérablement influencé la dynamique politique des pays francophones dans la
première moitié des années 90. En réponse à la demande interne de changement politique et aux injonctions démocratiques extérieures, les autres pays francophones se sont tous définis par rapport à ce modèle. Dans certains pays,
les mouvements d’opposition ont obtenu la mise en scène du schéma de ce grand rassemblement politique national avec des résultats variables, dans d’autres, les pouvoirs en place ont contourné ces exigences devenues populaires mais aux issues incertaines pour offrir d’autres formes de transition. L’impossible reproduction à l’identique
du modèle béninois et les réactions politiques nationales aux injonctions extérieures (discours de F. Mitterrand à
La Baule) et intérieures en faveur de la démocratisation rendent compte de la diversité des situations observées.
Celle-ci, suivant ce qui est commun à l’ensemble des expériences, a donné lieu à une reconstruction interprétative
de la dynamique démocratique en quatre types de réponses :
1. La démocratisation par voie de conférence nationale
Elle a été initiée au Bénin et expérimentée, entre 1990 et 1993, par six autres pays dont le Gabon, le Congo, le
Niger, le Togo, le Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo) et le Tchad, mais avec des fortunes diverses.
1. Sur la conférence nationale au Bénin, lire : Akindès (1995 ; 1996) ; Laloupo (1993) ; Houngbédji (1994) ; Heilbrunn (1993) ; Adamon (1995) ;
Banégas (1997).
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Si au Gabon, l’organisation de la conférence nationale qui, à la différence de celle du Bénin, ne fut pas souveraine
était pour le président Omar Bongo l’occasion d’introduire un multipartisme administratif sans perdre le contrôle du
pouvoir, au Niger et au Congo, les pouvoirs militaires en place ont été écartés. Les gouvernements de transition dans
ces deux pays ont dû faire face à des mutineries qui, ajoutées aux difficultés de trésorerie, de gestion des appétits politiques au Congo et du problème touareg au Niger, rendaient incertaine l’issue des transitions. Dans des contextes de
fragilité socio-politique, les pouvoirs se sont renouvelés par les urnes. Au Congo, en 1992, Pascal Lissouba remplace
le général Denis Sassou Nguesso qui, malgré sa mise en minorité, est resté en position d’arbitre dans le nouveau jeu
parlementaire. Mahamane Ousmane remplace le général Ali Saïbou en 1993 au Niger. Si l’alternance s’est opérée au
Congo et au Niger malgré des soubresauts, au Togo l’issue de la conférence a été militarisée tandis qu’au Zaïre, les
manipulations institutionnelles l’ont fait durer dans le temps pour la rendre stérile et la discréditer, alors même que
se poursuivait la partition du pays en micro-entités régionales qui s’emparaient des ressources naturelles du pays
(Willame, 1997 : 275). Derrière cette logique du chaos au Togo et au Zaïre, se profilaient des pouvoirs particulièrement violents désirant se maintenir en place le plus longtemps possible.
2. La démocratisation par évitement d’une conférence nationale
Elle consiste à court-circuiter la réclamation de la tenue d’une conférence nationale souveraine par les oppositions à peine reconnues en accélérant le passage du parti unique au multipartisme à l’aide d’élections précitées
et peu transparentes. La Côte d’Ivoire en 1990 et le Burkina Faso en 1991ont offert un tel modèle de transition.
Celles-ci ont permis aux ex-présidents des partis-Etat, feu Félix Houphouët Boigny et Blaise Compaoré, de retrouver leur légitimité politique face à des oppositions divisées. En 1995, en Côte d’Ivoire, par cette même « technologie électorale », Henri Konan Bédié sera confirmé dans la fonction de chef de l’État à laquelle il accéda, suivant
l’article 11 de la constitution, suite à l’annonce officielle du décès l’ex-président Félix Houphouët Boigny en
décembre 1993. Il conservera ainsi le pouvoir au sein de l’ex-parti unique, le PDCI-RDA.
3. La démocratisation par « à-coups »
Elle consiste, pour les pouvoirs en place, en une duplicité d’opposition à la tenue d’une conférence nationale
souveraine et d’ouverture progressive et prudente sous contrainte avec, comme finalité pour le pouvoir en place,
le contrôle de la transition politique à son profit. Ce processus de reconversion lente et prudente à la démocratie,
entaché plus ou moins de violence a été observé au Cameroun où Mehler (1997) parle de non-lieu d’une transition, en Centrafrique où l’intervention française a réorienté le cours de la transition, en Guinée, au Burundi et au
Rwanda où la démocratisation s’est enlisée dans des guerres civiles sur fond de haine de l’autre mais avec des horizons de réconciliation s’éloignant chaque jour un peu plus, avec la régionalisation de la crise engageant les trois
anciennes colonies de la Belgique.
Au cours de cette période de recomposition qui a duré environ six ans, on n’a jamais autant parlé d’état de droit
en Afrique et exprimé ouvertement l’espérance de son établissement suivant des normes universelles. L’effervescence
politique était indéniable. Certains pouvoirs ont été marginalisés, d’autres ont résisté en essayant de s’ajuster aux
nouvelles exigences démocratiques. Les langues se sont déliées, les organes de presse se sont multipliés. Très
confus dans une première phase, le mouvement révèle sa fragilité dans sa deuxième phase.
4. La démocratisation par les armes
Elle fut le modèle offert par le Mali en janvier 1991. Par un coup d’État militaire, une frange de l’armée dirigée
par un lieutenant-colonel, Amadou Toumani Touré a décidé d’en découdre avec Moussa Traoré qui s’entêtait à vouloir
contrôler la démocratisation par la terreur. Ce coup d’État fut favorablement accueilli par les populations qui ont pourtant payé un lours tribut : plus de 250 morts au total et plusieurs centaines de blessés dont des femmes et des enfants.
À la tête d’un Comité de transition pour le salut public, Amadou Toumani Touré organise, en quatorze mois, une transition vers un régime démocratique et pluraliste. Au terme de cette période transitoire, il transfère le pouvoir aux civils
et offrait ainsi, après la conférence nationale souveraine béninoise, le second cas de transition politique original.
Cette première phase de la transition, qui a duré six années environ, a connu peu de cas d’alternance démocratique. Les stratégies de restauration autoritaires y étaient déjà déployées et se consolideront dans la deuxième
phase, c’est-à-dire, celle de la déception qu’inspire aux populations la réalité des nouvelles démocraties, laquelle
tranche avec l’euphorie des six premières années.
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B.– Le temps de l’asthénie démocratique
Les trois dernières années de la vie politique dans les pays africains francophones ont été marquées par un
essoufflement généralisé du mouvement démocratique. Par rapport au projet d’édification d’un État de droit, quatre
figures caractérisent les changements de la deuxième phase du mouvement.
1. Les scénarios de poursuite de la consolidation des règles du jeu politique constitutionnel
Deux pays, le Bénin et le Mali, entrent dans cette catégorie. Ils ont connu respectivement en 1996 et en 1997
leur seconde expérience d’élections multipartisanes caractérisée par une forte mobilisation populaire et de vives
tensions entre courtisans. Lors des élections présidentielles au Bénin, phénomène peu commun en Afrique, le président en exercice, M. Nicéphore Soglo, vainqueur des élections de 1991, a perdu le pouvoir au profit de Matthieu
Kérékou à qui il avait succédé. Au Mali, en 1997, Alpha Oumar Konaré succède à lui-même.
Au Bénin comme au Mali, la préparation des élections a suscité beaucoup de débats. Au Bénin, ces débats portaient sur les lois devant garantir une plus grande transparence du jeu électoral(2) tandis qu’au Mali, les réformes
nécessaires à la consolidation des institutions démocratiques telles que la CENI (Commission Electorale Nationale
Indépendante) et le code électoral mobilisaient la classe politique. Dans ces deux pays, la logique de consolidation des institutions fait son chemin en même temps que l’apprentissage partisan des règles du jeu démocratique.
La transition démocratique se poursuit, mais avec un « émiettement du paysage politique » du fait de la multiplication des partis politiques sans identités propres (Koné, 1998).
Ce renforcement des institutions politiques se double d’une reconduction sous d’autres formes plus efficientes,
des rapports clientélistes et d’une corruption endémique, lesquels justifient une perte croissante de confiance populaire dans les pouvoirs. Aussi, l’observation de la vie politique dans ces nouvelles démocraties révèle que le processus de démocratisation génère un nouveau phénomène que les sciences politiques semblent n’avoir pas encore
objectivé : celui de la banalisation de la fonction critique des contre-pouvoirs que sont les organes de presse. Ceci
est particulièrement mesurable dans un pays comme le Bénin où la liberté d’expression semble durablement acquise
sans que ce qui se dit n’influence guère la gouvernance économique. Le principal indicateur de cette banalisation
tient dans le fait que les malversations politiques et les formes les plus criardes d’incivilité se multiplient en toute
impunité alors même que les dénonciations s’intensifient dans ce pays qui dispose d’un environnement audiovisuel fort dynamique(3). Il semble plutôt que la parole libérée évolue de façon parallèle avec la corruption ambiante.
Cette contradiction entre institutionnalisation de la vie politique et impunité des crimes économiques compromet l’avenir des jeunes démocraties africaines et est source d’instabilité politique.
2. Les scénarios de « restaurations autoritaires larvées ou ouvertes »(4)
Ce sont des systèmes caractérisés par un refus d’alternance ou une alternance factice et un multipartisme administratif d’une part, et d’autre part par la présence au pouvoir d’anciens chefs de partis uniques, qui dans le nouveau contexte de démocratisation, ont réussi, par les fraudes et/ou la violence et la terreur, à renouveler au moins
une fois leur mandat présidentiel. Dans cette catégorie, se retrouvent la plupart des pays d’Afrique noire francophone comme le Gabon(5), le Togo(6), le Cameroun(7), la Guinée(8), le Tchad(9), le Burkina Faso(10). La République
Centrafricaine et le Sénégal appartiennent à cette catégorie, mais avec quelques nuances.
La pseudo-alternance qu’il y eut en Centrafrique, suite aux élections de 1993(11), a été souhaitée et orchestrée
2. Sur la loi « portant règles générales pour les élections du président de la République et des membres de l’Assemblée nationale », lire « La
réglementation des élections au Bénin », Afrique contemporaine, n° 173, 1995, pp. 40-54.
3. Dans la sous-région ouest-africaine, le Bénin s’est distingué en se dotant d’une chaîne de télévision privée, émettant vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Une chaîne venue enrichir un paysage de la presse déjà fort riche de plusieurs journaux et stations de radios publiques
et privées.
4. Nous empruntons cette qualification au politologue Patrick Quantin (1997 : 9).
5. M. Omar Bongo, chef de l’État au pouvoir depuis le 28 novembre 1967.
6. Général Étienne Gnassingbé Eyadéma, chef de l’État depuis le 13 janvier 1967, élections contestées en 1993 et en 1998.
7. M. Paul Biya, chef de l’État depuis le 6 novembre 1982.
8. M. Lansana Conté, chef de l’État depuis le 5 avril 1984, élu le 19 décembre 1993 et réélu le 14 décembre 1998.
9. Général Idriss Déby, chef de l’État depuis le 4 décembre 1990, élu le 3 juillet 1996.
10. M. Blaise Compaoré, chef de l’État depuis le 15 octobre 1987 et réélu le 15 novembre 1998.
11. M. André Kolingba perdit les élections en 1993 au profit de M. Ange-Félix Patassé qui fut réélu en 1999.
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par les parrains français. Ils assuraient ainsi par les urnes la continuité d’un système qui a généré par la suite des
blocages, des tensions politiques et des conflits (mutineries d’avril, mai et novembre 1996) qui ont nécessité la
présence de médiations et de forces d’interventions extérieures, la MISAB (Mission Interafricaine de Surveillance
des Accords de Bangui) et la MINURCA (Mission des Nations Unies en République Centrafricaine) dans le contexte
d’un désengagement militaire français.
Le Sénégal n’a point attendu la fin des années 80 pour s’ouvrir au pluralisme politique. Pour avoir introduit le
« multipartisme intégral », il a incontestablement été le précurseur de la démocratie libérale en Afrique subsaharienne francophone. Mais l’écart – analysé par M.C Diop et M. Diouf (1990) – entre l’image que la démocratie
sénégalaise donne à voir à l’extérieur et les conflits politiques internes pour « plus et mieux de démocratie » rend
compte de la domination de plus en plus mal vécue de la vie politique nationale par le PS (Parti Socialiste) depuis
les indépendances ; PS dont Abdou Diouf est l’héritier(12).
3. Les scénarios de changements par le truchement de coups de force aux issues sanglantes
Ce sont des systèmes dans lesquels, en raison de la faible maîtrise de la multiplicité des acteurs en jeu, l’échec
des stratégies explicites de contrôle de la transition politique par les pouvoirs menacés s’est soldé par des coups
de force, lesquels ont débouché sur des conflits meurtriers.
Les crises politiques au Congo-Brazzaville, en République Démocratique du Congo, au Burundi et au Rwanda
sont quatre illustrations de ces transitions qui se poursuivent dans la violence.
4. Les scénarios des coups d’État militaires
Ils consistent en une prise du pouvoir par les militaires justifiée par les imbroglios dans lesquels les mouvements de démocratisation plongent les sociétés. Dans la zone d’influence française, le Niger et plus récemment la
Côte d’Ivoire ont connu cette modalité de changement. À Niamey, Ibrahim Baré Maïnassara prit le pouvoir par le
coup d’État du 27 janvier 1996, et donna un coup d’arrêt au processus démocratique engagé en 1990 sous prétexte
de « sauver le Niger du chaos » symbolisé par le sectarisme des dirigeants politiques et une difficile internalisation du régime de cohabitation. Trois ans après, en se fondant presque sur les mêmes arguments, le chef de la garde
présidentielle, Daouda Mallam Wanké, se saisit du pouvoir par un nouveau coup d’État (9 avril 1999) ; coup d’État au cours duquel Ibrahim Baré Maïnassara trouva la mort. Sous la pression de l’opinion publique internationale,
le nouvel homme fort du second coup d’État renonça au pouvoir et le rendit effectivement aux civils neuf mois
après. En Côte d’Ivoire une récente mutinerie de soldats provoquée par le non-paiement de leur solde a débouché
sur un coup d’État qui s’est vite mué en contestation des quarante années de gestion politique et économique d’un
parti, le PDCI (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire). La junte militaire constitue un Conseil National de Salut
Public) à la tête duquel se trouve le général Robert Guéi.
De 1990 en ce début de l’an 2000, les transitions se poursuivent. Mais le bilan que l’on pourrait en faire est
sans équivoque. Nous admettons, avec Jean-François Bayart, que la problématique démocratique telle qu’enclenchée massivement en début des années 90 n’arrive pas à se constituer en source de relégitimation du pouvoir et de
son économie (Bayart, 1998 : 65). Il reste largement dominé par la restauration de pouvoir autoritaire et les mouvements armés dans lesquels le recours à la violence renseigne sur ce que P.F Gonidec appelle la « pathologie grave
de l’État de droit » (Gonidec, 1998 : 16). Nous divergeons cependant avec cet auteur sur ce qu’il considère être
une exception dans les pays francophones : le Mali et le Bénin où les mécanismes internes de consolidation des
institutions politiques ne cachent pas la fragilité du procès de démocratisation.
II.– DES SOURCES D’INCERTITUDES DÉMOCRATIQUES AUX RISQUES D’UNE INSTABILITÉ POLITIQUE DURABLE
Quelles que soient leurs orientations, les processus de démocratisation en cours conjuguent trois contradictions internes dont l’interaction est source d’instabilité durable. Ces contradictions s’illustrent dans les tensions
entre la logique de démocratisation elle-même et les contraintes des mesures de réformes économiques imposées
par les institutions financières internationales, la récurrence du recours aux idiomes communautaires dans la grammaire politique locale et la corruption des démocraties locales.
12. M. Abdou Diouf, chef de l’État, dauphin de Léopold Sedar Senghor en 1981, élu en 1988 et réélu en 1993.
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A.– Les tensions entre la démocratisation et les contraintes des politiques d’ajustement structurel
Les processus de démocratisation se déroulent dans un contexte de fragilisation des bases économiques de
l’Etat-providence africain déjà mal en point. Une des caractéristiques majeures de ce mouvement de démocratisation est qu’il est amorcé en même temps que les réformes économiques. Or celles-ci imposent beaucoup de
privations aux populations. Les contraintes économiques consubstantielles à la simultanéité des politiques d’ajustement et de la libéralisation de l’espace politique contrarient l’espérance d’un meilleur partage des ressources
selon la perception de la démocratie dans l’imaginaire populaire. Les pays sont alors menacés d’implosion par
cette déception populaire qu’inspire le fonctionnement des nouvelles démocraties. Ce mécontentement populaire est augmenté par le contraste entre les effets de la collectivisation des mesures d’austérité et l’opulence
sans mesure, en raison de la corruption des gouvernants, courtiers des politiques d’ajustement. La multiplication des grèves des syndicats de travailleurs et d’étudiants pour raison d’arriérés de salaires ou de bourses, des
mutineries pour des soldes impayés et les diverses revendications matérielles relatives au besoin d’amélioration des conditions matérielles des populations, alourdissent le climat social et rendent critique et incertaine la
légitimité des pouvoirs en place. Même dans les pays comme le Bénin et le Mali qui tiennent lieu de modèle de
transition, la multiplication des incivilités et des défiances vis-à-vis du pouvoir sont récurrentes. Elles traduisent un malaise social structurel aux fondements économiques. Aussi, la relation qu’on tente d’établir entre
démocratie et croissance économique comme moyen de lutte contre l’appauvrissement est de moins en moins
évidente(13). Au Bénin, par exemple, le libéralisme politique en cours n’a pas eu les résultats escomptés sur la
dynamique économique nationale(14).
Vers la fin des années 80 l’exacerbation de la crise économique, la conjugaison des pressions des bailleurs de
fonds et des populations ont contraint les pouvoirs à une recomposition démocratique. Il semble de plus en plus
que l’utilisation sans nuance de l’arme économique se transforme en une autre forme de dictature invisible qui met
en péril le mouvement de démocratisation en cours.
B.– Les ressorts de l’énergie identitaire dans la culture de l’élite politique
Les possibilités d’alternance ou non au pouvoir ne peuvent rendre compte, à elles toutes seules des ressources
d’une société face aux exigences de la démocratie libérale. L’interaction entre la gouvernementalité et la mentalité des gouvernés dans le jeu de mobilisation politique peut constituer une porte d’entrée et une clé d’interprétation sociologiquement significative. Dans cette économie de la démocratie en Afrique, la production du politique
s’inscrit dans une arène de confrontation. Chaque acteur ou groupe d’acteurs, suivant des logiques différentes et
par rapport à l’enjeu du contrôle des lieux de pouvoir, y mobilise et y investit des ressources, élabore des stratégies de conquête des zones d’incertitudes. L’analyse des déterminants de l’offre et de la demande de démocratie,
dans ces nouvelles configurations, suppose que soit interrogée en terme « d’enchaînements cognitifs d’une époque
à une autre »(15) la culture de l’élite politique – gouvernants et oppositions politiques confondus – mise en relation
avec celle des sociétés dites civiles.
Si l’on se réfère à l’option libérale dont se réclament les choix idéologiques de la majorité de la classe politique, on est contraint de raisonner le processus de démocratisation dans une perspective universelle. Or, la première caractéristique d’une démocratie libérale est l’existence d’un espace public. En son sein, les acteurs politiques,
qu’ils soient des individus, des communautés ou des institutions, négocient en permanence par les débats d’idées
un contrat social, suivant les principes de la raison et des pratiques communicationnelles analysées par Jürgen
Habermas (1997 : 386-414 ). Mais, dans le jeu démocratique libéral, l’efficacité d’un espace public dépend de « la
13. Cette absence de lien automatique entre démocratie et croissance économique surtout en Afrique explique certainement l’évaluation
critique de l’aide publique au développement qui amena la Banque mondiale à publier son rapport intitulé Assessing Aid dont l’idée
centrale est de n’aider dorénavant que les pays pauvres ayant une politique économique « saine » (Gaulme, 1998). En tentant de délier
ainsi démocratie et croissance économique, les institutions de Bretton Woods semblent faire un aveu d’échec sur la vague de démocratisation mise en selle et soutenue surtout dans la première moitié des années quatre-vingt-dix.
14. Dans cette économie béninoise sous ajustement, entre 1996 et 1998 par exemple, le taux de croissance est resté très faible (entre 4,4 %
et 5,8 %) ; le déficit budgétaire est allé en s’aggravant tandis que le taux d’inflation poursuit son ascension. En 1999, le budget adopté
par l’Assemblée de ce pays s’élevait à 235 milliards de FCFA en recette et 335,1 milliards de FCFA en dépenses. Le pouvoir en place
comptait sur les aides extérieures pour assurer 76 % de son programme d’investissement (source : État du monde, Paris, La Découverte,
2000, p. 142).
15. Approche suggérée par Bayart (1996 ; 112) dans un autre contexte.
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clôture de significations imaginaires(16) » (Castoriadis, 1996 : 197) aux dimensions invisibles non codifiées. Cellesci structurent aussi bien les discours et les registres de mobilisation politiques que les liens entre espace public et
sphères privées vécus à travers les tissus associatifs. Mais dans les démocraties africaines, quels sont les répertoires les plus souvent sollicités par les élites politiques ?
Le questionnement de la dynamique des systèmes politiques africains a intégré depuis peu « les approches élitaires ». De ce paradigme, il ressort fort justement que, même avec le vent de démocratisation, « le style de leadership n’évolue pas en profondeur nonobstant certaines apparences » (Daloz, 1999 : 14). Lorsqu’on interroge les
significations de l’imaginaire politique de ce leadership, il est frappant de constater, malgré ses apparences modernes,
la récurrence du recours aux idiomes communautaires telles que l’ethnie, la région et la religion en tant que ressources politiques. La prégnance de cette structure de l’imaginaire détermine les comportements de la classe politique et configure ses échanges avec les autres segments sociaux. Cette proximité sociale peut expliquer la permanence
de la crise du lien social citoyen et l’incapacité politique à y remédier dans le court terme.
Invention coloniale (Amselle et al, 1985 ; Lonsdale, 1990 ; Rivera, 1999) ou réalités consubstantielles aux
sociétés humaines (De Rudder, 1995), l’ethnie et l’ethnicité, comprises comme relation et processus, ont un sens
dans les sociétés en mal d’intégration nationale. Leur déclinaison politique est la forme pathologique sous laquelle
elles se donnent le plus à voir. Le « triomphe du paradigme et du vocabulaire ethnique » (Rivera, 1998) est si prégnant socialement qu’en Côte d’Ivoire, par exemple, tout comme en ex-Yougoslavie, il est utilisé dans les constructions sociales des identités politiques, pour figer des appartenances religieuses par opposition à des configurations
régionales : « nous » les Akan et les Krou du Sud et « eux » les Dioulas(17) du Nord. En tant que formes d’identité
primaire, l’ethnie et sa déclinaison spatiale, la région sont devenues, tout comme la religion, une constante de la
vie politique. Elles structurent l’espace social, notamment dans ces pays francophones censés être constitutionnellement de tradition républicaine. Les trois idiomes communautaires interagissent et structurent les appartenances
politiques. Mais, en fonction des contextes et des contingences socio-politiques, un des idiomes peut être dominant. C’est ainsi qu’en Côte d’Ivoire après le coup d’État du 24 décembre 1999, la compétition électorale et le
mode de représentation politique semblent changer d’échelle. Il sort du champ ethnique pour évoluer vers le régionalisme sur fond de confrontation de référents confessionnels (chrétiens du Sud contre musulmans du Nord). La
référence au « village natal » et aux structures communautaires de base y fonctionnent encore comme un espace
de sécurité (Mahieu, 1990). Elles supportent les logiques développementalistes au niveau local(18) en même temps
qu’elles constituent une ressource sociale potentiellement convertible en capital politique(19).
Ces usages politiques de l’identitaire prennent appui sur les solidarités primaires qui, même dysfonctionnantes,
restent encore des facteurs structurants dans des sociétés africaines fragilisées par la crise(20). Cette tendance forte
chez les élites politiques à recourir systématiquement aux idiomes communautaires, est une constante de la vie
politique en Afrique. Cette logique d’instrumentalisation des énergies sociales primaires dans les compétitions
politiques se révèle être de plus en plus un facteur limitant du libéralisme politique. D’autant que, dans la course
à la conquête du pouvoir ou dans le refus d’alternance, la mobilisation des passions identitaires, engendre une peur
de l’altérité et crée une « impasse psychologique » qui éloigne chaque année un peu plus les perspectives et les
capacités collectives de faire émerger un projet politique national. Elle tient une bonne part dans la compréhension de la plupart des tensions sociales ((Côte d’Ivoire, Togo, Congo, Cameroun, Mali) et des revendications séparatistes (Sénégal) qui compromettent l’apprentissage du jeu démocratique dans le respect de la diversité sociale.
Dans le meilleur des cas, elle ne fait que contrarier durablement les possibilités d’invention de nouveaux liens
sociaux citoyens devant transcender les appartenances et les identités spécifiques sans anéantir la diversité des
« attachements particuliers » (Schnapper, 1994 : 83). Dans le pire des cas, elle produit un phénomène de cristallisation d’« identités meurtrières » et donc des machines à tuer(21). La spirale des génocides dans les anciennes colo-
16. Castoriadis définit la clôture de la signification comme étant l’ensemble des normes, valeurs et significations qui transcendent la société
dans l’absolu, dans son actualité effective et vivante positivement investie par les individus de cette société. « Autrement dit, ce qui,
dans cette société, a trait à l’imaginaire stricto sensu, à l’imaginaire poiétique, tel que celui-ci s’incarne dans des œuvres et des conduites
dépassant le fonctionnel » (Castoriadis, 1996 : 196).
17. Mot malinké qui, à l’origine, ne signifie d’ailleurs pas musulman mais plutôt commerçants originaires du nord. Ces derniers ont en partage
la religion musulmane, partage qui trouve son origine dans l’islamisation par Samory Touré et son fils de cette partie de la Côte d’Ivoire.
18. Lire à ce propos les études relatives à l’idéologie de « l’amour du village » chez les cadres ivoiriens (Vidal, 1991 : 99-178), à la fonction politique de la notion de « fils du terroir » (Mayrargue, 1999) et aux modes de fonctionnement des arènes politiques locales (Bierschenk
et de Sardan, 1998) au Bénin.
19. Cf. l’analyse du cas camerounais (Fisiy et Goheen, 1998).
20. Sur la problématique des solidarités communautaires, lire la remarquable étude coordonnée par Alain Marie (1997).
21. Amin Maalouf (1998) donne une analyse simple et magistrale du processus de production de ces machines humaines à produire de l’horreur.
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Symposium international de Bamako
nies de la Belgique (Rwanda, Burundi, RDC) en est une parfaite illustration. Et Lemarchand (1998) met fort justement l’accent sur le nœud de ces crises du vivre-ensemble particulièrement meurtrières lorsqu’il fait remarquer
qu’il n’y aura pas de réconciliation entre Hutu et Tutsi sans justice et pas de justice sans vérité sur le drame des
génocides successifs avec une alternance des Tutsi et des Hutu dans les rôles respectifs de victimes et d’auteurs :
génocide des Hutus par les Tutsi au Burundi (1972), des Tutsi par les Hutus au Rwanda (1994) et du génocide des
Hutu par les Tutsi en RDC, ex-Zaïre de 1996 à 1997.
L’ethnicisation meurtrière de la vie politique par milices ethniques interposées (Bazenguissa-Ganga, 1998)
tient également sa comptabilité macabre dans un territoire urbain brazzavillois tribalisé sur fond de solidarité ethnorégionales (Nord/Sud) et d’enjeux pétroliers (Pourtier, 1998). Les usages politiques de l’identitaire par l’élite
politique ivoirienne, amorcés bien avant le coup d’État du 24 décembre 1999 et s’exacerbant à l’approche des
échéances électorales de clôture de la transition, pourraient ainsi mettre fin à quarante ans de paix civile, s’ils ne
font pas l’objet d’un traitement politique préventif.
1. De la corruption des démocraties aux thérapies militaires
Dans son remarquable ouvrage, L’État en Afrique, Jean-François Bayart nous offre l’analyse la plus originale
de la singularité africaine des déterminants de la course au pouvoir depuis les indépendances. L’historicité du politique en Afrique en dit long sur la logique de manducation qui gouverne la compétition politique et, à terme la
confiscation de l’appareil d’État. Dans la mouvance des crises politiques et des mouvements de démocratisation
des années 90, on espérait le dépérissement de cette logique. Le constat aujourd’hui est que les règles du jeu démocratique sont détournées, perverties et réintégrées à la grammaire locale de la « politique du ventre » qui se civilise en se recomposant. Mais comment ?
En dix ans, la démocratie s’est vite confondue avec la routine des élections multipartistes « transparentes » ou
« truquées » et contestées sans suite par les oppositions. Dans le meilleur des cas comme celui du Bénin ou du
Mali, les nouvelles « démocraties » se présentent comme des cycles d’exercice de pouvoir alternatif dans lesquels
la corruption, la criminalité des hommes d’État et la gabegie prennent des proportions effarantes. À la différence
du temps des partis uniques, un seul groupuscule ne peut plus prétendre conserver indéfiniment au nom de l’unité
nationale, les structures de l’ « État rhizome » à son seul profit. Des stratégies d’alliances redistributives existent.
Outre les gouvernements dits d’union nationale, il y a la « logique de rétribution » et de marchandage des petits
partis politiques satellites qui permettent aux plus grands de gagner les élections. Mayrargue (1999 : 42) offre une
parfaite illustration de ces mécanismes de prédation au Bénin, suite aux élections des années 95-96. Le champ du
possible s’élargit sous l’effet de la compétition politique avec de multiples modalités de partage de la rente politique. La démocratisation légalise constitutionnellement et légitime politiquement ce qui est perçu au sein de la
classe politique comme étant une introduction de l’alternance dans la tradition de l’enrichissement par le pouvoir.
Tout se passe comme si les courtisans, sans corriger la grammaire locale du politique, avaient trouvé dans les injonctions à la démocratisation, la légitimité rationnelle au besoin de « civiliser » les règles du jeu du partage des maigres
ressources nationales, qu’elles soient naturelles ou économiques; l’objectif étant ici de réduire le coût social et
politique de la violence naissant des frustrations générées par l’exclusion politique. La corruption des nouvelles
démocraties tient donc dans ces possibilités de rotation cyclique offertes par le multipartisme et les formes de négociations intégratives qu’il permet par rapport à l’accès et au contrôle des ressources publiques.
Cette insolence dans la perpétuation des pratiques de prédation de la classe politique engendre une crise de
confiance entre gouvernants et gouvernés. L’impopularité des pouvoirs, même démocratiquement élus, devient le
signe de la fatigue démocratique des populations qui, déçus par la démocratie, commencent donc par intérioriser,
voire valoriser l’image de justicier que les militaires auteurs de coups d’État, donnent d’eux-mêmes. La réception
populaire des coups d’État militaires est à cet effet sociologiquement significative.
Au Niger, suite au coup d’État du 9 avril 1999, la mort de Baré Maïnassara, président très impopulaire avant
son assassinat, a suscité peu de compassion au plan national. Malgré la condamnation générale du coup de force
à l’étranger et la suspension temporaire de la coopération par de nombreux pays, les militaires à la tête desquels
se trouvait le chef de la garde présidentielle, Daouda Mallam Wanké étaient très populaires. Tout comme l’est le
général Guéï aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Le bannissement du Président déchu Henri Konan Bédié tout comme
l’assassinat de Maïnassara ont été collectivement vécus comme une libération.
Dans la sous-région, hors de la zone d’influence francophone, la Guinée-Bissau fut la première à vivre ce paradoxe avant de renouer démocratiquement avec les urnes. La mutinerie du 7 juin 1998 n’a pas raté sa cible. Elle
s’est soldée par un coup d’État, le 7 mai 1999, que ni l’« accord de cessez-le-feu » du 25 août 1998, ni l’« accord
de paix » signé le 1er novembre 1998, ni les interventions des troupes guinéennes et sénégalaises n’ont pu empê-
Les transitions démocratiques à l’épreuve des faits
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cher. Car, là aussi, le président éloigné du pouvoir avait la caractéristique d’être impopulaire. Il semble que les
coups d’État redeviennent la modalité de transition dans les systèmes politiques bloqués. En fait, il faut remonter
au début des années 90 pour voir apparaître, pour la première fois, les signe avant coureurs des scénarios actuels
de transition par les coups d’État. En 1991, au plus fort de la mode des Conférences Nationales dites souveraines,
M. Amani Toumani Touré renverse par un coup d’État militaire le pouvoir autocratique familial obsolète et particulièrement violent de Moussa Traoré. Il sortit ainsi le Mali de la situation de blocage dans laquelle il se trouvait.
Et, de façon inhabituelle, il donna un calendrier électoral et respecta ses engagements. Émergea alors avec Amani
Toumani Touré une nouvelle image-fonction de l’armée : celle de justicier. Près d’une décennie après, on voit que
le modèle malien de transition a fait son chemin dans les esprits. D’aucuns pariaient pourtant sur l’idée que le vent
de la démocratisation libérale avec le passage obligé aux urnes comme seule source de légitimité rationnelle d’un
pouvoir signait le retour définitif des militaires aux casernes. D’autres tablaient sur le niveau de formation de plus
en plus élevé des jeunes gradés de l’armée, qui en leur conférant une certaine éthique démocratique, leur interdisait la course au pouvoir par l’usage de la force. D’autres encore estimaient enfin que l’opinion publique internationale était de moins en moins encline à accepter l’accès au pouvoir par la force. Or toutes ces allégations étaient
à peine contextualisées. En rester là, c’était en effet ne pas tenir compte du sens du processus de démocratisation
en cours dans les pays africains.
Ce curieux phénomène de retour des militaires n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Afrique et autour de la planète, les même causes engendrent souvent les mêmes effets. En Amérique Latine, continent le plus inégalitaire et
le plus violent du monde, selon le politologue Olivier Dabène, les populations sont aussi déçues par le fonctionnement de la démocratie. Le syndrome militaire y prend forme également. Au Venezuela, l’ex-colonel putschiste
Hugo Chavez admirateur de Fidel Castro tente de renverser, en février 1992, le social-démocrate Carlos Andres
Perez. « Nous avons échoué pour l’instant », lance Chavez, une fois le soulèvement maté par ses pairs. Celui qui
est devenu un héros aux yeux du peuple décide alors de poursuivre son ambition par une autre voie, celle des urnes.
Libéré après avoir passé deux ans et demi de prison et mis à la retraite par le président Rafael Caldera, Chavez,
qui n’a de cesse de pester contre ceux qu’il appelle les « politiciens corrompus » et met toute l’oligarchie dans un
même « sac puant, malodorant et nauséabond » est élu en 1999 avec plus de 60% des voix. Il se présente comme
l’artisan « de la résurrection du Venezuela » et promet « un changement radical pour le pays ». Mais lors de son
premier message comme président élu, Chavez s’est senti obligé de demander aux investisseurs d’avoir confiance.
Il affirme cependant souhaiter une « opposition rationnelle » de la part de partis « légitimes et démocratiques »
débarrassés de leurs directions « véreuses ». En Équateur, le 22 janvier 2000, une coalition du mouvement indien
et des militaires ont déposé le président démocrate-chrétien Jamil Mahuad, trois ans après la destitution par le
Congrès de son prédécesseur, Abdala Bucaram. Mais la victoire sera par la suite volée au peuple par les conservateurs. La Junte du Salut National n’a pas pu conserver le pouvoir, malgré l’aura politique dont elle bénéficiait.
Et Noboa devint ainsi le sixième président de l’Équateur en quatre ans. Le nouveau président a immédiatement
annoncé son intention de maintenir la « dollarisation » et l’essentiel du programme économique dont les Indiens
réclamaient la suspension et qui ont justement provoqué la chute de son prédécesseur. Ce retour rapide des conservateurs en Équateur est dans l’air du temps.
III.– LES LIMITES DE LA SOLUTION MILITAIRE ET LES RISQUES
D’UN NOUVEAU CYCLE D’INSTABILITÉ POLITIQUE
En Afrique comme en Amérique Latine, il est tout aussi significatif de constater la similarité des attitudes des
militaires face aux pouvoirs financiers : les nouveaux hommes au pouvoir font en effet immédiatement allégeance
aux bailleurs de fonds internationaux. Au Niger, juste après le coup d’État, Wanké lançait un cri de détresse en
direction de la France, principal bailleur de fonds qui avait suspendu son aide économique et financière. En Côte
d’Ivoire, le général Guéï est revenu sur sa position de suspendre pour un moment le paiement de la dette en raison
de la situation catastrophique des caisses de l’Etat. Toujours en Afrique, même au-delà de la zone francophone,
d’autres exemples d’attitudes similaires pourraient être cités. Au Venezuela, Chavez, qui dénonçait la sauvagerie
du libéralisme a annoncé dès son succès électoral qu’il paiera la dette extérieure du pays après l’avoir renégocié
et maintiendra de bonnes relations avec les États-Unis. La condamnation rituelle des coups d’État militaires –
constitutionnellement illégaux, mais socialement légitimes – par les pays du Nord et les pressions politiques internationales en faveur du retour à une vie politique dite constitutionnelle sont en décalage avec l’euphorie que suscite ces scénarios de résolution interne des malaises politiques. La logique des pressions internationales va dans
le sens contraire des besoins et aspirations populaires d’assainissement politique. Mais, à l’heure de la mondiali-
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Symposium international de Bamako
sation, du libéralisme politique et économique triomphants, la gestion de l’exécutif par des militaires se révèle être
politiquement incorrecte. Au risque d’être condamnés et asphyxiés économiquement, les militaires, en situation,
répondent par un discours rassurant aux injonctions de ceux qui conseillent et financent les démocraties libérales.
L’exemple équatorien récent rend assez bien compte de cette contradiction fondamentale entre la gestion des crises
locales par l’extérieur en situation de coup d’État et la demande sociale intérieure. À terme, c’est toute la question
de la contradiction inextricable entre la logique d’efficacité des politiques d’ajustement structurel avec son lot de
privations, et l’équité consubstantielle à la démocratie qui se trouve une nouvelle fois reposée.
Entre pression extérieure et soutien interne, les piliers d’une véritable démocratisation en période d’ajustement structurel sont donc encore à réinventer. Cette ré-invention devra certainement passer par un partage plus
équitable des privations pour conjuguer enfin au présent la justice sociale. En attendant, la vie des nouvelles
démocraties au Sud est menacée de l’intérieur par les privations contenues dans les programmes économiques de
restriction et l’insolence des classes politiques nationales qui communautarisent les privations et privatisent les
rares ressources publiques. C’est sur ce sentiment d’injustice que les militaires s’installent actuellement de plus
en plus dans un rôle de justicier, faiseur et destructeur de roi. Et tout laisse à penser que les pays du Sud et particulièrement africains sont inexorablement entrés dans un long cycle d’instabilité où l’intervention militaire apparaît de plus en plus comme solution sparadrap à des problèmes plutôt structurels de redéfinition des principes de
justice sociale. Face à cette situation, le Guinéen Lansana Conté pensait dissuader son armée en arguant des
sources divines de son pouvoir. Malgré la consolidation des institutions démocratique au Bénin, le président en
exercice, Mathieu Kérékou craint publiquement une mutinerie des soldats de la MINURCA dont les soldes n’ont
pas été payées. Abdoulaye Wade au Sénégal, en appelle quelques semaines avant les présidentielles à l’arbitrage
de l’armée face à un pouvoir soupçonné par l’opposition de vouloir déployer sa haute technologie électorale pour
se maintenir. Ici comme ailleurs, la solution paradoxale et politiquement incorrecte de la révolution militaire est
dans l’air du temps.
***
La manipulation politique de l’endettement des pays africains et les demandes internes de recomposition des
ordres politiques nationaux ont engendré un vaste mouvement de démocratisation qui a commencé à la fin des
années 80. Dix ans après, on constate l’essoufflement de ces expériences de libéralisation politique. Le projet s’est
noyé dans les contradictions de la dépendance vis-à-vis de l’extérieur et d’une souveraineté sans sous-bassement
économique et intellectuel. Tout porte à inscrire à nouveau le projet de démocratisation dans une incertitude et une
instabilité durable. La lecture de cette circularité du mouvement laisse penser que la fin de la Guerre froide questionne plus que jamais l’Afrique sur sa capacité à faire face à sa modernité. Pour élargir le débat, en clair, le problème se pose en terme de difficultés d’un continent à créer une ou des expériences positives qui aient du sens dans
et pour les sociétés. Au terme de cette étude, la démocratisation apparaît comme une entreprise collective d’ajustement et de modernisation politique contrariée par un déficit de pensée auto-institutionnalisante autour de la problématique majeure de l’invention du politique. La question aussi bien de la définition des modalités de représentation
politique que du sens culturel de la justice sociale et de sa régulation y demeure entière. Elle pourrait être éclatée
en interrogations spécifiques.
Dans le champ politique : comment passer de la dénonciation des dysfonctionnements de l’État à la création
des conditions de son intériorisation ? Quelles formes de représentativité politique pourraient avoir du sens dans
les sociétés africaines ? Comment et sur la base de quelles valeurs renforcer le processus de civilisation politique
des sociétés africaines fragmentées ?
Dans le champ économique : Les difficultés à créer des richesses qui fragilisent les bases politiques des sociétés renvoient à l’interaction entre responsabilité sociale et liberté individuelle que suggère Amartya Sen (1999).
Comment sortir de la logique du traitement de l’appauvrissement par les programmes d’ajustement structurel ?
Comment sortir de l’imposture des politiques de lutte contre la pauvreté impulsées de l’extérieur et présentées
comme un horizon indépassable ? Comment penser le développement économique, non comme une fin, mais plutôt comme un moyen de réalisation d’un contrat de vie commune ? Comment, dans le traitement de l’indigence,
faire admettre qu’il faut sortir de l’approche en termes de besoins, laquelle favorise chez les populations une attitude attentiste et l’installation durable d’une logique d’assistance charitable, pour structurer le traitement de la pauvreté autour du concept d’intérêt ? Comment renforcer la capacité des individus et des communautés à s’impliquer
dans la lutte contre leur propre vulnérabilité par des « choix de vie minima » et des possibilités d’actions susceptibles d’augmenter leur « bien-être » ?
Les transitions démocratiques à l’épreuve des faits
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En d’autres termes, comment accroître les capacités des « pauvres » à agir sur eux-mêmes en trouvant les mécanismes qui leur permettront : d’opérer des choix optimaux, de maximiser le potentiel-ressources dont elles disposent, de réduire par ces actions et les réflexions qui les accompagnent les zones d’incertitudes qui favorisent leur
marginalisation ?
Dans le champ symbolique : quels systèmes de signes, quels mythes et quels lieux de mémoire sélectionner
pour outiller l’univers psychique collectif par rapport aux projets de sociétés que les sociétés auront elles-mêmes
envisagés ?
Dans le champ philosophique : comment créer les conditions d’émergence d’une société de confiance capable
de construire un « vivre-ensemble » ? Comment créer des liens sociaux qui transcendent les solidarités mécaniques
actuelles sans les annihiler ? Quelles valeurs, institutions et symboles pourraient sous-tendre ces liens sociaux ?
Comment insuffler un minimum de rationalité instrumentale sans perdre de vue ses dérives possibles ?
Telles sont là quelques questions fondamentales, pour l’instant sans réponses, auxquelles la modernité convie
l’Afrique. Ce sont les vides laissés par ces réflexions prospectives et stratégiques que viennent combler les conditionnalités des agences de coopération extérieures. Les politiques de marche forcée vers la démocratie de la fin
des années 80, la décentralisation, la libéralisation de l’économie qui se révèle de plus en plus un choc sans thérapie en sont des exemples.