Du temps et des mots Au tout début de la pièce, au

Transcription

Du temps et des mots Au tout début de la pièce, au
Sophocle
Du temps et des mots
Au tout début de la pièce, au vers 7, Antigone annonce à sa sœur ce que dans la scène
suivante, à partir du vers 162, Créon viendra annoncer aux hommes rassemblés, à savoir ce
qu’il a édicté pour réagir à la tuerie Etéocle / Polynice et à l’attaque de Thèbes. Etéocle sera
enterré, honoré. Le corps de Polynice pourrira sans tombeau, à l’extérieur de la ville. Plus
tard, à la fin de la pièce, le devin Tirésias (celui qui se fâchera avec Œdipe dans Œdipe Roi,
à peu près quinze ans plus tard, la chronologie de l’écriture ne respectant pas celle du
mythe) finit par dire ce qu’il ne voulait pas dire, ce qu’il taisait, ou terrait, au fond de son
cœur (vers 1060), ce qu’il ne savait pas jusqu’alors peut-être, à savoir que la catastrophe,
du fait de la loi mise en place par Créon, ne manquerait pas de frapper lourdement celui-ci.
Voilà deux petits exemples d’une chronologie bouleversée par la parole, - l’un étonnant car
il nous oblige à penser quelque chose du drame qui a lieu hors du drame (Antigone a-t-elle
entendu une rumeur, Créon a-t-il déjà fait une annonce …), étonnant car il nous rend
suspecte cette chronologie bouleversée, nous surprend et intrigue notre attention
d’auditeur ou de lecteur. L’autre exemple est moins surprenant puisqu’il est bien entendu
que les devins devinent. Mais ce n’est pas tout. Le chœur des vieillards lui-même, aux vers
110-146, chante le périple de Polynice à Thèbes (arrivée, départ, mort) sans respect de la
chronologie,
comme
si
l’échec
précédait
l’attaque,
le
départ
l’arrivée.
Comment comprendre cette chronologie renversée, qu’en faire dans l’interprétation de la
pièce ? On pourra dire, par exemple, que la prescience d’Antigone signale que
« l’ennemie » de Créon est connue dès le début, qu’il n’y a pas de surprise, que si Créon
édicte cette loi, il sait déjà à qui il la destine. On pourra dire que le conflit est tout de suite
posé, les antagonistes trouvés. On pourra penser aussi que le temps mis en problème
signale qu’une des raisons du drame est de vouloir faire table rase du passé, de le faire
d’une façon maladroite, violente, voire idiote. On peut penser que Créon ne respecte pas
l’enchaînement des trois temps (passé, présent, futur), et que niant le passé il le renforce,
l’expose, sous la forme du corps mort de Polynice. Pour d’autres raisons, et différemment,
Œdipe, épousant sa mère, n’avait pas, lui non plus, respecté la chronologie des
générations. Créon et Antigone avec lui (elle annonce avant de savoir, elle meurt avant
d’épouser, elle est connue comme ennemie avant d’avoir agi) feraient par leur
comportement, tous les deux, allusion à ce qui s’est passé, déjà, - ils recommenceraient
l’histoire
passée.
Pour interroger ces temps mêlés dans les paroles d’Antigone, de Tirésias et du chœur (les
trois exemples retenus), faisons un détour. Plus encore que la chronologie, les personnages
semblent, en certains points, bouleversés. Les uns peuvent être assimilés à d’autres.
Lorsque le garde vient annoncer à Créon que quelqu’un a transgressé ses ordres, il détaille
l’affolement qui les a saisis, lui et les autres gardes (vers 259 et suivants). Créon (vers 280)
répond au chœur de se passer de commentaires. Sinon, il serait (comme les gardes) saisi de
colère lui aussi1. Créon, quand la catastrophe est –presque- à son terme pour lui, et qu’il
cherche son fils Hémon dans le tombeau d’Antigone, se demande s’il n’est pas lui aussi
devin (vers 1212). Il se souvient probablement des paroles de Tirésias et il les sent
brûlantes de proximité. On l’a vu, Antigone a quelque chose elle aussi d’un devin : elle
annonce avant Créon les édits de Créon. Le garde, quand il vient trouver Créon (avec un
discours plein de négations et d’interrogations, aux vers 224 et suivants, un peu à la
manière des tout premiers discours d’Antigone), le fait avec angoisse. Il s’empresse de dire
qu’il n’a pas commis l’acte (vers 239). Mais il vient en coupable, et il est bien étonné de s’en
retourner sain et sauf. Il en remercie les dieux, ce n’était pas gagné. Il est lui aussi
coupable, il est en tout cas dans la faute que l’on pourrait penser qu’il a commise, et ainsi
identifiable à Antigone. Enfin, et ce sera le dernier exemple, Créon, aux vers 1043-1044,
lors de la scène avec Tirésias, dit « je sais bien / qu’aucun homme n’a la force de souiller les
dieux ». Une phrase pareille, ainsi que toute la suite, dit la proximité, malgré les
apparences, qu’il y a entre lui et Antigone, l’énormité de leur malentendu et de leur folie
commune.
Si l’histoire des Labdacides raconte, dès l’origine, un problème de génération (Laïos ne doit
pas avoir d’enfant), un problème de chronologie dans les générations (Oedipe devient
l’époux de sa mère), si dans ce drame les paroles de certains protagonistes (Antigone,
Tirésias, le chœur) devancent les faits ou rendent confus leur enchaînement, il est vrai
aussi que la place accordée à l’un ou l’autre des protagonistes n’est pas fixe, unique, stable.
Les rôles seraient interchangeables, ou presque. On pourrait même dire que les fautes
commises ne sont pas plus le fait de l’un ou de l’autre des grands protagonistes du drame.
Les malheurs ne sont qu’à imputer au drame qu’est une vie humaine, sans réparation, sans
remède possible. Personnages labiles, mobiles, aux places incertaines (vers 332-375).
Mais ce n’est pas tout. Un petit détour : Dionysos est évoqué au début et à la toute fin du
drame. Il est appelé victorieusement, au début, par le chœur, puisque la ville célèbre sa
victoire sur les Sept qui sont venus l’attaquer. Puis, il est de nouveau évoqué à propos de la
folie de Lycurgue (folie de ne pas connaître le dieu, folie réglée par la folie du dieu). Enfin,
plus longuement, aux vers 1116-1152, on l’appelle pour purifier la ville, sa ville, la ville de sa
mère. « Mille-noms, trésor de la jeune fille cadméenne, / enfant aux grondements sourds /
de Zeus, toi qui parcours l’Italie ». Il est appelé poluônume, « mille noms ». Il a l’habitude
de visiter les rues de Thèbes, accompagné de « mots immortels », « ambrotôn epeôn »
(vers 1133). Dionysos voyage, est originaire de Thèbes mais n’y réside pas, parcourt des
pays, est appelé de noms différents. Lui aussi est mobile, aux places et aux noms
incertains. Malgré ces lieux et ces noms incertains, changeants, les mots sont immortels.
Ce sont eux les véritables protagonistes du drame. Des mots, entre les uns et les autres, ont
eu lieu. Antigone continue de chanter, puis d’argumenter, pour ne pas mourir2. Les
personnages qui vont mourir ou pour qui le drame a lieu, a eu lieu ou aura lieu, pour qui le
drame n’aura pas de terme (voir la succession des malheurs à la fin), ont parlé. Eux si
semblables (si opposés et pourtant si semblables) ont combattu par la parole. Et il est
toujours possible de faire comme eux et de participer, depuis le petit coin de temps et du
monde que l’on habite, au dialogue qu’ils ont engagé, - corps en perte, corps luttant et
errant, fautif de rien d’autre que de la perte promise qui les définit. L’auteur donne donc à
entendre des personnages « avant-coureurs » ou « doubles » d’autres personnages3, qui
profèrent, pour certains d’entre eux, une parole qui sait avant, qui n’appartient pas à un
temps fixe et limité, mais qui, mobile, vaut pour tous et pour tous les temps4. Tout se passe
comme s’il n’y avait qu’un seul temps, celui du drame (recommencé), qu’un terrain, celui
des mots (immortels). Et il n’y a qu’un sujet, un seul, celui qui dit et celui qui est dit. C’est
pour
lui
que
se
joue
le
drame.
Mais convoquer Dionysos pour insister sur l’importance des mots dans cette tragédie serait
insuffisant. Les « mots immortels » qui accompagnent Dionysos sont ceux du culte, de la
légende et de la tradition. D’autres mots sont à l’œuvre, ceux avec lesquels les personnages
se battent, s’affrontent. L’exemple du garde est particulièrement clair. Aux vers 223-237, il
est obligé de venir annoncer une catastrophe à Créon et son discours est alors plein
d’interrogations et d’hésitations. Un peu plus tard, après avoir arrêté Antigone (au vers
388 et suivants), il adoptera un pseudo discours savant (« chez les hommes », « ma
pensée », « la joie hors d’attente », « j’ai raison ») qui le montre assez sûr de lui devant le
même Créon. Puis, encouragé, il se lance dans le récit de l’événement. Le chœur, au vers
376, s’est exclamé, en reconnaissant Antigone que mène le garde : « comment, alors que je
la vois, dire le contraire ? ». Le chœur voudrait pouvoir dire le contraire de ce qui est. Le
réel dément l’image qu’il veut se faire des choses. Les mots seraient-ils condamnés à dire le
réel, bien qu’ils tentent le contraire ? Le garde, lancé par l’exclamation du chœur, va
commencer, aux vers 415 et suivants, le récit « d’autre chose » : récit d’un moment
surnaturel (« colère du ciel », « cercle brillant du soleil », « typhon », « cheveux du bois »,
« douleur du ciel », « maladie des dieux »). Le garde répond au désir du chœur : comment
ne pas raconter le réel insupportable que nous avons devant les yeux, à savoir qu’Antigone,
dernière reine de la famille des Labdacides, est prisonnière pour avoir enfreint l’édit de
Créon ? Et il parvient à raconter « autre chose », puisque sa manière de décrire les
éléments en colère fait de l’événement une nouveauté, un prodige, une sorte de fiction.
Plus tard, une autre occurrence de la fiction déchaînée interviendra, avec Tirésias, des vers
999 à 1021. Les mauvais augures, les sacrifices qui ne brûlent pas, les cuisses qui
dégouttent de graisse, les oiseaux mangeurs de chairs deviennent prophétie très précise :
quelqu’un de ta famille va mourir, dit Tirésias à Créon lorsqu’il voit que le chef de Thèbes
n’est pas sensible au discours surnaturel. Le réel rattrape Créon. Tirésias, après avoir
raconté longuement les bruits inconnus d’oiseaux et les présages de l’horreur, annonce de
façon très rapide et ferme la « vérité » qui attend le chef de Thèbes : la mort d’un des siens.
Mouvement opposé au mouvement qui entraînait le garde dans le récit de la tentative
d’enterrement de Polynice par Antigone. Le réel tombe brut, en quelques vers. Ce réel-là
est nécessaire : il aide à faire avec les règles de la tragédie, tout est noué, on va au but fatal
sans hésitation. Le réel (notamment dans nos exemples d’Antigone bravant l’interdit
prononcé par Créon, ou du sort d’Hémon) est l’arrêt, la mort, l’endroit où tout cesse5.
Contre lui, lui faisant face, le défiant, les mots cherchent à durer, à flamboyer parfois.
Du réel, et du combat contre le réel, les mots savent donc rendre compte. Dans le domaine
de la pensée ils s’aventurent aussi. Ils exposent, argumentent, débattent. Les exemples sont
nombreux. Le garde, un peu plus sûr de lui quand il vient devant Créon pour la deuxième
fois, raisonne. Créon justifie longuement son édit, clairement et posément, devant les
vieillards assemblés. Il recommence à défendre ses positions, à partir du vers 639, devant
son fils. Il tient un discours qu’il tente de rendre cohérent, logique et apte à convaincre. Il
emprunte aux sophistes. Il sait ce que c’est que d’être un bon roi. Il sait quelles sont les
intempérances à craindre des citoyens, des femmes en particulier. Il prend des
précautions, enveloppe d’un grand nombre de justifications la décision qu’il veut annoncer.
Antigone, elle aussi, mime le discours argumentatif au moment où elle est conduite à la
mort, comme si la raison pouvait quelque chose contre l’inéluctable où elle va. Le discours,
dans tous ces exemples, sert à combattre – combattre l’autre, père, fils, chef, femme, soimême, mort. Parfois, le discours est en échec. C’est ce que l’on peut penser de la scène qui
oppose Créon à son fils Hémon. Chacun des deux dispose d’un discours qui sait. Le
discours bien bâti de l’un, l’autre peut le retourner, le prendre à son piège. C’est que le
discours est un système clos sur lui-même, et comme tout système clos, peut être
facilement caricaturé ou perverti. « Une cité n’est pas la chose d’un seul homme ! », dit
Hémon à son père. « Non ? La cité n’appartient pas à son chef ? », répond Créon, qui ne
comprend son fils que partiellement. Hémon s’engouffre dans la brèche, et poursuit : « Ce
serait bien si tu commandais seul une terre déserte ! ». Et ils continuent tous deux dans les
dérives du sens, prenant plaisir à mal se comprendre. Echec du langage, échec de la
pensée ?
Les mots sont le socle commun entre les personnages. Ils sont la norme, la seule norme.
On peut les utiliser, les mettre à l’œuvre, tenter des extravagances, les retourner, les
excéder, les nier. Voici pourquoi les différents discours, comme nous l’avons vu, sont si
imbriqués et s’annoncent les uns les autres : le discours est unique, il a même racine. La
racine de ce discours unique est le travail fait avec les mots, le travail des mots. Que le
discours soit unique ne signifie pas que l’un vaille autant qu’un autre ni qu’il soit porteur
de sens ambigus. Mais les mots sont la seule norme, celle dont chacun peut se servir,
même pour errer ou se tromper. Ils sont ce que chacun tisse, noue, construisant syntaxe,
lien, mouvement, durée, - et humanité. Les mots, socle commun, sont la seule norme et la
seule humanité. Et que le discours ait semblé en échec à plusieurs endroits du texte (les
scènes opposant Antigone et Créon, Hémon et Créon) ne prouve pas l’échec de la parole ni
de la pensée, mais indique le renouvellement nécessaire, l’inépuisable répétition à quoi
elles nous condamnent.
Lire
On trouvera en fin de volume un bref apparat critique où apparaissent les points les plus
difficiles de l’établissement du texte et où sont exposés les choix faits. La lecture de la
majorité des manuscrits est notée MSS. Les manuscrits, dont le plus ancien, le
Laurentianus (L), date de 950 et dont les autres vont du treizième au quinzième siècle,
appartiennent à une seule famille. D’autres notes, après l’apparat critique, tentent de
rendre intelligible le travail d’interprétation à la base de la traduction proposée, et
proposent quelques pistes de lecture. Les questions posées par la pièce de Sophocle ont été
souvent et différemment interprétées. Parmi les auteurs qui s’y sont intéressés, Hegel,
Heidegger et Lacan sont les plus connus. Conflits entre famille et état, entre loi divine et loi
humaine, entre sexe masculin et féminin. J’interrogerai au fil des vers quelques uns de ces
thèmes, tentant d’expliquer ainsi, au fur et à mesure qu’ils paraissent, les problèmes
syntaxiques et le sens qu’ils découvrent, sans penser pour autant pouvoir trouver au drame
une orientation générale ni un sens supérieur à tous ceux qui le composent.
Traduire
Après le travail philologique accompli sur ce texte, travail qui a peut-être eu tendance à le
normaliser (Richard Jebb, Hugh Lloyd-Jones, J.C Kamerbeek, puis Marc Griffith) mais qui
par son précieux souci d’exactitude a permis d’opposer à des arguments de nouveaux
arguments, le texte a été réhabilité dans sa singularité par Jean et Mayotte Bollack. Le
travail de J. et M. Bollack laisse au texte toutes ses chances car il ne cherche pas à
découvrir un sens immédiatement clair et ne suppose pas systématiquement que les
opacités
sont
dues
à
des
défauts
de
transmission.
Après ces différents travaux accomplis sur le texte de Sophocle, voici, me semble-t-il, un
nouvel espace de lecture et d'écriture : comment faire pour que cette lecture du texte
devienne événement d'écriture, comment tester cette volonté de sens, de sens dans sa
singularité ? A partir de la nécessité de "sauver" la lettre dans sa rigueur, à partir d’un
consensus sur le sens, s’ouvrent des chemins différents : la traduction n'est pas déductible
d'une interprétation, même si elle suppose cette interprétation. Elle est subjective, et
renvoie à d'autres perceptions de la langue, de la culture, du rapport entre mot et diction,
entre mot et scène, elle dit quelque chose de l’individu, de sa singularité. La "refondation"
du texte par les Bollack, comme geste, a ouvert, en fait, à une pluralité.
*
Editions et commentaires
Mark Griffith, Sophocles, Antigone, , Cambridge Greek and Latin Classics,
1999.
R.C Jebb, Sophocles. The plays and fragments, Part III, the Antigone, Cambridge, 3ème
édition 1990.
Hugh Lloyd Jones et Nigel Wilson, Sophoclea. Studies on the text of Sophocles, Oxford,
1990 (A) ; Sophoclis fabulae, Oxford, 1990 (B) ; Sopholes. Second thougths, Göttingen,
1997.
Hugh Lloyd Jones, Sophocles, Antigone, volume 2, the Loeb classical Librairy, Cambridge,
1994.
Jan Coenraad Kamerbeek, The plays of Sophocles, t III, The Antigone, Leyde, 1978.
Paul Mazon, Sophocle, t 1, texte établi par Alphonse Dain, Les belles lettres, 1955.
Jean Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de Créon, PUF, 1999.
Jean et Mayotte Bollack, Antigone, enjeux d’une traduction, Campagne Première, 2004.
Présentation
Les passages lyriques (la parodos, premier chant du chœur qui entre en scène, et les
stasimons, chants du chœur en place) sont en italiques. Les anapestes (passages en
récitatif), sont en caractères romains, comme les passages dialogués. Quelques didascalies
figurent en retrait du texte. Le prologue (scène d’ouverture), l’exodos (scène finale), et les
différents épisodes sont indiqués.
Merci
A Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe pour leurs conseils et leur travail de
relecture.
A David et Lorenzo pour leur patience.
*
Personnages
Antigone
Ismène
Chœur de vieillards de Thèbes
Créon
Le garde
Hémon
Tirésias
Le messager
Eurydice.
La scène est à Thèbes, devant le palais royal.
*
Prologue
Avant l’aube, Antigone et Ismène sortent du palais.
Antigone :
Oh ma pareille ma fraternelle visage de mon Ismène, 1
tu sais les malheurs d’Œdipe, en sais-tu
un que Zeus n’accomplit pas sur nous deux qui vivons ?
Il n’y a rien de douloureux, rien n’est sans malédiction,
il n’y a rien de honteux, rien d’infamant, que je ne 5
voie pas, moi, dans tes malheurs et dans les miens.
Et maintenant quoi encore ? On dit que le général
vient de faire une proclamation à la ville assemblée ?
Tu sais, tu as entendu quelque chose ? Ou les malheurs
t’échappent, que les ennemis font marcher sur les amis ? 10
Ismène :
Moi je ne sais rien, Antigone, des amis,
rien d’agréable, rien de douloureux, depuis le moment où
toutes les deux nous avons perdu nos deux frères
en un seul jour morts d’une main qui se double.
L’armée des Argiens a pris la route 15
cette nuit même, je ne sais rien de plus,
rien qui me donne plus de joie ni plus de peine.
Antigone :
Je le savais bien, et si je t’ai fait sortir du palais
c’est pour que tu sois seule à entendre.
Ismène :
Qu’y a-t-il ? Une parole t’a assombrie, on dirait ? 20
Antigone :
Ne sais-tu pas que d’un tombeau Créon n’honore pas
nos deux frères ? L’un oui, l’autre, il ne lui en fait pas l’honneur.
Etéocle, dit-on, avec une juste
justice et inspiré par le dieu1 et selon la loi, il l’a enfoui
sous la terre, et les morts l’honorent, en bas. 25
Mais le mort piteux, le corps de Polynice,
il est ordonné aux citoyens, dit-il, de ne pas
le couvrir d’un tombeau, de ne pas pleurer sur lui,
de le laisser sans sanglots, sans tombe, et tendre
trésor sous les yeux des oiseaux qui aiment la chair. 30
Voilà ce que l’on dit du bon Créon, à toi
et à moi - tu m’entends : à moi aussi !- il fait faire cette annonce
et il s’occupe lui-même de l’annoncer clairement
à ceux qui ne le sauraient pas, et ce n’est pas
une petite affaire : celui qui ferait une chose pareille 35
serait exposé au meurtre, lapidé dans la ville.
Voilà pour toi ce qu’il en est, et tu vas montrer
si tu es bien née ou mauvaise chez les nobles.
Ismène :
Mais malheureuse, si on en est là, moi,
que je lâche ou me batte, que puis je de plus ? 40
Antigone :
Vois si tu veux peiner et travailler avec moi.
Ismène :
Quel genre de prouesse ? Quelle pensée as-tu ?
Antigone :
Soulager le mort avec moi, de cette main.
Ismène :
Est-ce que tu penses l’enterrer ? C’est interdit à toute la ville.
Antigone :
Enterrer mon frère, et, même si tu ne veux pas, ton 45
frère. On ne m’accusera pas de trahison.
Ismène :
Oh fille terrible, Créon l’a défendu !
Antigone :
Il ne peut pas m’éloigner des miens.
Ismène :
Hélas, pense, ma sœur, à notre père,
comme il nous est mort, odieux et avili, 50
pour les fautes qu’il découvrit lui-même il s’est frappé les deux
yeux lui-même, de sa main même.
Et à la mère et épouse, terme double,
qui dans des lacets tressés a mutilé sa vie.
Troisièmement à nos deux frères, dans la même journée 55
ils se sont l’un l’autre en souffrance égorgés et une mort
pareille se sont donnée, d’une main réplique de l’autre.
Et puis seules, toutes les deux, abandonnées, vois
notre mort atroce si en forçant la loi
nous passons sur l’avis et la puissance des rois. 60
Et il faut penser que nous sommes
des femmes, nous ne pouvons pas combattre des hommes.
Que nous sommes commandées par de plus puissants.
Et qu’il faut écouter cela et des choses plus douloureuses encore.
Alors moi je demande à ceux qui sont sous la terre 65
qu’ils m’accordent pardon, parce que je suis obligée.
J’obéis à ceux qui marchent et exécutent. Tu sais,
faire des prouesses, ce n’est pas malin.
Antigone :
Je ne te demanderai plus rien, rien du tout, et si un jour tu voulais
faire quelque chose, tu ne me ferais aucun plaisir. 70
Sois comme il te semble. Lui – moi,
je vais l’enterrer. Il est beau pour moi de le faire et mourir.
Aimée je reposerai à côté de lui, à côté de l’aimé,
je serai sainte et criminelle. Je dois plaire à ceux d’en bas
plus longtemps qu’à ceux d’ici. 75
Là-bas, je reposerai toujours. Toi, fais comme il te semble,
n’honore pas ce que les dieux honorent.
Ismène :
Je ne fais rien contre l’honneur ! Mais
de force, contre les citoyens, je suis incapable.
Antigone :
Toi, voilà ce que tu as à offrir. Moi, je m’en vais 80
verser sur le frère que j’aime la terre d’un tombeau.
Ismène :
Hélas, malheureuse, j’ai tellement peur pour toi.
Antigone :
Ne t’en fais pas pour moi. Mène ta vie.
Ismène :
Surtout ne préviens personne
de ton geste. Garde-le secret, je ferai comme toi. 85
Antigone :
Hélas, crie-le ! Je te détesterai encore plus
si tu te tais, si tu ne le proclames pas partout !
Ismène :
Tu as le cœur brûlant quand tu touches la glace.
Antigone :
Mais je sais que je plais à qui je dois le plus plaire.
Ismène :
Si seulement tu le pouvais. Tu désires l’impossible. 90
Antigone :
Et alors ? Quand je n’aurai plus la force, je m’arrêterai.
Ismène :
C’est au début qu’il ne faut pas traquer l’impossible.
Antigone :
Si tu parles comme ça, tu auras ma haine,
avec de la haine tu seras vouée au mort et ce sera juste.
Mais laisse nous, moi et l’erreur qui est à moi, 95
souffrir cet effroi. Parce que je ne souffrirai rien
de si grand que je ne meure pas en beauté.
Ismène :
Comme tu veux, pars. Sache que ce n’est pas malin
d’y aller. Pourtant tu es l’amie juste de tes amis.
Parodos
Entre le chœur de vieillards
Chœur :
Rayon du soleil, la plus strophe1 100
belle lumière qui ait jamais brillé
sur Thèbes aux sept portes.
Alors tu as brillé, oh paupière
du jour d’or, au-dessus des flots
de Dircé tu es venue. 105
L’homme d’Argos au bouclier blanc 2
s’en allait tout armé,
fuyant à la course devant toi ; d’un coup de mors
plus vif tu l’as secoué.
Au-dessus de lui3 sur notre terre Polynice volait, 110
levé après les querelles de mots,
poussant des cris aigus,
comme l’aigle vers la terre,
d’une aile de neige blanche il le couvrait,
avec des armes en nombre, 115
avec des casques aux panaches de crinières.
Il était droit au-dessus de nos toits, ouvrant antistrophe1
son bec aux lances dégoulinantes de sang
sur la bouche aux sept portes encerclée.
Il s’en alla avant de remplir de notre 120
sang sa gueule,
avant qu’Héphaïstos aux pins résineux
eût pris la couronne des tours.
Tout autour de son dos s’étendait le si grand
choc d’Arès ; pour l’adversaire4 125
dragon, voilà la dure épreuve.
Les vantards, les beaux parleurs, Zeus les
déteste par dessus tout et quand il les voit
en grand flot approcher,
insolents du fracas de leurs armes d’or, 130
de son trait de feu il fait tomber celui qui se rue aux créneaux,
tout en haut,
pour chanter le chant de la victoire !
Face à la terre chavire le Foudroyé strophe2
porteur de feu qui d’une ardeur frappée de folie 135
comme un bacchant soufflait
en jet violent des vents de haine.
Et l’histoire a fini autrement.
Le grand Arès qui est à notre droite et maltraite,
a distribué aux uns des choses, d’autres à d’autres. 140
Les sept chefs devant les sept portes,
un contre un, ont laissé
à Zeus qui met en fuite les prix tout d’airain.
Sauf les deux misérables : nés tous les deux d’un seul père
et d’une seule mère, l’un contre l’autre 145
dressant leurs lances victorieuses deux fois ; ils ont eu une part de mort
pareille tous les deux.
Mais elle est venue, la Victoire au grand nom, antistrophe2
celle qui rend la joie à Thèbes aux chars nombreux.
Après les guerres que voici, 150
voici l’oubli des guerres.
Allons dans tous les temples des dieux avec des chœurs,
toute la nuit ! Et que nous guide
Bacchos, l’ébranleur de Thèbes !
Mais voici le roi du pays, 155
Créon, fils de Ménécée, notre nouveau chef.
Il fait place aux conditions nouvelles des
dieux, il doit agiter quelque idée
parce qu’il a organisé cette assemblée
de vieillards pour faire à tous 160
pareille déclaration.
Episode 1
Entre Créon.
Créon :
Hommes, les dieux ont bien redressé les affaires de la cité,
d’une grande tourmente ils les avaient secouées.
Vous, j’ai tout particulièrement envoyé des messagers
vous chercher ; c’est que je sais 165
que vous avez toujours vénéré la puissance du trône de Laïos,
et lorsqu’ Œdipe a redressé la cité,
et après son désastre, vous êtes toujours restés
autour de ses enfants avec des sentiments solides.
Puisque ces enfants, d’un sort double dans une seule 170
journée sont morts, frappant et
frappés, avec la souillure du meurtre de soi,
c’est moi qui tiens toute la puissance et le trône,
selon ma proche parenté avec ceux qui sont morts.
Il est impossible de connaître parfaitement d’un homme 175
l’âme et le sentiment et la pensée, avant
qu’il ne soit rompu au commandement et aux lois.
Celui qui gouverne toute une cité
sans écouter les meilleurs avis
et qui de peur verrouille sa langue, 180
me semble aujourd’hui comme hier le plus mauvais des hommes.
Et celui qui place au-dessus de sa patrie
un ami, je dis qu’il n’est nulle part.
Moi, je prends à témoin Zeus qui voit tout et toujours :
je ne me tairai pas si je vois la malédiction, 185
au lieu du salut, marcher sur les citoyens.
Et il ne sera pas mon ami, l’homme qui veut du mal à ma terre,
quand je sais que c’est elle qui
me sauve et qu’en voguant sur elle qui se tient
droite, nous nous faisons des amis. 190
Avec ce genre de lois je grandis notre cité.
Et je viens annoncer les jumelles de ces lois
aux citoyens, au sujet des enfants d’ Œdipe.
Etéocle, celui qui a défendu notre
cité et en est mort, qui a été le meilleur avec la lance, 195
qu’on le recouvre d’un tombeau et qu’on accomplisse tous les rites
qui reviennent aux meilleurs morts, en bas.
Pour le frère de même sang, je veux dire Polynice,
l’exilé revenu, qui a voulu passer au feu
de fond en comble la terre paternelle 200
et les dieux de chez lui, qui a voulu boire un sang
pareil au sien et réduire ceux qui restaient en esclavage,
qu’on annonce bien fort à la cité que personne ne lui accorde
un tombeau, que personne ne pousse sur lui le cri de douleur,
mais qu’on laisse sans tombe aux oiseaux et aux chiens 205
son corps à dévorer et qu’on le voie déchiqueté.
Voilà mon sentiment, et de ma part jamais
les méchants n’obtiendront le respect dû aux justes5.
Mais celui qui veut du bien à notre cité, qu’il soit mort
ou vivant, peu importe, je le respecterai. 210
Chœur :
Tu fais ce qui te plaît, fils de Ménécée, Créon,
à celui qui veut du mal, à celui qui fait du bien à notre cité.
Tu peux, de toute façon, choisir les lois que tu veux
pour ceux qui sont morts et pour ceux d’entre nous qui vivons.
Créon :
Soyez maintenant les gardiens de mes paroles. 215
Chœur :
Propose à un plus jeune de s’en charger.
Créon :
Pour le corps, des gardiens sont déjà prêts.
Chœur :
Alors que veux-tu d’autre ?
Créon :
Ne laisse pas faire ceux qui n’obéiront pas.
Chœur :
Personne n’est assez fou qu’il désire la mort. 220
Créon :
C’est vrai, la mort est le salaire. Mais par espoir,
l’appât du gain a déjà tué des hommes.
Le garde :
Prince, je ne vais pas dire comment pris par la vitesse
j’arrive sans le souffle, comment j’ai levé mon pied léger.
Non, j’ai plein de fois examiné mes problèmes, 225
sur la route je tournais sur moi-même pour faire demi-tour.
Mon âme me parlait et me racontait plein d’histoires.
Malheureux, pourquoi vas-tu là où tu vas être puni ?
Misérable, tu ne bouges pas ? Et si Créon apprend cela
de quelqu’un d’autre ? Comment tu n’en souffrirais pas ? 230
J’agitais ce genre d’idées et je suis arrivé, doucement pressé6.
La route courte en est devenue longue.
Pour finir je suis là, venir à toi
a triomphé. Et si je ne peux dire que le néant, j’expliquerai quand même.
Je suis venu fortifié7 par l’espoir 235
de ne rien souffrir d’autre que mon destin.
Créon :
Qu’y a-t-il pour que tu sois découragé ?
Le garde :
Je veux t’expliquer et d’abord parler de moi. La chose,
je ne l’ai pas faite, je ne sais pas qui l’a faite.
Ce ne serait pas juste que je tombe dans un malheur. 240
Créon :
Tu vas droit au but, tu la circonscris,
la chose. On dirait que tu as une nouvelle à annoncer…
Le garde :
Une effroyable, oui. Dans ce cas, on y va tout doucement.
Créon :
Tu ne vas pas le dire ? Quand tu auras fini, tu partiras.
Garde :
Je te le dis. Le mort, quelqu’un vient de 245
l’enterrer puis est parti. Sur son corps il a répandu de la poussière
sèche et a accompli les rites qu’il faut.
Créon :
Que dis-tu ? Quel homme a pu oser ?
Le garde :
Je ne sais pas. Il n’y avait là ni coup de bêche
ni terre remuée à la pioche. La terre dure 250
et sèche, ni crevassée ni traversée par des roues
de chars, sans aucun signe de quelqu’un qui l’aurait travaillée.
Comme le premier guetteur du jour nous le
montre, la vision incroyable, insupportable, était devant nous.
Il avait disparu, pas enseveli, non, 255
mais une légère poussière était sur lui, comme pour éviter la
[ souillure.
Aucun signe d’une bête sauvage ni d’aucun chien
qui l’aurait traîné n’apparaissait.
Les gros mots claquaient des uns aux autres.
Un garde accusait un garde. Et les coups 260
seraient venus à la fin, il n’y avait personne pour l’empêcher.
L’un, l’autre, chacun avait accompli le travail,
On n’avait vu personne mais on ne voulait pas ne pas savoir8.
Nous étions prêts à prendre des masses de fer rouge dans nos mains,
à ramper dans le feu, à jurer par les dieux 265
que nous n’avions rien fait et que nous ne savions pas
qui avait pensé la chose ni qui l’avait accomplie.
A la fin, lorsqu’il n’y avait rien de plus à chercher,
quelqu’un a parlé, et nous a tous forcés à courber
la tête vers le sol, de crainte. Nous ne savions 270
ni répliquer ni par l’action comment
nous en sortir. Sa parole était de te rapporter
cet acte, de ne pas te le cacher.
Et c’est ce qui a triomphé, et c’est moi le malheureux
que le jeton du sort condamne à prendre ce gentil lot. 275
Je suis là malgré moi, malgré vous, je le sais.
Personne n’aime le messager de mauvaises nouvelles.
Chœur :
Prince, n’y a t-il pas quelque chose que les dieux inspirent dans
cet acte ? Mon anxiété me le souffle depuis un moment.
Créon :
Arrête, avant de me remplir moi aussi de colère.9 280
Ne sois pas vieux et idiot à la fois.
Ce que tu dis est intolérable si tu dis que les dieux
ont souci de ce mort.
Est-ce qu’ils l’honorent comme un bienfaiteur
et l’ont recouvert, lui qui est venu 285
mettre le feu à leurs temples, colonnes et offrandes sacrées
et disperser leur terre et les lois ?
Est ce que tu vois les dieux honorer les méchants ?
Non. Mais depuis le début, les hommes
de la cité supportent mal ce que je fais, contre moi grondent 290
en secret, secouent la tête, et sous le joug
ne se tiennent pas correctement. Ils ne m’aiment pas.
Ce sont eux, je le sais très bien,
qui ont conduit les gardes, contre salaire, à accomplir ce travail.
Rien chez les hommes comme l’argent 295
ne suscite tant de mauvaises pratiques. Il saccage
des villes, chasse des hommes de chez eux,
façonne et transforme chez les mortels les esprits
les meilleurs qui vont s’adonner à des affaires infâmes.
Il a montré aux hommes à avoir la malice, 300
à connaître en chaque acte la transgression.
Tous les vendus qui en sont arrivés là
un jour ou l’autre ont fini par être punis.
Zeus a tout mon respect,
mais sache-le bien, je te le dis sous serment : 305
celui qui a fait la tombe de sa main,
si vous ne le trouvez pas pour le faire paraître devant mes yeux,
la mort seule ne vous contentera pas avant que
pendus vivants vous ne révéliez votre outrance.
Ainsi, c’est en sachant le bénéfice qu’on peut tirer de cela 310
que vous prendrez le reste et vous saurez
qu’il ne faut pas vouloir faire gain de tout.
A cause de ces infâmes profits on voit davantage
d’hommes perdus que sauvés.
Le garde :
Tu me laisses dire quelque chose, ou je m’en retourne comme cela ? 315
Créon :
Tu ne vois pas que même là ce que tu dis m’énerve ?
Le garde :
C’est dans les oreilles ou sur l’âme que tu as mal ?
Créon :
Pourquoi veux-tu ranger ma souffrance quelque part ?
Le garde :
Celui qui a agi énerve ton esprit, moi tes oreilles.
Créon :
Tu es l’incarnation même du bavard ! 320
Le garde :
Du bavard qui n’a jamais fait l’acte.
Créon :
Qui voulait même livrer son âme pour de l’argent.
Le garde :
Hélas !
C’est effroyable, il y en a un qui pense, et il pense faux.
Créon :
Amuse-toi, avec la pensée. Mais si vous ne faites pas
paraître devant moi celui qui a fait la chose, vous avouerez que 325
les vils profits produisent des douleurs.
Le garde :
Qu’on le trouve, parfait. Mais qu’on le
prenne ou pas - c’est la chance qui en décidera -,
impossible que tu me voies revenir ici.
Je suis contre tout espoir, contre mon attente, 330
sain et sauf. Je dois aux dieux un grand merci.
Stasimon 1
Chœur :
Beaucoup de choses effroyables et rien strophe1
n’est plus effroyable que l’homme,
cette chose qui court au-delà de la mer
grise sous le vent de l’hiver, 335
et qui par les vagues montant
des abysses, passe. Et la plus haute
des déesses, la Terre,
l’impérissable, l’infatigable, il l’épuise,
de ses charrues la sillonne année après année 340
avec la race des chevaux.
Et la famille des oiseaux, antistrophe1
penseurs légers, il les prend,
et les tribus de bêtes sauvages
et l’espèce qui vit dans l’eau de la mer, 345
dans ses enroulements de filets,
l’homme expert, il les prend. Il maîtrise
avec ses inventions la bête
sauvage qui va par la montagne, et le cheval 350
au cou velu il le mettra sous le joug qui enserre,
et le taureau infatigable de la montagne.
Et la parole et la pensée strophe2
comme le vent et les humeurs
qui règlent les cités, il les a trouvées tout seul, et à échapper 355
au plein ciel des inhabitables sommets et
aux flèches des pluies mauvaises.
Fort de toutes les issues, sur rien de ce qui sera 360
il ne vient sans issue. A la mort seule
il ne trouvera pas une échappatoire, pour
les maladies sans remède il a conçu
des échappées.
Comme science, il a le remède antistrophe2 365
de l’art, au delà des espérances,
et tourne parfois vers le mal, parfois vers le bien.
Il implante les lois de la terre
et la justice des dieux où il se lie par serment,
il est grand dans la cité, banni de la cité s’il touche 370
par audace ce qui n’est pas beau.
Qu’il ne soit pas assis
à mon foyer, qu’il ne partage rien avec moi
celui qui agirait ainsi.
Episode 2
Entrent le garde et Antigone
Chœur :
Devant ce phénomène monstrueux 375
je doute. Comment, alors que je la vois, dire le contraire :
que celle-ci n’est pas la petite Antigone ?
Oh malheureuse de ton malheureux
père, Œdipe ! 380
Quoi, ce n’est quand même pas toi qui n’as pas cru
aux lois du roi, toi qu’ils ont amenée,
toi qu’ils ont saisie dans la folie ?
Le garde :
La voici, elle est là, celle qui a fait l’acte.
Nous l’avons prise en train d’enterrer. Où est Créon ? 385
Chœur :
Il sort du palais, juste au bon moment.
Créon :
Qu’y a t-il ? Sur quel bon moment me suis-je réglé ?
Le garde :
Prince, chez les hommes, on ne peut rien jurer de ne pas faire.
Ma pensée d’après fait mentir ma pensée d’avant, puisque
j’aurais désiré revenir ici très lentement 390
après tes menaces qui m’ont secoué comme une tempête.
Mais la joie hors d’attente et contre attente
n’est à la hauteur d’aucun autre plaisir.
Je reviens, niant mes serments de ne pas le faire,
avec cette fille qu’on a attrapée à arranger 395
la tombe. Là aucun jeton du sort n’est tombé,
mais c’est ma chance à moi, pas celle d’un autre.
Maintenant, prince, prends la fille comme tu veux,
et juge, fais avouer. Moi je suis un homme libre,
j’ai raison de m’écarter des malheurs. 400
Créon :
Cette fille tu l’as prise où et comment ?
Le garde :
C’est elle qui enterrait l’homme. Tu sais tout.
Créon :
Tu comprends ce que tu dis et tu dis vrai quand tu le dis ?
Le garde :
C’est elle que j’ai vue enterrer le cadavre que tu
ne veux pas enterrer. Est-ce que je dis des choses claires et nettes ? 405
Créon :
Et comment la voit-on? Comment l’a-t-on prise sur le fait ?
Le garde :
Ainsi s’est passée la chose. Lorsque nous sommes revenus
après tes menaces effroyables,
nous avons balayé toute la poussière qui enveloppait le
mort, nous avons bien mis à nu le corps pourrissant, 410
puis nous nous sommes installés, et du haut des rochers, dos au vent,
nous évitions que l’odeur venue de lui ne nous frappe.
Vivement l’un secoue l’autre, dans un fracas
de gros mots, personne n’épargne sa peine.10
Cela dure un temps jusqu’à ce que dans l’éther 415
au milieu s’installe le cercle brillant du soleil
et que la brûlure s’échauffe. Alors subitement, de la terre,
un typhon souleva l’ouragan, douleur du ciel,
remplit la plaine, ravagea tous les cheveux
du bois de la plaine, et le grand éther en était plein. 420
La bouche close nous recevions la maladie des dieux.
Et lorsque cela s’est éloigné, longtemps après,
on voit la fille, et elle pousse des cris aigus
d’oiseau qui fait mal, comme lorsqu’il voit dans la couche
vide le lit orphelin de ses petits. 425
Elle, dès qu’elle aperçoit le corps nu,
elle gémit avec des cris, et de mauvaise prière
prie contre ceux qui ont fait le travail.
Dans ses mains aussitôt elle porte la poussière sèche
et d’un vase de bronze forgé fait couler 430
trois libations autour du mort.
Nous la voyons, nous nous précipitons, et tous ensemble
nous la capturons aussitôt : elle n’est pas du tout traumatisée.
Sur ce qu’elle a fait avant et maintenant, nous
l’interrogeons. Elle ne nie rien du tout. 435
Pour moi c’est à la fois plaisir et à la fois douleur.
En effet, fuir les malheurs, c’est
plaisir. Conduire au malheur ceux qu’on aime, c’est
douleur. Mais tout cela compte moins
pour moi que mon salut. 440
Créon :
Toi, toi, le visage courbé vers le sol,
tu dis ou tu nies avoir fait cela ?
Antigone :
Je dis que je l’ai fait et je ne nie pas.
Créon :
(au garde)
Toi, sauve-toi où tu veux,
Libre, à l’abri d’une lourde accusation. 445
(à Antigone)
Et toi, dis moi, sans longueur, vite :
Tu étais au courant des proclamations qui interdisaient cela ?
Antigone :
J’étais au courant. Pourquoi pas ? Elles étaient claires.
Créon :
Et tu as osé transgresser les lois ?
Antigone :
Pour moi ce n’était pas Zeus qui avait proclamé cela, 450
ni la justice qui vit avec les dieux d’en bas.
Or ce sont eux qui fixent les lois chez les hommes11
Et je n’ai pas pensé que tes proclamations avaient une force telle
qu’un mortel puisse piétiner
les lois non écrites et immuables des dieux ! 455
Ce n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours
qu’elles vivent, personne ne sait comment elles ont paru.
Moi, qui n’ai peur de la pensée d’aucun homme,
Je ne subirai pas chez les dieux
de châtiment. Je mourrais, je le savais, et pourquoi pas ? 460
Et même si tu n’avais pas fait ta proclamation. Et si je meurs avant
mon temps, je dis encore que c’est un profit.
Celui qui vit comme moi dans des malheurs sans nombre,
comment en mourant n’obtiendrait-il pas un profit ?
Pour moi, tomber sur ce lot est 465
une douleur comme rien. Mais si je supportais que le fils tué
de ma mère soit un mort sans tombeau12,
alors j’aurais de la douleur. Maintenant je n’en ai pas.
Et si tu crois que je suis folle en agissant ainsi,
peut-être un fou m’accuse-t-il de folie. 470
Chœur :
Elle se montre, la nature sauvage de l’enfant d’un père
sauvage. Elle ne sait pas reculer devant les malheurs.
Créon :
Il faut que tu saches. Les pensées les plus dures
tombent le plus. Et le fer le plus robuste,
cuit, durci au feu, 475
tu verras, il se fend et se rompt le plus.
Il suffit d’un petit frein, je sais, et les chevaux
rebelles sont mis au pas. On ne peut pas
avoir de grandes pensées quand on est l’esclave des proches.
La fille savait parfaitement son outrance 480
quand elle transgressait les lois exposées.
Outrance encore, la deuxième, après qu’elle a fait l’acte :
s’en vanter et rire de l’avoir fait.
Maintenant je ne suis plus l’homme, elle est l’homme,
si sa domination demeure impunie. 485
Qu’elle soit la fille de ma sœur ou plus proche de mon sang
que tout le Zeus du foyer,
elle et sa sœur de même sang n’échapperont pas
au plus mauvais des sorts. Car la sœur aussi, à titre égal,
je l’accuse d’avoir comploté à propos du tombeau. 490
Appelez-la. Je viens de la voir à l’intérieur,
comme une folle, qui perdait ses esprits.
C’est normal, un cœur secret se fait prendre tout de suite
quand il ne fabrique rien de bon dans les ténèbres.
Mais je déteste, si quelqu’un est pris dans une vilaine action, 495
qu’il cherche ensuite à l’embellir.
Antigone :
Tu m’as prise, tu veux quelque chose de plus que ma mort ?
Créon :
Moi rien. Si j’ai cela j’ai tout.
Antigone :
Alors qu’attends-tu ? Dans tes discours
rien ne me plait. Rien ne te plairait dans les miens. 500
Et ainsi de suite, ce qui vient de moi t’est désagréable.
Pourtant comment pourrais-je avoir gloire plus glorieuse
qu’en allongeant dans un tombeau mon frère à moi ?
Eux tous, ils diraient qu’ils sont d’accord
si la peur ne leur clouait pas la bouche. 505
Mais la tyrannie réussit beaucoup de choses, par exemple
elle peut faire et dire ce qu’elle veut.
Créon :
Tu es seule des Cadméens à voir les choses ainsi.
Antigone :
Ils voient les choses ainsi. Devant toi ils tiennent leur langue.
Créon :
Et tu n’as pas honte de faire autrement ? 510
Antigone :
Il n’y rien de honteux à honorer le fruit des entrailles de ma mère.
Créon :
Ce n’était pas un frère de même sang, le mort en face ?
Antigone :
De même sang d’une seule mère et du même père.
Créon :
Et alors comment peux-tu lui l’honorer d’une impiété ?
Antigone :
Il ne verra pas les choses comme ça, le corps mort. 515
Créon :
Parce que celui dont j’ai parlé, tu l’honores comme l’impie ?
Antigone :
Ce n’est pas un esclave, c’est un frère qui a péri.
Créon :
En saccageant notre terre. L’autre l’a défendue.
Antigone :
Pourtant c’est Hadès qui désire ces lois.
Créon :
Mais le bon ne reçoit pas même part que le mauvais. 520
Antigone :
Qui sait si en bas, ces façons de voir sont sacrées ?
Créon :
L’ennemi, même mort, on ne l’aime pas.
Antigone :
Ce n’est pas mon genre de partager les ennemis, mais l’amour.
Créon :
Eh bien vas-y, descends, et si tu dois aimer, aime
ceux d’en bas. Moi vivant, ce n’est pas une femme qui commandera. 525
Le chœur :
Voici devant les portes, voici Ismène,
elle aime sa sœur, laisse couler ses larmes,
un nuage sur les sourcils défigure
le visage rouge comme le sang,
mouille la joue belle à voir. 530
Entre Ismène.
Créon :
Toi, qui t’es glissée dans ma maison comme une vipère,
en secret tu m’as sucé le sang, je ne savais pas que
je nourrissais deux pestes, deux cataclysmes pour mon trône.
Eh bien, parle : tu as quelque chose à voir avec
cette tombe, ou tu vas nier, dire que tu ne sais pas ? 535
Ismène :
J’ai fait le travail. Si elle est d’accord,
j’ai quelque chose à voir avec cette accusation, je l’assume.
Antigone :
Ah non, cela, la justice ne te le permet pas, d’abord
tu n’as pas voulu, ensuite je ne t’ai pas fait participer !
Ismène :
Mais si tu es dans le malheur je n’ai pas honte 540
De faire avec toi un voyage de douleur.
Antigone :
Qui a fait le travail, Hadès et ceux d’en bas le savent.
Moi je n’aime pas l’amie qui n’aime qu’en paroles.
Ismène :
Non, ma sœur, ne me méprise pas en m’empêchant
de mourir avec toi et de purifier notre frère mort. 545
Antigone :
Non tu ne mourras pas avec moi, ne fais pas tien
ce que tu n’as pas touché. C’est assez, moi je mourrai.
Ismène :
Quelle vie vais-je aimer quand tu m’auras abandonnée ?
Antigone :
Demande à Créon, c’est de lui que tu prends soin.
Ismène :
Pourquoi me fais-tu de la peine ? Cela ne t’aide pas du tout. 550
Antigone :
C’est vrai, j’ai mal si je ris de ce qui est risible : toi.13
Ismène :
D’accord. Mais que faire pour t’aider quand même ?
Antigone :
Sauve ta peau. Je ne t’envie pas de fuir.
Ismène :
Hélas, pauvre de moi, je ne connaîtrais pas le même sort que toi ?
Antigone :
Toi tu as choisi de vivre, moi de mourir. 555
Ismène :
Non, ce n’était pas ainsi dans mes discours secrets.
Antigone :
Toi tu pensais de belles choses en toi-même, moi devant les autres.
Ismène :
Et notre erreur à toutes les deux est la même.
Antigone :
Courage. Toi tu vis, mon âme à moi depuis longtemps
est morte, je peux aller aider ceux qui sont morts. 560
Créon :
Ces deux filles, je le dis, n’ont pas d’esprit : l’une, c’est
récent, l’autre c’est depuis qu’elle est née.
Ismène :
Prince, l’esprit, même s’il a germé, ne demeure pas
chez les malheureux, il s’en va.
Créon :
Chez toi c’est sûr, quand tu choisis le malheur avec les malheureux. 565
Ismène :
Moi seule, privée d’elle, que puis-je vivre ?
Créon :
Ne te dis plus « elle ». Il n’y en a plus.
Ismène :
Mais tu vas faire mourir le mariage de ton propre enfant ?
Créon :
Les sillons des autres sont fertiles.
Ismène :
Ce n’est pas pareil : entre elle et lui tout est harmonie. 570
Créon :
Je déteste pour mes fils les mauvaises femmes.
Ismène :
Oh Hémon bien aimé ! Comme ton père te méprise !
Créon :
Tu pleures trop, toi et ton histoire de lit !
Ismène
Est ce que tu vas vraiment priver d’elle ton enfant ?
Créon :
Hadès va le priver de ce mariage à ma place. 575
Chœur :
C’est décidé, semble-t-il, elle va mourir.
Créon :
Par toi et par moi décidé. Ne me fatiguez plus.
Emmenez-les à l’intérieur, servantes. Après ça, il faut
qu’elles soient des femmes et qu’on ne les lâche pas.
Même les courageux fuient lorsqu’ils regardent 580
Hadès tout à côté de leur vie.
Stasimon 2
Chœur :
Heureux ceux dont la vie n’a pas touché les malheurs. strophe1
Ceux dont la maison a été secouée par les dieux, rien
de la calamité ne leur échappe, elle court sur beaucoup de générations.
Même chose pour la vague
de la mer14 lorsque sous les mauvais
souffles de Thrace, elle court à l’abîme sous marin,
et qu’elle roule du fond des eaux 590
un sable noir de sang ; battues des vents
et des flots, les côtes grondent dans un gémissement.
Les désastres anciens des maisons mortes des Labdacides, antistrophe1
je les vois tomber sur les désastres,
une race ne guérit pas une race, mais un dieu
l’abat, il n’y pas de délivrance.
Maintenant sur la dernière
souche une lumière se tendait dans la maison d’Œdipe, 600
après, de nouveau, ce sont les choses sanglantes
des dieux d’en bas que récoltent
une poussière, la folie d’un discours, l’érinye des cœurs.
Ta puissance, Zeus, quelle strophe2
transgression d’homme peut l’arrêter ?
le sommeil qui vieillit tout15 ne la saisit pas,
ni les mois infatigables
des dieux. Chef sans vieillesse dans le temps,
tu arrêtes dans l’Olympe
un éclat splendide comme le marbre. 610
A ce qui suit, à ce qui vient,
à ce qui fut, cette loi
viendra en aide : rien n’arrive
dans une vie d’homme, † toute la cité est en dehors de la calamité †16.
L’espérance qui erre partout antistrophe2
pour beaucoup est un avantage,
pour beaucoup une illusion faite d’amours futiles,
à celui qui sait, rien n’arrive
avant qu’il n’approche son pied du feu brûlant.
Avec sagesse ce mot célèbre a été prononcé : 620
celui qui croit le malheur précieux,
celui-là, le dieu
mène son cœur à la calamité.
Il parcourt un tout petit temps en dehors de la calamité.
Episode 3
Entre Hémon.
Chœur :
Voici Hémon, le plus jeune
de tes enfants. Est-ce qu’il vient affligé
du sort de la fiancée,
de sa promise, d’Antigone,
souffrant terriblement de l’illusion de ses noces ? 630
Créon :
Nous allons vite le savoir, mieux que les devins.
Mon enfant, tu connais mon dernier avis
sur ta fiancée, et tu n’es pas furieux contre ton père ?
Quoi que je fasse, tu m’aimes ?
Hémon :
Mon père je suis à toi. Tu as les plus belles 635
idées, j’y obéis, tu redresses les miennes.
Pour moi, aucun mariage n’est meilleur
puisque c’est toi qui le décides pour mon bien.
Créon :
Oui, mon enfant, il faut avoir cela dans le cœur,
et tout placer derrière l’idée de ton père. 640
Voici pourquoi les hommes prient. Pour que les enfants
nés dans leurs maisons soient dociles,
pour qu’ils les vengent de l’ennemi à coup de malheurs,
Et qu’ils honorent l’ami comme le ferait le père.
Celui qui fait naître un enfant qui ne veut pas l’aider, 645
que dire d’autre qu’à lui-même il donne
du chagrin, et à ses ennemis le rire ?
Surtout, mon enfant, pour le plaisir,
pour une femme, ne perds pas la tête, sache
que c’est un baiser glacé, 650
une mauvaise femme dans son lit et sa maison. Y a-t-il
plus grande blessure qu’un mauvais ami ?
Crache, chasse la fille comme une méchante,
et qu’elle épouse quelqu’un chez Hadès.
Voilà, je l’ai prise très clairement 655
en train de désobéir, seule de toute la cité.
Je ne mentirai pas à la cité :
je la tuerai. Après cela, qu’elle chante le Zeus
du sang. Si je nourris les désordres de ma famille
je devrai le faire pour les autres familles. 660
Celui qui avec les siens est un homme
de qualité est juste aussi dans la cité.
Celui qui transgresse, ou bien il viole les lois,
ou bien il a en tête de commander aux puissants.
Ce n’est pas lui qui recevra d’éloge de ma part. 665
Mais celui que la cité établit, il faut l’écouter
pour les petites choses, pour les choses justes, et pour le contraire.
C’est en lui que j’aurais confiance,
lui qui commande bien, se laisse bien commander,
qui placé sous l’orage de la lance, 670
demeure un gardien juste et bon.
L’absence de chef, il n’y a pas de mal plus grand.
Cela détruit les villes, cause la dévastation
des maisons, fait surgir des retournements
sous le combat de la lance. Ceux qui vont droit,
l’obéissance les sauve en nombre. 675
Ainsi il faut protéger les règles,
il ne faut jamais être plus faible qu’une femme.
Mieux vaut, s’il le faut, tomber devant un homme,
et que l’on ne nous dise pas plus faibles que les femmes ! 680
Chœur :
Il nous semble, si l’âge ne nous trompe pas,
que tu parles avec raison de ce dont tu parles.
Hémon :
Mon père, les dieux donnent l’intelligence aux hommes,
c’est le plus grand de tous les biens.
J’espère que je ne pourrais ni ne saurais dire 685
Que tu ne dis pas ce qu’il faut.
Tu sais, il y a plusieurs façons d’avoir raison.
Toi tu ne peux pas savoir tout ce que
l’un dit, l’autre fait, ce qu’il critique.
Ton œil terrifie l’homme du peuple, 690
les paroles qu’il tient, tu n’aurais pas plaisir à les entendre.
Mais moi je peux dans l’ombre les écouter :
la cité pleure la jeune fille,
de toutes les femmes elle mérite le moins
le plus grand malheur et meurt de l’acte le plus glorieux. 695
Elle, le frère de son sang, tombé
dans la tuerie, elle ne le laisse pas sans tombeau,
proie des chiens dévoreurs de chair ou de quelque oiseau.
N’est-elle pas digne de recevoir un prix d’or ?
Voilà la parole d’ombre qui approche dans le silence. 700
Pour moi, père, que tu vives avec bonheur,
aucun bien n’a plus de prix.
Quel plus grand cadeau pour des enfants que la gloire
d’un père florissant, et pour un père, que celle de ses enfants ?
Ne garde pas en toi cette seule idée 705
que ce que tu dis, et rien d’autre, n’est juste.
Celui qui croit qu’il est seul à penser,
qu’il a la parole, et personne d’autre, qu’il a l’esprit,
ceux-la on les ouvre et on les voit vides.
Pour un homme même savant, apprendre 710
n’a rien de honteux. Ne pas trop s’obstiner non plus.
Tu vois le long des fleuves gros de pluie tous
ces arbres qui cèdent : ils sauvent leurs branches.
Ceux qui s’obstinent sont détruits avec les racines.
Ainsi le navire qui tend son gouvernail puissant 715
et ne cède rien se retourne
et continue sa navigation la quille en l’air.
Abrite-toi de la colère, accorde-toi de changer.
Mon idée, si j’en ai une, moi qui suis jeune :
je dis que l’homme plein de connaissances dans tous les domaines 720
est le premier, de loin.
Mais sinon (il arrive que ça ne tombe pas comme ça),
il est beau d’apprendre de ceux qui parlent bien.
Chœur :
Chef, il convient, s’il dit ce qu’il faut,
que tu apprennes. Et toi, de lui. On parle bien des deux côtés. 725
Créon :
A notre âge, nous allons apprendre
à penser auprès d’un garçon de son âge ?
Hémon :
Ce ne serait pas injuste. Si je suis jeune,
il ne faut pas regarder le temps mais les actes.
Créon :
L’acte, c’est de vénérer ceux qui mettent le désordre ? 730
Hémon :
Je ne vais pas demander que l’on vénère les méchants.
Créon :
Et elle, peut-être, elle n’est pas saisie de cette maladie ?
Hémon :
Ce n’est pas ce que dit le peuple à qui appartient cette cité de Thèbes.
Créon :
Ma cité nous dit ce qu’il faut que je fasse ?
Hémon :
Tu vois, comme tu parles, comme un petit jeune. 735
Créon :
Pour un autre que moi il me faut commander cette terre ?
Hémon :
Une cité n’est pas la chose d’un seul homme !
Créon :
Non ? La cité n’appartient pas à son chef ?
Hémon :
Ce serait bien si tu commandais seul une terre déserte !
Créon :
Lui, on dirait qu’il combat avec la femme. 740
Hémon
Alors c’est toi la femme. C’est toi que je protège.
Créon
Espèce de monstre. Tu marches sur ton père en te servant de la justice !
Hémon :
Car c’est contre la justice que je te vois te tromper !
Créon :
Je me trompe en respectant mes commandements ?
Hémon :
Ce que tu ne respectes pas, ce sont les honneurs dus à tous les dieux. 745
Créon :
Oh saleté ! Tu es derrière la femme !
Hémon :
Tu ne me trouveras pas soumis à des choses honteuses.
Créon :
Tout ton discours est pour elle.
Hémon :
Et pour toi et pour moi et pour les dieux d’en bas.
Créon :
Elle, il n’est pas possible que tu l’épouses vivante. 750
Hémon :
Alors elle mourra et en mourant elle tuera quelqu’un.
Créon :
Tu me menaces, tu veux te venger de moi, tu oses ?
Hémon :
Quelle menace devant tes idées vides ?
Créon :
Tu pleures pour m’apprendre à penser, et tu es vide de pensées !
Hémon :
Si tu n’étais pas mon père, je dirais que tu ne penses pas. 755
Créon :
Esclave d’une femme, arrête de babiller.
Hémon :
Tu veux parler et parler mais ne pas écouter.
Créon :
C’est vrai. Par l’Olympe, ici, sache le,
tu ne vas pas te réjouir de m’outrager avec tes insultes.
Emmenez la pourriture, devant ses yeux, tout de suite, 760
en présence de son fiancé, à côté, qu’elle meure !
Hémon :
Non. Ne crois pas ça, devant moi,
à côté de moi, elle ne mourra pas et jamais toi
en regardant dans mes yeux tu ne verras mon visage.
Garde ta folie pour tes amis qui le veulent bien ! 765
Hémon quitte la scène
Chœur :
Chef, l’homme est parti très vite, sous la colère.
Un esprit de son âge, quand il a mal, est dangereux.
Créon :
Qu’il fasse, qu’il aille, qu’il pense plus qu’un homme.
Il n’écartera pas les deux filles de la mort.
Chœur :
Toutes les deux, tu veux les tuer ? 770
Créon :
Non, pas celle qui n’y a pas touché. Tu as raison.
Chœur :
De quelle mort tu veux tuer l’autre ?
Créon :
Je la conduirai sur un chemin désert d’hommes,
je la cacherai vivante dans une chambre de pierres sous la terre,
je lui laisserai juste un peu de nourriture, comme une expiation, 775
pour que toute la cité échappe à la souillure.
Et là, elle demandera à Hadès, le seul dieu qu’elle adore,
comment faire pour ne pas mourir.
Ou bien elle apprendra au moins, mais un peu tard, que
c’est peine perdue d’adorer la maison d’Hadès. 780
Stasimon 3
Chœur :
Eros qui ne gagnes pas au combat strophe1
Eros toi qui t’écrases sur le bétail,
qui sur les joues douces
d’une jeune fille campes la nuit,
qui vas sur la mer et dans
les domaines de campagne,
contre toi personne ne trouve refuge chez les immortels
ni chez les hommes
d’un jour - celui qui t’a devient fou. 790
Tu entraînes l’esprit antistrophe1
des justes à l’injustice, à la ruine,
tu remues cette dispute
d’hommes de même sang,
et il gagne, le désir brillant
des yeux de la jeune fille
dont le lit est bon, le désir qui siège près des commandements
des grandes lois des dieux. Elle est loin du combat et elle
joue, la déesse Aphrodite. 800
Episode 4
Chœur :
Maintenant moi aussi je suis loin
des lois des dieux quand je vois cela. Je ne peux
plus retenir les fontaines de larmes
lorsque je vois marcher Antigone
à la chambre qui endort tout.
Antigone :
Regardez-moi, oh citoyens de la terre de mon père, strophe1
sur une route dernière
j’avance, je regarde une dernière
lumière du soleil,
- et jamais plus. Hadès qui 810
endort tout, vivante me conduit
aux rives
de l’Achéron, je n’aurai pas
de chants de noces, à des noces
jamais un chant
ne me chantera mais j’aurai l’Achéron en noces.
Chœur :
Mais tu as la gloire et la louange,
tu t’en vas vers cette grotte des morts,
tu n’as pas été frappée par les maladies qui font mourir,
tu n’as pas obtenu le prix de l’épée, 820
mais selon ta propre loi, vivante, seule,
tu vas descendre à l’Hadès des morts.
Antigone :
J’ai entendu qu’elle est morte très malheureuse antistrophe1
l’étrangère phrygienne,
la fille de Tantale, sur le rocher
de Sipylos, une pierre qui a poussé
comme du lierre tendu l’a vaincue
et l’a fait fondre en eau.
Comme le disent les hommes,
la neige ne la quitte jamais 830
mais mouille son front
lamentable de roche. Tout comme elle
le dieu m’endort.
Chœur :
Mais elle était déesse de la race des dieux.
Et nous, mortels de la race des mortels.
Mais pour toi qui vas mourir il est important d’entendre
que tu reçois du sort le sort des demi dieux17,
pendant ta vie et après, pendant ta mort.
Antigone :
Ah ! tu te moques ! Pourquoi, devant les dieux de mon père strophe2
m’outrages-tu, je ne suis pas morte18, 840
je suis là !
Oh ma cité ! oh les hommes
très riches de ma cité !
Oh les sources de Dircé et le bois
sacré de Thèbes aux beaux chars !
Je vous prends à témoins,
je ne suis pas pleurée de mes amis, et sous quelles lois
je marche, vers la prison faite de terre
d’un tombeau incroyable !
Oh pauvre de moi, pour les hommes 850
ni cadavre avec les cadavres,
ni avec les vivants, ni avec les morts !
Chœur :
Tu es allée au dernier degré du courage,
sur l’estrade la plus haute de la justice,
et tu es tombée très fort, enfant.
Tu paies un des combats de ton père.
Antigone :
Tu as touché ce qui me fait le plus mal, antistrophe2
la lamentation triple pour mon père
et pour notre sort
tout entier, 860
à nous les enfants glorieux de Labdacos.
Oh le fléau paternel à cause d’un lit,
et les épousailles de mère à fils
de ma pauvre mère avec mon père !
Je viens d’eux, moi qui suis dure de peines.
Tout près d’eux, maudite, sans mariage
je m’en vais habiter.
Oh mon frère tu as trouvé
un mariage au triste sort, 870
mort tu m’as tuée vivante.
Chœur :
Avoir le respect des dieux, c’est du respect.
Mais le pouvoir, pour qui s’occupe du pouvoir,
on ne peut jamais le transgresser.
Ta colère qui sait tout toute seule t’a fait mourir.
Antigone :
Sans pleurs, sans ami, sans épode
chant de noces, dure de peines, je suis menée
sur cette route qui approche.
Jamais plus je n’ai le droit de regarder
cet œil sacré de lumière, malheureuse. 880
Sur mon sort sans larmes
aucun ami ne gémit.
Entre Créon.
Créon
Vous ne savez pas qu’au moment de mourir,
personne ne cesse chansons et cris, si on le laisse parler ?
Vous ne l’emmènerez pas plus vite ? Vous l’enfermerez 885
dans un tombeau couvert, comme j’ai dit.
Laissez la seule, désertée, - morte
ou vive dans ce tombeau !
Nous sommes sans souillure devant la jeune fille.
Elle sera privée de la compagnie de ceux d’en haut. 890
Antigone :
Oh tombeau, oh chambre de noces, oh prison
creusée sous terre pour toujours, je vais
vers les miens : Perséphone chez les morts
en a reçu un grand nombre qui a péri.
Moi la dernière, la plus malheureuse, 895
je descends, avant de finir ma part de vie.
Je viens avec l’espoir
d’être aimée de mon père, proche aimée de toi,
ma mère, aimée de toi, mon frère
Puisque de ma main, morts je vous ai 900
lavés et parés et j’ai donné sur vos tombeaux
les libations. Maintenant, Polynice, j’ai enveloppé
ton corps, et voilà ce que j’obtiens.
Pourtant je t’ai honoré, c’est l’avis de qui pense bien.
Jamais, non, si j’avais été mère d’enfants, 905
jamais si mon époux mort pourrissait,
contre les citoyens je n’aurais pris cette peine.
Au nom de quelle loi dis-je cela ?
Je pourrais avoir un autre époux que le mort,
et un enfant d’un autre homme si je perds le premier. 910
Mais ma mère et mon père cachés tous les deux chez Hadès,
il n’y a pas un frère qui pourrait me naître.
Selon cette loi, je t’ai honoré par dessus tout,
il a semblé à Créon que je faisais une faute
et que j’osais des choses terrifiantes, oh mon frère. 915
Et maintenant il m’emmène, dans ses mains, il m’a prise,
sans homme, sans chant de noces, sans ma part
de mariage, sans m’être occupée d’enfant,
mais désertée d’amis, pauvre
vivante je vais dans la sépulture des morts. 920
Quelle justice des dieux ai-je enfreinte ?
Comment, misérable, encore regarder
vers les dieux ? Invoquer lequel de mes alliés ? Puisque
en respectant je n’ai pas respecté !
Mais si cela convient aux dieux, 925
dans ma souffrance je reconnaîtrais mon erreur.
Et si eux, ils ont fait une erreur, qu’ils ne souffrent pas plus
de malheurs que ceux qu’ils me font sans justice.
Chœur :
Encore les mêmes envolées de l’âme
sous les mêmes vents la possèdent ! 930
Créon :
D’ailleurs pour ceux qui la mènent
il va y avoir des larmes, à cause de leur lenteur.
Antigone :
Oh ! ma mort ! il est tout proche,
Le mot, il arrive.
Créon :
Je te conseille de ne pas imaginer 935
que les choses ne se confirmeront pas.
Antigone :
Oh ville de mon père de la terre de Thèbes !
et dieux nés avant !
On m’emmène maintenant, je ne tarde plus !
Regardez, fils des rois de Thèbes, 940
la seule enfant de rois qui reste,
comme je souffre et de qui je souffre,
quand je respecte le respect dû aux dieux !
Stasimon 4
Chœur :
Il a souffert aussi, le corps de Danaé, il a laissé strophe1
la lumière du ciel pour une maison
d’airain. Cachée dans
une chambre ensevelie elle était sous le joug.
Elle aussi de famille précieuse, enfant, mon enfant,
et gardienne de la semence de pluie d’or de Zeus. 950
Mais la puissance de son destin est effroyable.
Ni la pluie19 ni Arès
ni la prison ni les vaisseaux
sombres qui battent les eaux ne pouvaient lui échapper.
Il a été sous le joug, l’enfant coléreux de Dryas, antistrophe1
le roi des Edoniens. Pour ses emportements
pleins d’injures Dionysos
le serre dans un lien de pierre.
Ainsi il pleure goutte à goutte l’ardeur fleurie
et effroyable de sa folie. Il connut le dieu avec ses folies , 960
le tâta par ses paroles d’injures.
Il arrêtait les femmes
prises par le dieu et le feu célébré,
et provoquait les Muses qui aiment la flûte.
Près des roches bleues de la mer double, strophe2
voici les côtes de Bosphore et Salmudesse,
en Thrace, où Arès gardien de la cité 970
a vu, sur les deux fils de Phinée
la blessure maudite
qui rend aveugle, faite par une femme cruelle,
blessure qui empêche de voir, blessure des yeux frappés
en leur globe par des mains
sanglantes et par la pointe de la navette.
Pauvres ils fondent en larmes pour leur pauvre souffrance, antistrophe2
ils sont nés sans mariage de leur mère. 980
Elle, semence de races antiques,
elle vient des Erechtéides.
Dans des grottes lointaines
elle a été nourrie dans les ouragans de son père.
Fille de Borée, elle cavale par dessus les monts à pic,
enfant des dieux. Mais elle aussi les
moires aux longs jours la tenaient, mon enfant.
Episode 6
Tirésias entre en scène, guidé par un enfant
Tirésias :
Prince de Thèbes, nous sommes venus par la même route,
grâce à un seul, deux voient. Pour les aveugles,
ce chemin demande un guide. 990
Créon :
Qu’y a-t-il, vieux Tirésias, de nouveau ?
Tirésias
Je vais te le dire, crois le devin.
Créon
Jusque là je ne me suis pas éloigné de ta volonté.
Tirésias :
D’ailleurs tu as piloté avec droiture la cité.
Créon :
Je peux témoigner, je l’ai vécu, cela m’a été utile. 995
Tirésias :
Pense bien que tu marches encore sur la lame de la chance.
Créon :
Qu’y a t-il ? Je tremble face à toi.
Tirésias :
Tu vas savoir, si tu écoutes les signes de mon art.
Assis sur un vieux siège pour prendre les augures,
là où est le refuge de tout oiseau, 1000
j’entends un bruit inconnu d’oiseaux, ils
crient d’une excitation mauvaise et barbare.
Ils se déchiquètent les uns les autres de leurs griffes, un carnage,
je le comprends. Le grincement des ailes était un signe sûr.
Vite, car j’avais peur, j’essaie les sacrifices à brûler 1005
sur les autels de feu. Sous mes victimes
Héphaïstos ne s’allume pas, mais sur la poussière,
de la bave, humide, fondait, tombait des cuisses,
fumait, crachait, et la bile
dans les airs éclatait, et on voyait les os des cuisses 1010
percer sous la graisse qui les couvrait.
De cet enfant j’ai appris qu’ainsi
les oracles mouraient dans ces cérémonies sans signe.
Il est mon guide ; moi celui des autres.
Si la ville souffre cela, c’est parce que tu l’as voulu. 1015
Les autels et les foyers, absolument tous,
sont pleins d’une nourriture pour oiseaux et pour chiens :
celle du pauvre enfant d’Œdipe qui est tombé.
Voilà pourquoi les dieux ne veulent plus nos prières et sacrifices,
ni les cuisses ne prennent feu,
ni un oiseau ne siffle des cris qui soient des signes clairs. 1020
Ils dévorent la graisse, le sang d’un homme mort.
Voilà, mon enfant, réfléchis. Les hommes
ont en commun l’erreur.
Celui qui se trompe n’est plus un homme
étourdi, un pauvre homme, lorsque, tombé 1025
dans le malheur, il s’en guérit et n’y reste pas fixé.
L’assurance se fait accuser de grossièreté.
Recule devant le mort. N’agace pas
un homme qui a péri.
Quelle vigueur de tuer pour la deuxième fois un mort ! 1030
Je pense et parle bien pour toi. Apprendre est un plaisir
quand quelqu’un parle bien et parle de choses utiles.
Créon :
Oh vieillard ! Tous sur moi comme des archers
sur le gardien vous tendez l’arc et vous ne me laissez
même pas tranquille avec les devins ! C’est une espèce qui
me trahit, me vend comme une marchandise, depuis longtemps. 1035
Négociez, profitez de l’argent de Sardes,
si vous voulez, et de l’or
de l’Inde. Mais vous n’enterrerez pas l’homme dans un tombeau.
Même si les aigles de Zeus veulent sa nourriture 1040
et l’emportent jusqu’au trône de Zeus !
Ce n’est pas parce que je tremblerais d’une souillure
que je l’enterrerai. Je sais bien
qu’aucun homme n’a la force de souiller les dieux.
Et les hommes effroyables tombent aussi, vieux Tirésias, 1045
souvent, comme d’honteux cadavres, quand ils parlent
bien de choses honteuses, pour leur profit.
Tirésias :
Hélas !
Y a t-il un homme qui sait, un homme qui explique…
Créon :
Quoi ? Que dis-tu là comme banalité ?
Tirésias :
Que les bons conseils sont les meilleures des richesses. 1050
Créon :
Et qu’à mon avis, ne pas penser est le plus grand dommage.
Tirésias :
Tu en es plein, de cette maladie.
Créon :
Je ne veux pas répondre mal à un devin.
Tirésias :
Et tu le fais en disant que mes oracles sont mensonges.
Créon :
Toute la race des devins aime l’argent. 1055
Tirésias :
Celle des tyrans aime la corruption.
Créon :
Sais–tu qu’en parlant ainsi tu parles de tes chefs ?
Tirésias :
Je le sais. Tu as sauvé la cité grâce à moi et tu la tiens.
Créon :
Tu es savant comme devin, mais tu aimes l’injustice.
Tirésias :
Tu vas me faire dire ce qu’il y a de plus terré en moi. 1060
Créon :
Déterre, si tu ne parles pas pour ton profit.
Tirésias :
Ce n’est pas pour mon profit. Je crois que c’est pour le tien.
Créon :
Sache que tu ne vas pas acheter ma pensée !
Tirésias :
Et sache bien que tu ne verras plus
beaucoup de courses du soleil 1065
avant de donner toi même un mort
né de tes entrailles, en échange de morts.
D’abord parce que tu envoies quelqu’un d’en haut en bas,
que tu fais vivre honteusement une vivante dans un tombeau,
et que tu retiens ici un mort qui appartient aux dieux d’en bas, 1070
un mort exclu, sans rites funèbres, sans sépulture.
Ces choses là ne concernent ni toi, ni les dieux
d’en haut, mais à cause de toi ils deviennent violents :
pour tout cela, les Erinyes d’Hadès et des dieux vont t’outrager,
prendre leur temps pour te tuer, te tendre le piège
de te saisir dans ces mêmes malheurs.
Et regarde, est ce que je parle parce que j’ai été
corrompu ? Un petit laps de temps montrera
dans ta maison des lamentations d’hommes et de femmes.
Toutes les cités sont bouleversées, elles sont pleines de haine20, 1080
partout les chiens purifient les lambeaux de chair déchirés,
- ou ce sont les bêtes sauvages, ou ce qui vole, un oiseau, portant
l’odeur de la non-sépulture dans le foyer de la cité.
Tu me fais du mal, et comme un archer
je te lance de toute la colère de mon cœur ces flèches 1085
sûres ; tu n’échapperas pas à leur feu.
Mon enfant, conduis nous à la maison, qu’il
lance sa colère sur de plus jeunes,
et qu’il sache nourrir une parole plus calme,
un esprit plus agréable que ses pensées présentes. 1090
Chœur :
L’homme, prince, est parti en promettant des choses effroyables.
J’ai appris, depuis que j’ai des cheveux
blancs au lieu des noirs,
qu’il ne proclamait jamais de mensonges sur la cité.
Créon :
Je le sais moi aussi et je suis bouleversé dans mes pensées. 1095
Céder est effroyable, mais heurter ma colère
au désastre est tout aussi effroyable.
Chœur :
Il faut, enfant de Ménécée, suivre son conseil21.
Créon :
Que dois je faire ? Dis, je te croirai.
Chœur :
Va, fais sortir la fille de la maison sous terre, 1100
et fais un tombeau pour celui qui gît dehors.
Créon :
Tu approuves cela, tu veux22 céder ?
Chœur :
Le plus vite possible, prince. Les horreurs
aux pieds rapides des dieux fauchent les insensés.
Créon :
Hélas ! C’est difficile. Avec courage je renonce à 1105
mon acte. On ne peut pas se battre contre la nécessité.
Chœur :
Fais le maintenant, vas-y, ne te retourne pas.
Créon :
Voilà, comme je suis j’irai. Allons, allons, compagnons
présents, absents, dans vos mains
agitez les haches et prenons le lieu que l’on voit partout 1110
Puisque ma décision a changé,
je l’ai emprisonnée moi-même, moi-même la délivrerai.
Je crains qu’il ne soit meilleur de finir sa vie
en conservant les lois établies.
Stasimon 5
Chœur :
Mille - noms, trésor de la jeune fille cadméenne, strophe1 enfant aux grondements sourds
de Zeus, toi qui parcours l’Italie
glorieuse, tu règnes
sur les gorges partagées 1120
de Dêô d’Eleusis, oh Bacchos,
tu habites Thèbes, mère - cité des bacchantes,
le long des courants
humides de l’Isménos, à l’endroit de la semence
sauvage du dragon !
Par dessus la roche à deux pointes, une fumée brillante te voit, antistrophe1
là s’avancent
les nymphes bacchantes, les Coryciennes,
et la source de Castalie te voit. 1130
et les hauteurs pleines de lierre
des monts du Nysa et la falaise verte
chargée de vignes t’envoient.
Quand les mots immortels
crient, evohé, tu visites
les rues de Thèbes.
Thèbes, de toutes les cités, strophe2
tu l’honores le plus,
avec ta mère la foudroyée.
Maintenant, toute la cité est prise 1140
d’une maladie violente,
alors viens, d’un pied qui purifie, par dessus la colline
du Parnasse ou le détroit qui gémit.
Oh ! Feu, chef des étoiles antistrophe2
enflammées, gardien
des paroles nocturnes,
enfant de Zeus, petit, parais aux femmes
de Naxos, et aux servantes23, 1150
les Thyades, qui toute la nuit sont folles,
et dansent pour Iacchos le dispensateur !
Episode 6
Entre un messager.
Le messager :
Voisins de Cadmos et du palais d’Amphion,
il n’y a pas une vie d’homme devant moi
que je peux louer ou critiquer.
Toujours la chance redresse et la chance fait tomber
l’homme heureux et le malheureux.
Aucun mortel n’est devin de ce qui est. 1160
Créon, pour moi, était à envier :
il avait sauvé la terre de Cadmos des ennemis,
il avait pris le pays, il dirigeait une monarchie
parfaite, il fleurissait avec une race bien née d’enfants.
Et maintenant tout est parti. Et quand l’homme 1165
abandonne les plaisirs, je ne crois pas
que c’est vivre, je crois que c’est un mort qui respire.
Sois riche dans ta maison, si tu veux, pleinement,
vis en prenant figure d’un roi ; si s’en va
la joie, pour le reste, à la place du plaisir, 1170
je ne paierais pas à l’homme l’ombre d’une fumée.
Chœur :
Tu viens nous porter quelle autre douleur des rois ?
Le messager :
Ils sont morts. Les vivants ont causé leur mort.
Chœur :
Qui tue ? Qui est par terre ? Dis.
Le messager :
Hémon a péri. De sa main il a fait couler le sang. 1175
Chœur :
Quelle main, celle de son père ou la sienne propre ?
Le messager :
La sienne sur lui-même, il en voulait à son père du crime.
Chœur :
Oh devin ! Tu as rendu ta parole juste !
Le messager :
Les choses sont ainsi, et on peut décider pour le reste.
Eurydice paraît sur scène
Chœur :
Je vois la malheureuse Eurydice, 1180
l’épouse de Créon. Elle sort du palais.
Elle a entendu quelque chose sur son enfant, ou c’est par hasard.
Eurydice :
Oh citoyens, vous tous, j’ai cru entendre des mots
devant la porte quand je sortais pour aller saluer
de prières la déesse Pallas. 1185
J’étais là, je relâchais le verrou de la porte
que j’avais tiré, et le bruit du malheur de ma maison
me frappe les oreilles. Je me courbe, m’incline,
terrifiée, me renverse dans les bras des servantes.
Quelle est la parole, dites la encore. 1190
Je l’écouterai, j’ai l’habitude des malheurs.
Le messager :
Moi, chère maîtresse, j’étais là, je te dirai,
je n’oublierai pas un mot de la vérité.
Pourquoi t’endormir avec ce qui plus tard
montrerait mon mensonge ? La justice, c’est la vérité toujours. 1195
Je suivais comme guide ton époux
jusqu’au bout de la plaine, où était encore couché,
sans pitié, déchiré par les chiens, le corps de Polynice.
Pour lui nous supplions la déesse des routes
et Pluton d’être bienveillants et de retenir leur colère. 1200
Nous le lavons dans l’eau pure, nous brûlons
ce qui reste de lui sur des branches juste coupées,
nous élevons un tombeau avec la terre de chez lui
amoncelée, nous revenons pour entrer dans le trou
d’Hadès, la chambre de noces en pierre de la fille. 1205
De loin quelqu’un entend un bruit de lamentation
aigu, autour de cette maison sans honneurs funèbres.
En y allant celui-ci fait signe au maître, Créon.
Des sons incompréhensibles d’une voix de douleur l’entourent,
il les suit de plus près, en pleurant il dit 1210
ce mot qui fait beaucoup de peine : « oh pauvre de moi,
suis-je devin ? Suis-je en train de suivre le chemin
le plus misérable de toutes les routes où je suis passé ?
Le bruit de mon enfant me caresse. Serviteurs,
allez, plus près, vite, approchez, regardez 1215
la tombe, glissez vous par la jointure des pierres à déplacer,
jusqu’à l’entrée, pour savoir si c’est le bruit d’Hémon
que je reçois ou si les dieux me trompent. »
Selon les ordres du maître découragé,
nous regardons. Au fond du tombeau, 1220
elle, nous la voyons. Suspendue par la gorge
avec un lacet de fil de lin, elle ne bouge plus.
Et lui. Il est tombé au milieu d’elle, il est sur elle,
il pleure la perte de son plaisir d’amour parti en bas,
les actes de son père, son lit malheureux. 1225
Et lui il les voit, il y va, il hurle des choses tristes,
il l’appelle en criant des lamentations :
« oh malheureux, qu’as-tu fait ? Que
veux tu faire ? Dans quelle histoire te perds-tu ?
Sors, mon enfant, je t’en supplie, je t’en prie. » 1230
L’enfant avec des yeux sauvages le fixe,
lui crache au visage, ne répond rien, tire
son poignard double lame. Il rate
son père qui s’écarte, pour fuir. Le malheureux
tourne sa colère contre lui, et dans l’état où il est, tendu, 1235
s’appuie la moitié du glaive dans le côté, puis du pli
de son bras ballant, encore conscient, serre la fille.
Et il jette en râlant un flot puissant
d’un suc de sang à même la joue blanche.
Mort il est allongé auprès de la morte, il a fait 1240
ses noces, le pauvre, dans la maison d’Hadès.
Il a montré aux hommes que le manque de réflexion
nous poursuit comme le plus grand malheur.
Eurydice quitte la scène.
Chœur :
A quoi cela ressemble ? La femme a fait demi tour,
vite, sans dire un mot, bon ou mauvais. 1245
Le messager :
Moi non plus je n’en reviens pas. Mais j’espère,
qu’après avoir entendu les douleurs de son fils, elle n’a pas jugé bon
d’aller crier en ville, mais que sous son toit, dedans,
auprès de ses servantes elle pleure sa douleur intime.
Elle ne manque pas de jugement au point de faire cette erreur. 1250
Chœur :
Je ne sais pas. Le silence est une chose trop lourde,
je crois. Crier en vain l’est aussi.
Le messager
Entrons. Si jamais elle cachait quelque chose de
secret, folle de douleur dans son cœur ?
Rentrons dans la maison. Tu as raison. 1255
C’est vrai, le silence est trop lourd.
Exodos
Créon entre en scène, portant dans ses bras le corps d’Hémon.
Chœur :
Voici le prince, il arrive,
il tient dans ses bras l’emblème, le signe
qui, si l’on peut dire, n’est pas une catastrophe
due à quelqu’un d’autre, - c’est lui qui a fait l’erreur. 1260
Créon :
Oh strophe1
Erreurs de la pensée qui ne pense pas !
Erreurs qui tuent solidement !
Oh voyez des tueurs
et des tués de la même tribu !
Hélas ! La pauvreté de mes décisions ! 1265
Oh mon enfant tout jeune, ta jeune mort !
Ah ah !
Tu t’es tué, libéré
des sales décisions, - les miennes, pas les tiennes !
Chœur :
Je crois qu’il semble voir la justice, trop tard. 1270
Créon :
Hélas !
J’ai bien appris, pauvre de moi. Dans ma tête
un dieu avant, un dieu maintenant, d’une lourdeur terrible,
m’a frappé, il m’a secoué sur des routes sauvages,
hélas il m’a tourné la tête et l’a foulée aux pieds,
oh, oh, malheurs, tristes malheurs des hommes ! 1275
Le messager quitte la scène.
Le messager :
Oh maître voilà où tu en es et tu en as obtenu encore,
des malheurs : l’un tu le portes dans tes bras, l’autre est dans la maison,
si tu entres, tu le verras vite. 1280
Créon :
Quel est le malheur pire que mes malheurs ?
Le messager :
Ta femme s’est tuée. La mère chérie du mort,
la malheureuse, à l’instant, de blessures ouvertes.
Créon :
Oh ! antistrophe1
Oh port d’Hadès qui ne sera jamais pur !
Pourquoi moi et encore moi, pourquoi tu me fais mourir ? 1285
Oh tu m’envoies des douleurs,
et des nouvelles de malheurs, quel mot cries tu ?
Aï, aï, tu l’achèves, l’homme mort !
Pourquoi me dis-tu ça, enfant, que me dis-tu de nouveau ?
Aï, aï aï aï ! 1290
Après cette misère, la mort
par égorgement de ma femme !
Le messager :
Tu peux voir. Elle n’est plus dans sa chambre.
Créon voit Eurydice morte.
Créon :
Hélas !
Pauvre de moi je vois le malheur, le deuxième,
quelle, encore, quelle mort m’attend encore ?
Dans mes bras j’ai juste mon enfant,
pauvre de moi, et elle je la vois, la vois en face.
Ah, ah ! mère malheureuse, ah mon petit. 1300
Le messager :
Elle, percée d’une lame, la voilà à côté des autels24,
elle fond ses paupières aux ténèbres, elle a hurlé
le tombeau célèbre25 du premier mort, Mégarée,
et puis celui-ci, et après elle a demandé dans un chant
des choses mauvaises pour toi le tueur d’enfants.
Créon :
Aï aï strophe2
Je suis envolé d’effroi. Pourquoi quelqu’un devant moi
ne me frappe pas avec un poignard à deux lames ?
Je suis misérable, aï, aï, 1310
je suis mêlé à un désastre misérable.
Le messager :
Tu es la cause de ces morts, de celles ci, de celles là,
c’est la morte qui te voit ainsi.
Créon :
Comment, avec quelle violence s’est-elle libérée ?
Le messager :
Elle s’est frappée sous le foie, de sa main, elle même, dès qu’elle a su
le sort de l’enfant, qui fait pousser des cris aigus.
Créon :
Hélas, tout cela, c’est à cause de moi,
cela n’appartient pas à un autre homme.
Moi, c’est moi qui t’ai tué, c’est moi, le fou,
c’est moi, je dis le vrai. Oh serviteurs, 1320
emmenez moi, le plus vite possible, emmenez moi loin,
je ne suis rien de plus que rien.
Chœur :
Tu donnes un bon conseil, s’il y a du bon dans le malheur.
Les malheurs à nos pieds, plus ils sont courts mieux c’est.
Créon :
Oh, oh ! antistrophe2
Qu’elle vienne la plus belle de toutes mes morts !26
Qu’elle me porte la journée de la fin,
c’est ce qu’il y a de mieux. Oh, oh ! 1330
Que je ne voie plus un autre jour !
Chœur :
Ça va venir. De ce qui est là, il faut faire quelque chose.
Le souci de l’avenir, il faut le laisser à ceux dont c’est le souci.
Créon :
Mais tout ce que je désire, je l’ai mis dans cette prière.
Chœur :
N’adresse pas de prières à rien. Le malheur
qui doit venir, l’homme ne peut pas s’en écarter.
Créon :
Emmenez le, l’homme forcené, loin,
celui qui, mon enfant, sans le vouloir, t’a tué 1340
et toi aussi t’a tuée, hélas pauvre fou, je ne sais pas
qui des deux regarder, et je vous pose. Tout
glisse de mes mains. C’est sur ma tête
un sort trop dur qui s’est jeté.
Chœur :
Penser est de loin ce qui commande
le bonheur. Envers les dieux il ne faut
pas manquer de respect. Les grands discours 1350
des orgueilleux sont suivis
de grands coups.
Avec l’âge on apprend à penser.
Apparat critique
Paraissent ici les endroits du texte qui ont posé les plus forts problèmes d’interprétation.
Lorsque je l’ai pensé possible, j’ai conservé la leçon des manuscrits. C’est toujours la leçon
suivie qui apparaît la première. Les autres propositions sont évoquées lorsqu’elles sont
adoptées par au moins l’une des éditions citées en référence, et lorsqu’elles ont fait l’objet
d’une hésitation, généralement discutée dans les notes qui suivent.
Les signes diacritiques indiquent l’accent avant d’indiquer la longueur des voyelles.
La longueur est indiquée par un trait vertical sur la voyelle lorsque cela ne concurrence pas
le marquage de l’accent.
Les esprits rudes seuls sont indiqués, par un « h » précédant la voyelle.
sùn díkēi chrēstheìs díkaiai kaì nómōi MSS, Bollack.
légousin chrêsthai dikaiôn, Mazon, Griffith.
chrêsei, Jebb.
2 hargothén phôta bánta MSS, Bollack.
Il manque une syllabe.
ekbánta phôta, Jebb.
Apióthen Mazon.
Griffith établit le texte sans ajouter la syllabe manquante.
3 hòn … Poluneíkēs, MSS, Mazon, Bollack, Griffith.
hòs … Poluneíkous, Jebb, Lloyd Jones – Wilson.
4 antipálōi duscheírōma drákonti MSS, Bollack.
drákontos, Jebb, Mazon, Lloyd Jones – Wilson, Griffith.
5 timèn MSS, Bollack.
timêi, Jebb.
6 scholêi tachús, Scholie en marge, Bollack.
scholêi bradús MSS, Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon.
7 pephragménos MSS, Bollack.
dedragménos, Jebb, Mazon, Griffith.
8 épheuge tò mè eidénai MSS.
to est amétrique.
épheuge mè eidénai Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Bollack, Griffith.
9 kamè MSS, Bollack.
kaì me Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Griffith.
10 apheidēsoi MSS, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Bollack, Griffith.
akēdésoi Jebb.
11 hoì toúsd nómous MSS, Bollack.
touioúsde en ἀnthrópois… Jebb, Lloyd-Jones - Wilson, Griffith.
ou toúsd’ Mazon
12 ēnschómēn nékun Mazon, Bollack, Griffith.
ēἰschómēn nékun MSS.
éschusan kúnes Jebb.
ēneschómēn, (sacrifiant “nekun”), Lloyd-Jones –Wilson.
13 gelôt’ MSS, Mazon, Bollack.
gelô ge Jebb, Lloyd-Wilson, Griffith.
14 hómoion hóste pontίas halòs MSS.
Il y a deux syllabes de trop.
pontίais Jebb, qui omet halòs.
póntion Griffith, qui omet halòs.
pontίas Mazon, qui omet halòs.
15 pantogérōs MSS.
pánta kēlôn Mazon.
pánt ἀgreúôn Jebb.
Cruces Bollack, Griffith.
16 ? Grifftih.
pámpolis MSS, Bollack.
pámpolu ge Jebb, Mazon.
17 égklēra MSS, Lloyd-Jones – Wilson, Bollack
súgklēra Jebb, Mazon, Griffith.
18 ólluménan MSS, Mazon, Bollack.
Oichoménan, Jebb, Lloyd-Jones – Wilson, Griffith
19 ómbros MSS.
ólbos Jebb, Mazon, Lloyd-Jones – Wilson, Bollack, Griffith.
20 échtraί (adjectif) MSS, Jebb, Bollack,
échtrai (nom), Mazon (au datif), Griffith (au nominatif).
21 euboulίan Griffith.
euboulίas deĩ paĩ Menoikéōs labeĩn MSS, Jebb.
euboulίas deĩ paĩ Menoikéō Kréon Mazon (selon un manuscrit plus récent).
euboulίas deĩ paĩ Menoikéō..... lacheĩn Lloyd-Jones – Wilson.
22 dokeĩs MSS, Mazon, Bollack
dokeĩ Jebb, Griffith
23 paĩ Diòs génethlon, prophánēthi naxίais MSS, Bollack.
Les manuscrits ont à la suite « sais », que l’on peut éliminer (pour raisons de métrique)
comme dittographie de la désinence.
Prophánēth’ ônax sais Jebb, Mazon, Lloyd-Jones – Wilson, Griffith.
24 de oxúthēktos êde bōmίa périx ... MSS.
Le vers est amétrique
bōmίa perì xίphei Jebb, Mazon, Bollack, Griffith.
25 kleinòn léchos MSS , Bollack.
kleinòn láchos Jebb , Mazon
kenòn léchos Griffith.
26 emôn MSS, Bollack.
échōn Jebb, Mazon, Griffith.
Notes
Vers 3
Tu sais les malheurs d’Œdipe
Je comprends hoti conjonction, et suppose une rupture de construction. C’est un peu
comme si on avait deux phrases : quelle sorte de malheurs d’Œdipe Zeus n’accomplit pas
pour nous ? Tu le sais ? La question est bien sûr ironique.
Jebb comprend ho ti relatif, sujet de esti sous entendu : tu sais ce qui est de telle sorte que
Zeus ne l’accomplit pas ?
Il est difficile de prévoir autre chose après le verbe « savoir » qu’une conjonction (oistha
hoti, « tu sais que »). De plus Antigone mêle langage parlé et langage complexe, avec de
nombreuses ruptures de construction. La répétition de « tu sais », dans la traduction,
permet deux choses : la rupture de construction et la traduction de ara.
Dès le début du drame, Antigone place le propos sur le plan de la malédiction de son père.
Ce qui se passe ici, maintenant, ou plutôt ce qui va se passer (puisque Créon n’a encore
rien dit ni rien fait) est, selon elle, une suite donnée par Zeus aux malheurs d’Œdipe.
Vers 4
Rien n’est sans malédiction
Ater atês. « Il n’ y a rien de douloureux, ni « sans malédiction », ni de honteux ni
d’infamant que je ne voie pas moi, dans tes malheurs et dans les miens ». Cette
énumération pose un problème. Atês ater, « en dehors de la malédiction », semble donner
le sens opposé au sens répété par la liste des négations. Plutôt que de remplacer atês ater
(par atêrion par exemple, comme Griffith), on peut tenter de le conserver. Jebb suppose
que l’influence de oute a entraîné un autre oute au lieu de ce qu’on attendrait, c'est-à-dire :
out ouk (deux négations, puisqu’il est vrai qu’on attendrait : « je ne vois rien qui ne soit pas
douloureux, rien qui ne soit pas sans la malédiction »). Les négations successives et
accumulées peuvent nous faire perdre de vue le sens positif de atês ater .
Mais on peut aussi comprendre le deuxième élément du vers, oute atês ater, comme une
sorte de parenthèse dans l’énumération :
« Il n’y a rien de douloureux, il n’y a pas quelque chose à l’abri de la malédiction / il n’y a
rien de honteux, rien d’infamant que je ne voie pas / dans nos malheurs à toutes les
deux. »
On a beau définir chaque malheur par cette liste de choses négatives (infamant, honteux,
douloureux), c’est la malédiction, mise en valeur par la construction déséquilibrée, qui
définit le mieux la situation d’Antigone et sa soeur.
Il n’y a pas de « non malédiction ». Même la chose positive que l’on évoque (il y aurait une
possibilité d’être sans malédiction - puisque c’est écrit), c’est la forme négative qui en rend
compte. On est enfermé dans le négatif.
« Il n’y a rien à l’abri de la malédiction » : Antigone emploie les mots qui servent à la
tragédie (atê). Elle renvoie à tout prix, quitte à forcer la syntaxe, son histoire et celle de sa
sœur, qu’ici elle unit encore à elle, à de l’histoire tragique. Et ce, justement, quand elle rend
compte de l’édit de Créon dont le but est de sortir de la tragédie, distinguant même
maladroitement ceux qui ont fait le bien de ceux qui ont fait le mal, proclamant un édit qui
se veut suffisamment bon pour le commun des hommes et qui met l’existence même de la
tragédie en question.
Vers 10
Malheurs que les ennemis font marcher sur les amis
On entend plusieurs malheurs. Malheurs provoqués par les Argiens, les ennemis, qui sont
venus se battre contre la cité. Face à ces ennemis, il y a les amis : ceux de la famille, les
proches, ceux qu’on aime ou qu’on traite comme si on les aimait : Etéocle, Créon, etc.
Associé aux Argiens : Polynice. Ennemi, donc. C’est bien lui qui déclenche le malheur, et
qui va le déclencher encore. Mais il est aussi « ami », proche, parent. Devant lui, l’ennemi
est le chef, Créon. Les amis et les ennemis se mêlent donc. Malheurs que subissent les
ennemis (Polynice n’est pas enterré), malheurs provoqués par les ennemis (Créon refuse
d’enterrer). Dès à présent la question se pose ainsi : qu’est ce qu’être philos ?
Vers 11
Des amis
Pour Ismène aussi la distinction est difficile. Elle reprend ce qu’a dit Antigone, philoi. Qui
sont-ils : Créon ? Polynice et Etéocle, les membres de la famille, Hémon ? Eux tous ? En
tout cas, selon Ismène, ce sont les amis qui peuvent avoir une parole vraie et sensée.
Vers 21
Ne sais tu pas
Ou gar taphou… Question négative, propre à Antigone. Exemple du bouleversement de la
chronologie. Antigone sait ce que Créon va dire dans la scène suivante. Bien sûr on peut
penser qu’elle a pu entendre une rumeur qui a circulé. Antigone sait avant, elle a la parole.
Pour Créon, la parole du chef est tout à fait prédominante, le chef vaut par sa parole.
« Celui qui gouverne toute une cité / sans écouter les meilleurs avis / me semble
aujourd’hui comme hier le plus mauvais des hommes. », dit-il aux vers 180-181. Cette
parole première d’Antigone la « met à la place » de tout le monde : du devin, du chef qui
dit la loi.
Vers 24
Inspiré par le dieu
Le passif aoriste chrêstheis peut avoir le sens d’un moyen. D’autres glissements sont
attestés pour les voix des verbes chez Sophocle. Au moyen, le sens spécialisé est « avoir
recours à l’oracle ». On peut donc comprendre que Créon, ayant recours à l’oracle, décide
d’user de justice pour enterrer le corps d’Etéocle. Il est surprenant que Créon ait besoin
d’un oracle pour enterrer un mort. Mais Antigone insiste sur le fait que les dieux sont du
côté de ce que fait Créon quand il décide d’enterrer Etéocle. Elle appuie ainsi sur son
injustice, son acte contre les dieux, quand il laisse Polynice sans tombeau.
Si l’on conserve à chrêstheis son sens passif, on comprend que Créon « s’auto proclame »
oracle quand il prend cette décision. Mais le fait que Créon se fasse « oracle » ne peut être
que critiqué par Antigone. Elle ne peut y voir qu’une volonté, chez Créon, de se faire dieu,
de remplacer les dieux. Elle pourrait parler ainsi quand il est question de ne pas enterrer
Polynice, de dénoncer ce qu’elle prend pour de l’outrance chez le chef de Thèbes.
Vers 27
Il est ordonné aux citoyens
L’impersonnel : comme si la loi ne venait pas de Créon, comme, si dans les propos
rapportés (par « on » puis par Antigone) tout se passait comme si l’édit de Créon était une
loi abstraite, venue d’ailleurs, sans auteur.
Vers 73
Aimée à côté de l’aimé
Ici la répétition philê / philos, avec l’ambiguité de l’actif et du passif, signifie une
réciprocité. La question du passif et de l’actif ne se pose pas : si l’une est aimée, c’est que
l’autre est aimant, et vice versa. « Il semble que tout objet aimé est ami de celui qui
l’aime », Platon, Lysis, 213.
Vers 93
Tu auras ma haine
Polynice était philos, Ismène est echtra, « ennemie ». Avec de la haine (haïe de moi, haïe
de lui, c'est-à-dire : ennemie) tu seras livrée au mort. Vous serez inséparables, et vous
aurez réussi à faire de l’amitié (la philia dont elles parlaient toutes les deux au début), de la
haine.
Vers 99
L’amie de tes amis
Voir le vers 73, philê philou meta, aimée à côté de l’aimée. Ici c’est la même chose : tu les
aimes et ils t’aiment. Philos est ambigu quand il est employé seul (actif ou passif). Ici il
devient réciproque. Si tu es aimée, c’est qu’ils aiment. S’ils t’aiment, tu es aimée. Ismène
répond exactement à l’endroit où Antigone l’interroge : qui est ennemi, qui est ami ? Ici,
l’ami, selon Ismène (qui reprend les termes d’Antigone), c’est Polynice, et c’est elle-même
aussi. Elle rejette la haine avancée au vers 94, ne l’évoque même pas. Plus tard, Créon
dira : c’est sur une cité « droite » (orthê) qu’on se fait des amis, qu’on trouve des gens à
aimer. Les amis se trouvent, les amitiés se construisent. Les amis, ce ne sont pas forcément
ceux d’avant, nos parents. Selon Créon, il y a une façon droite d’aimer (orthôs).
V 109
Fuyant à la course
L’armée d’Argos est partie dans la nuit (voir Ismène v 15) et les rayons du soleil du jour
précipitent la fuite de cette armée déjà en marche. La strophe décrit cette matinée qui voit
la déroute de l’armée d’Argos. Dans l’antistrophe : retour en arrière avec Polynice qui
couvrait cette armée, puis de nouveau, le mouvement actuel, qui ne l’est déjà plus puisque
l’armée vient de partir avec l’aube et que le temps passe : eba, vers 120. Le temps, dans ce
récit de l’attaque de Thèbes, n’est pas du tout chronologique. Le chœur commence par la
fuite et continue par l’arrivée, qui précède. Il est habituel dans le récit poétique de
commencer par l’élément le plus important à dire, qui est ici la déroute. Cela n’empêche
pas que l’attention soit attirée par le bouleversement des temps déjà noté.
V 110
Au dessus de lui
Au dessus de l’homme d’Argos, c’est à dire : le surplombant, le dirigeant. L’homme d’Argos
représente l’armée tout entière des Argiens. Polynice survolait d’une aile de neige blanche,
au dessus de notre terre, l’armée argienne (phôta banta). Il vole par dessus (upereptê), il
est le chef de l’armée argienne. Il la couvre (steganos) de ses armes. Comme l’aigle vers la
terre (aietos eis gên hôs). Deux mouvements en sens différents, mais en fait bien logiques :
Polynice et l’armée volent « au dessus de la terre » pour mieux fondre dessus, pour mieux y
plonger. La comparaison paraît curieuse : « il vole au dessus » comme l’aigle « fond vers la
terre ». Mais l’état de celui qui vole dans les airs, au dessus (et les « au dessus » ne cessent
jamais, semble-t-il : l’armée et Polynice au dessus de l’armée), et le désir de plonger sur la
terre sont contradictoires et complémentaires. Dans cette antistrophe, après la description
de l’armée en fuite pendant la nuit et poussée à fuir plus vite avec le lever du jour, on
revient donc à ce qui s’est passé avant : l’attaque de Thèbes par Polynice à la tête des
argiens.
Vers 117
Droit au dessus de nos toits
Il ouvre son bec à la ronde (tout autour de la ville, puisqu’il a des hommes placés devant
chaque porte), avec des lances ensanglantées… Il y a contradiction, encore, entre stas,
dressé, fixé (l’immobilité) et cette façon d’ubiquité, puisqu’ il est partout tout autour de la
ville.
V 120
Il s’en alla
On revient là à l’action décrite dans la strophe, vers 107. C’est ainsi que la chronologie de
l’action décrite par le chœur est bouleversée.
V 125
Le choc d’Arès
Le bruit des corps qui s’entrechoquent. D’abord viennent les mots, avant le conflit (« il
s’est levé après les querelles autour des mots » vers 111). Puis les mots se transforment en
« bruit des corps ». Puis les mots reviennent : vantardises, orgueil des plus belles armes.
Mais là, Zeus s’en mêle.
V 125-26
L’adversaire dragon
Il s’agit de Polynice, en lutte contre Thèbes. Mais Polynice a été décrit comme l’aigle,
jusque là. Qui est le dragon, qui est l’adversaire ? On pourrait prendre Etéocle (et avec lui
les défenseurs de Thèbes) pour le dragon car Thèbes est la ville-dragon. Polynice, se
battant contre lui-même, thébain contre Thèbes, est aussi dragon. Comme souvent jusqu’à
présent quand il a été question d’amis et d’ennemis, on peut sans doute entendre cette
phrase à double sens. Dure épreuve pour Polynice, dure épreuve pour Thèbes. Polynice et
Thèbes sont adversaires. Tous les deux peuvent être dits « dragons ». Ce n’est pas tant
Thèbes qui est mise à mal, que l’idée de Thèbes partagée en deux, Thèbes (Polynice) se
battant contre Thèbes. Deux dragons : Thèbes, avec l’histoire de Cadmos, et l’antagoniste
dragon, venu battre « le même », soi-même.
V 134
Chavire le Foudroyé
Tout se retourne. On l’a déjà vu avec Polynice (aigle qui surplombe la terre et l’armée et est
comparé à l’aigle qui « descend » sur terre), avec le dragon (à la fois l’attaquant et le
défenseur), et avec la terre « qui fait face ». Maintenant c’est le foudroyé (celui qui reçoit le
feu) qui porte le feu. Dans le même ordre d’idée, au vers 119 : l’aigle ouvre son bec qui
porte des lances ruisselantes de sang sur « la bouche » (l’entrée) aux sept portes. Un « face
à face » : bec contre bouche. Cette idée de miroir, en haut en bas, de feu reçu /donné, de
bouche sanglante qui s’ouvre sur une autre bouche monstrueuse (aux sept portes) évoque
les deux frères.
V 160
Cette assemblée de vieillards
Créon a déjà fait assembler les vieillards, qui composent le choeur. Il leur propose
maintenant une « discussion » : leschên. Antigone avait prévenu Ismène (au vers 8) du
discours à venir de Créon : soit elle l’avait déjà entendu sous forme de rumeur, soit Créon
l’avait déjà annoncé devant une autre assemblée.
V 173
Avec la souillure du meurtre de soi
Autocheir. Qui est accompli par sa propre main. La souillure accomplie par la main qui agit
elle-même ou qui agit sur /contre elle-même.
V 180
Verrouille sa langue
Le fait de ne pas avoir peur de parler est un des deux critères qui font un « bon roi ». Un
autre critère est d’écouter les bons avis. L’excellence, en matière de royauté, selon Créon,
ici, et l’excellence en général, passe par la formulation, par la parole produite en public. Le
bon avis implique d’être dit, il doit déboucher sur un acte, sur des actes. Si l’on se tait,
verrouillé par la peur, c’est que l’on n’est pas capable de délibérer. Créon met au centre de
l’attitude d’un chef le franc parler, le fait de dire ce que l’on pense, de ne pas cacher son
opinion lors d’affaires importantes. Mais plus que cela : selon Créon, celui qui parle a
raison. C’est la parole qui dirige. C’est elle qui agit. C’est ce qu’il fait en annonçant,
précipitamment, sa décision à l’égard des deux frères. Il est pris à son piège : dans
l’économie de la pièce, Antigone avait parlé la première à Ismène, avant même que l’édit de
Créon soit connu et promulgué.
V 241
Tu vas droit au but
L’idée de viser (stochazomai) et l’idée de cacher, d’obstruer (apophragnumi) ont l’air en
contradiction. Tu vises bien, tu vas bien au but, tu fermes la chose derrière un cercle, une
protection, un détour. Même s’il ne dit pas la chose, il l’encercle de protection, et il en dit
ce qui est le plus important, il la circonscrit : je ne l’ai pas faite. Les retards de parole du
garde que lui-même avoue (« doucement pressé », « on y va tout doucement ») peuvent
faire paraître ironique la phrase de Créon : tu vas droit au but. Ce n’est pourtant de l’ironie
qu’en apparence : en effet, le garde vise bien, dit ce qu’il faut : ce n’est pas moi.
V 263
Ne pas savoir
Epheuge mê eidenai.
1. On peut comprendre eidenai comme infinitif final, consécutif. On se dérobait de sorte
qu’on ne savait pas (Bollack). L’infinitif peut même indiquer une relation plus large au
verbe epheuge : on se dérobait, par rapport au fait de ne pas savoir, parce qu’on ne savait
pas.
2. Je comprends mê eidenai comme to mê eidenai (leçon des manuscrits, amétrique) :
chacun évitait le fait de ne pas savoir. Personne n’a été vu, mais tout le monde veut savoir,
pour se disculper. Il vaut mieux savoir quelque chose et ne pas être soupçonné. La
confusion du tour grammatical (omission de l’article) est parallèle à la confusion du garde
qui n’a rien de précis à dire, lui, de « la chose », si ce n’est qu’il ne l’a pas faite. D’ailleurs, il
dit tout de suite après : « nous ne savions pas qui avait pensé la chose ni qui l’avait
accomplie ». La contradiction (nous devions savoir / nous ne savions pas) reflète bien les
étapes de la panique qui a saisi les gardes, le passage à différents états. La panique n’est
pas seulement dans le passé, elle est au présent : devant Créon, le garde ne sait pas non
plus qui a fait « la chose ». Là encore, comme auparavant, il voudrait savoir, car pour se
protéger il le faudrait.
Koudeis enargês, ( personne n’a été vu) est parallèle à la deuxième proposition, composée
d’une conjonction, d’une négation, et du verbe eidenai (savoir), qui reprend le thème
présent dans la première proposition, de « voir ». Entre l’idée de « personne n’a été vu » et
l’idée de « ne pas savoir », le verbe epheuge, inattendu, exprime l’idée dominante du garde,
idée de fuite, idée concrète. Je n’ai pas su rendre le sens du verbe epheuge ni la
construction de cette phrase dans la traduction proposée.
V 280
Moi aussi
Comme kame ne semblait pas faire sens, la correction kai me est adoptée couramment
(Jebb, Griffith). On comprend alors prin kai : avant même que… Ou bien kai, adverbe,
complète le verbe mestôsai : avant que tu ne me mettes vraiment en colère.
Mais il possible de garder kame, ce que fait Bollack, et de comprendre : avant que tu ne me
remplisses de colère moi aussi. En effet, la colère a déjà été évoquée : celle des gardes
devant le corps recouvert. La colère de Créon peut être comparée à celle des gardes. Plus
largement, l’impuissance des gardes et celle de Créon sont comparables. Enfin, Créon et le
garde ont en commun une peur toute personnelle : celle d’être accusé et arrêté pour le
garde, celle de n’être ni respecté ni aimé dans la cité pour Créon. Il y a quelque chose, dans
« l’excitation » de Créon aux vers 290-314 qui rappelle l’excitation des gardes racontée par
celui qui vient annoncer l’affaire à Créon.
Des personnages aussi antagonistes que le garde et Créon, aussi opposés dans leur pensée
et leur position sont indiqués comme proches et ressemblants par quelques mots allusifs,
ou par des comportements.
V 308
La mort seule
Je ne me contenterai pas de vous donner la mort, la mort n’est pas assez pour vous, vous
devrez avouer (par la torture, pendaison) votre faute criminelle.
V 310
Le bénéfice
Vous vouliez faire un bénéfice en me désobéissant, laissant faire les rebelles. Vous
prendrez le bénéfice qu’ils vous offrent (« le reste ») avec celui que moi je vous offre (la
mort). Créon oppose bénéfice et mort. Il n’avait pas prévu que quelqu’un lui signifie que la
mort est un bénéfice.
Chez Créon, l’obsession de l’argent, que l’on retrouvera dans la scène qui l’oppose à
Tirésias, prend toute la place. Au lieu de considérer ce qui s’est passé, il s’acharne à penser
qu’on ne l’aime pas, et ne peut imaginer autre rival à sa parole que l’argent, le profit. Ce
genre d’obsession (comme plus loin sa peur du désir) fait de lui l’homme normal par
excellence, le héros sans grandeur, l’anti-tragique. Mais cela fait aussi de lui un roi. La
politique doit contenir les intérêts qui sont à la base des actions humaines. Créon est ce roi
qui dénonce, d’un point de vue rationnel, le goût excessif de l’argent. Si sa dénonciation
devient tellement obsessive, c’est aussi que le passage à la scène fait d’une idée un
personnage. L’idée du « bon roi » tempérant est incarnée de la façon dramatique que l’on
sait par Créon.
V 360
Fort de toutes les issues
La construction est difficile et a donné lieu à des interprétations différentes. Pantoporos est
apposé à ce qui suit, l’homme qui a toutes les issues (pantoporos) n’avance sur rien de ce
qui sera sans avoir d’issue (aporos). Il trouve des issues à tout ce qui est dans le futur (to
mellon). On pourrait comprendre alors qu’il trouvera donc une issue même à la mort, à ce
qui va venir inéluctablement dans l’avenir. On sera contredit. En effet Hadès, qui survient
tout de suite après dans le vers, est nommé comme la seule chose, parmi celles qui
viennent, à quoi l’on ne trouve d’échappatoire.
Cette construction (proposée par Hermann, suivie par Bollack) et donnant lieu à ce sens,
était jugée « prudhommesque » par Lacan. Heidegger, que Lacan suit, construit
différemment : pantoporos est détaché de ce qui suit. L’homme est muni de tout et il
marche vers le néant dans l’avenir ». Ouden est pris dans ce cas pour un nom, dans le sens
du rien métaphysique. Evidemment, la torsion syntaxique induit une toute autre
compréhension du texte et de l’homme. L’homme, riche et savant, choisirait le néant, le
rien. Tout se vaudrait, l’issue comme le néant.
Vers 332-383
Beaucoup de choses effroyables
Deina
L’adjectif deinos est ambigu : il peut signifier ou bien « merveilleux, extraordinaire,
prodigieux » ou bien « qui fait peur, effrayant ». Au neutre pluriel, il a toujours le second
sens, qui correspond au sens de son radical. Comme c’est par cette phrase que le chant
commence, on doit entendre, selon l’usage de la langue : « Nombreuses sont les choses
terrifiantes », et non pas « Nombreuses sont les merveilles ». Les traductions hésitent. F.
Hölderlin (1804) écrit « Ungeheuer ist viel » (« Le monstrueux est nombreux ») ; mais la
plupart des philologues optent pour l’autre sens (ainsi Paul Mazon, 1955, dans l’édition des
Belles Lettres : « Il est bien des merveilles »). Jean et Mayotte Bollack (Editions de Minuit,
1999) comprennent : « Combien de terreurs ! ». Cette hésitation s’explique en raison de la
suite du texte, qui semble contredire « l’effroyable ». En effet, la troisième phrase va
clairement du côté du « merveilleux », puisqu’elle évoque le courage et l’habileté de
l’homme, qui sait traverser par exemple une mer en tempête. Puis il est également
question des prouesses techniques de l’homme, agriculture, chasse, habitat. Les
philologues qui ont choisi « merveilleux » pour la première phrase ont donc traduit le
début du texte à partir de la suite.
La réflexion du chœur
La réflexion du chœur, affirmant que l’homme est chose effroyable, s’inspire de l’acte
transgressif d’Antigone. Le chœur sait que quelqu’un est allé contre les ordres de Créon et
contre la loi de la cité. Il suppose, ou en conclut, que cela signifie faire le choix de la mort.
« C’est parce qu’il possède la technique, comme art des issues au-delà de l’espoir que
l’homme est dangereux. La valeur potentiellement négative de la science humaine
(sophon) s’explique si elle se définit par la possibilité qu’a l’homme de transformer l’aporie
absolue en ressource : aucune limite naturelle n’est dès lors fixée à ses mouvements. S’il est
clair que l’homme n’échappera jamais à Hadès, on constate qu’il a déjà su répondre à cette
impossibilité » (Pierre Judet de la Combe, Antigone, 361-64, dans A. Machin-L. Pernée
(éds), Sophocle, le texte, les personnages, Actes du Colloque international d’Aix en
Provence, 1992.) On verra comment peut monstrueusement s’opérer le renversement du
mal en bien, comment d’une impossibilité faire une ressource. Ce renversement suppose
que l’individu mène une réflexion sur sa condition, sur la nature de sa condition. C’est bien
ce que fait le chœur ici. Il y a plusieurs niveaux dans ce chant du chœur. Le premier
s’appuie sur le contexte, terrifiant, de la découverte de l’acte transgressif d’Antigone. Le
deuxième est une réflexion philosophique sur la technique et la nature de l’homme. Enfin,
premier et deuxième niveaux se mêlent en un troisième pour montrer en quoi dans cette
histoire précisément l’homme (homme-cadavre, homme parlant, homme maudit, homme
qui va mourir) est un être terrifiant.
Eschyle et Sophocle
Polla ta deina. Dans les Choéphores d’Eschyle, aux vers 585-653, le chœur précède celui
des vieillards d’Antigone dans la définition de la nature humaine. Polla men gâ trephei
deina : « la terre nourrit beaucoup de douleurs / terribles qui donnent de l’effroi/ et les
bras des mers / des bêtes cruelles pour les hommes ». Dans les Choéphores, le chœur qui
va définir la nature féminine négativement, et énumérer les crimes de femmes, commence
par évoquer tout ce qui est « monstruosité ». Les monstruosités de la terre, de l’air, de
l’eau, du feu,- monstruosités qui volent et qui marchent (ptana te kai pedobamona). Les
douleurs de la nature sont suivies de celles produites par les femmes : l’une tue son fils,
l’autre son père, l’autre son mari. Certaines eurent le projet de tuer tous les hommes : les
Lemniennes.
Chez Sophocle, tout se passe comme si les monstruosités naturelles avaient déjà été
entendues. (« Beaucoup de choses effroyables et rien / n’est plus effroyable que
l’homme »). On se passe du début. Ou bien, dès le début, le pire de tous les monstres est
l’homme, l’être humain.
Toujours chez Eschyle (les Choéphores, v 594), après les monstres, et plus effrayants que
ces premiers, sont présentées de nouvelles terreurs : la pensée de l’homme, le désir des
femmes. La pensée (phronema) de l’homme est upertolmon, elle est « au-delà » de
l’audace. Le désir des femmes est pantolmos, il a toutes les audaces. L’espèce humaine
prolongerait ses audaces et ses espérances sans limite, tant dans la verticalité (uper) que
l’horizontalité (pan), dominant tout l’espace, tous les espaces. La monstruosité de l’espèce
humaine (homme / femme) est dite, déjà, dans cet excès-là.
On retrouve, au vers 355, chez Sophocle, la pensée (phronema). Chez Eschyle, on se
demandait qui pourrait dire cette pensée, qui pourrait seulement en parler. Tis legoi : qui
peut dire la pensée de l’homme, qui va au-delà de l’audace… ». Chez Sophocle, la pensée
est anemoen, elle est une pensée de vent, une pensée comme le vent. Sa nature volatile en
fait une pensée qu’on ne sait pas bien cerner. Peut-être ne peut-on même qu’à peine
l’évoquer (on retrouve, en somme, le « qui peut dire… »). L’homme s’est appris cette
pensée tout seul (edidaxato). Pensée qui n’a pas de limite. Au vers 366, on lit que l’homme
a la science, le « remède » de l’art (ou de la technique) uper elpidos, au-delà de l’espérance.
L’excès de la pensée, son caractère mystérieux (on ne sait quelle est son origine, puisque
l’homme se l’est enseignée à lui-même), son caractère insaisissable (anemoen) en font
quelque chose de terrifiant, d’effroyable.
Lois instituées et lois non formulées
Les Sophistes, au moment où Sophocle écrit Antigone (autour 442 avant JC), s’interrogent
sur les questions politiques, l’institution des lois et la nature humaine. Si les dialogues de
Platon sont de quelques années postérieurs à l’écriture d’Antigone, les idées lui sont
contemporaines. Protagoras, au tout début du dialogue de Platon qui porte son nom, fait
un exposé des avancées humaines, pour défendre l’idée que la vertu s’enseigne. Au tout
début, explique-t-il, l’homme est démuni de tout. Il n’a ni couvertures ni armes. Prométhée
vole alors aux dieux la connaissance de l’art avec le feu. L’homme a ainsi la science qui lui
permet de vivre (sophon ti mechanoen, au vers 365 de notre stasimon). L’homme, à ce
moment de son évolution, n’a toujours pas la science politique. Grâce à l’art et la science
donnée par Prométhée, il apprend à articuler des sons, à nommer les choses (v 354 de
notre stasimon). Puis, pour plus de sûreté, les hommes fondent des villes (v 368 de notre
stasimon). Sans l’aide de la science politique, les villes des hommes s’effondrent, les
hommes meurent. Alors seulement, Zeus leur envoie Hermès qui va leur offrir la pudeur et
la justice. Ainsi ils régleront avec des lois les cités et les hommes par des liens d’amitié.
Hors ces lois instituées, dit Protagoras, l’homme est ou serait ou était sauvage, tout à fait
infréquentable.
Dans le Gorgias, un autre sophiste, Calliclès, expose que les hommes, spontanément, se
conduisent selon la « loi naturelle » et non selon la loi établie par les hommes. Les hommes
asservissent, forment les hommes et se forment à cette loi prônant l’égalité, mais « qu’il
paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves, il s’en
échappera, et je suis sûr que foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges (…) et toutes les lois
contraires à la nature, il se révoltera et alors le droit de la nature brillera dans tout son
éclat ». (484-b). La loi de la nature est violente. Calliclès fait même allusion à une ode de
Pindare (fragment 169) : la loi, reine du monde, des mortels et des immortels, justifie les
actes les plus violents… Les lois instituées, selon les Sophistes, sont un progrès contre la loi
naturelle et la sauvagerie de l’homme.
Créon est persuadé, en toute bonne foi, du bien fondé de la loi qu’il institue dans la cité.
Mais la loi des hommes est fragile : le même savoir faire qui l’a produite peut se retourner
contre l’homme, et fonder la transgression (vers 367 de notre stasimon). Ce mouvement ne
s’arrête pas : le besoin de survie produit les lois, mais les lois arrêtent le mouvement de
survie, d’où la révolte, la transgression. Ce que le chœur ne prévoit pas (ou bien il le
prévoit, au contraire), c’est que la transgression peut venir de celui même qui a institué la
loi… Transgression, ici, non pas inspirée par la révolte mais par le désir de bien faire,
l’outrance alors même que l’on se veut tempérant, l’erreur…
Antigone, elle, est persuadée, et cette idée n’est pas nouvelle, qu’il existe une loi divine, un
chreôn, une justice, nourrissant toutes les lois humaines. Cette justice divine préexistante
est une norme, une loi non formulée, non écrite qui guide néanmoins les comportements.
C’est cette loi non écrite que viole Achille, par exemple, quand il torture le corps mort
d’Hector.
Les renversements.
Anthrôpos / touto. L’homme /cette chose (v 331-33). La reprise au neutre de « l’homme ».
Dès le début, l’homme n’est pas ce qu’il est. De masculin, il devient neutre. Puis on le voit
dans le déplacement radical d’aller « de l’autre côté » - la mer étant la limite de son
territoire. Il passe. Il va au-delà (perân). Ensuite il fait une chose impossible : il fatigue ce
qui est inusable. La répétition des a négatifs (aphthiton, akamatan) insiste bien sur
l’impossibilité de ce qu’il fait. La terre (qui est impérissable et la plus haute – ou la plus
vieille, selon l’un des sens de l’adjectif upertatan- des déesses), il la fatigue pourtant
(apotruetai).
Le vocabulaire de « l’espèce « (phûlon, ethnê, phusin, v 342-345) est utilisé pour chaque
être qui vit dans les airs, sous la mer ou sur la terre. Seul l’homme ne semble pas
appartenir à une espèce. Il n’est pas désigné par un terme générique, il n’appartient pas à
une race, une tribu, une famille…. Il est seulement periphradês : expert. L’énumération des
nombreuses espèces soumises à l’homme insiste certes sur le sans- limite de ses conquêtes
( : les oiseaux, les bêtes sauvages, les poissons). Mais il semble que l’antistrophe, au-delà
de la valorisation des exploits humains, soit à la recherche de ce qu’est la véritable nature
de l’homme – et ce justement parce que l’abondance des termes de « familles », quand il
s’agit des bêtes, et l’absence de ces mêmes termes, quand il s’agit de l’homme, font
contraste. De quelle espèce est l’homme ? Les oiseaux, les bêtes, les poissons, on le sait. On
sait où ils vivent. Mais de l’espèce de l’homme, lui qui « prend » les bêtes et les domine, lui
qui est présenté au centre de cette abondance d’animaux annoncés comme autant
d’« espèces » définies par une qualité ou un lieu de vie, on ne sait rien. Jusqu’à présent, il
était « touto », un neutre, une chose indéfinissable. Il devient maintenant anêr
periphradês, un homme très habile, expert. Sa « nature » est trouble. La question est
posée.
Lui, dont on ne sait pas qui il est, a pourtant une apparence de force : les espèces déjà
nommées, il « les prend », il a le pouvoir (kratei) et il se sert de mêchanais, d’inventions,
de « remèdes ». Il soumet ce qu’il y a de plus sauvage : le cheval (avec son cou poilu) et le
taureau (des montagnes). Même adjectif pour le taureau que pour la terre : infatigable
(akmêta). L’homme, devenu expert, lui met le joug, va le fatiguer. Lui, dont la nature
échappe, maîtrise les autres natures.
Comme on l’a déjà vu, l’homme s’enseigne à lui-même (enseignement venu de nulle part,
auto produit) le langage, la pensée, l’art de faire des lois et de régler les cités. (Pour
Protagoras, ces choses là sont enseignées par Prométhée, puis par Hermès envoyé de
Zeus.) Mais la pensée est volatile (anemoen), mais c’est la passion (orgê) qui préside à la
création des cités. Ce qu’il s’est enseigné à lui-même lui échappe : dans le vent, dans des
humeurs irrationnelles.
Même lorsqu’il s’agit de protection concrète, d’abri contre la pluie, contre le plein air,
contre les gels, c’est du point de vue de la fuite que les acquis sont présentés. Il a appris à
fuir les pluies (vers 359). Fuir, c’est la plus grande force de l’homme. En effet, cet être
effroyable, très faible (sans nature propre) et très expert à la fois est pantoporos : il trouve
tous les passages, toutes les issues (vers 360). On comprend bien : il est celui qui n’omet
aucun passage et n’en omettra aucun dans l’avenir. Il a toutes les issues, sur rien de ce qui
sera il n’avance sans issue. Ce qui sera, l’avenir, to mellon : on pense à la mort. La mort est
l’avenir mais aussi la fin de tout avenir. D’ailleurs elle arrive, tout de suite après to
mellon dans le vers : Aida monon, Hadès seul. Donc : à ce qui sera, l’homme ne sera pas
sans trouver d’issue. Voilà peut-être définie en partie la nature de l’homme : il peut se
sauver devant tout. Il peut fuir devant tout. Petite nuance : il est défini par du négatif,
(aporos ep ouden to mellon : sur rien de ce qui vient, il n’avance sans issue). Le problème
ne tarde pas à surgir : Aida monon pheuxin ouk epaxetai, à la mort seule il ne trouvera pas
une échappatoire.
Jusque là, on comprend bien la grande contradiction de cette nature insaisissable : fort par
ses fuites, échappant à tout, dans le présent, dans le futur. N’échappant pas à la mort.
Mais on continue : l’homme va se débrouiller pour trouver des échappées aux maladies
sans remède (nosôn amêchanôn), v 364. Le mot amêchanôn est un mot fort : il s’agit des
maladies contre lesquelles aucun moyen ne peut être trouvé. On ne peut pas penser
« maladies sans remèdes » sans penser la mort. La mort est en question depuis le vers 360.
Les échappées
Alors, comment comprendre qu’à la mort il n’y ait pas d’échappatoire (phuxin) et qu’à ce
qui y mène sans faute, c’est à dire les maladies sans remède, (nosôn amâchanôn), il y ait
des échappées (phugas) ?
Aux maladie sans remèdes (comme la mort à venir), l’une des fuites possibles est la mort
choisie, l’issue à un mal sans issue. To mellon, la mort qui est la fin de l’avenir devient
aussi un avenir, contre la mort. On retrouve ici l’idée évoquée plus haut d’un choix qui
serait fait de ruse (qui serait fait d’avancée technique et de réflexion savante) : l’homme
dont la nature n’a pas de contenu fixe se débrouille pour faire du mal absolu (la mort),
considérée habituellement comme une fin, un moyen pour se tirer de ce qui n’a pas d’issue.
Alors on peut penser à Antigone. Et plus qu’à Antigone. A toutes les reines qui, dans cette
famille, ont mis volontairement fin à leur vie. Jocaste, Eurydice. A Hémon, aussi. Et d’une
certaine façon, à Créon, qui deux fois se débrouille pour aller vers sa mort : la première, en
commettant l’erreur d’instituer une loi qui lui vaudra du mal, la deuxième, quand, écoutant
le devin qui lui conseille de faire marche arrière, il revient sur ses actes mais à l’envers : il
enterre le mort d’abord, et va chercher Antigone après, trop tard – et cela contre l’avis du
chœur qui avait proposé la chronologie inverse.
Maladie sans remèdes, aussi, la maladie sans solution née du passé, maladie de
malédiction. Maladie sans remèdes, la mort déjà accomplie et non à venir. Le cadavre
pourrissant de Polynice. A toutes ces maladies (celles qui mènent à la mort, les souffrances
sans remèdes, les malédictions, le cadavre qui pourrit), on trouve des issues. Suicide,
action, folie, foi, transgression. « Pour les maladies sans remèdes il a conçu des
échappées ». Des échappées, et non des solutions. D’autres types d’échappées (choisies par
le chœur, par l’auteur, par les protagonistes), à côté de celles radicales qui mènent à une
mort voulue, consistent à chanter, parler, discourir. Antigone, au bord de mourir, chante
avec le chœur le chant qui recule la mort (et Créon dit : « est ce que vous ne savez pas qu’au
moment de mourir, / personne ne cesserait chansons et cris, si on le laissait parler ?), puis
empêchée ainsi de chant, elle cherche des arguments rationnels à son acte. Chansons et
raisons retardent la mort qui n’est pas qu’un mot (« oh ! ma mort ! Il est tout proche, / le
mot, il arrive ») et qui avance.
Ce qui apparaît le plus vivement, c’est, dans la strophe (aux vers 354-364), la place de la
phrase : « Aida monon / pheuxin ouk epaxetai », à la mort seule il ne trouvera pas une
échappatoire. Juste avant, l’homme trouvait toutes les issues et sur rien de ce qui viendrait
dans l’avenir, il ne serait sans issue. Dans la phrase suivante, il se débrouille pour trouver
des solutions aux « maladies sans remède ». Dans chacune des deux phrases qui encadrent
Aida monon la mort est sous-entendue (to mellon dans l’une, nosôn amêchanôn dans
l’autre). Cette phrase, pourtant entourée d’espoir, entourée de ses négations, s’impose,
comme au centre du stasimon. Il n’y a pas une échappatoire. Il n’y a pas une espérance,
malgré les tentatives de l’homme qui dépassent l’espérance. Il y a, bien encadré par les
illusions d’espoir, par des ébauches de remèdes de fuite, de ruses savantes et d’art, le corps
pourrissant, le cadavre, la mort seule, au-delà de quoi on ne peut pas aller.
Et on pourra toujours s’interroger : quel est le destin, qui a fait l’erreur fatale, - Créon, qui
voulait bien faire ou Antigone, qui voulait bien faire ? Chacun se trompe, erre, fait preuve
d’excès. La tragédie est celle de Créon, ou celle d’Antigone. En réalité : rien d’autre que le
corps défait, rien d’autre que la mort, et sans échappatoire. C’est cette phrase que l’on
retient, au cœur de la tragédie. Cette phrase et le corps de Polynice, abandonné. Qui, s’il
échappe à quelque chose, échappe même au discours, à tout discours philosophique,
anthropologique, sur ce qu’est l’homme. Voilà en quoi l’homme est une chose effroyable
V 388
On ne peut rien jurer de ne pas faire
L’adjectif apômoton est attribut d’ouden.
Jebb comprend : « le fait de jurer qu’on ne fait pas », ce n’est rien.
Le garde emprunte un discours philosophique, utilise des notions à propos desquelles il
sous entend qu’il existe un discours philosophique, il parle par généralités, dit ce qui est, il
est celui qui sait. Au vers 400, il dit dikaios eimi : je suis juste, j’ai raison. Son débit et sa
façon de poser les affirmations en font quelqu’un de très différent de ce qu’il était lors de sa
première apparition devant Créon.
V 406
Comment la voit-on
Le fait est tellement atroce, mais en quelque sorte tellement prévu par Créon, que sa réalité
est au passé, au présent, au futur.
V 421
La maladie des dieux
Les gardes se secouent les uns les autres, font leur travail, évitent de s’endormir. Toute
cette scène est un peu surnaturelle : l’odeur atroce, le typhon, les cris d’oiseaux, la fille
comme une apparition ou une sorcellerie. La fille paraît après « la maladie des dieux ».
V 452
Les lois chez les hommes
La leçon des manuscrits est tousde nomous. Selon Jebb le problème est un problème de
pronom : au vers 452, Antigone utilise tousde nomous pour parler des lois divines, alors
que Créon a se sert du même démonstratif pour parler des lois qu’il a lui-même édictées.
Je comprends :
V 447 (Créon) tade
V 449 (Créon) tousde nomous. Il parle des siennes, « les lois que j’ai proclamées » (ne pas
enterrer le corps).
V 450 (Antigone) tade. Antigone reprend les proclamations, les interdictions de Créon.
V 452 (Antigone) tousde nomous. Elle reprend les paroles de Créon. Ces lois (dont on
parle, qui concerne mon frère et sa mort, ces lois que tu crois tiennes, qui sont en réalité
« les lois »), ce sont Zeus et la justice d’en bas qui les fixe. Ce sont « les lois », et le
démonstratif est repris semblable (et détaché du nom, comme pour bien insister) : il n’y a
pas d’un côté la loi de Créon et d’un autre côté la loi des dieux, il n’y a qu’une loi, celle fixée
par Zeus et la justice d’en bas. Elle n’a donc pas transgressé… Du côté de Créon il n’y a que
des proclamations (kêrugmata, tade).
V 454
Tes proclamations
Les proclamations de Créon ne se hissent pas au niveau des lois, elles ne sont pas assez
fortes pour être comparées à des lois, elles ne peuvent donc pas encourager à transgresser
les lois non écrites et immuables. Thnêton onta, un mortel. Antigone et Créon sont de
même mortels. Toi, mortel, tu ne peux pas marcher sur ces lois (tes proclamations ne sont
rien à côté, elles ne sont pas de taille). Moi, mortelle, je ne peux pas non plus marcher sur
ces lois immuables et non écrites. Là encore, est suggérée la proximité de Créon et
d’Antigone.
V 487
Tout le Zeus du foyer
Il s’agit de tous ceux sur qui veille le Zeus protecteur du foyer.
V 510
Faire autrement
Tônde chôris phronein. On pourrait croire que Créon n’a pas compris ce qu’elle vient de
dire. Elle vient de dire que tous pensent comme elle, mais qu’elle seule ose le dire. Créon
ne veut pas entendre cet argument, et la renvoie à ceux qui sont présents, ici (tônde) et non
à ceux qu’elle évoque vaguement, et qui sont loin : tu n’as pas honte de penser à part de
ceux-ci, présents, qui contrairement à ce que tu dis, ne pensent pas de mal de mes édits ?
Créon pourrait être ironique, jouer sur le sens de phronein, qui en tragédie signifie
souvent : être avisé, sage, (« tu n’as pas honte d’être seule à avoir la sagesse »), mais il ne
perd sans doute pas son temps à se laisser aller à l’ironie.
On peut comprendre encore le verbe phronein dans un sens plus large, s’appliquant à la
deuxième partie de la phrase d’Antigone : ils tiennent leur langue. Toi, répond Créon, tu
n’as pas honte de penser à ce sujet (le fait qu’il faille tenir sa langue), quelque chose de
différent ?
Antigone, elle, ne répond pas sur l’objet de la honte désigné par Créon, mais sur le fait qu’il
n’y a pas de honte à penser comme elle pense.
V 517
Un frère qui a péri
Difficulté de savoir, dans ce passage, de quel frère on parle. C’est chaque fois comme si
Antigone parlait des deux frères. « Le fruit des entrailles de ma mère », au vers 511, peut
désigner les deux. « Celui qui est mort en face » : Créon pense à Etéocle. Mais chacun des
deux est « mort en face ». Ils sont tous les deux aussi ce qu’elle dit au vers 513. Quand elle
répond à Créon : « le corps mort ne témoignera pas de cela », qui est le corps mort ? Il y en
a deux. Le corps mort de Polynice ne témoignera pas qu’il est impie. Il ne verra pas les
choses ainsi. Celui d’Etéocle non plus. Au vers 516, Créon cherche à préciser les choses en
distinguant les frères qu’elle, elle confond. La réponse d’Antigone est de nouveau
imprécise, comme si elle pouvait parler de ses deux frères : aucun n’est esclave. Et la
discussion s’achève là : un frère a péri.
V 519
C’est Hadès qui désire ces lois
On l’a vu, pour Antigone, il n’y a pas les lois de Créon et les lois des dieux. Il n’y a que « les
lois », on ne peut pas donc les transgresser. Ce sont à la fois (v 450-451) les lois de Zeus,
celles de la justice qui vit chez les morts, et celles d’Hadès.
V 523
Partager les ennemis
Antigone s’efforce dans ce passage d’assimiler les deux frères : il n’y a pas lieu de les
séparer. Dans l’amour qu’ils ont mutuellement, elle pour eux et eux pour elle, ils sont
semblables. Créon, lui, a besoin de distinguer : le mort, le vivant ; le bon, le mauvais. La
grande différence entre Créon et Antigone est celle-ci : Créon sépare, dans son besoin de
justice et son désir d’ordre l’étranger et le thébain, le passé et le présent, le mort et le
vivant, la cité et la famille. Antigone, fait, elle, exactement le contraire.
V 551
J’ai mal si je ris
Gelaô gelôta : rire d’un (grand) rire (contre toi). Voir tosouton echthos echthairô
(Sophocle, Electre 1034) haïr d’une telle haine…
Ou bien, compendre, comme je le fais : gelaô ti : rire de quelque chose. Gelôta est objet de
gelaô. Je ris d’un objet risible, contre toi.
Elle ne contredit pas du tout sa sœur, mais ironise : en effet ça me fait mal (aussi) quand je
ris de ce qui est risible (toi). L’allusion au rire est une allusion à l’ironie du vers 549 :
demande à Créon.
V 556
Mes discours secrets
Ce que tu dis, (c'est-à-dire : j’ai choisi de vivre et toi de mourir) ouk (estin), ce n’était pas
dans mes discours, du moins dans ceux que je tenais cachés (arrêtois ge). Le choix n’était
pas si facile pour Ismène, elle avait un discours, mais ce qu’elle pensait était plus
compliqué. Elle veut maintenant revendiquer sa volonté antérieure et intérieure. On peut
garder au vers suivant : kalôs su men soi : c’était beau pour toi (en secret ce que tu faisais
était beau), tandis que moi, aux yeux des autres, je me comportais…
V 603
Une poussière, la folie d’un discours
La poussière (qu’Antigone pose sur le mort), la folie des discours d’Antigone (et peut-être
de Créon), les sentiments emportés, moissonnent les nouvelles horreurs qui ont un rapport
avec la mort, les dieux d’en bas.
V 582 à 604
Le sommeil qui vieillit tout
Toute cité
Pampolis est un hapax, qui, suivant la formation de apolis, upsipolis, devrait être adjectif.
D’autres noms sont construits de cette façon. Par exemple : pambasileia, la souveraineté
absolue, sans partage. Pampêsia, la possession absolue. Que serait la cité absolue ?6 La cité
entière, qui n’omet personne ? La cité qui ne serait que cité, qui n’admettrait pas d’entrave
à ce qu’est une cité ? Je choisis une traduction qui permette le sens le plus large possible.
De plus, il faut supposer, pour comprendre cette phrase douteuse telle qu’elle est traduite
ici, une forte asyndète : rien ne vient dans la vie d’un homme ; toute cité est à l’abri de la
tragédie. La plupart des commentateurs corrigent pampolis en pampolu ge, et
comprennent qu’aucune grandeur n’arrive dans la vie des hommes sans un malheur dû au
châtiment divin. D’autres mettent un point d’interrogation - ce que je fais.
Le sommeil vieillit tout puis qu’il est signe du passage du temps, entre un jour et un jour.
Le temps des hommes n’attaque pas la puissance divine. Aucune transgression d’homme
ne peut atteindre Zeus. Zeus ne peut être « touché » par les erreurs ou fléaux humains qui
attaquent générations après générations. Il est sans vieillesse. Il a l’éclat de la pierre, qui
dure, ne vieillit pas. On ne peut rien contre lui. La calamité ne peut pas toucher la cité (v
614). Zeus et cité sont mis sur le même plan. Dans la cité, des lois ont été implantées. Ces
lois, quelles qu’elles soient, empêchent la catastrophe absolue. « Rien n’arrive dans la vie
des hommes ». Cela nous renvoie au fait que Créon pense que son commandement est
absolument juste. Le fait qu’un chef parle, qu’il écoute les bons avis, qu’il dise ce qu’il
pense fait de lui un bon chef. Il se juge tel, et il ne peut pas imaginer que le bien soit une
menace pour la cité. La loi, qu’il incarne, protège la cité de la calamité. Le sophiste
Protagoras, dans le dialogue éponyme de Platon (327b), dit « tiens tout de même pour
certain, dans le cas qui nous occupe, qu’un homme qui te paraît le plus injuste dans une
société soumise à des lois, est juste et savant en justice, si on le compare à des hommes qui
n’auraient ni éducation, ni loi, ni tribunaux ». Quelle que soit la loi, qu’elle nie le passé
d’une famille comme celle des Labdacides, qu’elle soit orgueilleuse ou intransigeante, elle
écarte les malheurs de la cité. Au vers 583 et suivants, le choeur était sûr de lui : les
familles touchées par la calamité le seront dans ses générations à venir. Mais maintenant,
une lumière se tend sur la maison d’Œdipe (v 600). Cette lumière est peut-être due aux
édits courageux de Créon. Créon a opposé familles désastreuses et lois, lois dans la cité. La
lumière ne dure pas : les choses sanglantes ne vont pas tarder. Plus loin, le chœur évoque
la transgression : tis uperbasia (vers 605). Il suggère, même si c’est pour en nier les effets
néfastes, le fait qu’il puisse y avoir transgression d’homme.
Y aurait-il un destin, un sens, un moyen de vivre au mieux, et un événement ravageur qui
viendrait tout ruiner ? Ce n’est pas le cas. L’événement ravageur ne peut pas être étudié
comme quelque chose qui « arrive » à l’homme. Peut-être n’a-t-il pas le moindre sens. Les
désastres succèdent aux désastres, et il n’y a que des « choses sanglantes ». D’ailleurs,
avoir de l’espérance (ce qui est le propre de l’homme, alors que la certitude est du côté des
dieux - l’éclat du marbre, l’absence de vieillesse -) est une illusion. L’attente (de l’amour
par exemple), le sens de la vie, certains s’y laissent prendre (vers 616), d’autres non. A celui
qui sait que l’espérance est illusoire (eidoti, vers 618), rien n’arrive si ce n’est qu’un jour il
approche son pied du feu brûlant : c’est la seule réalité, et elle n’a rien à voir avec une
vérité divine, qui donnerait du sens à ce qui a été, à ce qui sera. L’homme se brûlera le
pied. Il connaîtra la fin, la mort. On retrouve le thème, déjà évoqué à l’occasion du premier
stasimon, du corps sans salut, de la mort sans salut, de l’absence de faute qui préside à la
mort.
V 621
Celui qui croit le malheur précieux
Est-il possible de se tromper, de faire du mal un bien ? Créon pense que cela lui est
impossible, que le mal ne peut pas venir de lui, qu’il ne peut pas le souhaiter.
Le malheur évoqué ici est celui de la calamité dont on parle depuis le début. Il appartient à
tous. Ceux qui peuvent être attachés à ces histoires de famille, qui ont l’espérance de
l’amour, ceux là connaissent la calamité. Calamité dont le chœur a précédemment dit
qu’elle n’existait pas pour les collectivités (vers 614), protégées par les lois, de la même
façon qu’elle n’existe pas pour Zeus. L’homme espérant n’est exempt de calamité que pour
un petit laps de temps, peut-être celui où il voit sa mort, la connaît.
La calamité n’atteindrait-elle que celui qui a l’espoir que la condition humaine soit autre
chose que ce qu’elle est ? Faudrait-il accepter que la condition d’un homme mort soit, en
effet, enterré ou non, le pourrissement ? Labdacides ou non, familles désastreuses ou pas,
le sort humain est le même : le pied brûle, le corps pourrit.
Vers 639 à 800
Oui mon enfant
Arguments de Créon
Créon n’est plus tout à fait le même que lors de la scène devant les vieillards de Thèbes, ou
que de la scène avec le garde ou Antigone. Il est bien moins sûr de lui. Il reçoit son fils,
dont il ne sait pas du tout ce qu’il pense des derniers événements, et tente de se justifier en
plusieurs temps. Les pères veulent de bons fils. Un bon fils modèle ses désirs sur son père.
Un bon fils est ami des amis du père, et ennemi de ses ennemis. Le fils doit être « le
même » que le père. Il faut faire attention aux femmes et au plaisir. Une mauvaise femme
est comme un mauvais ami (vers 652). Il est permis de comprendre, des affirmations et
comparaisons effectuées par Créon, que si le fils doit être ami de l’ami du père, si la femme
et l’ami sont comparables, la femme du fils peut être celle du père, et inversement. Par
ailleurs, l’idée que le plaisir est une chose dont il faut se méfier est importante pour le chef
qu’est Créon. Il convient de rester tempérant et maître de soi. Antigone est une mauvaise
femme puisqu’elle a désobéi. Elle sera tuée. Il faut se comporter « au-dedans », en famille,
comme « au dehors », dans la cité : c’est ainsi que l’on sera juste. Créon émet, en négatif, la
possibilité qu’il pourrait ne pas tuer Antigone, parce qu’elle lui est proche. Et c’est
justement parce qu’elle est proche qu’il lui faut le faire, dit-il. Il donne ainsi à son désir, ou
besoin, de la tuer, une raison que l’on ne peut contredire. La continuité et l’homogénéité
entre le gouvernement d’un état et d’une maison s’imposent (Isocrate, Nicoclès, 41). Créon
poursuit : quand on transgresse, c’est que l’on a deux idées en tête : violer les lois, ou
diriger les puissants. Créon est puissant. Antigone transgresse. Créon a donc quelque chose
à risquer d’Antigone. Quelle sorte de loi peut vouloir violer Antigone, outre la loi de Créon,
facile à nommer et qu’il ne nomme pas ? Elle peut désirer, et cela est le plus dangereux,
violer une loi moins précise que celle d’enterrer le frère. Violer la loi du chef, la loi des
hommes. Il faut écouter celui que la cité établit, le chef. Il peut être juste ou un peu moins
juste. C’est l’idée d’un moindre mal : la loi est peut-être imparfaite, mais c’est une loi qui
contient et empêche le pire. Le pire de tout, c’est l’anarchie, l’absence de chef. Le pire de
tout, ce sont les femmes. C’est le fait d’être mis en peine par les femmes, d’être
commandées par des femmes, d’être soumis aux lois des femmes. L’anarchie et les femmes
mènent de même à la catastrophe.
Le discours de Créon, si on le voit tourner autour de sa peur des femmes, et de sa peur
d’Antigone en particulier (dont le nom peut signifier « à la place de la fille », - à la place
d’une fille à naître, donc représentant le terme de la génération, ou à la place de toutes les
filles, de toutes les autres), est très cohérent.
Désir de Créon
La réponse d’Hémon à son père l’est aussi : quel plus grand cadeau pour des enfants que la
gloire et le bonheur du père, demande-t-il. Créon réclamait que le père et le fils soient à
l’identique. Hémon laisse l’espace d’une différenciation. Parlant ainsi, il protège son père
(vers 741). Il voit la catastrophe arriver. Lui aussi, avant le devin, annonce. Alors
qu’Hémon tente d’éviter la catastrophe, et qu’il parle politique, de sa façon de concevoir le
meilleur gouvernement et de justice en matière de commandement d’une cité, Créon en
revient au désir. C’est lui qui dit : « tu combats derrière la femme », tu lui es soumis. Tout
discours est ramené par Créon au désir, à une soumission à la femme, à la passivité de son
fils, passivité qu’il dénonce, et à la sienne possible, qu’il a évoquée plusieurs fois (vers 484,
« Maintenant je ne suis plus l’homme, elle est l’homme », vers 525, « Ce n’est pas une
femme qui commandera », vers 578-80, « Il faut qu’elles soient des femmes et qu’on ne les
lâche pas »). Ismène l’a rendu fou quand elle a parlé d’Hémon comme fiancé d’Antigone
(vers 573, « tu pleures trop, toi et ton histoire de lit »). Elle devient porte-parole du désir
possible. Danger identifiable à l’autre, la fille dangereuse. Le désir est donc au centre des
préoccupations de Créon. Ou plutôt la peur du désir des femmes, du pouvoir de l’amour.
Cette préoccupation est exacerbée quand Créon voit qu’après Ismène qui prenait fait et
cause contre lui et surtout qui parlait au nom des amants, son propre fils, selon lui, lutte
pour la femme. (En effet, au vers 751, Hémon menace : en mourant, Antigone tuera
quelqu’un. Hémon annonce aussi par là son suicide et les autres suicides en chaîne. La
menace de parricide n’est pas non plus absente : le fils mimera le meurtre dans le tombeau
d’Antigone). Lorsque Créon voit que, quelles que soient les raisons d’Hémon, son pouvoir
et son commandement de père et de chef sont mis en question, sa peur est exacerbée. Il ne
parvient pas à faire de son fils l’identique, le double de lui-même. Son fils lui échappant, la
femme, alliée du fils, lui échappe d’autant plus. Il n’aura d’elle que la part qui fait peur et
qui fait désordre, et non ce qu’il voudrait en posséder.
Victoire de l’amour
Des vers 781 à 800, le chœur se fait l’écho dans le troisième stasimon, de ce qu’il a entendu
et compris dans les scènes qui précèdent : la victoire de l’amour n’est pas au combat (vers
781). Tout, par la suite, dit le combat pourtant. Le campement, le verbe piptô. La loi de
l’amour tombe sur les troupeaux, (ktêma, au vers 781). Toute procréation, (ici suggérée par
les troupeaux) est impossible dans notre histoire, histoire où toutes les reines meurent, où
la génération est entachée de malédiction. A propos de l’amour et de la première strophe
de ce stasimon, Jean Bollack, dans La mort d’Antigone, page 18, écrit : « dans le domaine
que régit Aphrodite, tout passe par les femmes et l’arme que leur forge le désir. Il les
habite, il attire et il tue. Aussi est-ce dans les chambres des femmes qu’Eros recrute ses
troupes. Il y passe ses nuits sur les joues des filles comme d’autres dans le gel de
campements (…) Eros se confond dans la profondeur du récit avec Pâris de Troie, son
acolyte et son homologue mortel ». En effet, tout nous rappelle Pâris : la chambre des
femmes, la séduction, le voyage par la mer et la montagne, les troupeaux du berger, la
folie.7 Si la victoire de l’amour n’est pas au combat, c’est qu’il s’agit ici d’un autre combat.
La loi de l’amour va vaincre, mais d’une façon différente, sans armes. Elle est une loi qui
siège près des grandes lois des dieux (vers 797). Non seulement elle va vaincre, mais tout
renverser. Comme Antigone, elle a sa propre loi. (Antigone est dite autonomos, au vers
821). La loi d’amour renverse les cités, bouleverse les justes, les pousse à l’injustice. Elle
renverse avec les cités les relations pères –fils (vers 791-94). Elle bouleverse donc ici celui
qui est chef de la cité et père d’Hémon, Créon. Elle peut faire n’importe quoi. Aphrodite
joue (vers 800). « Et il gagne, le désir brillant / des yeux de la jeune fille dont le lit est
bon » (vers 795). Le désir est issu des yeux de la jeune fille. Entre ce qui voit et ce qui est
vu, il existe une entière réciprocité. La lumière qui se dégage de l’objet pour le rendre
visible est de même nature que la lumière issue de l’œil qui regarde. Ainsi, la lumière se
dégage de l’œil d’Antigone et le désir (lumineux) y retourne. Le désir est tout puissant.
Mais s’il est puissant sur Hémon, qui va, à partir de là, entrer en conflit avec son père et se
tuer après avoir voulu tuer son père, il gagne aussi, la peur du désir étant déjà du désir,
Créon. Créon fait preuve ici de folie (vers 790) comme celui qui possède le désir,
l’intempérance du désir.
Créon fait son Oedipe
En effet, à partir de ce stasimon, la folie se précipite. Antigone va être tout de suite
conduite à la mort. Créon ne veut plus en entendre parler, ni l’entendre. Créon sans le
vouloir « fait son Œdipe ». Œdipe roi est écrit beaucoup plus tard, mais c’est pourtant
Œdipe que Créon vise à éviter d’imiter, et que, justement, il ne peut éviter d’imiter. Tous
les deux veulent sauver leur ville. Créon, comme Œdipe, maudit son fils. Tous les deux
s’emportent contre leurs interlocuteurs, avant de s’emporter contre le devin, Tirésias. Tous
les deux perdent leur femme par suicide. Créon n’est pas un personnage tragique. Ou,
plutôt, il voudrait ne pas l’être : derrière l’ensevelissement du corps de Polynice, derrière
les annonces du devin, il soupçonne de basses questions d’argent. Son manque de
prévoyance sur ces problèmes le rendra justement tragique, à la manière de son beau-frère.
Enfin, il s’assimile au drame d’Œdipe, lié malgré lui à cette famille à qui il voudrait donner
un terme juste. Il manque de se faire assassiner, comme Laïos, par son propre fils. C’est
pire : la mort lui est refusée. Il ne se crève pas les yeux comme Œdipe. Il voit l’horreur.
Celui qui a désiré n’être pas tragique et sortir les Labdacides de leur folie est fou et tragique
plus que tous les autres. Pourquoi ne pas soupçonner, sous la peur de la femme inspirée
par Antigone à Créon, la peur du désir incestueux de Créon pour Antigone. Il n’y aurait
plus que cela à accomplir pour que le portrait familial soit achevé. Cette peur du désir
oppose violemment Créon à son fils, le refus de ce désir le fait envoyer à la mort l’objet
possible du désir, avec une sorte d’enthousiasme, ou de précipitation. Cette peur du désir
est aussi intimement liée au besoin de domination sur la cité qui est le rôle et le devoir de
Créon. Créon est un chef, avec ses misères de chef, d’homme « normal » (lui qui vient de
famille tragique), de chef craignant les problèmes de corruption, les problèmes de
rébellion. Puis une femme lui tient tête. Elle pourrait dominer. Par nature, par sa nature de
femme, elle ne le peut pas. Elle domine quand même, le mettant en danger dans son
identité de chef et son identité sexuelle. Ce troisième stasimon (du vers 781 au vers 800)
chante le désir, l’amour qui certes met le désordre entre les hommes de même sang (le père
et le fils) mais qui bouleverse les chefs, les princes, d’eux à eux-mêmes. D’ailleurs, quand il
s’agira d’aller sauver Antigone, selon les raisons données par Tirésias, et encouragé par le
chœur, Créon le fera à l’envers, comme s’il ne comprenait pas, ou comme s’il faisait tout
pour ne pas infléchir son premier besoin d’anéantir le désir de la fille interdite : il arrivera
trop tard. Cette femme qui n’était pas loin de faire la loi à un homme, est la fille (celle « à la
place de la fille ») qui aurait dû ne pas être, comme Œdipe aurait dû ne pas être, - qui peut
donc, n’étant pas tout à fait, être à toutes les places : fille fiancée du fils, fille du beau frère,
dernière fille royale, fille qui se met à la place de l’homme, - celle vers qui la logique de
cette famille incestueuse devrait en toute horreur mener Créon.
Créon veut s’éviter le drame du désir, mais cela n’est pas suffisant. Il le fait de façon
maladroite, obstinée, angoissée. Il n’y peut rien, et le renforce. Ce drame du désir est écrit
au centre de la pièce, dans ce troisième stasimon, après quoi la tragédie va s’affoler.
Comme Antigone et Créon quand ils se cramponnent aux lois qu’ils défendent ne peuvent
rien contre l’anéantissement de l’être humain, Créon en lutte contre le désir ne sera pas
plus fort que les hommes de sa famille, Laïos, Œdipe, ceux qui n’ont pas même pas cherché
à lutter.
Responsabilité des dieux et ignorance des hommes
Dans Œdipe roi, Œdipe interprète son malheur comme étant de la responsabilité
d’Apollon. Même si Antigone se réclame du malheur familial soumis à la responsabilité
d’un dieu, le malheur est beaucoup plus vaste, dans la pièce qui porte son nom, que s’il
était attribué à un dieu, le malheur est bien plus humain que partout ailleurs. Pas de faute,
simplement des erreurs, des paroles qui s’affrontent sans se rencontrer et engagent, des
malentendus, des personnages possédant chacun un mythe personnel (l’amour des siens,
l’amour de l’ordre), s’obstinant chacun dans son excès, jusqu ‘à ce qu’il soit trop tard et que
la vie humaine, même et surtout celle que l’on voulait en protéger, tombe dans l’horreur.
Pas de dieu, donc ?
Le troisième stasimon montre les hommes (Hémon, et comme nous avons tenté de le
montrer, Créon) victimes d’Eros, dont les luttes et les victoires sont plus subtiles que celles
de la lance et de la guerre. S’il est certain (vers 781) qu’Eros ne vainc pas au combat
(machan), c’est bien qu’il vainc ailleurs. Eros au centre de la tragédie, reprenant le désir
d’Hémon pour Antigone, le désir ou les désirs possibles et mal venus de Créon identifié à
Œdipe ou aux hommes intempérants et transgressifs de la famille, est d’autant plus
étonnant que tout le début de la pièce est à la recherche du sens d’une notion à la fois
proche et très différente de l’amour évoqué ici : la philia. Antigone se réclame d’elle, la
philia, quand elle veut enterrer son frère. Créon se méfie de la philia, et c’est peut-être une
de ses plus grandes erreurs de la confondre avec le désordre semé par Eros. « Et celui qui
place au-dessus de sa patrie / un ami, je dis qu’il n’est nulle part», dit Créon aux vers 183.
Les amis, pour Antigone, ce sont les proches, les parents, ceux qui sont « avant » et
auxquels on doit quelque chose. Pour Créon, un ami est toujours à redéfinir. Il fait de
Polynice, proche et parent, un ennemi. Faire du plus proche l’étranger, faire du très proche
l’objet haï (ce que fait Créon avec le corps de Polynice) fonctionne comme une menace : il
est toujours possible de faire de celle qui est trop proche l’objet possible d’un désir. Désir
détestable, certes, et qui renverse les lois, désir ayant sa loi propre. Créon ne sait jamais ce
que les lois d’amour, Philia et Eros, demandent.
Mais si ce n’est Eros8, ainsi malmené par Créon, il semble bien qu’aucun dieu ne soit
impliqué dans le drame d’Antigone. Il semble que ce soit là une des seules pièces connues
où n’interviennent plus le destin, les oracles, la malédiction9. Bien sûr la malédiction a eu
lieu, autrefois, et Antigone n’a de cesse de la rappeler. On pourrait penser que cette
ancienne calamité est encore à l’œuvre. Mais Créon, en instituant la loi sévère de ne pas
enterrer Polynice, veut mettre un terme à la tragédie, veut distinguer ce qui avait été si uni
dans le flou de la malédiction. Etéocle et Polynice avaient été pareillement maudits par leur
père. Créon, leur offrant des traitements différents, affirme que la malédiction globale ne
vaut pas, qu’elle est remplacée par la décision raisonnable et équilibrée d’un chef, qui sait,
avec ses lois, protéger la cité. Créon « sépare », et nie ce qui avait renvoyé dos à dos les
deux frères. Le problème, c’est que ça ne marche pas. Tout finit très mal, la volonté de
refuser la tragédie tourne en tragédie plus lourde, touchant un très grand nombre de
personnes. Et Créon n’est pas victime de la mauvaise volonté d’un dieu, ni d’une faute
commise : tout se noue au présent, dans le dialogue. Les réactions que la décision de Créon
provoque s’enchaînent, imprévues. Créon s’est pris pour un dieu ou a surestimé son
pouvoir sur les choses, inventant bien à contre cœur le désastre. La tragédie montre le
désastre produit au fur et à mesure de l’avancée des dialogues, désastre qui n’était pas
prévu puisqu’au commencement on s’était défait des malédictions et de la théodicée qui,
pour un bien ultérieur, pouvait mener les personnages à un sort fatal. Il s’agit de la
tragédie de la parole montrée dans l’espace de la scène et dans le temps du drame, - de la
tragédie de celui qui possède la parole et sait en représenter les faillites, en faisant d’elle
une forme d’art.
V 825
La fille de Tantale
Niobé, sur le rocher de Sipylos, chez son père Tantale, après la mort de ses enfants, se
transforme en rocher. De ce rocher, une source coulera : les larmes éternelles de Niobé.
V 826
Une pierre qui a poussé
La neige coule des hauteurs de la montagne, jusqu’à son visage, changé en pierre.
V 858
La lamentation triple
Première lamentation pour Œdipe qui se crève les yeux. La deuxième pour Jocaste qui se
tue. La troisième pour la mort des enfants, Etéocle et Polynice. Ismène aussi, aux vers 505, compte trois catastrophes.
V 878
Sur cette route qui approche
Antigone n’appartient ni aux vivants, ni aux morts. Si on ne peut pas dire l’appartenance
(ni la vie ni la mort), les deux domaines ne sont plus strictement séparés. S’ils ne sont pas
séparés, le passage (la route imminente, sur laquelle est Antigone, et qu’elle nie de
plusieurs façons, en la faisant plus longue qu’elle n’est, puis en raisonnant) n’existe pas.
Rien n’arrive dans une vie d’homme, la mort est de tout temps et de toujours, inséparable
de la condition humaine. Tout co-existe. Pas d’événement. Au moment où le « pas
d’événement » peut s’entendre, Antigone marche quand même, le récit, le drame aussi, et
« ça » va avoir lieu.
V 891-915
Au nom de quelle loi ?
Tout à l’heure, Antigone pleurait et chantait son deuil, sa mort, sa peine irreprésentable.
Puis Créon a demandé que l’on précipite les choses. Elle trouve absolument et très vite les
paroles rationnelles (non plus celles qui sont de l’ordre de la plainte), qui la maintiennent
encore en vie, non seulement parce que cela retarde concrètement le temps de mourir mais
surtout parce que la raison humaine, avec ce qu’elle trouve comme arguments, est du côté
de la vie. Peu importe que les arguments soient justifiés ou non, intéressants ou non : un
frère est plus important qu’un époux car on ne peut en avoir un autre après la mort de ses
parents10…. Si l’on pense que le propre père d’Antigone est en même temps son frère (le
fils de sa mère), on saisit la quasi inanité des arguments consistant à classer les gens de la
famille par degré d’importance. Ce qu’elle veut et tente, c’est que la mort s’éloigne,
devienne imaginaire. D’ailleurs, après la deuxième intervention de Créon qui veut faire
presser les choses, Antigone dit que « le mot » est là. Pas seulement le mot, répond Créon.
Plus Antigone raisonne, plus la mort n’est qu’un mot. Par ailleurs, l’argument choisi,
particularisant Polynice, ressemble bien à ce que nous montre d’elle Antigone depuis le
début de la pièce. En face des lois, et en face de Créon qui généralise toujours, elle en
appelle à l’individualité. La véritable philia est d’aimer celui qui es là, sans considérer ni
ses torts ni ses attributs (ennemi, impie, etc).
V 899
Mon frère
Il s’agit d’Etéocle. Antigone est proche de tous les morts qui sont déjà honorés : père, mère,
frère Etéocle. Plus loin, au vers 915, il s’agit de Polynice.
V 952
Ni la pluie ni Arès
Il est toujours question ici de Danaé. Je conserve ombros (la pluie), des manuscrits, contre
la correction le plus souvent adoptée, olbos (le sort). Je comprends que ce qui marque le
destin de Danaé a une puissance effrayante. Les éléments de son destin sont énumérés.
Aux éléments de son destin, qui sont repris en une sorte de résumé, Danaé ne peut
échapper : la pluie (représentant Zeus, le sort où elle est soumise), Arès (les violences de
Polydectes, le tyran de l’île où elle est réfugiée avec son fils Persée, le meurtre involontaire
d’Acrisios, son père, par Persée, son fils), la prison (dans laquelle son père l’a enfermée),
les bateaux (qui rappellent son errance en mer avec Persée, puis celles de Persée seul).
V 955- 65
L’enfant coléreux
Au centre des portraits peints par le choeur, on trouve le fils de Dryas, Lycurgue. Lycurgue
s’est révolté contre Dionysos. Après la folie (de ne pas connaître le dieu) il a connu la
(bonne) folie du dieu. On pense ici à Antigone et à Créon, leur folie, leur excès. De plus,
Lycurgue « provoquait les Muses qui aiment la flûte ». Connaissant le dieu, il le célébrait
par le chant. Sur ce chant tragique, voir J. Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de
Créon, chapitre 12, pages 120-125 : « Lycurgue a été dompté et guéri. Dionysos ne l’a pas
abattu, mais contraint à se revêtir de sa rage, au point de l’arracher à la fureur et d’en
purifier la sauvagerie. La catharsis fournit un contre exemple de Créon et d’Antigone. (…)
Dionysos apaise le délire qu’il déchaîne (le feu bachique) et lui substitue une extase
musicale. C’est la flûte de la tragédie. »
V 970 – 76
Les deux fils de Phinée
Idaéa, jalouse de ses beaux fils (fils de Cléopatra et de Phinée), les accuse de lui avoir fait
violence. Elle les aveugle. On ne retrouve pas ici le thème de l’enfermement, de la
métamorphose en pierre. En revanche, les yeux crevés des enfants de Cléopatra rappellent
le sort d’Œdipe. Cléopatra est une mère, et depuis le début du chant d’Antigone, ce
thème revient : je ne serai pas mère, je meurs sans avoir élevé d’enfants. La première figure
mythique à qui fait allusion Antigone est Niobé, qui souffre de la perte de ses enfants.
Comme si au moment de mourir, le sentiment le plus douloureux, ou par son absence ou
par ses violences, était celui de la maternité. Antigone, au moment de mourir, pleure à la
fois des enfants absents (elle comme mère absente, par contraste avec Danaé, mère malgré
tout) et une mère absente (Cléopatra, figure douloureuse de mère, aux enfants de qui on
crève les yeux. On pense à Jocaste).
V 1035
Vous ne me laissez même pas tranquille
Sens passif d’apraktos « le devin ne me fait pas rien ». Créon pense que les gens de Thèbes
ont corrompu le devin pour qu’il joue la comédie. Créon au vers 1033 s’adresse à Tirésias :
presbu (vieillard). Puis il change de destinataire, adresse son discours à l’ensemble du
chœur (pantes, tous, humin, vous).
V 1044
Souiller les dieux
La pensée d’Antigone pourrait aussi se résumer ainsi. Aucun homme n’a le pouvoir de
souiller les dieux, et je fais ce que j’ai à faire. On voit bien que l’erreur fatale est ailleurs,
pas tellement dans les décisions ou les prises de position de l’un ou de l’autre des
protagonistes, Créon ou Antigone, tellement proches ici. Proximité, à ce moment du
drame, entre Antigone et Créon. La parole est fermée, nouée d’un côté et de l’autre, et
malgré sa proximité de fond, ne se rencontre pas.
V 1055
La race des devins aime l’argent
Tirésias et la tragédie rejouée. Dans Œdipe Roi Tirésias s’oppose à Œdipe de cette même
façon violente. De nouveau, ici, Créon est obsédé par l’argent. Il ne peut pas se croire un
vrai héros de tragédie.
V 1080
Pleines de haine
Les cités sont bouleversées. Toutes les cités deviennent echtrai, pleines de haine, à cause
des bouts de chair du cadavre de Polynice que les chiens et les oiseaux dispersent autant
que possible, partout.
V 1102
Tu veux
La deuxième personne, dokeis, laisse au chœur la responsabilité de la décision, du moins
pendant un court instant.
V 1110
Le lieu que l’on voit partout
Ou le lieu que l’on voit de partout. Le lieu par excellence, celui où il est question du mort.
V 1144
D’un pied qui purifie
Au cœur de la tragédie : Dionysos, appelé là plus que nulle part ailleurs puisqu’on est à
Thèbes, la ville de sa mère. Il doit purifier l’acte de mort, en faire quelque chose. Les mots
qui l’accompagnent sont immortels (epeôn ambrotôn, au vers 1133).
V 1160
Aucun mortel n’est devin
Tôn kathestotôn : les choses établies. Au vers 1113, on lisait nomous kathestôtas, les lois
établies. Ce qui est établi, c’est que le sort de l’homme est changeant, c’est que rien ne l’est.
Personne ne peut prophétiser ce qui est, car ce qui est bouge toujours, la chance tourne en
malchance.
V 1303
Le tombeau célèbre
Mégarée est l’autre fils de Créon, dont le nom est Ménécée dans les Phéniciennes
d’Euripide. Tirésias annonce à Créon, dans les Phéniciennes, qu’il doit sacrifier son fils
aîné pour la victoire de Thèbes (d’Etéocle contre Polynice). Créon s’y refuse mais Ménécée
(ici Megarée) s’immole. Ce premier enfant mort est nommé et rappelé seulement
maintenant, au moment de la succession des désastres.
V 1329
La plus belle de toutes mes morts
Le pronom possessif des manuscrits, emôn, permet de comprendre que toutes les morts,
jusqu’à présent, étaient celles de Créon. La sienne propre sera la plus belle, celle qui
achèvera tout.

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