Du temps et des mots Au tout début de la pièce, au
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Du temps et des mots Au tout début de la pièce, au
Sophocle Du temps et des mots Au tout début de la pièce, au vers 7, Antigone annonce à sa sœur ce que dans la scène suivante, à partir du vers 162, Créon viendra annoncer aux hommes rassemblés, à savoir ce qu’il a édicté pour réagir à la tuerie Etéocle / Polynice et à l’attaque de Thèbes. Etéocle sera enterré, honoré. Le corps de Polynice pourrira sans tombeau, à l’extérieur de la ville. Plus tard, à la fin de la pièce, le devin Tirésias (celui qui se fâchera avec Œdipe dans Œdipe Roi, à peu près quinze ans plus tard, la chronologie de l’écriture ne respectant pas celle du mythe) finit par dire ce qu’il ne voulait pas dire, ce qu’il taisait, ou terrait, au fond de son cœur (vers 1060), ce qu’il ne savait pas jusqu’alors peut-être, à savoir que la catastrophe, du fait de la loi mise en place par Créon, ne manquerait pas de frapper lourdement celui-ci. Voilà deux petits exemples d’une chronologie bouleversée par la parole, - l’un étonnant car il nous oblige à penser quelque chose du drame qui a lieu hors du drame (Antigone a-t-elle entendu une rumeur, Créon a-t-il déjà fait une annonce …), étonnant car il nous rend suspecte cette chronologie bouleversée, nous surprend et intrigue notre attention d’auditeur ou de lecteur. L’autre exemple est moins surprenant puisqu’il est bien entendu que les devins devinent. Mais ce n’est pas tout. Le chœur des vieillards lui-même, aux vers 110-146, chante le périple de Polynice à Thèbes (arrivée, départ, mort) sans respect de la chronologie, comme si l’échec précédait l’attaque, le départ l’arrivée. Comment comprendre cette chronologie renversée, qu’en faire dans l’interprétation de la pièce ? On pourra dire, par exemple, que la prescience d’Antigone signale que « l’ennemie » de Créon est connue dès le début, qu’il n’y a pas de surprise, que si Créon édicte cette loi, il sait déjà à qui il la destine. On pourra dire que le conflit est tout de suite posé, les antagonistes trouvés. On pourra penser aussi que le temps mis en problème signale qu’une des raisons du drame est de vouloir faire table rase du passé, de le faire d’une façon maladroite, violente, voire idiote. On peut penser que Créon ne respecte pas l’enchaînement des trois temps (passé, présent, futur), et que niant le passé il le renforce, l’expose, sous la forme du corps mort de Polynice. Pour d’autres raisons, et différemment, Œdipe, épousant sa mère, n’avait pas, lui non plus, respecté la chronologie des générations. Créon et Antigone avec lui (elle annonce avant de savoir, elle meurt avant d’épouser, elle est connue comme ennemie avant d’avoir agi) feraient par leur comportement, tous les deux, allusion à ce qui s’est passé, déjà, - ils recommenceraient l’histoire passée. Pour interroger ces temps mêlés dans les paroles d’Antigone, de Tirésias et du chœur (les trois exemples retenus), faisons un détour. Plus encore que la chronologie, les personnages semblent, en certains points, bouleversés. Les uns peuvent être assimilés à d’autres. Lorsque le garde vient annoncer à Créon que quelqu’un a transgressé ses ordres, il détaille l’affolement qui les a saisis, lui et les autres gardes (vers 259 et suivants). Créon (vers 280) répond au chœur de se passer de commentaires. Sinon, il serait (comme les gardes) saisi de colère lui aussi1. Créon, quand la catastrophe est –presque- à son terme pour lui, et qu’il cherche son fils Hémon dans le tombeau d’Antigone, se demande s’il n’est pas lui aussi devin (vers 1212). Il se souvient probablement des paroles de Tirésias et il les sent brûlantes de proximité. On l’a vu, Antigone a quelque chose elle aussi d’un devin : elle annonce avant Créon les édits de Créon. Le garde, quand il vient trouver Créon (avec un discours plein de négations et d’interrogations, aux vers 224 et suivants, un peu à la manière des tout premiers discours d’Antigone), le fait avec angoisse. Il s’empresse de dire qu’il n’a pas commis l’acte (vers 239). Mais il vient en coupable, et il est bien étonné de s’en retourner sain et sauf. Il en remercie les dieux, ce n’était pas gagné. Il est lui aussi coupable, il est en tout cas dans la faute que l’on pourrait penser qu’il a commise, et ainsi identifiable à Antigone. Enfin, et ce sera le dernier exemple, Créon, aux vers 1043-1044, lors de la scène avec Tirésias, dit « je sais bien / qu’aucun homme n’a la force de souiller les dieux ». Une phrase pareille, ainsi que toute la suite, dit la proximité, malgré les apparences, qu’il y a entre lui et Antigone, l’énormité de leur malentendu et de leur folie commune. Si l’histoire des Labdacides raconte, dès l’origine, un problème de génération (Laïos ne doit pas avoir d’enfant), un problème de chronologie dans les générations (Oedipe devient l’époux de sa mère), si dans ce drame les paroles de certains protagonistes (Antigone, Tirésias, le chœur) devancent les faits ou rendent confus leur enchaînement, il est vrai aussi que la place accordée à l’un ou l’autre des protagonistes n’est pas fixe, unique, stable. Les rôles seraient interchangeables, ou presque. On pourrait même dire que les fautes commises ne sont pas plus le fait de l’un ou de l’autre des grands protagonistes du drame. Les malheurs ne sont qu’à imputer au drame qu’est une vie humaine, sans réparation, sans remède possible. Personnages labiles, mobiles, aux places incertaines (vers 332-375). Mais ce n’est pas tout. Un petit détour : Dionysos est évoqué au début et à la toute fin du drame. Il est appelé victorieusement, au début, par le chœur, puisque la ville célèbre sa victoire sur les Sept qui sont venus l’attaquer. Puis, il est de nouveau évoqué à propos de la folie de Lycurgue (folie de ne pas connaître le dieu, folie réglée par la folie du dieu). Enfin, plus longuement, aux vers 1116-1152, on l’appelle pour purifier la ville, sa ville, la ville de sa mère. « Mille-noms, trésor de la jeune fille cadméenne, / enfant aux grondements sourds / de Zeus, toi qui parcours l’Italie ». Il est appelé poluônume, « mille noms ». Il a l’habitude de visiter les rues de Thèbes, accompagné de « mots immortels », « ambrotôn epeôn » (vers 1133). Dionysos voyage, est originaire de Thèbes mais n’y réside pas, parcourt des pays, est appelé de noms différents. Lui aussi est mobile, aux places et aux noms incertains. Malgré ces lieux et ces noms incertains, changeants, les mots sont immortels. Ce sont eux les véritables protagonistes du drame. Des mots, entre les uns et les autres, ont eu lieu. Antigone continue de chanter, puis d’argumenter, pour ne pas mourir2. Les personnages qui vont mourir ou pour qui le drame a lieu, a eu lieu ou aura lieu, pour qui le drame n’aura pas de terme (voir la succession des malheurs à la fin), ont parlé. Eux si semblables (si opposés et pourtant si semblables) ont combattu par la parole. Et il est toujours possible de faire comme eux et de participer, depuis le petit coin de temps et du monde que l’on habite, au dialogue qu’ils ont engagé, - corps en perte, corps luttant et errant, fautif de rien d’autre que de la perte promise qui les définit. L’auteur donne donc à entendre des personnages « avant-coureurs » ou « doubles » d’autres personnages3, qui profèrent, pour certains d’entre eux, une parole qui sait avant, qui n’appartient pas à un temps fixe et limité, mais qui, mobile, vaut pour tous et pour tous les temps4. Tout se passe comme s’il n’y avait qu’un seul temps, celui du drame (recommencé), qu’un terrain, celui des mots (immortels). Et il n’y a qu’un sujet, un seul, celui qui dit et celui qui est dit. C’est pour lui que se joue le drame. Mais convoquer Dionysos pour insister sur l’importance des mots dans cette tragédie serait insuffisant. Les « mots immortels » qui accompagnent Dionysos sont ceux du culte, de la légende et de la tradition. D’autres mots sont à l’œuvre, ceux avec lesquels les personnages se battent, s’affrontent. L’exemple du garde est particulièrement clair. Aux vers 223-237, il est obligé de venir annoncer une catastrophe à Créon et son discours est alors plein d’interrogations et d’hésitations. Un peu plus tard, après avoir arrêté Antigone (au vers 388 et suivants), il adoptera un pseudo discours savant (« chez les hommes », « ma pensée », « la joie hors d’attente », « j’ai raison ») qui le montre assez sûr de lui devant le même Créon. Puis, encouragé, il se lance dans le récit de l’événement. Le chœur, au vers 376, s’est exclamé, en reconnaissant Antigone que mène le garde : « comment, alors que je la vois, dire le contraire ? ». Le chœur voudrait pouvoir dire le contraire de ce qui est. Le réel dément l’image qu’il veut se faire des choses. Les mots seraient-ils condamnés à dire le réel, bien qu’ils tentent le contraire ? Le garde, lancé par l’exclamation du chœur, va commencer, aux vers 415 et suivants, le récit « d’autre chose » : récit d’un moment surnaturel (« colère du ciel », « cercle brillant du soleil », « typhon », « cheveux du bois », « douleur du ciel », « maladie des dieux »). Le garde répond au désir du chœur : comment ne pas raconter le réel insupportable que nous avons devant les yeux, à savoir qu’Antigone, dernière reine de la famille des Labdacides, est prisonnière pour avoir enfreint l’édit de Créon ? Et il parvient à raconter « autre chose », puisque sa manière de décrire les éléments en colère fait de l’événement une nouveauté, un prodige, une sorte de fiction. Plus tard, une autre occurrence de la fiction déchaînée interviendra, avec Tirésias, des vers 999 à 1021. Les mauvais augures, les sacrifices qui ne brûlent pas, les cuisses qui dégouttent de graisse, les oiseaux mangeurs de chairs deviennent prophétie très précise : quelqu’un de ta famille va mourir, dit Tirésias à Créon lorsqu’il voit que le chef de Thèbes n’est pas sensible au discours surnaturel. Le réel rattrape Créon. Tirésias, après avoir raconté longuement les bruits inconnus d’oiseaux et les présages de l’horreur, annonce de façon très rapide et ferme la « vérité » qui attend le chef de Thèbes : la mort d’un des siens. Mouvement opposé au mouvement qui entraînait le garde dans le récit de la tentative d’enterrement de Polynice par Antigone. Le réel tombe brut, en quelques vers. Ce réel-là est nécessaire : il aide à faire avec les règles de la tragédie, tout est noué, on va au but fatal sans hésitation. Le réel (notamment dans nos exemples d’Antigone bravant l’interdit prononcé par Créon, ou du sort d’Hémon) est l’arrêt, la mort, l’endroit où tout cesse5. Contre lui, lui faisant face, le défiant, les mots cherchent à durer, à flamboyer parfois. Du réel, et du combat contre le réel, les mots savent donc rendre compte. Dans le domaine de la pensée ils s’aventurent aussi. Ils exposent, argumentent, débattent. Les exemples sont nombreux. Le garde, un peu plus sûr de lui quand il vient devant Créon pour la deuxième fois, raisonne. Créon justifie longuement son édit, clairement et posément, devant les vieillards assemblés. Il recommence à défendre ses positions, à partir du vers 639, devant son fils. Il tient un discours qu’il tente de rendre cohérent, logique et apte à convaincre. Il emprunte aux sophistes. Il sait ce que c’est que d’être un bon roi. Il sait quelles sont les intempérances à craindre des citoyens, des femmes en particulier. Il prend des précautions, enveloppe d’un grand nombre de justifications la décision qu’il veut annoncer. Antigone, elle aussi, mime le discours argumentatif au moment où elle est conduite à la mort, comme si la raison pouvait quelque chose contre l’inéluctable où elle va. Le discours, dans tous ces exemples, sert à combattre – combattre l’autre, père, fils, chef, femme, soimême, mort. Parfois, le discours est en échec. C’est ce que l’on peut penser de la scène qui oppose Créon à son fils Hémon. Chacun des deux dispose d’un discours qui sait. Le discours bien bâti de l’un, l’autre peut le retourner, le prendre à son piège. C’est que le discours est un système clos sur lui-même, et comme tout système clos, peut être facilement caricaturé ou perverti. « Une cité n’est pas la chose d’un seul homme ! », dit Hémon à son père. « Non ? La cité n’appartient pas à son chef ? », répond Créon, qui ne comprend son fils que partiellement. Hémon s’engouffre dans la brèche, et poursuit : « Ce serait bien si tu commandais seul une terre déserte ! ». Et ils continuent tous deux dans les dérives du sens, prenant plaisir à mal se comprendre. Echec du langage, échec de la pensée ? Les mots sont le socle commun entre les personnages. Ils sont la norme, la seule norme. On peut les utiliser, les mettre à l’œuvre, tenter des extravagances, les retourner, les excéder, les nier. Voici pourquoi les différents discours, comme nous l’avons vu, sont si imbriqués et s’annoncent les uns les autres : le discours est unique, il a même racine. La racine de ce discours unique est le travail fait avec les mots, le travail des mots. Que le discours soit unique ne signifie pas que l’un vaille autant qu’un autre ni qu’il soit porteur de sens ambigus. Mais les mots sont la seule norme, celle dont chacun peut se servir, même pour errer ou se tromper. Ils sont ce que chacun tisse, noue, construisant syntaxe, lien, mouvement, durée, - et humanité. Les mots, socle commun, sont la seule norme et la seule humanité. Et que le discours ait semblé en échec à plusieurs endroits du texte (les scènes opposant Antigone et Créon, Hémon et Créon) ne prouve pas l’échec de la parole ni de la pensée, mais indique le renouvellement nécessaire, l’inépuisable répétition à quoi elles nous condamnent. Lire On trouvera en fin de volume un bref apparat critique où apparaissent les points les plus difficiles de l’établissement du texte et où sont exposés les choix faits. La lecture de la majorité des manuscrits est notée MSS. Les manuscrits, dont le plus ancien, le Laurentianus (L), date de 950 et dont les autres vont du treizième au quinzième siècle, appartiennent à une seule famille. D’autres notes, après l’apparat critique, tentent de rendre intelligible le travail d’interprétation à la base de la traduction proposée, et proposent quelques pistes de lecture. Les questions posées par la pièce de Sophocle ont été souvent et différemment interprétées. Parmi les auteurs qui s’y sont intéressés, Hegel, Heidegger et Lacan sont les plus connus. Conflits entre famille et état, entre loi divine et loi humaine, entre sexe masculin et féminin. J’interrogerai au fil des vers quelques uns de ces thèmes, tentant d’expliquer ainsi, au fur et à mesure qu’ils paraissent, les problèmes syntaxiques et le sens qu’ils découvrent, sans penser pour autant pouvoir trouver au drame une orientation générale ni un sens supérieur à tous ceux qui le composent. Traduire Après le travail philologique accompli sur ce texte, travail qui a peut-être eu tendance à le normaliser (Richard Jebb, Hugh Lloyd-Jones, J.C Kamerbeek, puis Marc Griffith) mais qui par son précieux souci d’exactitude a permis d’opposer à des arguments de nouveaux arguments, le texte a été réhabilité dans sa singularité par Jean et Mayotte Bollack. Le travail de J. et M. Bollack laisse au texte toutes ses chances car il ne cherche pas à découvrir un sens immédiatement clair et ne suppose pas systématiquement que les opacités sont dues à des défauts de transmission. Après ces différents travaux accomplis sur le texte de Sophocle, voici, me semble-t-il, un nouvel espace de lecture et d'écriture : comment faire pour que cette lecture du texte devienne événement d'écriture, comment tester cette volonté de sens, de sens dans sa singularité ? A partir de la nécessité de "sauver" la lettre dans sa rigueur, à partir d’un consensus sur le sens, s’ouvrent des chemins différents : la traduction n'est pas déductible d'une interprétation, même si elle suppose cette interprétation. Elle est subjective, et renvoie à d'autres perceptions de la langue, de la culture, du rapport entre mot et diction, entre mot et scène, elle dit quelque chose de l’individu, de sa singularité. La "refondation" du texte par les Bollack, comme geste, a ouvert, en fait, à une pluralité. * Editions et commentaires Mark Griffith, Sophocles, Antigone, , Cambridge Greek and Latin Classics, 1999. R.C Jebb, Sophocles. The plays and fragments, Part III, the Antigone, Cambridge, 3ème édition 1990. Hugh Lloyd Jones et Nigel Wilson, Sophoclea. Studies on the text of Sophocles, Oxford, 1990 (A) ; Sophoclis fabulae, Oxford, 1990 (B) ; Sopholes. Second thougths, Göttingen, 1997. Hugh Lloyd Jones, Sophocles, Antigone, volume 2, the Loeb classical Librairy, Cambridge, 1994. Jan Coenraad Kamerbeek, The plays of Sophocles, t III, The Antigone, Leyde, 1978. Paul Mazon, Sophocle, t 1, texte établi par Alphonse Dain, Les belles lettres, 1955. Jean Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de Créon, PUF, 1999. Jean et Mayotte Bollack, Antigone, enjeux d’une traduction, Campagne Première, 2004. Présentation Les passages lyriques (la parodos, premier chant du chœur qui entre en scène, et les stasimons, chants du chœur en place) sont en italiques. Les anapestes (passages en récitatif), sont en caractères romains, comme les passages dialogués. Quelques didascalies figurent en retrait du texte. Le prologue (scène d’ouverture), l’exodos (scène finale), et les différents épisodes sont indiqués. Merci A Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe pour leurs conseils et leur travail de relecture. A David et Lorenzo pour leur patience. * Personnages Antigone Ismène Chœur de vieillards de Thèbes Créon Le garde Hémon Tirésias Le messager Eurydice. La scène est à Thèbes, devant le palais royal. * Prologue Avant l’aube, Antigone et Ismène sortent du palais. Antigone : Oh ma pareille ma fraternelle visage de mon Ismène, 1 tu sais les malheurs d’Œdipe, en sais-tu un que Zeus n’accomplit pas sur nous deux qui vivons ? Il n’y a rien de douloureux, rien n’est sans malédiction, il n’y a rien de honteux, rien d’infamant, que je ne 5 voie pas, moi, dans tes malheurs et dans les miens. Et maintenant quoi encore ? On dit que le général vient de faire une proclamation à la ville assemblée ? Tu sais, tu as entendu quelque chose ? Ou les malheurs t’échappent, que les ennemis font marcher sur les amis ? 10 Ismène : Moi je ne sais rien, Antigone, des amis, rien d’agréable, rien de douloureux, depuis le moment où toutes les deux nous avons perdu nos deux frères en un seul jour morts d’une main qui se double. L’armée des Argiens a pris la route 15 cette nuit même, je ne sais rien de plus, rien qui me donne plus de joie ni plus de peine. Antigone : Je le savais bien, et si je t’ai fait sortir du palais c’est pour que tu sois seule à entendre. Ismène : Qu’y a-t-il ? Une parole t’a assombrie, on dirait ? 20 Antigone : Ne sais-tu pas que d’un tombeau Créon n’honore pas nos deux frères ? L’un oui, l’autre, il ne lui en fait pas l’honneur. Etéocle, dit-on, avec une juste justice et inspiré par le dieu1 et selon la loi, il l’a enfoui sous la terre, et les morts l’honorent, en bas. 25 Mais le mort piteux, le corps de Polynice, il est ordonné aux citoyens, dit-il, de ne pas le couvrir d’un tombeau, de ne pas pleurer sur lui, de le laisser sans sanglots, sans tombe, et tendre trésor sous les yeux des oiseaux qui aiment la chair. 30 Voilà ce que l’on dit du bon Créon, à toi et à moi - tu m’entends : à moi aussi !- il fait faire cette annonce et il s’occupe lui-même de l’annoncer clairement à ceux qui ne le sauraient pas, et ce n’est pas une petite affaire : celui qui ferait une chose pareille 35 serait exposé au meurtre, lapidé dans la ville. Voilà pour toi ce qu’il en est, et tu vas montrer si tu es bien née ou mauvaise chez les nobles. Ismène : Mais malheureuse, si on en est là, moi, que je lâche ou me batte, que puis je de plus ? 40 Antigone : Vois si tu veux peiner et travailler avec moi. Ismène : Quel genre de prouesse ? Quelle pensée as-tu ? Antigone : Soulager le mort avec moi, de cette main. Ismène : Est-ce que tu penses l’enterrer ? C’est interdit à toute la ville. Antigone : Enterrer mon frère, et, même si tu ne veux pas, ton 45 frère. On ne m’accusera pas de trahison. Ismène : Oh fille terrible, Créon l’a défendu ! Antigone : Il ne peut pas m’éloigner des miens. Ismène : Hélas, pense, ma sœur, à notre père, comme il nous est mort, odieux et avili, 50 pour les fautes qu’il découvrit lui-même il s’est frappé les deux yeux lui-même, de sa main même. Et à la mère et épouse, terme double, qui dans des lacets tressés a mutilé sa vie. Troisièmement à nos deux frères, dans la même journée 55 ils se sont l’un l’autre en souffrance égorgés et une mort pareille se sont donnée, d’une main réplique de l’autre. Et puis seules, toutes les deux, abandonnées, vois notre mort atroce si en forçant la loi nous passons sur l’avis et la puissance des rois. 60 Et il faut penser que nous sommes des femmes, nous ne pouvons pas combattre des hommes. Que nous sommes commandées par de plus puissants. Et qu’il faut écouter cela et des choses plus douloureuses encore. Alors moi je demande à ceux qui sont sous la terre 65 qu’ils m’accordent pardon, parce que je suis obligée. J’obéis à ceux qui marchent et exécutent. Tu sais, faire des prouesses, ce n’est pas malin. Antigone : Je ne te demanderai plus rien, rien du tout, et si un jour tu voulais faire quelque chose, tu ne me ferais aucun plaisir. 70 Sois comme il te semble. Lui – moi, je vais l’enterrer. Il est beau pour moi de le faire et mourir. Aimée je reposerai à côté de lui, à côté de l’aimé, je serai sainte et criminelle. Je dois plaire à ceux d’en bas plus longtemps qu’à ceux d’ici. 75 Là-bas, je reposerai toujours. Toi, fais comme il te semble, n’honore pas ce que les dieux honorent. Ismène : Je ne fais rien contre l’honneur ! Mais de force, contre les citoyens, je suis incapable. Antigone : Toi, voilà ce que tu as à offrir. Moi, je m’en vais 80 verser sur le frère que j’aime la terre d’un tombeau. Ismène : Hélas, malheureuse, j’ai tellement peur pour toi. Antigone : Ne t’en fais pas pour moi. Mène ta vie. Ismène : Surtout ne préviens personne de ton geste. Garde-le secret, je ferai comme toi. 85 Antigone : Hélas, crie-le ! Je te détesterai encore plus si tu te tais, si tu ne le proclames pas partout ! Ismène : Tu as le cœur brûlant quand tu touches la glace. Antigone : Mais je sais que je plais à qui je dois le plus plaire. Ismène : Si seulement tu le pouvais. Tu désires l’impossible. 90 Antigone : Et alors ? Quand je n’aurai plus la force, je m’arrêterai. Ismène : C’est au début qu’il ne faut pas traquer l’impossible. Antigone : Si tu parles comme ça, tu auras ma haine, avec de la haine tu seras vouée au mort et ce sera juste. Mais laisse nous, moi et l’erreur qui est à moi, 95 souffrir cet effroi. Parce que je ne souffrirai rien de si grand que je ne meure pas en beauté. Ismène : Comme tu veux, pars. Sache que ce n’est pas malin d’y aller. Pourtant tu es l’amie juste de tes amis. Parodos Entre le chœur de vieillards Chœur : Rayon du soleil, la plus strophe1 100 belle lumière qui ait jamais brillé sur Thèbes aux sept portes. Alors tu as brillé, oh paupière du jour d’or, au-dessus des flots de Dircé tu es venue. 105 L’homme d’Argos au bouclier blanc 2 s’en allait tout armé, fuyant à la course devant toi ; d’un coup de mors plus vif tu l’as secoué. Au-dessus de lui3 sur notre terre Polynice volait, 110 levé après les querelles de mots, poussant des cris aigus, comme l’aigle vers la terre, d’une aile de neige blanche il le couvrait, avec des armes en nombre, 115 avec des casques aux panaches de crinières. Il était droit au-dessus de nos toits, ouvrant antistrophe1 son bec aux lances dégoulinantes de sang sur la bouche aux sept portes encerclée. Il s’en alla avant de remplir de notre 120 sang sa gueule, avant qu’Héphaïstos aux pins résineux eût pris la couronne des tours. Tout autour de son dos s’étendait le si grand choc d’Arès ; pour l’adversaire4 125 dragon, voilà la dure épreuve. Les vantards, les beaux parleurs, Zeus les déteste par dessus tout et quand il les voit en grand flot approcher, insolents du fracas de leurs armes d’or, 130 de son trait de feu il fait tomber celui qui se rue aux créneaux, tout en haut, pour chanter le chant de la victoire ! Face à la terre chavire le Foudroyé strophe2 porteur de feu qui d’une ardeur frappée de folie 135 comme un bacchant soufflait en jet violent des vents de haine. Et l’histoire a fini autrement. Le grand Arès qui est à notre droite et maltraite, a distribué aux uns des choses, d’autres à d’autres. 140 Les sept chefs devant les sept portes, un contre un, ont laissé à Zeus qui met en fuite les prix tout d’airain. Sauf les deux misérables : nés tous les deux d’un seul père et d’une seule mère, l’un contre l’autre 145 dressant leurs lances victorieuses deux fois ; ils ont eu une part de mort pareille tous les deux. Mais elle est venue, la Victoire au grand nom, antistrophe2 celle qui rend la joie à Thèbes aux chars nombreux. Après les guerres que voici, 150 voici l’oubli des guerres. Allons dans tous les temples des dieux avec des chœurs, toute la nuit ! Et que nous guide Bacchos, l’ébranleur de Thèbes ! Mais voici le roi du pays, 155 Créon, fils de Ménécée, notre nouveau chef. Il fait place aux conditions nouvelles des dieux, il doit agiter quelque idée parce qu’il a organisé cette assemblée de vieillards pour faire à tous 160 pareille déclaration. Episode 1 Entre Créon. Créon : Hommes, les dieux ont bien redressé les affaires de la cité, d’une grande tourmente ils les avaient secouées. Vous, j’ai tout particulièrement envoyé des messagers vous chercher ; c’est que je sais 165 que vous avez toujours vénéré la puissance du trône de Laïos, et lorsqu’ Œdipe a redressé la cité, et après son désastre, vous êtes toujours restés autour de ses enfants avec des sentiments solides. Puisque ces enfants, d’un sort double dans une seule 170 journée sont morts, frappant et frappés, avec la souillure du meurtre de soi, c’est moi qui tiens toute la puissance et le trône, selon ma proche parenté avec ceux qui sont morts. Il est impossible de connaître parfaitement d’un homme 175 l’âme et le sentiment et la pensée, avant qu’il ne soit rompu au commandement et aux lois. Celui qui gouverne toute une cité sans écouter les meilleurs avis et qui de peur verrouille sa langue, 180 me semble aujourd’hui comme hier le plus mauvais des hommes. Et celui qui place au-dessus de sa patrie un ami, je dis qu’il n’est nulle part. Moi, je prends à témoin Zeus qui voit tout et toujours : je ne me tairai pas si je vois la malédiction, 185 au lieu du salut, marcher sur les citoyens. Et il ne sera pas mon ami, l’homme qui veut du mal à ma terre, quand je sais que c’est elle qui me sauve et qu’en voguant sur elle qui se tient droite, nous nous faisons des amis. 190 Avec ce genre de lois je grandis notre cité. Et je viens annoncer les jumelles de ces lois aux citoyens, au sujet des enfants d’ Œdipe. Etéocle, celui qui a défendu notre cité et en est mort, qui a été le meilleur avec la lance, 195 qu’on le recouvre d’un tombeau et qu’on accomplisse tous les rites qui reviennent aux meilleurs morts, en bas. Pour le frère de même sang, je veux dire Polynice, l’exilé revenu, qui a voulu passer au feu de fond en comble la terre paternelle 200 et les dieux de chez lui, qui a voulu boire un sang pareil au sien et réduire ceux qui restaient en esclavage, qu’on annonce bien fort à la cité que personne ne lui accorde un tombeau, que personne ne pousse sur lui le cri de douleur, mais qu’on laisse sans tombe aux oiseaux et aux chiens 205 son corps à dévorer et qu’on le voie déchiqueté. Voilà mon sentiment, et de ma part jamais les méchants n’obtiendront le respect dû aux justes5. Mais celui qui veut du bien à notre cité, qu’il soit mort ou vivant, peu importe, je le respecterai. 210 Chœur : Tu fais ce qui te plaît, fils de Ménécée, Créon, à celui qui veut du mal, à celui qui fait du bien à notre cité. Tu peux, de toute façon, choisir les lois que tu veux pour ceux qui sont morts et pour ceux d’entre nous qui vivons. Créon : Soyez maintenant les gardiens de mes paroles. 215 Chœur : Propose à un plus jeune de s’en charger. Créon : Pour le corps, des gardiens sont déjà prêts. Chœur : Alors que veux-tu d’autre ? Créon : Ne laisse pas faire ceux qui n’obéiront pas. Chœur : Personne n’est assez fou qu’il désire la mort. 220 Créon : C’est vrai, la mort est le salaire. Mais par espoir, l’appât du gain a déjà tué des hommes. Le garde : Prince, je ne vais pas dire comment pris par la vitesse j’arrive sans le souffle, comment j’ai levé mon pied léger. Non, j’ai plein de fois examiné mes problèmes, 225 sur la route je tournais sur moi-même pour faire demi-tour. Mon âme me parlait et me racontait plein d’histoires. Malheureux, pourquoi vas-tu là où tu vas être puni ? Misérable, tu ne bouges pas ? Et si Créon apprend cela de quelqu’un d’autre ? Comment tu n’en souffrirais pas ? 230 J’agitais ce genre d’idées et je suis arrivé, doucement pressé6. La route courte en est devenue longue. Pour finir je suis là, venir à toi a triomphé. Et si je ne peux dire que le néant, j’expliquerai quand même. Je suis venu fortifié7 par l’espoir 235 de ne rien souffrir d’autre que mon destin. Créon : Qu’y a-t-il pour que tu sois découragé ? Le garde : Je veux t’expliquer et d’abord parler de moi. La chose, je ne l’ai pas faite, je ne sais pas qui l’a faite. Ce ne serait pas juste que je tombe dans un malheur. 240 Créon : Tu vas droit au but, tu la circonscris, la chose. On dirait que tu as une nouvelle à annoncer… Le garde : Une effroyable, oui. Dans ce cas, on y va tout doucement. Créon : Tu ne vas pas le dire ? Quand tu auras fini, tu partiras. Garde : Je te le dis. Le mort, quelqu’un vient de 245 l’enterrer puis est parti. Sur son corps il a répandu de la poussière sèche et a accompli les rites qu’il faut. Créon : Que dis-tu ? Quel homme a pu oser ? Le garde : Je ne sais pas. Il n’y avait là ni coup de bêche ni terre remuée à la pioche. La terre dure 250 et sèche, ni crevassée ni traversée par des roues de chars, sans aucun signe de quelqu’un qui l’aurait travaillée. Comme le premier guetteur du jour nous le montre, la vision incroyable, insupportable, était devant nous. Il avait disparu, pas enseveli, non, 255 mais une légère poussière était sur lui, comme pour éviter la [ souillure. Aucun signe d’une bête sauvage ni d’aucun chien qui l’aurait traîné n’apparaissait. Les gros mots claquaient des uns aux autres. Un garde accusait un garde. Et les coups 260 seraient venus à la fin, il n’y avait personne pour l’empêcher. L’un, l’autre, chacun avait accompli le travail, On n’avait vu personne mais on ne voulait pas ne pas savoir8. Nous étions prêts à prendre des masses de fer rouge dans nos mains, à ramper dans le feu, à jurer par les dieux 265 que nous n’avions rien fait et que nous ne savions pas qui avait pensé la chose ni qui l’avait accomplie. A la fin, lorsqu’il n’y avait rien de plus à chercher, quelqu’un a parlé, et nous a tous forcés à courber la tête vers le sol, de crainte. Nous ne savions 270 ni répliquer ni par l’action comment nous en sortir. Sa parole était de te rapporter cet acte, de ne pas te le cacher. Et c’est ce qui a triomphé, et c’est moi le malheureux que le jeton du sort condamne à prendre ce gentil lot. 275 Je suis là malgré moi, malgré vous, je le sais. Personne n’aime le messager de mauvaises nouvelles. Chœur : Prince, n’y a t-il pas quelque chose que les dieux inspirent dans cet acte ? Mon anxiété me le souffle depuis un moment. Créon : Arrête, avant de me remplir moi aussi de colère.9 280 Ne sois pas vieux et idiot à la fois. Ce que tu dis est intolérable si tu dis que les dieux ont souci de ce mort. Est-ce qu’ils l’honorent comme un bienfaiteur et l’ont recouvert, lui qui est venu 285 mettre le feu à leurs temples, colonnes et offrandes sacrées et disperser leur terre et les lois ? Est ce que tu vois les dieux honorer les méchants ? Non. Mais depuis le début, les hommes de la cité supportent mal ce que je fais, contre moi grondent 290 en secret, secouent la tête, et sous le joug ne se tiennent pas correctement. Ils ne m’aiment pas. Ce sont eux, je le sais très bien, qui ont conduit les gardes, contre salaire, à accomplir ce travail. Rien chez les hommes comme l’argent 295 ne suscite tant de mauvaises pratiques. Il saccage des villes, chasse des hommes de chez eux, façonne et transforme chez les mortels les esprits les meilleurs qui vont s’adonner à des affaires infâmes. Il a montré aux hommes à avoir la malice, 300 à connaître en chaque acte la transgression. Tous les vendus qui en sont arrivés là un jour ou l’autre ont fini par être punis. Zeus a tout mon respect, mais sache-le bien, je te le dis sous serment : 305 celui qui a fait la tombe de sa main, si vous ne le trouvez pas pour le faire paraître devant mes yeux, la mort seule ne vous contentera pas avant que pendus vivants vous ne révéliez votre outrance. Ainsi, c’est en sachant le bénéfice qu’on peut tirer de cela 310 que vous prendrez le reste et vous saurez qu’il ne faut pas vouloir faire gain de tout. A cause de ces infâmes profits on voit davantage d’hommes perdus que sauvés. Le garde : Tu me laisses dire quelque chose, ou je m’en retourne comme cela ? 315 Créon : Tu ne vois pas que même là ce que tu dis m’énerve ? Le garde : C’est dans les oreilles ou sur l’âme que tu as mal ? Créon : Pourquoi veux-tu ranger ma souffrance quelque part ? Le garde : Celui qui a agi énerve ton esprit, moi tes oreilles. Créon : Tu es l’incarnation même du bavard ! 320 Le garde : Du bavard qui n’a jamais fait l’acte. Créon : Qui voulait même livrer son âme pour de l’argent. Le garde : Hélas ! C’est effroyable, il y en a un qui pense, et il pense faux. Créon : Amuse-toi, avec la pensée. Mais si vous ne faites pas paraître devant moi celui qui a fait la chose, vous avouerez que 325 les vils profits produisent des douleurs. Le garde : Qu’on le trouve, parfait. Mais qu’on le prenne ou pas - c’est la chance qui en décidera -, impossible que tu me voies revenir ici. Je suis contre tout espoir, contre mon attente, 330 sain et sauf. Je dois aux dieux un grand merci. Stasimon 1 Chœur : Beaucoup de choses effroyables et rien strophe1 n’est plus effroyable que l’homme, cette chose qui court au-delà de la mer grise sous le vent de l’hiver, 335 et qui par les vagues montant des abysses, passe. Et la plus haute des déesses, la Terre, l’impérissable, l’infatigable, il l’épuise, de ses charrues la sillonne année après année 340 avec la race des chevaux. Et la famille des oiseaux, antistrophe1 penseurs légers, il les prend, et les tribus de bêtes sauvages et l’espèce qui vit dans l’eau de la mer, 345 dans ses enroulements de filets, l’homme expert, il les prend. Il maîtrise avec ses inventions la bête sauvage qui va par la montagne, et le cheval 350 au cou velu il le mettra sous le joug qui enserre, et le taureau infatigable de la montagne. Et la parole et la pensée strophe2 comme le vent et les humeurs qui règlent les cités, il les a trouvées tout seul, et à échapper 355 au plein ciel des inhabitables sommets et aux flèches des pluies mauvaises. Fort de toutes les issues, sur rien de ce qui sera 360 il ne vient sans issue. A la mort seule il ne trouvera pas une échappatoire, pour les maladies sans remède il a conçu des échappées. Comme science, il a le remède antistrophe2 365 de l’art, au delà des espérances, et tourne parfois vers le mal, parfois vers le bien. Il implante les lois de la terre et la justice des dieux où il se lie par serment, il est grand dans la cité, banni de la cité s’il touche 370 par audace ce qui n’est pas beau. Qu’il ne soit pas assis à mon foyer, qu’il ne partage rien avec moi celui qui agirait ainsi. Episode 2 Entrent le garde et Antigone Chœur : Devant ce phénomène monstrueux 375 je doute. Comment, alors que je la vois, dire le contraire : que celle-ci n’est pas la petite Antigone ? Oh malheureuse de ton malheureux père, Œdipe ! 380 Quoi, ce n’est quand même pas toi qui n’as pas cru aux lois du roi, toi qu’ils ont amenée, toi qu’ils ont saisie dans la folie ? Le garde : La voici, elle est là, celle qui a fait l’acte. Nous l’avons prise en train d’enterrer. Où est Créon ? 385 Chœur : Il sort du palais, juste au bon moment. Créon : Qu’y a t-il ? Sur quel bon moment me suis-je réglé ? Le garde : Prince, chez les hommes, on ne peut rien jurer de ne pas faire. Ma pensée d’après fait mentir ma pensée d’avant, puisque j’aurais désiré revenir ici très lentement 390 après tes menaces qui m’ont secoué comme une tempête. Mais la joie hors d’attente et contre attente n’est à la hauteur d’aucun autre plaisir. Je reviens, niant mes serments de ne pas le faire, avec cette fille qu’on a attrapée à arranger 395 la tombe. Là aucun jeton du sort n’est tombé, mais c’est ma chance à moi, pas celle d’un autre. Maintenant, prince, prends la fille comme tu veux, et juge, fais avouer. Moi je suis un homme libre, j’ai raison de m’écarter des malheurs. 400 Créon : Cette fille tu l’as prise où et comment ? Le garde : C’est elle qui enterrait l’homme. Tu sais tout. Créon : Tu comprends ce que tu dis et tu dis vrai quand tu le dis ? Le garde : C’est elle que j’ai vue enterrer le cadavre que tu ne veux pas enterrer. Est-ce que je dis des choses claires et nettes ? 405 Créon : Et comment la voit-on? Comment l’a-t-on prise sur le fait ? Le garde : Ainsi s’est passée la chose. Lorsque nous sommes revenus après tes menaces effroyables, nous avons balayé toute la poussière qui enveloppait le mort, nous avons bien mis à nu le corps pourrissant, 410 puis nous nous sommes installés, et du haut des rochers, dos au vent, nous évitions que l’odeur venue de lui ne nous frappe. Vivement l’un secoue l’autre, dans un fracas de gros mots, personne n’épargne sa peine.10 Cela dure un temps jusqu’à ce que dans l’éther 415 au milieu s’installe le cercle brillant du soleil et que la brûlure s’échauffe. Alors subitement, de la terre, un typhon souleva l’ouragan, douleur du ciel, remplit la plaine, ravagea tous les cheveux du bois de la plaine, et le grand éther en était plein. 420 La bouche close nous recevions la maladie des dieux. Et lorsque cela s’est éloigné, longtemps après, on voit la fille, et elle pousse des cris aigus d’oiseau qui fait mal, comme lorsqu’il voit dans la couche vide le lit orphelin de ses petits. 425 Elle, dès qu’elle aperçoit le corps nu, elle gémit avec des cris, et de mauvaise prière prie contre ceux qui ont fait le travail. Dans ses mains aussitôt elle porte la poussière sèche et d’un vase de bronze forgé fait couler 430 trois libations autour du mort. Nous la voyons, nous nous précipitons, et tous ensemble nous la capturons aussitôt : elle n’est pas du tout traumatisée. Sur ce qu’elle a fait avant et maintenant, nous l’interrogeons. Elle ne nie rien du tout. 435 Pour moi c’est à la fois plaisir et à la fois douleur. En effet, fuir les malheurs, c’est plaisir. Conduire au malheur ceux qu’on aime, c’est douleur. Mais tout cela compte moins pour moi que mon salut. 440 Créon : Toi, toi, le visage courbé vers le sol, tu dis ou tu nies avoir fait cela ? Antigone : Je dis que je l’ai fait et je ne nie pas. Créon : (au garde) Toi, sauve-toi où tu veux, Libre, à l’abri d’une lourde accusation. 445 (à Antigone) Et toi, dis moi, sans longueur, vite : Tu étais au courant des proclamations qui interdisaient cela ? Antigone : J’étais au courant. Pourquoi pas ? Elles étaient claires. Créon : Et tu as osé transgresser les lois ? Antigone : Pour moi ce n’était pas Zeus qui avait proclamé cela, 450 ni la justice qui vit avec les dieux d’en bas. Or ce sont eux qui fixent les lois chez les hommes11 Et je n’ai pas pensé que tes proclamations avaient une force telle qu’un mortel puisse piétiner les lois non écrites et immuables des dieux ! 455 Ce n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours qu’elles vivent, personne ne sait comment elles ont paru. Moi, qui n’ai peur de la pensée d’aucun homme, Je ne subirai pas chez les dieux de châtiment. Je mourrais, je le savais, et pourquoi pas ? 460 Et même si tu n’avais pas fait ta proclamation. Et si je meurs avant mon temps, je dis encore que c’est un profit. Celui qui vit comme moi dans des malheurs sans nombre, comment en mourant n’obtiendrait-il pas un profit ? Pour moi, tomber sur ce lot est 465 une douleur comme rien. Mais si je supportais que le fils tué de ma mère soit un mort sans tombeau12, alors j’aurais de la douleur. Maintenant je n’en ai pas. Et si tu crois que je suis folle en agissant ainsi, peut-être un fou m’accuse-t-il de folie. 470 Chœur : Elle se montre, la nature sauvage de l’enfant d’un père sauvage. Elle ne sait pas reculer devant les malheurs. Créon : Il faut que tu saches. Les pensées les plus dures tombent le plus. Et le fer le plus robuste, cuit, durci au feu, 475 tu verras, il se fend et se rompt le plus. Il suffit d’un petit frein, je sais, et les chevaux rebelles sont mis au pas. On ne peut pas avoir de grandes pensées quand on est l’esclave des proches. La fille savait parfaitement son outrance 480 quand elle transgressait les lois exposées. Outrance encore, la deuxième, après qu’elle a fait l’acte : s’en vanter et rire de l’avoir fait. Maintenant je ne suis plus l’homme, elle est l’homme, si sa domination demeure impunie. 485 Qu’elle soit la fille de ma sœur ou plus proche de mon sang que tout le Zeus du foyer, elle et sa sœur de même sang n’échapperont pas au plus mauvais des sorts. Car la sœur aussi, à titre égal, je l’accuse d’avoir comploté à propos du tombeau. 490 Appelez-la. Je viens de la voir à l’intérieur, comme une folle, qui perdait ses esprits. C’est normal, un cœur secret se fait prendre tout de suite quand il ne fabrique rien de bon dans les ténèbres. Mais je déteste, si quelqu’un est pris dans une vilaine action, 495 qu’il cherche ensuite à l’embellir. Antigone : Tu m’as prise, tu veux quelque chose de plus que ma mort ? Créon : Moi rien. Si j’ai cela j’ai tout. Antigone : Alors qu’attends-tu ? Dans tes discours rien ne me plait. Rien ne te plairait dans les miens. 500 Et ainsi de suite, ce qui vient de moi t’est désagréable. Pourtant comment pourrais-je avoir gloire plus glorieuse qu’en allongeant dans un tombeau mon frère à moi ? Eux tous, ils diraient qu’ils sont d’accord si la peur ne leur clouait pas la bouche. 505 Mais la tyrannie réussit beaucoup de choses, par exemple elle peut faire et dire ce qu’elle veut. Créon : Tu es seule des Cadméens à voir les choses ainsi. Antigone : Ils voient les choses ainsi. Devant toi ils tiennent leur langue. Créon : Et tu n’as pas honte de faire autrement ? 510 Antigone : Il n’y rien de honteux à honorer le fruit des entrailles de ma mère. Créon : Ce n’était pas un frère de même sang, le mort en face ? Antigone : De même sang d’une seule mère et du même père. Créon : Et alors comment peux-tu lui l’honorer d’une impiété ? Antigone : Il ne verra pas les choses comme ça, le corps mort. 515 Créon : Parce que celui dont j’ai parlé, tu l’honores comme l’impie ? Antigone : Ce n’est pas un esclave, c’est un frère qui a péri. Créon : En saccageant notre terre. L’autre l’a défendue. Antigone : Pourtant c’est Hadès qui désire ces lois. Créon : Mais le bon ne reçoit pas même part que le mauvais. 520 Antigone : Qui sait si en bas, ces façons de voir sont sacrées ? Créon : L’ennemi, même mort, on ne l’aime pas. Antigone : Ce n’est pas mon genre de partager les ennemis, mais l’amour. Créon : Eh bien vas-y, descends, et si tu dois aimer, aime ceux d’en bas. Moi vivant, ce n’est pas une femme qui commandera. 525 Le chœur : Voici devant les portes, voici Ismène, elle aime sa sœur, laisse couler ses larmes, un nuage sur les sourcils défigure le visage rouge comme le sang, mouille la joue belle à voir. 530 Entre Ismène. Créon : Toi, qui t’es glissée dans ma maison comme une vipère, en secret tu m’as sucé le sang, je ne savais pas que je nourrissais deux pestes, deux cataclysmes pour mon trône. Eh bien, parle : tu as quelque chose à voir avec cette tombe, ou tu vas nier, dire que tu ne sais pas ? 535 Ismène : J’ai fait le travail. Si elle est d’accord, j’ai quelque chose à voir avec cette accusation, je l’assume. Antigone : Ah non, cela, la justice ne te le permet pas, d’abord tu n’as pas voulu, ensuite je ne t’ai pas fait participer ! Ismène : Mais si tu es dans le malheur je n’ai pas honte 540 De faire avec toi un voyage de douleur. Antigone : Qui a fait le travail, Hadès et ceux d’en bas le savent. Moi je n’aime pas l’amie qui n’aime qu’en paroles. Ismène : Non, ma sœur, ne me méprise pas en m’empêchant de mourir avec toi et de purifier notre frère mort. 545 Antigone : Non tu ne mourras pas avec moi, ne fais pas tien ce que tu n’as pas touché. C’est assez, moi je mourrai. Ismène : Quelle vie vais-je aimer quand tu m’auras abandonnée ? Antigone : Demande à Créon, c’est de lui que tu prends soin. Ismène : Pourquoi me fais-tu de la peine ? Cela ne t’aide pas du tout. 550 Antigone : C’est vrai, j’ai mal si je ris de ce qui est risible : toi.13 Ismène : D’accord. Mais que faire pour t’aider quand même ? Antigone : Sauve ta peau. Je ne t’envie pas de fuir. Ismène : Hélas, pauvre de moi, je ne connaîtrais pas le même sort que toi ? Antigone : Toi tu as choisi de vivre, moi de mourir. 555 Ismène : Non, ce n’était pas ainsi dans mes discours secrets. Antigone : Toi tu pensais de belles choses en toi-même, moi devant les autres. Ismène : Et notre erreur à toutes les deux est la même. Antigone : Courage. Toi tu vis, mon âme à moi depuis longtemps est morte, je peux aller aider ceux qui sont morts. 560 Créon : Ces deux filles, je le dis, n’ont pas d’esprit : l’une, c’est récent, l’autre c’est depuis qu’elle est née. Ismène : Prince, l’esprit, même s’il a germé, ne demeure pas chez les malheureux, il s’en va. Créon : Chez toi c’est sûr, quand tu choisis le malheur avec les malheureux. 565 Ismène : Moi seule, privée d’elle, que puis-je vivre ? Créon : Ne te dis plus « elle ». Il n’y en a plus. Ismène : Mais tu vas faire mourir le mariage de ton propre enfant ? Créon : Les sillons des autres sont fertiles. Ismène : Ce n’est pas pareil : entre elle et lui tout est harmonie. 570 Créon : Je déteste pour mes fils les mauvaises femmes. Ismène : Oh Hémon bien aimé ! Comme ton père te méprise ! Créon : Tu pleures trop, toi et ton histoire de lit ! Ismène Est ce que tu vas vraiment priver d’elle ton enfant ? Créon : Hadès va le priver de ce mariage à ma place. 575 Chœur : C’est décidé, semble-t-il, elle va mourir. Créon : Par toi et par moi décidé. Ne me fatiguez plus. Emmenez-les à l’intérieur, servantes. Après ça, il faut qu’elles soient des femmes et qu’on ne les lâche pas. Même les courageux fuient lorsqu’ils regardent 580 Hadès tout à côté de leur vie. Stasimon 2 Chœur : Heureux ceux dont la vie n’a pas touché les malheurs. strophe1 Ceux dont la maison a été secouée par les dieux, rien de la calamité ne leur échappe, elle court sur beaucoup de générations. Même chose pour la vague de la mer14 lorsque sous les mauvais souffles de Thrace, elle court à l’abîme sous marin, et qu’elle roule du fond des eaux 590 un sable noir de sang ; battues des vents et des flots, les côtes grondent dans un gémissement. Les désastres anciens des maisons mortes des Labdacides, antistrophe1 je les vois tomber sur les désastres, une race ne guérit pas une race, mais un dieu l’abat, il n’y pas de délivrance. Maintenant sur la dernière souche une lumière se tendait dans la maison d’Œdipe, 600 après, de nouveau, ce sont les choses sanglantes des dieux d’en bas que récoltent une poussière, la folie d’un discours, l’érinye des cœurs. Ta puissance, Zeus, quelle strophe2 transgression d’homme peut l’arrêter ? le sommeil qui vieillit tout15 ne la saisit pas, ni les mois infatigables des dieux. Chef sans vieillesse dans le temps, tu arrêtes dans l’Olympe un éclat splendide comme le marbre. 610 A ce qui suit, à ce qui vient, à ce qui fut, cette loi viendra en aide : rien n’arrive dans une vie d’homme, † toute la cité est en dehors de la calamité †16. L’espérance qui erre partout antistrophe2 pour beaucoup est un avantage, pour beaucoup une illusion faite d’amours futiles, à celui qui sait, rien n’arrive avant qu’il n’approche son pied du feu brûlant. Avec sagesse ce mot célèbre a été prononcé : 620 celui qui croit le malheur précieux, celui-là, le dieu mène son cœur à la calamité. Il parcourt un tout petit temps en dehors de la calamité. Episode 3 Entre Hémon. Chœur : Voici Hémon, le plus jeune de tes enfants. Est-ce qu’il vient affligé du sort de la fiancée, de sa promise, d’Antigone, souffrant terriblement de l’illusion de ses noces ? 630 Créon : Nous allons vite le savoir, mieux que les devins. Mon enfant, tu connais mon dernier avis sur ta fiancée, et tu n’es pas furieux contre ton père ? Quoi que je fasse, tu m’aimes ? Hémon : Mon père je suis à toi. Tu as les plus belles 635 idées, j’y obéis, tu redresses les miennes. Pour moi, aucun mariage n’est meilleur puisque c’est toi qui le décides pour mon bien. Créon : Oui, mon enfant, il faut avoir cela dans le cœur, et tout placer derrière l’idée de ton père. 640 Voici pourquoi les hommes prient. Pour que les enfants nés dans leurs maisons soient dociles, pour qu’ils les vengent de l’ennemi à coup de malheurs, Et qu’ils honorent l’ami comme le ferait le père. Celui qui fait naître un enfant qui ne veut pas l’aider, 645 que dire d’autre qu’à lui-même il donne du chagrin, et à ses ennemis le rire ? Surtout, mon enfant, pour le plaisir, pour une femme, ne perds pas la tête, sache que c’est un baiser glacé, 650 une mauvaise femme dans son lit et sa maison. Y a-t-il plus grande blessure qu’un mauvais ami ? Crache, chasse la fille comme une méchante, et qu’elle épouse quelqu’un chez Hadès. Voilà, je l’ai prise très clairement 655 en train de désobéir, seule de toute la cité. Je ne mentirai pas à la cité : je la tuerai. Après cela, qu’elle chante le Zeus du sang. Si je nourris les désordres de ma famille je devrai le faire pour les autres familles. 660 Celui qui avec les siens est un homme de qualité est juste aussi dans la cité. Celui qui transgresse, ou bien il viole les lois, ou bien il a en tête de commander aux puissants. Ce n’est pas lui qui recevra d’éloge de ma part. 665 Mais celui que la cité établit, il faut l’écouter pour les petites choses, pour les choses justes, et pour le contraire. C’est en lui que j’aurais confiance, lui qui commande bien, se laisse bien commander, qui placé sous l’orage de la lance, 670 demeure un gardien juste et bon. L’absence de chef, il n’y a pas de mal plus grand. Cela détruit les villes, cause la dévastation des maisons, fait surgir des retournements sous le combat de la lance. Ceux qui vont droit, l’obéissance les sauve en nombre. 675 Ainsi il faut protéger les règles, il ne faut jamais être plus faible qu’une femme. Mieux vaut, s’il le faut, tomber devant un homme, et que l’on ne nous dise pas plus faibles que les femmes ! 680 Chœur : Il nous semble, si l’âge ne nous trompe pas, que tu parles avec raison de ce dont tu parles. Hémon : Mon père, les dieux donnent l’intelligence aux hommes, c’est le plus grand de tous les biens. J’espère que je ne pourrais ni ne saurais dire 685 Que tu ne dis pas ce qu’il faut. Tu sais, il y a plusieurs façons d’avoir raison. Toi tu ne peux pas savoir tout ce que l’un dit, l’autre fait, ce qu’il critique. Ton œil terrifie l’homme du peuple, 690 les paroles qu’il tient, tu n’aurais pas plaisir à les entendre. Mais moi je peux dans l’ombre les écouter : la cité pleure la jeune fille, de toutes les femmes elle mérite le moins le plus grand malheur et meurt de l’acte le plus glorieux. 695 Elle, le frère de son sang, tombé dans la tuerie, elle ne le laisse pas sans tombeau, proie des chiens dévoreurs de chair ou de quelque oiseau. N’est-elle pas digne de recevoir un prix d’or ? Voilà la parole d’ombre qui approche dans le silence. 700 Pour moi, père, que tu vives avec bonheur, aucun bien n’a plus de prix. Quel plus grand cadeau pour des enfants que la gloire d’un père florissant, et pour un père, que celle de ses enfants ? Ne garde pas en toi cette seule idée 705 que ce que tu dis, et rien d’autre, n’est juste. Celui qui croit qu’il est seul à penser, qu’il a la parole, et personne d’autre, qu’il a l’esprit, ceux-la on les ouvre et on les voit vides. Pour un homme même savant, apprendre 710 n’a rien de honteux. Ne pas trop s’obstiner non plus. Tu vois le long des fleuves gros de pluie tous ces arbres qui cèdent : ils sauvent leurs branches. Ceux qui s’obstinent sont détruits avec les racines. Ainsi le navire qui tend son gouvernail puissant 715 et ne cède rien se retourne et continue sa navigation la quille en l’air. Abrite-toi de la colère, accorde-toi de changer. Mon idée, si j’en ai une, moi qui suis jeune : je dis que l’homme plein de connaissances dans tous les domaines 720 est le premier, de loin. Mais sinon (il arrive que ça ne tombe pas comme ça), il est beau d’apprendre de ceux qui parlent bien. Chœur : Chef, il convient, s’il dit ce qu’il faut, que tu apprennes. Et toi, de lui. On parle bien des deux côtés. 725 Créon : A notre âge, nous allons apprendre à penser auprès d’un garçon de son âge ? Hémon : Ce ne serait pas injuste. Si je suis jeune, il ne faut pas regarder le temps mais les actes. Créon : L’acte, c’est de vénérer ceux qui mettent le désordre ? 730 Hémon : Je ne vais pas demander que l’on vénère les méchants. Créon : Et elle, peut-être, elle n’est pas saisie de cette maladie ? Hémon : Ce n’est pas ce que dit le peuple à qui appartient cette cité de Thèbes. Créon : Ma cité nous dit ce qu’il faut que je fasse ? Hémon : Tu vois, comme tu parles, comme un petit jeune. 735 Créon : Pour un autre que moi il me faut commander cette terre ? Hémon : Une cité n’est pas la chose d’un seul homme ! Créon : Non ? La cité n’appartient pas à son chef ? Hémon : Ce serait bien si tu commandais seul une terre déserte ! Créon : Lui, on dirait qu’il combat avec la femme. 740 Hémon Alors c’est toi la femme. C’est toi que je protège. Créon Espèce de monstre. Tu marches sur ton père en te servant de la justice ! Hémon : Car c’est contre la justice que je te vois te tromper ! Créon : Je me trompe en respectant mes commandements ? Hémon : Ce que tu ne respectes pas, ce sont les honneurs dus à tous les dieux. 745 Créon : Oh saleté ! Tu es derrière la femme ! Hémon : Tu ne me trouveras pas soumis à des choses honteuses. Créon : Tout ton discours est pour elle. Hémon : Et pour toi et pour moi et pour les dieux d’en bas. Créon : Elle, il n’est pas possible que tu l’épouses vivante. 750 Hémon : Alors elle mourra et en mourant elle tuera quelqu’un. Créon : Tu me menaces, tu veux te venger de moi, tu oses ? Hémon : Quelle menace devant tes idées vides ? Créon : Tu pleures pour m’apprendre à penser, et tu es vide de pensées ! Hémon : Si tu n’étais pas mon père, je dirais que tu ne penses pas. 755 Créon : Esclave d’une femme, arrête de babiller. Hémon : Tu veux parler et parler mais ne pas écouter. Créon : C’est vrai. Par l’Olympe, ici, sache le, tu ne vas pas te réjouir de m’outrager avec tes insultes. Emmenez la pourriture, devant ses yeux, tout de suite, 760 en présence de son fiancé, à côté, qu’elle meure ! Hémon : Non. Ne crois pas ça, devant moi, à côté de moi, elle ne mourra pas et jamais toi en regardant dans mes yeux tu ne verras mon visage. Garde ta folie pour tes amis qui le veulent bien ! 765 Hémon quitte la scène Chœur : Chef, l’homme est parti très vite, sous la colère. Un esprit de son âge, quand il a mal, est dangereux. Créon : Qu’il fasse, qu’il aille, qu’il pense plus qu’un homme. Il n’écartera pas les deux filles de la mort. Chœur : Toutes les deux, tu veux les tuer ? 770 Créon : Non, pas celle qui n’y a pas touché. Tu as raison. Chœur : De quelle mort tu veux tuer l’autre ? Créon : Je la conduirai sur un chemin désert d’hommes, je la cacherai vivante dans une chambre de pierres sous la terre, je lui laisserai juste un peu de nourriture, comme une expiation, 775 pour que toute la cité échappe à la souillure. Et là, elle demandera à Hadès, le seul dieu qu’elle adore, comment faire pour ne pas mourir. Ou bien elle apprendra au moins, mais un peu tard, que c’est peine perdue d’adorer la maison d’Hadès. 780 Stasimon 3 Chœur : Eros qui ne gagnes pas au combat strophe1 Eros toi qui t’écrases sur le bétail, qui sur les joues douces d’une jeune fille campes la nuit, qui vas sur la mer et dans les domaines de campagne, contre toi personne ne trouve refuge chez les immortels ni chez les hommes d’un jour - celui qui t’a devient fou. 790 Tu entraînes l’esprit antistrophe1 des justes à l’injustice, à la ruine, tu remues cette dispute d’hommes de même sang, et il gagne, le désir brillant des yeux de la jeune fille dont le lit est bon, le désir qui siège près des commandements des grandes lois des dieux. Elle est loin du combat et elle joue, la déesse Aphrodite. 800 Episode 4 Chœur : Maintenant moi aussi je suis loin des lois des dieux quand je vois cela. Je ne peux plus retenir les fontaines de larmes lorsque je vois marcher Antigone à la chambre qui endort tout. Antigone : Regardez-moi, oh citoyens de la terre de mon père, strophe1 sur une route dernière j’avance, je regarde une dernière lumière du soleil, - et jamais plus. Hadès qui 810 endort tout, vivante me conduit aux rives de l’Achéron, je n’aurai pas de chants de noces, à des noces jamais un chant ne me chantera mais j’aurai l’Achéron en noces. Chœur : Mais tu as la gloire et la louange, tu t’en vas vers cette grotte des morts, tu n’as pas été frappée par les maladies qui font mourir, tu n’as pas obtenu le prix de l’épée, 820 mais selon ta propre loi, vivante, seule, tu vas descendre à l’Hadès des morts. Antigone : J’ai entendu qu’elle est morte très malheureuse antistrophe1 l’étrangère phrygienne, la fille de Tantale, sur le rocher de Sipylos, une pierre qui a poussé comme du lierre tendu l’a vaincue et l’a fait fondre en eau. Comme le disent les hommes, la neige ne la quitte jamais 830 mais mouille son front lamentable de roche. Tout comme elle le dieu m’endort. Chœur : Mais elle était déesse de la race des dieux. Et nous, mortels de la race des mortels. Mais pour toi qui vas mourir il est important d’entendre que tu reçois du sort le sort des demi dieux17, pendant ta vie et après, pendant ta mort. Antigone : Ah ! tu te moques ! Pourquoi, devant les dieux de mon père strophe2 m’outrages-tu, je ne suis pas morte18, 840 je suis là ! Oh ma cité ! oh les hommes très riches de ma cité ! Oh les sources de Dircé et le bois sacré de Thèbes aux beaux chars ! Je vous prends à témoins, je ne suis pas pleurée de mes amis, et sous quelles lois je marche, vers la prison faite de terre d’un tombeau incroyable ! Oh pauvre de moi, pour les hommes 850 ni cadavre avec les cadavres, ni avec les vivants, ni avec les morts ! Chœur : Tu es allée au dernier degré du courage, sur l’estrade la plus haute de la justice, et tu es tombée très fort, enfant. Tu paies un des combats de ton père. Antigone : Tu as touché ce qui me fait le plus mal, antistrophe2 la lamentation triple pour mon père et pour notre sort tout entier, 860 à nous les enfants glorieux de Labdacos. Oh le fléau paternel à cause d’un lit, et les épousailles de mère à fils de ma pauvre mère avec mon père ! Je viens d’eux, moi qui suis dure de peines. Tout près d’eux, maudite, sans mariage je m’en vais habiter. Oh mon frère tu as trouvé un mariage au triste sort, 870 mort tu m’as tuée vivante. Chœur : Avoir le respect des dieux, c’est du respect. Mais le pouvoir, pour qui s’occupe du pouvoir, on ne peut jamais le transgresser. Ta colère qui sait tout toute seule t’a fait mourir. Antigone : Sans pleurs, sans ami, sans épode chant de noces, dure de peines, je suis menée sur cette route qui approche. Jamais plus je n’ai le droit de regarder cet œil sacré de lumière, malheureuse. 880 Sur mon sort sans larmes aucun ami ne gémit. Entre Créon. Créon Vous ne savez pas qu’au moment de mourir, personne ne cesse chansons et cris, si on le laisse parler ? Vous ne l’emmènerez pas plus vite ? Vous l’enfermerez 885 dans un tombeau couvert, comme j’ai dit. Laissez la seule, désertée, - morte ou vive dans ce tombeau ! Nous sommes sans souillure devant la jeune fille. Elle sera privée de la compagnie de ceux d’en haut. 890 Antigone : Oh tombeau, oh chambre de noces, oh prison creusée sous terre pour toujours, je vais vers les miens : Perséphone chez les morts en a reçu un grand nombre qui a péri. Moi la dernière, la plus malheureuse, 895 je descends, avant de finir ma part de vie. Je viens avec l’espoir d’être aimée de mon père, proche aimée de toi, ma mère, aimée de toi, mon frère Puisque de ma main, morts je vous ai 900 lavés et parés et j’ai donné sur vos tombeaux les libations. Maintenant, Polynice, j’ai enveloppé ton corps, et voilà ce que j’obtiens. Pourtant je t’ai honoré, c’est l’avis de qui pense bien. Jamais, non, si j’avais été mère d’enfants, 905 jamais si mon époux mort pourrissait, contre les citoyens je n’aurais pris cette peine. Au nom de quelle loi dis-je cela ? Je pourrais avoir un autre époux que le mort, et un enfant d’un autre homme si je perds le premier. 910 Mais ma mère et mon père cachés tous les deux chez Hadès, il n’y a pas un frère qui pourrait me naître. Selon cette loi, je t’ai honoré par dessus tout, il a semblé à Créon que je faisais une faute et que j’osais des choses terrifiantes, oh mon frère. 915 Et maintenant il m’emmène, dans ses mains, il m’a prise, sans homme, sans chant de noces, sans ma part de mariage, sans m’être occupée d’enfant, mais désertée d’amis, pauvre vivante je vais dans la sépulture des morts. 920 Quelle justice des dieux ai-je enfreinte ? Comment, misérable, encore regarder vers les dieux ? Invoquer lequel de mes alliés ? Puisque en respectant je n’ai pas respecté ! Mais si cela convient aux dieux, 925 dans ma souffrance je reconnaîtrais mon erreur. Et si eux, ils ont fait une erreur, qu’ils ne souffrent pas plus de malheurs que ceux qu’ils me font sans justice. Chœur : Encore les mêmes envolées de l’âme sous les mêmes vents la possèdent ! 930 Créon : D’ailleurs pour ceux qui la mènent il va y avoir des larmes, à cause de leur lenteur. Antigone : Oh ! ma mort ! il est tout proche, Le mot, il arrive. Créon : Je te conseille de ne pas imaginer 935 que les choses ne se confirmeront pas. Antigone : Oh ville de mon père de la terre de Thèbes ! et dieux nés avant ! On m’emmène maintenant, je ne tarde plus ! Regardez, fils des rois de Thèbes, 940 la seule enfant de rois qui reste, comme je souffre et de qui je souffre, quand je respecte le respect dû aux dieux ! Stasimon 4 Chœur : Il a souffert aussi, le corps de Danaé, il a laissé strophe1 la lumière du ciel pour une maison d’airain. Cachée dans une chambre ensevelie elle était sous le joug. Elle aussi de famille précieuse, enfant, mon enfant, et gardienne de la semence de pluie d’or de Zeus. 950 Mais la puissance de son destin est effroyable. Ni la pluie19 ni Arès ni la prison ni les vaisseaux sombres qui battent les eaux ne pouvaient lui échapper. Il a été sous le joug, l’enfant coléreux de Dryas, antistrophe1 le roi des Edoniens. Pour ses emportements pleins d’injures Dionysos le serre dans un lien de pierre. Ainsi il pleure goutte à goutte l’ardeur fleurie et effroyable de sa folie. Il connut le dieu avec ses folies , 960 le tâta par ses paroles d’injures. Il arrêtait les femmes prises par le dieu et le feu célébré, et provoquait les Muses qui aiment la flûte. Près des roches bleues de la mer double, strophe2 voici les côtes de Bosphore et Salmudesse, en Thrace, où Arès gardien de la cité 970 a vu, sur les deux fils de Phinée la blessure maudite qui rend aveugle, faite par une femme cruelle, blessure qui empêche de voir, blessure des yeux frappés en leur globe par des mains sanglantes et par la pointe de la navette. Pauvres ils fondent en larmes pour leur pauvre souffrance, antistrophe2 ils sont nés sans mariage de leur mère. 980 Elle, semence de races antiques, elle vient des Erechtéides. Dans des grottes lointaines elle a été nourrie dans les ouragans de son père. Fille de Borée, elle cavale par dessus les monts à pic, enfant des dieux. Mais elle aussi les moires aux longs jours la tenaient, mon enfant. Episode 6 Tirésias entre en scène, guidé par un enfant Tirésias : Prince de Thèbes, nous sommes venus par la même route, grâce à un seul, deux voient. Pour les aveugles, ce chemin demande un guide. 990 Créon : Qu’y a-t-il, vieux Tirésias, de nouveau ? Tirésias Je vais te le dire, crois le devin. Créon Jusque là je ne me suis pas éloigné de ta volonté. Tirésias : D’ailleurs tu as piloté avec droiture la cité. Créon : Je peux témoigner, je l’ai vécu, cela m’a été utile. 995 Tirésias : Pense bien que tu marches encore sur la lame de la chance. Créon : Qu’y a t-il ? Je tremble face à toi. Tirésias : Tu vas savoir, si tu écoutes les signes de mon art. Assis sur un vieux siège pour prendre les augures, là où est le refuge de tout oiseau, 1000 j’entends un bruit inconnu d’oiseaux, ils crient d’une excitation mauvaise et barbare. Ils se déchiquètent les uns les autres de leurs griffes, un carnage, je le comprends. Le grincement des ailes était un signe sûr. Vite, car j’avais peur, j’essaie les sacrifices à brûler 1005 sur les autels de feu. Sous mes victimes Héphaïstos ne s’allume pas, mais sur la poussière, de la bave, humide, fondait, tombait des cuisses, fumait, crachait, et la bile dans les airs éclatait, et on voyait les os des cuisses 1010 percer sous la graisse qui les couvrait. De cet enfant j’ai appris qu’ainsi les oracles mouraient dans ces cérémonies sans signe. Il est mon guide ; moi celui des autres. Si la ville souffre cela, c’est parce que tu l’as voulu. 1015 Les autels et les foyers, absolument tous, sont pleins d’une nourriture pour oiseaux et pour chiens : celle du pauvre enfant d’Œdipe qui est tombé. Voilà pourquoi les dieux ne veulent plus nos prières et sacrifices, ni les cuisses ne prennent feu, ni un oiseau ne siffle des cris qui soient des signes clairs. 1020 Ils dévorent la graisse, le sang d’un homme mort. Voilà, mon enfant, réfléchis. Les hommes ont en commun l’erreur. Celui qui se trompe n’est plus un homme étourdi, un pauvre homme, lorsque, tombé 1025 dans le malheur, il s’en guérit et n’y reste pas fixé. L’assurance se fait accuser de grossièreté. Recule devant le mort. N’agace pas un homme qui a péri. Quelle vigueur de tuer pour la deuxième fois un mort ! 1030 Je pense et parle bien pour toi. Apprendre est un plaisir quand quelqu’un parle bien et parle de choses utiles. Créon : Oh vieillard ! Tous sur moi comme des archers sur le gardien vous tendez l’arc et vous ne me laissez même pas tranquille avec les devins ! C’est une espèce qui me trahit, me vend comme une marchandise, depuis longtemps. 1035 Négociez, profitez de l’argent de Sardes, si vous voulez, et de l’or de l’Inde. Mais vous n’enterrerez pas l’homme dans un tombeau. Même si les aigles de Zeus veulent sa nourriture 1040 et l’emportent jusqu’au trône de Zeus ! Ce n’est pas parce que je tremblerais d’une souillure que je l’enterrerai. Je sais bien qu’aucun homme n’a la force de souiller les dieux. Et les hommes effroyables tombent aussi, vieux Tirésias, 1045 souvent, comme d’honteux cadavres, quand ils parlent bien de choses honteuses, pour leur profit. Tirésias : Hélas ! Y a t-il un homme qui sait, un homme qui explique… Créon : Quoi ? Que dis-tu là comme banalité ? Tirésias : Que les bons conseils sont les meilleures des richesses. 1050 Créon : Et qu’à mon avis, ne pas penser est le plus grand dommage. Tirésias : Tu en es plein, de cette maladie. Créon : Je ne veux pas répondre mal à un devin. Tirésias : Et tu le fais en disant que mes oracles sont mensonges. Créon : Toute la race des devins aime l’argent. 1055 Tirésias : Celle des tyrans aime la corruption. Créon : Sais–tu qu’en parlant ainsi tu parles de tes chefs ? Tirésias : Je le sais. Tu as sauvé la cité grâce à moi et tu la tiens. Créon : Tu es savant comme devin, mais tu aimes l’injustice. Tirésias : Tu vas me faire dire ce qu’il y a de plus terré en moi. 1060 Créon : Déterre, si tu ne parles pas pour ton profit. Tirésias : Ce n’est pas pour mon profit. Je crois que c’est pour le tien. Créon : Sache que tu ne vas pas acheter ma pensée ! Tirésias : Et sache bien que tu ne verras plus beaucoup de courses du soleil 1065 avant de donner toi même un mort né de tes entrailles, en échange de morts. D’abord parce que tu envoies quelqu’un d’en haut en bas, que tu fais vivre honteusement une vivante dans un tombeau, et que tu retiens ici un mort qui appartient aux dieux d’en bas, 1070 un mort exclu, sans rites funèbres, sans sépulture. Ces choses là ne concernent ni toi, ni les dieux d’en haut, mais à cause de toi ils deviennent violents : pour tout cela, les Erinyes d’Hadès et des dieux vont t’outrager, prendre leur temps pour te tuer, te tendre le piège de te saisir dans ces mêmes malheurs. Et regarde, est ce que je parle parce que j’ai été corrompu ? Un petit laps de temps montrera dans ta maison des lamentations d’hommes et de femmes. Toutes les cités sont bouleversées, elles sont pleines de haine20, 1080 partout les chiens purifient les lambeaux de chair déchirés, - ou ce sont les bêtes sauvages, ou ce qui vole, un oiseau, portant l’odeur de la non-sépulture dans le foyer de la cité. Tu me fais du mal, et comme un archer je te lance de toute la colère de mon cœur ces flèches 1085 sûres ; tu n’échapperas pas à leur feu. Mon enfant, conduis nous à la maison, qu’il lance sa colère sur de plus jeunes, et qu’il sache nourrir une parole plus calme, un esprit plus agréable que ses pensées présentes. 1090 Chœur : L’homme, prince, est parti en promettant des choses effroyables. J’ai appris, depuis que j’ai des cheveux blancs au lieu des noirs, qu’il ne proclamait jamais de mensonges sur la cité. Créon : Je le sais moi aussi et je suis bouleversé dans mes pensées. 1095 Céder est effroyable, mais heurter ma colère au désastre est tout aussi effroyable. Chœur : Il faut, enfant de Ménécée, suivre son conseil21. Créon : Que dois je faire ? Dis, je te croirai. Chœur : Va, fais sortir la fille de la maison sous terre, 1100 et fais un tombeau pour celui qui gît dehors. Créon : Tu approuves cela, tu veux22 céder ? Chœur : Le plus vite possible, prince. Les horreurs aux pieds rapides des dieux fauchent les insensés. Créon : Hélas ! C’est difficile. Avec courage je renonce à 1105 mon acte. On ne peut pas se battre contre la nécessité. Chœur : Fais le maintenant, vas-y, ne te retourne pas. Créon : Voilà, comme je suis j’irai. Allons, allons, compagnons présents, absents, dans vos mains agitez les haches et prenons le lieu que l’on voit partout 1110 Puisque ma décision a changé, je l’ai emprisonnée moi-même, moi-même la délivrerai. Je crains qu’il ne soit meilleur de finir sa vie en conservant les lois établies. Stasimon 5 Chœur : Mille - noms, trésor de la jeune fille cadméenne, strophe1 enfant aux grondements sourds de Zeus, toi qui parcours l’Italie glorieuse, tu règnes sur les gorges partagées 1120 de Dêô d’Eleusis, oh Bacchos, tu habites Thèbes, mère - cité des bacchantes, le long des courants humides de l’Isménos, à l’endroit de la semence sauvage du dragon ! Par dessus la roche à deux pointes, une fumée brillante te voit, antistrophe1 là s’avancent les nymphes bacchantes, les Coryciennes, et la source de Castalie te voit. 1130 et les hauteurs pleines de lierre des monts du Nysa et la falaise verte chargée de vignes t’envoient. Quand les mots immortels crient, evohé, tu visites les rues de Thèbes. Thèbes, de toutes les cités, strophe2 tu l’honores le plus, avec ta mère la foudroyée. Maintenant, toute la cité est prise 1140 d’une maladie violente, alors viens, d’un pied qui purifie, par dessus la colline du Parnasse ou le détroit qui gémit. Oh ! Feu, chef des étoiles antistrophe2 enflammées, gardien des paroles nocturnes, enfant de Zeus, petit, parais aux femmes de Naxos, et aux servantes23, 1150 les Thyades, qui toute la nuit sont folles, et dansent pour Iacchos le dispensateur ! Episode 6 Entre un messager. Le messager : Voisins de Cadmos et du palais d’Amphion, il n’y a pas une vie d’homme devant moi que je peux louer ou critiquer. Toujours la chance redresse et la chance fait tomber l’homme heureux et le malheureux. Aucun mortel n’est devin de ce qui est. 1160 Créon, pour moi, était à envier : il avait sauvé la terre de Cadmos des ennemis, il avait pris le pays, il dirigeait une monarchie parfaite, il fleurissait avec une race bien née d’enfants. Et maintenant tout est parti. Et quand l’homme 1165 abandonne les plaisirs, je ne crois pas que c’est vivre, je crois que c’est un mort qui respire. Sois riche dans ta maison, si tu veux, pleinement, vis en prenant figure d’un roi ; si s’en va la joie, pour le reste, à la place du plaisir, 1170 je ne paierais pas à l’homme l’ombre d’une fumée. Chœur : Tu viens nous porter quelle autre douleur des rois ? Le messager : Ils sont morts. Les vivants ont causé leur mort. Chœur : Qui tue ? Qui est par terre ? Dis. Le messager : Hémon a péri. De sa main il a fait couler le sang. 1175 Chœur : Quelle main, celle de son père ou la sienne propre ? Le messager : La sienne sur lui-même, il en voulait à son père du crime. Chœur : Oh devin ! Tu as rendu ta parole juste ! Le messager : Les choses sont ainsi, et on peut décider pour le reste. Eurydice paraît sur scène Chœur : Je vois la malheureuse Eurydice, 1180 l’épouse de Créon. Elle sort du palais. Elle a entendu quelque chose sur son enfant, ou c’est par hasard. Eurydice : Oh citoyens, vous tous, j’ai cru entendre des mots devant la porte quand je sortais pour aller saluer de prières la déesse Pallas. 1185 J’étais là, je relâchais le verrou de la porte que j’avais tiré, et le bruit du malheur de ma maison me frappe les oreilles. Je me courbe, m’incline, terrifiée, me renverse dans les bras des servantes. Quelle est la parole, dites la encore. 1190 Je l’écouterai, j’ai l’habitude des malheurs. Le messager : Moi, chère maîtresse, j’étais là, je te dirai, je n’oublierai pas un mot de la vérité. Pourquoi t’endormir avec ce qui plus tard montrerait mon mensonge ? La justice, c’est la vérité toujours. 1195 Je suivais comme guide ton époux jusqu’au bout de la plaine, où était encore couché, sans pitié, déchiré par les chiens, le corps de Polynice. Pour lui nous supplions la déesse des routes et Pluton d’être bienveillants et de retenir leur colère. 1200 Nous le lavons dans l’eau pure, nous brûlons ce qui reste de lui sur des branches juste coupées, nous élevons un tombeau avec la terre de chez lui amoncelée, nous revenons pour entrer dans le trou d’Hadès, la chambre de noces en pierre de la fille. 1205 De loin quelqu’un entend un bruit de lamentation aigu, autour de cette maison sans honneurs funèbres. En y allant celui-ci fait signe au maître, Créon. Des sons incompréhensibles d’une voix de douleur l’entourent, il les suit de plus près, en pleurant il dit 1210 ce mot qui fait beaucoup de peine : « oh pauvre de moi, suis-je devin ? Suis-je en train de suivre le chemin le plus misérable de toutes les routes où je suis passé ? Le bruit de mon enfant me caresse. Serviteurs, allez, plus près, vite, approchez, regardez 1215 la tombe, glissez vous par la jointure des pierres à déplacer, jusqu’à l’entrée, pour savoir si c’est le bruit d’Hémon que je reçois ou si les dieux me trompent. » Selon les ordres du maître découragé, nous regardons. Au fond du tombeau, 1220 elle, nous la voyons. Suspendue par la gorge avec un lacet de fil de lin, elle ne bouge plus. Et lui. Il est tombé au milieu d’elle, il est sur elle, il pleure la perte de son plaisir d’amour parti en bas, les actes de son père, son lit malheureux. 1225 Et lui il les voit, il y va, il hurle des choses tristes, il l’appelle en criant des lamentations : « oh malheureux, qu’as-tu fait ? Que veux tu faire ? Dans quelle histoire te perds-tu ? Sors, mon enfant, je t’en supplie, je t’en prie. » 1230 L’enfant avec des yeux sauvages le fixe, lui crache au visage, ne répond rien, tire son poignard double lame. Il rate son père qui s’écarte, pour fuir. Le malheureux tourne sa colère contre lui, et dans l’état où il est, tendu, 1235 s’appuie la moitié du glaive dans le côté, puis du pli de son bras ballant, encore conscient, serre la fille. Et il jette en râlant un flot puissant d’un suc de sang à même la joue blanche. Mort il est allongé auprès de la morte, il a fait 1240 ses noces, le pauvre, dans la maison d’Hadès. Il a montré aux hommes que le manque de réflexion nous poursuit comme le plus grand malheur. Eurydice quitte la scène. Chœur : A quoi cela ressemble ? La femme a fait demi tour, vite, sans dire un mot, bon ou mauvais. 1245 Le messager : Moi non plus je n’en reviens pas. Mais j’espère, qu’après avoir entendu les douleurs de son fils, elle n’a pas jugé bon d’aller crier en ville, mais que sous son toit, dedans, auprès de ses servantes elle pleure sa douleur intime. Elle ne manque pas de jugement au point de faire cette erreur. 1250 Chœur : Je ne sais pas. Le silence est une chose trop lourde, je crois. Crier en vain l’est aussi. Le messager Entrons. Si jamais elle cachait quelque chose de secret, folle de douleur dans son cœur ? Rentrons dans la maison. Tu as raison. 1255 C’est vrai, le silence est trop lourd. Exodos Créon entre en scène, portant dans ses bras le corps d’Hémon. Chœur : Voici le prince, il arrive, il tient dans ses bras l’emblème, le signe qui, si l’on peut dire, n’est pas une catastrophe due à quelqu’un d’autre, - c’est lui qui a fait l’erreur. 1260 Créon : Oh strophe1 Erreurs de la pensée qui ne pense pas ! Erreurs qui tuent solidement ! Oh voyez des tueurs et des tués de la même tribu ! Hélas ! La pauvreté de mes décisions ! 1265 Oh mon enfant tout jeune, ta jeune mort ! Ah ah ! Tu t’es tué, libéré des sales décisions, - les miennes, pas les tiennes ! Chœur : Je crois qu’il semble voir la justice, trop tard. 1270 Créon : Hélas ! J’ai bien appris, pauvre de moi. Dans ma tête un dieu avant, un dieu maintenant, d’une lourdeur terrible, m’a frappé, il m’a secoué sur des routes sauvages, hélas il m’a tourné la tête et l’a foulée aux pieds, oh, oh, malheurs, tristes malheurs des hommes ! 1275 Le messager quitte la scène. Le messager : Oh maître voilà où tu en es et tu en as obtenu encore, des malheurs : l’un tu le portes dans tes bras, l’autre est dans la maison, si tu entres, tu le verras vite. 1280 Créon : Quel est le malheur pire que mes malheurs ? Le messager : Ta femme s’est tuée. La mère chérie du mort, la malheureuse, à l’instant, de blessures ouvertes. Créon : Oh ! antistrophe1 Oh port d’Hadès qui ne sera jamais pur ! Pourquoi moi et encore moi, pourquoi tu me fais mourir ? 1285 Oh tu m’envoies des douleurs, et des nouvelles de malheurs, quel mot cries tu ? Aï, aï, tu l’achèves, l’homme mort ! Pourquoi me dis-tu ça, enfant, que me dis-tu de nouveau ? Aï, aï aï aï ! 1290 Après cette misère, la mort par égorgement de ma femme ! Le messager : Tu peux voir. Elle n’est plus dans sa chambre. Créon voit Eurydice morte. Créon : Hélas ! Pauvre de moi je vois le malheur, le deuxième, quelle, encore, quelle mort m’attend encore ? Dans mes bras j’ai juste mon enfant, pauvre de moi, et elle je la vois, la vois en face. Ah, ah ! mère malheureuse, ah mon petit. 1300 Le messager : Elle, percée d’une lame, la voilà à côté des autels24, elle fond ses paupières aux ténèbres, elle a hurlé le tombeau célèbre25 du premier mort, Mégarée, et puis celui-ci, et après elle a demandé dans un chant des choses mauvaises pour toi le tueur d’enfants. Créon : Aï aï strophe2 Je suis envolé d’effroi. Pourquoi quelqu’un devant moi ne me frappe pas avec un poignard à deux lames ? Je suis misérable, aï, aï, 1310 je suis mêlé à un désastre misérable. Le messager : Tu es la cause de ces morts, de celles ci, de celles là, c’est la morte qui te voit ainsi. Créon : Comment, avec quelle violence s’est-elle libérée ? Le messager : Elle s’est frappée sous le foie, de sa main, elle même, dès qu’elle a su le sort de l’enfant, qui fait pousser des cris aigus. Créon : Hélas, tout cela, c’est à cause de moi, cela n’appartient pas à un autre homme. Moi, c’est moi qui t’ai tué, c’est moi, le fou, c’est moi, je dis le vrai. Oh serviteurs, 1320 emmenez moi, le plus vite possible, emmenez moi loin, je ne suis rien de plus que rien. Chœur : Tu donnes un bon conseil, s’il y a du bon dans le malheur. Les malheurs à nos pieds, plus ils sont courts mieux c’est. Créon : Oh, oh ! antistrophe2 Qu’elle vienne la plus belle de toutes mes morts !26 Qu’elle me porte la journée de la fin, c’est ce qu’il y a de mieux. Oh, oh ! 1330 Que je ne voie plus un autre jour ! Chœur : Ça va venir. De ce qui est là, il faut faire quelque chose. Le souci de l’avenir, il faut le laisser à ceux dont c’est le souci. Créon : Mais tout ce que je désire, je l’ai mis dans cette prière. Chœur : N’adresse pas de prières à rien. Le malheur qui doit venir, l’homme ne peut pas s’en écarter. Créon : Emmenez le, l’homme forcené, loin, celui qui, mon enfant, sans le vouloir, t’a tué 1340 et toi aussi t’a tuée, hélas pauvre fou, je ne sais pas qui des deux regarder, et je vous pose. Tout glisse de mes mains. C’est sur ma tête un sort trop dur qui s’est jeté. Chœur : Penser est de loin ce qui commande le bonheur. Envers les dieux il ne faut pas manquer de respect. Les grands discours 1350 des orgueilleux sont suivis de grands coups. Avec l’âge on apprend à penser. Apparat critique Paraissent ici les endroits du texte qui ont posé les plus forts problèmes d’interprétation. Lorsque je l’ai pensé possible, j’ai conservé la leçon des manuscrits. C’est toujours la leçon suivie qui apparaît la première. Les autres propositions sont évoquées lorsqu’elles sont adoptées par au moins l’une des éditions citées en référence, et lorsqu’elles ont fait l’objet d’une hésitation, généralement discutée dans les notes qui suivent. Les signes diacritiques indiquent l’accent avant d’indiquer la longueur des voyelles. La longueur est indiquée par un trait vertical sur la voyelle lorsque cela ne concurrence pas le marquage de l’accent. Les esprits rudes seuls sont indiqués, par un « h » précédant la voyelle. sùn díkēi chrēstheìs díkaiai kaì nómōi MSS, Bollack. légousin chrêsthai dikaiôn, Mazon, Griffith. chrêsei, Jebb. 2 hargothén phôta bánta MSS, Bollack. Il manque une syllabe. ekbánta phôta, Jebb. Apióthen Mazon. Griffith établit le texte sans ajouter la syllabe manquante. 3 hòn … Poluneíkēs, MSS, Mazon, Bollack, Griffith. hòs … Poluneíkous, Jebb, Lloyd Jones – Wilson. 4 antipálōi duscheírōma drákonti MSS, Bollack. drákontos, Jebb, Mazon, Lloyd Jones – Wilson, Griffith. 5 timèn MSS, Bollack. timêi, Jebb. 6 scholêi tachús, Scholie en marge, Bollack. scholêi bradús MSS, Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon. 7 pephragménos MSS, Bollack. dedragménos, Jebb, Mazon, Griffith. 8 épheuge tò mè eidénai MSS. to est amétrique. épheuge mè eidénai Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Bollack, Griffith. 9 kamè MSS, Bollack. kaì me Jebb, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Griffith. 10 apheidēsoi MSS, Lloyd Jones – Wilson, Mazon, Bollack, Griffith. akēdésoi Jebb. 11 hoì toúsd nómous MSS, Bollack. touioúsde en ἀnthrópois… Jebb, Lloyd-Jones - Wilson, Griffith. ou toúsd’ Mazon 12 ēnschómēn nékun Mazon, Bollack, Griffith. ēἰschómēn nékun MSS. éschusan kúnes Jebb. ēneschómēn, (sacrifiant “nekun”), Lloyd-Jones –Wilson. 13 gelôt’ MSS, Mazon, Bollack. gelô ge Jebb, Lloyd-Wilson, Griffith. 14 hómoion hóste pontίas halòs MSS. Il y a deux syllabes de trop. pontίais Jebb, qui omet halòs. póntion Griffith, qui omet halòs. pontίas Mazon, qui omet halòs. 15 pantogérōs MSS. pánta kēlôn Mazon. pánt ἀgreúôn Jebb. Cruces Bollack, Griffith. 16 ? Grifftih. pámpolis MSS, Bollack. pámpolu ge Jebb, Mazon. 17 égklēra MSS, Lloyd-Jones – Wilson, Bollack súgklēra Jebb, Mazon, Griffith. 18 ólluménan MSS, Mazon, Bollack. Oichoménan, Jebb, Lloyd-Jones – Wilson, Griffith 19 ómbros MSS. ólbos Jebb, Mazon, Lloyd-Jones – Wilson, Bollack, Griffith. 20 échtraί (adjectif) MSS, Jebb, Bollack, échtrai (nom), Mazon (au datif), Griffith (au nominatif). 21 euboulίan Griffith. euboulίas deĩ paĩ Menoikéōs labeĩn MSS, Jebb. euboulίas deĩ paĩ Menoikéō Kréon Mazon (selon un manuscrit plus récent). euboulίas deĩ paĩ Menoikéō..... lacheĩn Lloyd-Jones – Wilson. 22 dokeĩs MSS, Mazon, Bollack dokeĩ Jebb, Griffith 23 paĩ Diòs génethlon, prophánēthi naxίais MSS, Bollack. Les manuscrits ont à la suite « sais », que l’on peut éliminer (pour raisons de métrique) comme dittographie de la désinence. Prophánēth’ ônax sais Jebb, Mazon, Lloyd-Jones – Wilson, Griffith. 24 de oxúthēktos êde bōmίa périx ... MSS. Le vers est amétrique bōmίa perì xίphei Jebb, Mazon, Bollack, Griffith. 25 kleinòn léchos MSS , Bollack. kleinòn láchos Jebb , Mazon kenòn léchos Griffith. 26 emôn MSS, Bollack. échōn Jebb, Mazon, Griffith. Notes Vers 3 Tu sais les malheurs d’Œdipe Je comprends hoti conjonction, et suppose une rupture de construction. C’est un peu comme si on avait deux phrases : quelle sorte de malheurs d’Œdipe Zeus n’accomplit pas pour nous ? Tu le sais ? La question est bien sûr ironique. Jebb comprend ho ti relatif, sujet de esti sous entendu : tu sais ce qui est de telle sorte que Zeus ne l’accomplit pas ? Il est difficile de prévoir autre chose après le verbe « savoir » qu’une conjonction (oistha hoti, « tu sais que »). De plus Antigone mêle langage parlé et langage complexe, avec de nombreuses ruptures de construction. La répétition de « tu sais », dans la traduction, permet deux choses : la rupture de construction et la traduction de ara. Dès le début du drame, Antigone place le propos sur le plan de la malédiction de son père. Ce qui se passe ici, maintenant, ou plutôt ce qui va se passer (puisque Créon n’a encore rien dit ni rien fait) est, selon elle, une suite donnée par Zeus aux malheurs d’Œdipe. Vers 4 Rien n’est sans malédiction Ater atês. « Il n’ y a rien de douloureux, ni « sans malédiction », ni de honteux ni d’infamant que je ne voie pas moi, dans tes malheurs et dans les miens ». Cette énumération pose un problème. Atês ater, « en dehors de la malédiction », semble donner le sens opposé au sens répété par la liste des négations. Plutôt que de remplacer atês ater (par atêrion par exemple, comme Griffith), on peut tenter de le conserver. Jebb suppose que l’influence de oute a entraîné un autre oute au lieu de ce qu’on attendrait, c'est-à-dire : out ouk (deux négations, puisqu’il est vrai qu’on attendrait : « je ne vois rien qui ne soit pas douloureux, rien qui ne soit pas sans la malédiction »). Les négations successives et accumulées peuvent nous faire perdre de vue le sens positif de atês ater . Mais on peut aussi comprendre le deuxième élément du vers, oute atês ater, comme une sorte de parenthèse dans l’énumération : « Il n’y a rien de douloureux, il n’y a pas quelque chose à l’abri de la malédiction / il n’y a rien de honteux, rien d’infamant que je ne voie pas / dans nos malheurs à toutes les deux. » On a beau définir chaque malheur par cette liste de choses négatives (infamant, honteux, douloureux), c’est la malédiction, mise en valeur par la construction déséquilibrée, qui définit le mieux la situation d’Antigone et sa soeur. Il n’y a pas de « non malédiction ». Même la chose positive que l’on évoque (il y aurait une possibilité d’être sans malédiction - puisque c’est écrit), c’est la forme négative qui en rend compte. On est enfermé dans le négatif. « Il n’y a rien à l’abri de la malédiction » : Antigone emploie les mots qui servent à la tragédie (atê). Elle renvoie à tout prix, quitte à forcer la syntaxe, son histoire et celle de sa sœur, qu’ici elle unit encore à elle, à de l’histoire tragique. Et ce, justement, quand elle rend compte de l’édit de Créon dont le but est de sortir de la tragédie, distinguant même maladroitement ceux qui ont fait le bien de ceux qui ont fait le mal, proclamant un édit qui se veut suffisamment bon pour le commun des hommes et qui met l’existence même de la tragédie en question. Vers 10 Malheurs que les ennemis font marcher sur les amis On entend plusieurs malheurs. Malheurs provoqués par les Argiens, les ennemis, qui sont venus se battre contre la cité. Face à ces ennemis, il y a les amis : ceux de la famille, les proches, ceux qu’on aime ou qu’on traite comme si on les aimait : Etéocle, Créon, etc. Associé aux Argiens : Polynice. Ennemi, donc. C’est bien lui qui déclenche le malheur, et qui va le déclencher encore. Mais il est aussi « ami », proche, parent. Devant lui, l’ennemi est le chef, Créon. Les amis et les ennemis se mêlent donc. Malheurs que subissent les ennemis (Polynice n’est pas enterré), malheurs provoqués par les ennemis (Créon refuse d’enterrer). Dès à présent la question se pose ainsi : qu’est ce qu’être philos ? Vers 11 Des amis Pour Ismène aussi la distinction est difficile. Elle reprend ce qu’a dit Antigone, philoi. Qui sont-ils : Créon ? Polynice et Etéocle, les membres de la famille, Hémon ? Eux tous ? En tout cas, selon Ismène, ce sont les amis qui peuvent avoir une parole vraie et sensée. Vers 21 Ne sais tu pas Ou gar taphou… Question négative, propre à Antigone. Exemple du bouleversement de la chronologie. Antigone sait ce que Créon va dire dans la scène suivante. Bien sûr on peut penser qu’elle a pu entendre une rumeur qui a circulé. Antigone sait avant, elle a la parole. Pour Créon, la parole du chef est tout à fait prédominante, le chef vaut par sa parole. « Celui qui gouverne toute une cité / sans écouter les meilleurs avis / me semble aujourd’hui comme hier le plus mauvais des hommes. », dit-il aux vers 180-181. Cette parole première d’Antigone la « met à la place » de tout le monde : du devin, du chef qui dit la loi. Vers 24 Inspiré par le dieu Le passif aoriste chrêstheis peut avoir le sens d’un moyen. D’autres glissements sont attestés pour les voix des verbes chez Sophocle. Au moyen, le sens spécialisé est « avoir recours à l’oracle ». On peut donc comprendre que Créon, ayant recours à l’oracle, décide d’user de justice pour enterrer le corps d’Etéocle. Il est surprenant que Créon ait besoin d’un oracle pour enterrer un mort. Mais Antigone insiste sur le fait que les dieux sont du côté de ce que fait Créon quand il décide d’enterrer Etéocle. Elle appuie ainsi sur son injustice, son acte contre les dieux, quand il laisse Polynice sans tombeau. Si l’on conserve à chrêstheis son sens passif, on comprend que Créon « s’auto proclame » oracle quand il prend cette décision. Mais le fait que Créon se fasse « oracle » ne peut être que critiqué par Antigone. Elle ne peut y voir qu’une volonté, chez Créon, de se faire dieu, de remplacer les dieux. Elle pourrait parler ainsi quand il est question de ne pas enterrer Polynice, de dénoncer ce qu’elle prend pour de l’outrance chez le chef de Thèbes. Vers 27 Il est ordonné aux citoyens L’impersonnel : comme si la loi ne venait pas de Créon, comme, si dans les propos rapportés (par « on » puis par Antigone) tout se passait comme si l’édit de Créon était une loi abstraite, venue d’ailleurs, sans auteur. Vers 73 Aimée à côté de l’aimé Ici la répétition philê / philos, avec l’ambiguité de l’actif et du passif, signifie une réciprocité. La question du passif et de l’actif ne se pose pas : si l’une est aimée, c’est que l’autre est aimant, et vice versa. « Il semble que tout objet aimé est ami de celui qui l’aime », Platon, Lysis, 213. Vers 93 Tu auras ma haine Polynice était philos, Ismène est echtra, « ennemie ». Avec de la haine (haïe de moi, haïe de lui, c'est-à-dire : ennemie) tu seras livrée au mort. Vous serez inséparables, et vous aurez réussi à faire de l’amitié (la philia dont elles parlaient toutes les deux au début), de la haine. Vers 99 L’amie de tes amis Voir le vers 73, philê philou meta, aimée à côté de l’aimée. Ici c’est la même chose : tu les aimes et ils t’aiment. Philos est ambigu quand il est employé seul (actif ou passif). Ici il devient réciproque. Si tu es aimée, c’est qu’ils aiment. S’ils t’aiment, tu es aimée. Ismène répond exactement à l’endroit où Antigone l’interroge : qui est ennemi, qui est ami ? Ici, l’ami, selon Ismène (qui reprend les termes d’Antigone), c’est Polynice, et c’est elle-même aussi. Elle rejette la haine avancée au vers 94, ne l’évoque même pas. Plus tard, Créon dira : c’est sur une cité « droite » (orthê) qu’on se fait des amis, qu’on trouve des gens à aimer. Les amis se trouvent, les amitiés se construisent. Les amis, ce ne sont pas forcément ceux d’avant, nos parents. Selon Créon, il y a une façon droite d’aimer (orthôs). V 109 Fuyant à la course L’armée d’Argos est partie dans la nuit (voir Ismène v 15) et les rayons du soleil du jour précipitent la fuite de cette armée déjà en marche. La strophe décrit cette matinée qui voit la déroute de l’armée d’Argos. Dans l’antistrophe : retour en arrière avec Polynice qui couvrait cette armée, puis de nouveau, le mouvement actuel, qui ne l’est déjà plus puisque l’armée vient de partir avec l’aube et que le temps passe : eba, vers 120. Le temps, dans ce récit de l’attaque de Thèbes, n’est pas du tout chronologique. Le chœur commence par la fuite et continue par l’arrivée, qui précède. Il est habituel dans le récit poétique de commencer par l’élément le plus important à dire, qui est ici la déroute. Cela n’empêche pas que l’attention soit attirée par le bouleversement des temps déjà noté. V 110 Au dessus de lui Au dessus de l’homme d’Argos, c’est à dire : le surplombant, le dirigeant. L’homme d’Argos représente l’armée tout entière des Argiens. Polynice survolait d’une aile de neige blanche, au dessus de notre terre, l’armée argienne (phôta banta). Il vole par dessus (upereptê), il est le chef de l’armée argienne. Il la couvre (steganos) de ses armes. Comme l’aigle vers la terre (aietos eis gên hôs). Deux mouvements en sens différents, mais en fait bien logiques : Polynice et l’armée volent « au dessus de la terre » pour mieux fondre dessus, pour mieux y plonger. La comparaison paraît curieuse : « il vole au dessus » comme l’aigle « fond vers la terre ». Mais l’état de celui qui vole dans les airs, au dessus (et les « au dessus » ne cessent jamais, semble-t-il : l’armée et Polynice au dessus de l’armée), et le désir de plonger sur la terre sont contradictoires et complémentaires. Dans cette antistrophe, après la description de l’armée en fuite pendant la nuit et poussée à fuir plus vite avec le lever du jour, on revient donc à ce qui s’est passé avant : l’attaque de Thèbes par Polynice à la tête des argiens. Vers 117 Droit au dessus de nos toits Il ouvre son bec à la ronde (tout autour de la ville, puisqu’il a des hommes placés devant chaque porte), avec des lances ensanglantées… Il y a contradiction, encore, entre stas, dressé, fixé (l’immobilité) et cette façon d’ubiquité, puisqu’ il est partout tout autour de la ville. V 120 Il s’en alla On revient là à l’action décrite dans la strophe, vers 107. C’est ainsi que la chronologie de l’action décrite par le chœur est bouleversée. V 125 Le choc d’Arès Le bruit des corps qui s’entrechoquent. D’abord viennent les mots, avant le conflit (« il s’est levé après les querelles autour des mots » vers 111). Puis les mots se transforment en « bruit des corps ». Puis les mots reviennent : vantardises, orgueil des plus belles armes. Mais là, Zeus s’en mêle. V 125-26 L’adversaire dragon Il s’agit de Polynice, en lutte contre Thèbes. Mais Polynice a été décrit comme l’aigle, jusque là. Qui est le dragon, qui est l’adversaire ? On pourrait prendre Etéocle (et avec lui les défenseurs de Thèbes) pour le dragon car Thèbes est la ville-dragon. Polynice, se battant contre lui-même, thébain contre Thèbes, est aussi dragon. Comme souvent jusqu’à présent quand il a été question d’amis et d’ennemis, on peut sans doute entendre cette phrase à double sens. Dure épreuve pour Polynice, dure épreuve pour Thèbes. Polynice et Thèbes sont adversaires. Tous les deux peuvent être dits « dragons ». Ce n’est pas tant Thèbes qui est mise à mal, que l’idée de Thèbes partagée en deux, Thèbes (Polynice) se battant contre Thèbes. Deux dragons : Thèbes, avec l’histoire de Cadmos, et l’antagoniste dragon, venu battre « le même », soi-même. V 134 Chavire le Foudroyé Tout se retourne. On l’a déjà vu avec Polynice (aigle qui surplombe la terre et l’armée et est comparé à l’aigle qui « descend » sur terre), avec le dragon (à la fois l’attaquant et le défenseur), et avec la terre « qui fait face ». Maintenant c’est le foudroyé (celui qui reçoit le feu) qui porte le feu. Dans le même ordre d’idée, au vers 119 : l’aigle ouvre son bec qui porte des lances ruisselantes de sang sur « la bouche » (l’entrée) aux sept portes. Un « face à face » : bec contre bouche. Cette idée de miroir, en haut en bas, de feu reçu /donné, de bouche sanglante qui s’ouvre sur une autre bouche monstrueuse (aux sept portes) évoque les deux frères. V 160 Cette assemblée de vieillards Créon a déjà fait assembler les vieillards, qui composent le choeur. Il leur propose maintenant une « discussion » : leschên. Antigone avait prévenu Ismène (au vers 8) du discours à venir de Créon : soit elle l’avait déjà entendu sous forme de rumeur, soit Créon l’avait déjà annoncé devant une autre assemblée. V 173 Avec la souillure du meurtre de soi Autocheir. Qui est accompli par sa propre main. La souillure accomplie par la main qui agit elle-même ou qui agit sur /contre elle-même. V 180 Verrouille sa langue Le fait de ne pas avoir peur de parler est un des deux critères qui font un « bon roi ». Un autre critère est d’écouter les bons avis. L’excellence, en matière de royauté, selon Créon, ici, et l’excellence en général, passe par la formulation, par la parole produite en public. Le bon avis implique d’être dit, il doit déboucher sur un acte, sur des actes. Si l’on se tait, verrouillé par la peur, c’est que l’on n’est pas capable de délibérer. Créon met au centre de l’attitude d’un chef le franc parler, le fait de dire ce que l’on pense, de ne pas cacher son opinion lors d’affaires importantes. Mais plus que cela : selon Créon, celui qui parle a raison. C’est la parole qui dirige. C’est elle qui agit. C’est ce qu’il fait en annonçant, précipitamment, sa décision à l’égard des deux frères. Il est pris à son piège : dans l’économie de la pièce, Antigone avait parlé la première à Ismène, avant même que l’édit de Créon soit connu et promulgué. V 241 Tu vas droit au but L’idée de viser (stochazomai) et l’idée de cacher, d’obstruer (apophragnumi) ont l’air en contradiction. Tu vises bien, tu vas bien au but, tu fermes la chose derrière un cercle, une protection, un détour. Même s’il ne dit pas la chose, il l’encercle de protection, et il en dit ce qui est le plus important, il la circonscrit : je ne l’ai pas faite. Les retards de parole du garde que lui-même avoue (« doucement pressé », « on y va tout doucement ») peuvent faire paraître ironique la phrase de Créon : tu vas droit au but. Ce n’est pourtant de l’ironie qu’en apparence : en effet, le garde vise bien, dit ce qu’il faut : ce n’est pas moi. V 263 Ne pas savoir Epheuge mê eidenai. 1. On peut comprendre eidenai comme infinitif final, consécutif. On se dérobait de sorte qu’on ne savait pas (Bollack). L’infinitif peut même indiquer une relation plus large au verbe epheuge : on se dérobait, par rapport au fait de ne pas savoir, parce qu’on ne savait pas. 2. Je comprends mê eidenai comme to mê eidenai (leçon des manuscrits, amétrique) : chacun évitait le fait de ne pas savoir. Personne n’a été vu, mais tout le monde veut savoir, pour se disculper. Il vaut mieux savoir quelque chose et ne pas être soupçonné. La confusion du tour grammatical (omission de l’article) est parallèle à la confusion du garde qui n’a rien de précis à dire, lui, de « la chose », si ce n’est qu’il ne l’a pas faite. D’ailleurs, il dit tout de suite après : « nous ne savions pas qui avait pensé la chose ni qui l’avait accomplie ». La contradiction (nous devions savoir / nous ne savions pas) reflète bien les étapes de la panique qui a saisi les gardes, le passage à différents états. La panique n’est pas seulement dans le passé, elle est au présent : devant Créon, le garde ne sait pas non plus qui a fait « la chose ». Là encore, comme auparavant, il voudrait savoir, car pour se protéger il le faudrait. Koudeis enargês, ( personne n’a été vu) est parallèle à la deuxième proposition, composée d’une conjonction, d’une négation, et du verbe eidenai (savoir), qui reprend le thème présent dans la première proposition, de « voir ». Entre l’idée de « personne n’a été vu » et l’idée de « ne pas savoir », le verbe epheuge, inattendu, exprime l’idée dominante du garde, idée de fuite, idée concrète. Je n’ai pas su rendre le sens du verbe epheuge ni la construction de cette phrase dans la traduction proposée. V 280 Moi aussi Comme kame ne semblait pas faire sens, la correction kai me est adoptée couramment (Jebb, Griffith). On comprend alors prin kai : avant même que… Ou bien kai, adverbe, complète le verbe mestôsai : avant que tu ne me mettes vraiment en colère. Mais il possible de garder kame, ce que fait Bollack, et de comprendre : avant que tu ne me remplisses de colère moi aussi. En effet, la colère a déjà été évoquée : celle des gardes devant le corps recouvert. La colère de Créon peut être comparée à celle des gardes. Plus largement, l’impuissance des gardes et celle de Créon sont comparables. Enfin, Créon et le garde ont en commun une peur toute personnelle : celle d’être accusé et arrêté pour le garde, celle de n’être ni respecté ni aimé dans la cité pour Créon. Il y a quelque chose, dans « l’excitation » de Créon aux vers 290-314 qui rappelle l’excitation des gardes racontée par celui qui vient annoncer l’affaire à Créon. Des personnages aussi antagonistes que le garde et Créon, aussi opposés dans leur pensée et leur position sont indiqués comme proches et ressemblants par quelques mots allusifs, ou par des comportements. V 308 La mort seule Je ne me contenterai pas de vous donner la mort, la mort n’est pas assez pour vous, vous devrez avouer (par la torture, pendaison) votre faute criminelle. V 310 Le bénéfice Vous vouliez faire un bénéfice en me désobéissant, laissant faire les rebelles. Vous prendrez le bénéfice qu’ils vous offrent (« le reste ») avec celui que moi je vous offre (la mort). Créon oppose bénéfice et mort. Il n’avait pas prévu que quelqu’un lui signifie que la mort est un bénéfice. Chez Créon, l’obsession de l’argent, que l’on retrouvera dans la scène qui l’oppose à Tirésias, prend toute la place. Au lieu de considérer ce qui s’est passé, il s’acharne à penser qu’on ne l’aime pas, et ne peut imaginer autre rival à sa parole que l’argent, le profit. Ce genre d’obsession (comme plus loin sa peur du désir) fait de lui l’homme normal par excellence, le héros sans grandeur, l’anti-tragique. Mais cela fait aussi de lui un roi. La politique doit contenir les intérêts qui sont à la base des actions humaines. Créon est ce roi qui dénonce, d’un point de vue rationnel, le goût excessif de l’argent. Si sa dénonciation devient tellement obsessive, c’est aussi que le passage à la scène fait d’une idée un personnage. L’idée du « bon roi » tempérant est incarnée de la façon dramatique que l’on sait par Créon. V 360 Fort de toutes les issues La construction est difficile et a donné lieu à des interprétations différentes. Pantoporos est apposé à ce qui suit, l’homme qui a toutes les issues (pantoporos) n’avance sur rien de ce qui sera sans avoir d’issue (aporos). Il trouve des issues à tout ce qui est dans le futur (to mellon). On pourrait comprendre alors qu’il trouvera donc une issue même à la mort, à ce qui va venir inéluctablement dans l’avenir. On sera contredit. En effet Hadès, qui survient tout de suite après dans le vers, est nommé comme la seule chose, parmi celles qui viennent, à quoi l’on ne trouve d’échappatoire. Cette construction (proposée par Hermann, suivie par Bollack) et donnant lieu à ce sens, était jugée « prudhommesque » par Lacan. Heidegger, que Lacan suit, construit différemment : pantoporos est détaché de ce qui suit. L’homme est muni de tout et il marche vers le néant dans l’avenir ». Ouden est pris dans ce cas pour un nom, dans le sens du rien métaphysique. Evidemment, la torsion syntaxique induit une toute autre compréhension du texte et de l’homme. L’homme, riche et savant, choisirait le néant, le rien. Tout se vaudrait, l’issue comme le néant. Vers 332-383 Beaucoup de choses effroyables Deina L’adjectif deinos est ambigu : il peut signifier ou bien « merveilleux, extraordinaire, prodigieux » ou bien « qui fait peur, effrayant ». Au neutre pluriel, il a toujours le second sens, qui correspond au sens de son radical. Comme c’est par cette phrase que le chant commence, on doit entendre, selon l’usage de la langue : « Nombreuses sont les choses terrifiantes », et non pas « Nombreuses sont les merveilles ». Les traductions hésitent. F. Hölderlin (1804) écrit « Ungeheuer ist viel » (« Le monstrueux est nombreux ») ; mais la plupart des philologues optent pour l’autre sens (ainsi Paul Mazon, 1955, dans l’édition des Belles Lettres : « Il est bien des merveilles »). Jean et Mayotte Bollack (Editions de Minuit, 1999) comprennent : « Combien de terreurs ! ». Cette hésitation s’explique en raison de la suite du texte, qui semble contredire « l’effroyable ». En effet, la troisième phrase va clairement du côté du « merveilleux », puisqu’elle évoque le courage et l’habileté de l’homme, qui sait traverser par exemple une mer en tempête. Puis il est également question des prouesses techniques de l’homme, agriculture, chasse, habitat. Les philologues qui ont choisi « merveilleux » pour la première phrase ont donc traduit le début du texte à partir de la suite. La réflexion du chœur La réflexion du chœur, affirmant que l’homme est chose effroyable, s’inspire de l’acte transgressif d’Antigone. Le chœur sait que quelqu’un est allé contre les ordres de Créon et contre la loi de la cité. Il suppose, ou en conclut, que cela signifie faire le choix de la mort. « C’est parce qu’il possède la technique, comme art des issues au-delà de l’espoir que l’homme est dangereux. La valeur potentiellement négative de la science humaine (sophon) s’explique si elle se définit par la possibilité qu’a l’homme de transformer l’aporie absolue en ressource : aucune limite naturelle n’est dès lors fixée à ses mouvements. S’il est clair que l’homme n’échappera jamais à Hadès, on constate qu’il a déjà su répondre à cette impossibilité » (Pierre Judet de la Combe, Antigone, 361-64, dans A. Machin-L. Pernée (éds), Sophocle, le texte, les personnages, Actes du Colloque international d’Aix en Provence, 1992.) On verra comment peut monstrueusement s’opérer le renversement du mal en bien, comment d’une impossibilité faire une ressource. Ce renversement suppose que l’individu mène une réflexion sur sa condition, sur la nature de sa condition. C’est bien ce que fait le chœur ici. Il y a plusieurs niveaux dans ce chant du chœur. Le premier s’appuie sur le contexte, terrifiant, de la découverte de l’acte transgressif d’Antigone. Le deuxième est une réflexion philosophique sur la technique et la nature de l’homme. Enfin, premier et deuxième niveaux se mêlent en un troisième pour montrer en quoi dans cette histoire précisément l’homme (homme-cadavre, homme parlant, homme maudit, homme qui va mourir) est un être terrifiant. Eschyle et Sophocle Polla ta deina. Dans les Choéphores d’Eschyle, aux vers 585-653, le chœur précède celui des vieillards d’Antigone dans la définition de la nature humaine. Polla men gâ trephei deina : « la terre nourrit beaucoup de douleurs / terribles qui donnent de l’effroi/ et les bras des mers / des bêtes cruelles pour les hommes ». Dans les Choéphores, le chœur qui va définir la nature féminine négativement, et énumérer les crimes de femmes, commence par évoquer tout ce qui est « monstruosité ». Les monstruosités de la terre, de l’air, de l’eau, du feu,- monstruosités qui volent et qui marchent (ptana te kai pedobamona). Les douleurs de la nature sont suivies de celles produites par les femmes : l’une tue son fils, l’autre son père, l’autre son mari. Certaines eurent le projet de tuer tous les hommes : les Lemniennes. Chez Sophocle, tout se passe comme si les monstruosités naturelles avaient déjà été entendues. (« Beaucoup de choses effroyables et rien / n’est plus effroyable que l’homme »). On se passe du début. Ou bien, dès le début, le pire de tous les monstres est l’homme, l’être humain. Toujours chez Eschyle (les Choéphores, v 594), après les monstres, et plus effrayants que ces premiers, sont présentées de nouvelles terreurs : la pensée de l’homme, le désir des femmes. La pensée (phronema) de l’homme est upertolmon, elle est « au-delà » de l’audace. Le désir des femmes est pantolmos, il a toutes les audaces. L’espèce humaine prolongerait ses audaces et ses espérances sans limite, tant dans la verticalité (uper) que l’horizontalité (pan), dominant tout l’espace, tous les espaces. La monstruosité de l’espèce humaine (homme / femme) est dite, déjà, dans cet excès-là. On retrouve, au vers 355, chez Sophocle, la pensée (phronema). Chez Eschyle, on se demandait qui pourrait dire cette pensée, qui pourrait seulement en parler. Tis legoi : qui peut dire la pensée de l’homme, qui va au-delà de l’audace… ». Chez Sophocle, la pensée est anemoen, elle est une pensée de vent, une pensée comme le vent. Sa nature volatile en fait une pensée qu’on ne sait pas bien cerner. Peut-être ne peut-on même qu’à peine l’évoquer (on retrouve, en somme, le « qui peut dire… »). L’homme s’est appris cette pensée tout seul (edidaxato). Pensée qui n’a pas de limite. Au vers 366, on lit que l’homme a la science, le « remède » de l’art (ou de la technique) uper elpidos, au-delà de l’espérance. L’excès de la pensée, son caractère mystérieux (on ne sait quelle est son origine, puisque l’homme se l’est enseignée à lui-même), son caractère insaisissable (anemoen) en font quelque chose de terrifiant, d’effroyable. Lois instituées et lois non formulées Les Sophistes, au moment où Sophocle écrit Antigone (autour 442 avant JC), s’interrogent sur les questions politiques, l’institution des lois et la nature humaine. Si les dialogues de Platon sont de quelques années postérieurs à l’écriture d’Antigone, les idées lui sont contemporaines. Protagoras, au tout début du dialogue de Platon qui porte son nom, fait un exposé des avancées humaines, pour défendre l’idée que la vertu s’enseigne. Au tout début, explique-t-il, l’homme est démuni de tout. Il n’a ni couvertures ni armes. Prométhée vole alors aux dieux la connaissance de l’art avec le feu. L’homme a ainsi la science qui lui permet de vivre (sophon ti mechanoen, au vers 365 de notre stasimon). L’homme, à ce moment de son évolution, n’a toujours pas la science politique. Grâce à l’art et la science donnée par Prométhée, il apprend à articuler des sons, à nommer les choses (v 354 de notre stasimon). Puis, pour plus de sûreté, les hommes fondent des villes (v 368 de notre stasimon). Sans l’aide de la science politique, les villes des hommes s’effondrent, les hommes meurent. Alors seulement, Zeus leur envoie Hermès qui va leur offrir la pudeur et la justice. Ainsi ils régleront avec des lois les cités et les hommes par des liens d’amitié. Hors ces lois instituées, dit Protagoras, l’homme est ou serait ou était sauvage, tout à fait infréquentable. Dans le Gorgias, un autre sophiste, Calliclès, expose que les hommes, spontanément, se conduisent selon la « loi naturelle » et non selon la loi établie par les hommes. Les hommes asservissent, forment les hommes et se forment à cette loi prônant l’égalité, mais « qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves, il s’en échappera, et je suis sûr que foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges (…) et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat ». (484-b). La loi de la nature est violente. Calliclès fait même allusion à une ode de Pindare (fragment 169) : la loi, reine du monde, des mortels et des immortels, justifie les actes les plus violents… Les lois instituées, selon les Sophistes, sont un progrès contre la loi naturelle et la sauvagerie de l’homme. Créon est persuadé, en toute bonne foi, du bien fondé de la loi qu’il institue dans la cité. Mais la loi des hommes est fragile : le même savoir faire qui l’a produite peut se retourner contre l’homme, et fonder la transgression (vers 367 de notre stasimon). Ce mouvement ne s’arrête pas : le besoin de survie produit les lois, mais les lois arrêtent le mouvement de survie, d’où la révolte, la transgression. Ce que le chœur ne prévoit pas (ou bien il le prévoit, au contraire), c’est que la transgression peut venir de celui même qui a institué la loi… Transgression, ici, non pas inspirée par la révolte mais par le désir de bien faire, l’outrance alors même que l’on se veut tempérant, l’erreur… Antigone, elle, est persuadée, et cette idée n’est pas nouvelle, qu’il existe une loi divine, un chreôn, une justice, nourrissant toutes les lois humaines. Cette justice divine préexistante est une norme, une loi non formulée, non écrite qui guide néanmoins les comportements. C’est cette loi non écrite que viole Achille, par exemple, quand il torture le corps mort d’Hector. Les renversements. Anthrôpos / touto. L’homme /cette chose (v 331-33). La reprise au neutre de « l’homme ». Dès le début, l’homme n’est pas ce qu’il est. De masculin, il devient neutre. Puis on le voit dans le déplacement radical d’aller « de l’autre côté » - la mer étant la limite de son territoire. Il passe. Il va au-delà (perân). Ensuite il fait une chose impossible : il fatigue ce qui est inusable. La répétition des a négatifs (aphthiton, akamatan) insiste bien sur l’impossibilité de ce qu’il fait. La terre (qui est impérissable et la plus haute – ou la plus vieille, selon l’un des sens de l’adjectif upertatan- des déesses), il la fatigue pourtant (apotruetai). Le vocabulaire de « l’espèce « (phûlon, ethnê, phusin, v 342-345) est utilisé pour chaque être qui vit dans les airs, sous la mer ou sur la terre. Seul l’homme ne semble pas appartenir à une espèce. Il n’est pas désigné par un terme générique, il n’appartient pas à une race, une tribu, une famille…. Il est seulement periphradês : expert. L’énumération des nombreuses espèces soumises à l’homme insiste certes sur le sans- limite de ses conquêtes ( : les oiseaux, les bêtes sauvages, les poissons). Mais il semble que l’antistrophe, au-delà de la valorisation des exploits humains, soit à la recherche de ce qu’est la véritable nature de l’homme – et ce justement parce que l’abondance des termes de « familles », quand il s’agit des bêtes, et l’absence de ces mêmes termes, quand il s’agit de l’homme, font contraste. De quelle espèce est l’homme ? Les oiseaux, les bêtes, les poissons, on le sait. On sait où ils vivent. Mais de l’espèce de l’homme, lui qui « prend » les bêtes et les domine, lui qui est présenté au centre de cette abondance d’animaux annoncés comme autant d’« espèces » définies par une qualité ou un lieu de vie, on ne sait rien. Jusqu’à présent, il était « touto », un neutre, une chose indéfinissable. Il devient maintenant anêr periphradês, un homme très habile, expert. Sa « nature » est trouble. La question est posée. Lui, dont on ne sait pas qui il est, a pourtant une apparence de force : les espèces déjà nommées, il « les prend », il a le pouvoir (kratei) et il se sert de mêchanais, d’inventions, de « remèdes ». Il soumet ce qu’il y a de plus sauvage : le cheval (avec son cou poilu) et le taureau (des montagnes). Même adjectif pour le taureau que pour la terre : infatigable (akmêta). L’homme, devenu expert, lui met le joug, va le fatiguer. Lui, dont la nature échappe, maîtrise les autres natures. Comme on l’a déjà vu, l’homme s’enseigne à lui-même (enseignement venu de nulle part, auto produit) le langage, la pensée, l’art de faire des lois et de régler les cités. (Pour Protagoras, ces choses là sont enseignées par Prométhée, puis par Hermès envoyé de Zeus.) Mais la pensée est volatile (anemoen), mais c’est la passion (orgê) qui préside à la création des cités. Ce qu’il s’est enseigné à lui-même lui échappe : dans le vent, dans des humeurs irrationnelles. Même lorsqu’il s’agit de protection concrète, d’abri contre la pluie, contre le plein air, contre les gels, c’est du point de vue de la fuite que les acquis sont présentés. Il a appris à fuir les pluies (vers 359). Fuir, c’est la plus grande force de l’homme. En effet, cet être effroyable, très faible (sans nature propre) et très expert à la fois est pantoporos : il trouve tous les passages, toutes les issues (vers 360). On comprend bien : il est celui qui n’omet aucun passage et n’en omettra aucun dans l’avenir. Il a toutes les issues, sur rien de ce qui sera il n’avance sans issue. Ce qui sera, l’avenir, to mellon : on pense à la mort. La mort est l’avenir mais aussi la fin de tout avenir. D’ailleurs elle arrive, tout de suite après to mellon dans le vers : Aida monon, Hadès seul. Donc : à ce qui sera, l’homme ne sera pas sans trouver d’issue. Voilà peut-être définie en partie la nature de l’homme : il peut se sauver devant tout. Il peut fuir devant tout. Petite nuance : il est défini par du négatif, (aporos ep ouden to mellon : sur rien de ce qui vient, il n’avance sans issue). Le problème ne tarde pas à surgir : Aida monon pheuxin ouk epaxetai, à la mort seule il ne trouvera pas une échappatoire. Jusque là, on comprend bien la grande contradiction de cette nature insaisissable : fort par ses fuites, échappant à tout, dans le présent, dans le futur. N’échappant pas à la mort. Mais on continue : l’homme va se débrouiller pour trouver des échappées aux maladies sans remède (nosôn amêchanôn), v 364. Le mot amêchanôn est un mot fort : il s’agit des maladies contre lesquelles aucun moyen ne peut être trouvé. On ne peut pas penser « maladies sans remèdes » sans penser la mort. La mort est en question depuis le vers 360. Les échappées Alors, comment comprendre qu’à la mort il n’y ait pas d’échappatoire (phuxin) et qu’à ce qui y mène sans faute, c’est à dire les maladies sans remède, (nosôn amâchanôn), il y ait des échappées (phugas) ? Aux maladie sans remèdes (comme la mort à venir), l’une des fuites possibles est la mort choisie, l’issue à un mal sans issue. To mellon, la mort qui est la fin de l’avenir devient aussi un avenir, contre la mort. On retrouve ici l’idée évoquée plus haut d’un choix qui serait fait de ruse (qui serait fait d’avancée technique et de réflexion savante) : l’homme dont la nature n’a pas de contenu fixe se débrouille pour faire du mal absolu (la mort), considérée habituellement comme une fin, un moyen pour se tirer de ce qui n’a pas d’issue. Alors on peut penser à Antigone. Et plus qu’à Antigone. A toutes les reines qui, dans cette famille, ont mis volontairement fin à leur vie. Jocaste, Eurydice. A Hémon, aussi. Et d’une certaine façon, à Créon, qui deux fois se débrouille pour aller vers sa mort : la première, en commettant l’erreur d’instituer une loi qui lui vaudra du mal, la deuxième, quand, écoutant le devin qui lui conseille de faire marche arrière, il revient sur ses actes mais à l’envers : il enterre le mort d’abord, et va chercher Antigone après, trop tard – et cela contre l’avis du chœur qui avait proposé la chronologie inverse. Maladie sans remèdes, aussi, la maladie sans solution née du passé, maladie de malédiction. Maladie sans remèdes, la mort déjà accomplie et non à venir. Le cadavre pourrissant de Polynice. A toutes ces maladies (celles qui mènent à la mort, les souffrances sans remèdes, les malédictions, le cadavre qui pourrit), on trouve des issues. Suicide, action, folie, foi, transgression. « Pour les maladies sans remèdes il a conçu des échappées ». Des échappées, et non des solutions. D’autres types d’échappées (choisies par le chœur, par l’auteur, par les protagonistes), à côté de celles radicales qui mènent à une mort voulue, consistent à chanter, parler, discourir. Antigone, au bord de mourir, chante avec le chœur le chant qui recule la mort (et Créon dit : « est ce que vous ne savez pas qu’au moment de mourir, / personne ne cesserait chansons et cris, si on le laissait parler ?), puis empêchée ainsi de chant, elle cherche des arguments rationnels à son acte. Chansons et raisons retardent la mort qui n’est pas qu’un mot (« oh ! ma mort ! Il est tout proche, / le mot, il arrive ») et qui avance. Ce qui apparaît le plus vivement, c’est, dans la strophe (aux vers 354-364), la place de la phrase : « Aida monon / pheuxin ouk epaxetai », à la mort seule il ne trouvera pas une échappatoire. Juste avant, l’homme trouvait toutes les issues et sur rien de ce qui viendrait dans l’avenir, il ne serait sans issue. Dans la phrase suivante, il se débrouille pour trouver des solutions aux « maladies sans remède ». Dans chacune des deux phrases qui encadrent Aida monon la mort est sous-entendue (to mellon dans l’une, nosôn amêchanôn dans l’autre). Cette phrase, pourtant entourée d’espoir, entourée de ses négations, s’impose, comme au centre du stasimon. Il n’y a pas une échappatoire. Il n’y a pas une espérance, malgré les tentatives de l’homme qui dépassent l’espérance. Il y a, bien encadré par les illusions d’espoir, par des ébauches de remèdes de fuite, de ruses savantes et d’art, le corps pourrissant, le cadavre, la mort seule, au-delà de quoi on ne peut pas aller. Et on pourra toujours s’interroger : quel est le destin, qui a fait l’erreur fatale, - Créon, qui voulait bien faire ou Antigone, qui voulait bien faire ? Chacun se trompe, erre, fait preuve d’excès. La tragédie est celle de Créon, ou celle d’Antigone. En réalité : rien d’autre que le corps défait, rien d’autre que la mort, et sans échappatoire. C’est cette phrase que l’on retient, au cœur de la tragédie. Cette phrase et le corps de Polynice, abandonné. Qui, s’il échappe à quelque chose, échappe même au discours, à tout discours philosophique, anthropologique, sur ce qu’est l’homme. Voilà en quoi l’homme est une chose effroyable V 388 On ne peut rien jurer de ne pas faire L’adjectif apômoton est attribut d’ouden. Jebb comprend : « le fait de jurer qu’on ne fait pas », ce n’est rien. Le garde emprunte un discours philosophique, utilise des notions à propos desquelles il sous entend qu’il existe un discours philosophique, il parle par généralités, dit ce qui est, il est celui qui sait. Au vers 400, il dit dikaios eimi : je suis juste, j’ai raison. Son débit et sa façon de poser les affirmations en font quelqu’un de très différent de ce qu’il était lors de sa première apparition devant Créon. V 406 Comment la voit-on Le fait est tellement atroce, mais en quelque sorte tellement prévu par Créon, que sa réalité est au passé, au présent, au futur. V 421 La maladie des dieux Les gardes se secouent les uns les autres, font leur travail, évitent de s’endormir. Toute cette scène est un peu surnaturelle : l’odeur atroce, le typhon, les cris d’oiseaux, la fille comme une apparition ou une sorcellerie. La fille paraît après « la maladie des dieux ». V 452 Les lois chez les hommes La leçon des manuscrits est tousde nomous. Selon Jebb le problème est un problème de pronom : au vers 452, Antigone utilise tousde nomous pour parler des lois divines, alors que Créon a se sert du même démonstratif pour parler des lois qu’il a lui-même édictées. Je comprends : V 447 (Créon) tade V 449 (Créon) tousde nomous. Il parle des siennes, « les lois que j’ai proclamées » (ne pas enterrer le corps). V 450 (Antigone) tade. Antigone reprend les proclamations, les interdictions de Créon. V 452 (Antigone) tousde nomous. Elle reprend les paroles de Créon. Ces lois (dont on parle, qui concerne mon frère et sa mort, ces lois que tu crois tiennes, qui sont en réalité « les lois »), ce sont Zeus et la justice d’en bas qui les fixe. Ce sont « les lois », et le démonstratif est repris semblable (et détaché du nom, comme pour bien insister) : il n’y a pas d’un côté la loi de Créon et d’un autre côté la loi des dieux, il n’y a qu’une loi, celle fixée par Zeus et la justice d’en bas. Elle n’a donc pas transgressé… Du côté de Créon il n’y a que des proclamations (kêrugmata, tade). V 454 Tes proclamations Les proclamations de Créon ne se hissent pas au niveau des lois, elles ne sont pas assez fortes pour être comparées à des lois, elles ne peuvent donc pas encourager à transgresser les lois non écrites et immuables. Thnêton onta, un mortel. Antigone et Créon sont de même mortels. Toi, mortel, tu ne peux pas marcher sur ces lois (tes proclamations ne sont rien à côté, elles ne sont pas de taille). Moi, mortelle, je ne peux pas non plus marcher sur ces lois immuables et non écrites. Là encore, est suggérée la proximité de Créon et d’Antigone. V 487 Tout le Zeus du foyer Il s’agit de tous ceux sur qui veille le Zeus protecteur du foyer. V 510 Faire autrement Tônde chôris phronein. On pourrait croire que Créon n’a pas compris ce qu’elle vient de dire. Elle vient de dire que tous pensent comme elle, mais qu’elle seule ose le dire. Créon ne veut pas entendre cet argument, et la renvoie à ceux qui sont présents, ici (tônde) et non à ceux qu’elle évoque vaguement, et qui sont loin : tu n’as pas honte de penser à part de ceux-ci, présents, qui contrairement à ce que tu dis, ne pensent pas de mal de mes édits ? Créon pourrait être ironique, jouer sur le sens de phronein, qui en tragédie signifie souvent : être avisé, sage, (« tu n’as pas honte d’être seule à avoir la sagesse »), mais il ne perd sans doute pas son temps à se laisser aller à l’ironie. On peut comprendre encore le verbe phronein dans un sens plus large, s’appliquant à la deuxième partie de la phrase d’Antigone : ils tiennent leur langue. Toi, répond Créon, tu n’as pas honte de penser à ce sujet (le fait qu’il faille tenir sa langue), quelque chose de différent ? Antigone, elle, ne répond pas sur l’objet de la honte désigné par Créon, mais sur le fait qu’il n’y a pas de honte à penser comme elle pense. V 517 Un frère qui a péri Difficulté de savoir, dans ce passage, de quel frère on parle. C’est chaque fois comme si Antigone parlait des deux frères. « Le fruit des entrailles de ma mère », au vers 511, peut désigner les deux. « Celui qui est mort en face » : Créon pense à Etéocle. Mais chacun des deux est « mort en face ». Ils sont tous les deux aussi ce qu’elle dit au vers 513. Quand elle répond à Créon : « le corps mort ne témoignera pas de cela », qui est le corps mort ? Il y en a deux. Le corps mort de Polynice ne témoignera pas qu’il est impie. Il ne verra pas les choses ainsi. Celui d’Etéocle non plus. Au vers 516, Créon cherche à préciser les choses en distinguant les frères qu’elle, elle confond. La réponse d’Antigone est de nouveau imprécise, comme si elle pouvait parler de ses deux frères : aucun n’est esclave. Et la discussion s’achève là : un frère a péri. V 519 C’est Hadès qui désire ces lois On l’a vu, pour Antigone, il n’y a pas les lois de Créon et les lois des dieux. Il n’y a que « les lois », on ne peut pas donc les transgresser. Ce sont à la fois (v 450-451) les lois de Zeus, celles de la justice qui vit chez les morts, et celles d’Hadès. V 523 Partager les ennemis Antigone s’efforce dans ce passage d’assimiler les deux frères : il n’y a pas lieu de les séparer. Dans l’amour qu’ils ont mutuellement, elle pour eux et eux pour elle, ils sont semblables. Créon, lui, a besoin de distinguer : le mort, le vivant ; le bon, le mauvais. La grande différence entre Créon et Antigone est celle-ci : Créon sépare, dans son besoin de justice et son désir d’ordre l’étranger et le thébain, le passé et le présent, le mort et le vivant, la cité et la famille. Antigone, fait, elle, exactement le contraire. V 551 J’ai mal si je ris Gelaô gelôta : rire d’un (grand) rire (contre toi). Voir tosouton echthos echthairô (Sophocle, Electre 1034) haïr d’une telle haine… Ou bien, compendre, comme je le fais : gelaô ti : rire de quelque chose. Gelôta est objet de gelaô. Je ris d’un objet risible, contre toi. Elle ne contredit pas du tout sa sœur, mais ironise : en effet ça me fait mal (aussi) quand je ris de ce qui est risible (toi). L’allusion au rire est une allusion à l’ironie du vers 549 : demande à Créon. V 556 Mes discours secrets Ce que tu dis, (c'est-à-dire : j’ai choisi de vivre et toi de mourir) ouk (estin), ce n’était pas dans mes discours, du moins dans ceux que je tenais cachés (arrêtois ge). Le choix n’était pas si facile pour Ismène, elle avait un discours, mais ce qu’elle pensait était plus compliqué. Elle veut maintenant revendiquer sa volonté antérieure et intérieure. On peut garder au vers suivant : kalôs su men soi : c’était beau pour toi (en secret ce que tu faisais était beau), tandis que moi, aux yeux des autres, je me comportais… V 603 Une poussière, la folie d’un discours La poussière (qu’Antigone pose sur le mort), la folie des discours d’Antigone (et peut-être de Créon), les sentiments emportés, moissonnent les nouvelles horreurs qui ont un rapport avec la mort, les dieux d’en bas. V 582 à 604 Le sommeil qui vieillit tout Toute cité Pampolis est un hapax, qui, suivant la formation de apolis, upsipolis, devrait être adjectif. D’autres noms sont construits de cette façon. Par exemple : pambasileia, la souveraineté absolue, sans partage. Pampêsia, la possession absolue. Que serait la cité absolue ?6 La cité entière, qui n’omet personne ? La cité qui ne serait que cité, qui n’admettrait pas d’entrave à ce qu’est une cité ? Je choisis une traduction qui permette le sens le plus large possible. De plus, il faut supposer, pour comprendre cette phrase douteuse telle qu’elle est traduite ici, une forte asyndète : rien ne vient dans la vie d’un homme ; toute cité est à l’abri de la tragédie. La plupart des commentateurs corrigent pampolis en pampolu ge, et comprennent qu’aucune grandeur n’arrive dans la vie des hommes sans un malheur dû au châtiment divin. D’autres mettent un point d’interrogation - ce que je fais. Le sommeil vieillit tout puis qu’il est signe du passage du temps, entre un jour et un jour. Le temps des hommes n’attaque pas la puissance divine. Aucune transgression d’homme ne peut atteindre Zeus. Zeus ne peut être « touché » par les erreurs ou fléaux humains qui attaquent générations après générations. Il est sans vieillesse. Il a l’éclat de la pierre, qui dure, ne vieillit pas. On ne peut rien contre lui. La calamité ne peut pas toucher la cité (v 614). Zeus et cité sont mis sur le même plan. Dans la cité, des lois ont été implantées. Ces lois, quelles qu’elles soient, empêchent la catastrophe absolue. « Rien n’arrive dans la vie des hommes ». Cela nous renvoie au fait que Créon pense que son commandement est absolument juste. Le fait qu’un chef parle, qu’il écoute les bons avis, qu’il dise ce qu’il pense fait de lui un bon chef. Il se juge tel, et il ne peut pas imaginer que le bien soit une menace pour la cité. La loi, qu’il incarne, protège la cité de la calamité. Le sophiste Protagoras, dans le dialogue éponyme de Platon (327b), dit « tiens tout de même pour certain, dans le cas qui nous occupe, qu’un homme qui te paraît le plus injuste dans une société soumise à des lois, est juste et savant en justice, si on le compare à des hommes qui n’auraient ni éducation, ni loi, ni tribunaux ». Quelle que soit la loi, qu’elle nie le passé d’une famille comme celle des Labdacides, qu’elle soit orgueilleuse ou intransigeante, elle écarte les malheurs de la cité. Au vers 583 et suivants, le choeur était sûr de lui : les familles touchées par la calamité le seront dans ses générations à venir. Mais maintenant, une lumière se tend sur la maison d’Œdipe (v 600). Cette lumière est peut-être due aux édits courageux de Créon. Créon a opposé familles désastreuses et lois, lois dans la cité. La lumière ne dure pas : les choses sanglantes ne vont pas tarder. Plus loin, le chœur évoque la transgression : tis uperbasia (vers 605). Il suggère, même si c’est pour en nier les effets néfastes, le fait qu’il puisse y avoir transgression d’homme. Y aurait-il un destin, un sens, un moyen de vivre au mieux, et un événement ravageur qui viendrait tout ruiner ? Ce n’est pas le cas. L’événement ravageur ne peut pas être étudié comme quelque chose qui « arrive » à l’homme. Peut-être n’a-t-il pas le moindre sens. Les désastres succèdent aux désastres, et il n’y a que des « choses sanglantes ». D’ailleurs, avoir de l’espérance (ce qui est le propre de l’homme, alors que la certitude est du côté des dieux - l’éclat du marbre, l’absence de vieillesse -) est une illusion. L’attente (de l’amour par exemple), le sens de la vie, certains s’y laissent prendre (vers 616), d’autres non. A celui qui sait que l’espérance est illusoire (eidoti, vers 618), rien n’arrive si ce n’est qu’un jour il approche son pied du feu brûlant : c’est la seule réalité, et elle n’a rien à voir avec une vérité divine, qui donnerait du sens à ce qui a été, à ce qui sera. L’homme se brûlera le pied. Il connaîtra la fin, la mort. On retrouve le thème, déjà évoqué à l’occasion du premier stasimon, du corps sans salut, de la mort sans salut, de l’absence de faute qui préside à la mort. V 621 Celui qui croit le malheur précieux Est-il possible de se tromper, de faire du mal un bien ? Créon pense que cela lui est impossible, que le mal ne peut pas venir de lui, qu’il ne peut pas le souhaiter. Le malheur évoqué ici est celui de la calamité dont on parle depuis le début. Il appartient à tous. Ceux qui peuvent être attachés à ces histoires de famille, qui ont l’espérance de l’amour, ceux là connaissent la calamité. Calamité dont le chœur a précédemment dit qu’elle n’existait pas pour les collectivités (vers 614), protégées par les lois, de la même façon qu’elle n’existe pas pour Zeus. L’homme espérant n’est exempt de calamité que pour un petit laps de temps, peut-être celui où il voit sa mort, la connaît. La calamité n’atteindrait-elle que celui qui a l’espoir que la condition humaine soit autre chose que ce qu’elle est ? Faudrait-il accepter que la condition d’un homme mort soit, en effet, enterré ou non, le pourrissement ? Labdacides ou non, familles désastreuses ou pas, le sort humain est le même : le pied brûle, le corps pourrit. Vers 639 à 800 Oui mon enfant Arguments de Créon Créon n’est plus tout à fait le même que lors de la scène devant les vieillards de Thèbes, ou que de la scène avec le garde ou Antigone. Il est bien moins sûr de lui. Il reçoit son fils, dont il ne sait pas du tout ce qu’il pense des derniers événements, et tente de se justifier en plusieurs temps. Les pères veulent de bons fils. Un bon fils modèle ses désirs sur son père. Un bon fils est ami des amis du père, et ennemi de ses ennemis. Le fils doit être « le même » que le père. Il faut faire attention aux femmes et au plaisir. Une mauvaise femme est comme un mauvais ami (vers 652). Il est permis de comprendre, des affirmations et comparaisons effectuées par Créon, que si le fils doit être ami de l’ami du père, si la femme et l’ami sont comparables, la femme du fils peut être celle du père, et inversement. Par ailleurs, l’idée que le plaisir est une chose dont il faut se méfier est importante pour le chef qu’est Créon. Il convient de rester tempérant et maître de soi. Antigone est une mauvaise femme puisqu’elle a désobéi. Elle sera tuée. Il faut se comporter « au-dedans », en famille, comme « au dehors », dans la cité : c’est ainsi que l’on sera juste. Créon émet, en négatif, la possibilité qu’il pourrait ne pas tuer Antigone, parce qu’elle lui est proche. Et c’est justement parce qu’elle est proche qu’il lui faut le faire, dit-il. Il donne ainsi à son désir, ou besoin, de la tuer, une raison que l’on ne peut contredire. La continuité et l’homogénéité entre le gouvernement d’un état et d’une maison s’imposent (Isocrate, Nicoclès, 41). Créon poursuit : quand on transgresse, c’est que l’on a deux idées en tête : violer les lois, ou diriger les puissants. Créon est puissant. Antigone transgresse. Créon a donc quelque chose à risquer d’Antigone. Quelle sorte de loi peut vouloir violer Antigone, outre la loi de Créon, facile à nommer et qu’il ne nomme pas ? Elle peut désirer, et cela est le plus dangereux, violer une loi moins précise que celle d’enterrer le frère. Violer la loi du chef, la loi des hommes. Il faut écouter celui que la cité établit, le chef. Il peut être juste ou un peu moins juste. C’est l’idée d’un moindre mal : la loi est peut-être imparfaite, mais c’est une loi qui contient et empêche le pire. Le pire de tout, c’est l’anarchie, l’absence de chef. Le pire de tout, ce sont les femmes. C’est le fait d’être mis en peine par les femmes, d’être commandées par des femmes, d’être soumis aux lois des femmes. L’anarchie et les femmes mènent de même à la catastrophe. Le discours de Créon, si on le voit tourner autour de sa peur des femmes, et de sa peur d’Antigone en particulier (dont le nom peut signifier « à la place de la fille », - à la place d’une fille à naître, donc représentant le terme de la génération, ou à la place de toutes les filles, de toutes les autres), est très cohérent. Désir de Créon La réponse d’Hémon à son père l’est aussi : quel plus grand cadeau pour des enfants que la gloire et le bonheur du père, demande-t-il. Créon réclamait que le père et le fils soient à l’identique. Hémon laisse l’espace d’une différenciation. Parlant ainsi, il protège son père (vers 741). Il voit la catastrophe arriver. Lui aussi, avant le devin, annonce. Alors qu’Hémon tente d’éviter la catastrophe, et qu’il parle politique, de sa façon de concevoir le meilleur gouvernement et de justice en matière de commandement d’une cité, Créon en revient au désir. C’est lui qui dit : « tu combats derrière la femme », tu lui es soumis. Tout discours est ramené par Créon au désir, à une soumission à la femme, à la passivité de son fils, passivité qu’il dénonce, et à la sienne possible, qu’il a évoquée plusieurs fois (vers 484, « Maintenant je ne suis plus l’homme, elle est l’homme », vers 525, « Ce n’est pas une femme qui commandera », vers 578-80, « Il faut qu’elles soient des femmes et qu’on ne les lâche pas »). Ismène l’a rendu fou quand elle a parlé d’Hémon comme fiancé d’Antigone (vers 573, « tu pleures trop, toi et ton histoire de lit »). Elle devient porte-parole du désir possible. Danger identifiable à l’autre, la fille dangereuse. Le désir est donc au centre des préoccupations de Créon. Ou plutôt la peur du désir des femmes, du pouvoir de l’amour. Cette préoccupation est exacerbée quand Créon voit qu’après Ismène qui prenait fait et cause contre lui et surtout qui parlait au nom des amants, son propre fils, selon lui, lutte pour la femme. (En effet, au vers 751, Hémon menace : en mourant, Antigone tuera quelqu’un. Hémon annonce aussi par là son suicide et les autres suicides en chaîne. La menace de parricide n’est pas non plus absente : le fils mimera le meurtre dans le tombeau d’Antigone). Lorsque Créon voit que, quelles que soient les raisons d’Hémon, son pouvoir et son commandement de père et de chef sont mis en question, sa peur est exacerbée. Il ne parvient pas à faire de son fils l’identique, le double de lui-même. Son fils lui échappant, la femme, alliée du fils, lui échappe d’autant plus. Il n’aura d’elle que la part qui fait peur et qui fait désordre, et non ce qu’il voudrait en posséder. Victoire de l’amour Des vers 781 à 800, le chœur se fait l’écho dans le troisième stasimon, de ce qu’il a entendu et compris dans les scènes qui précèdent : la victoire de l’amour n’est pas au combat (vers 781). Tout, par la suite, dit le combat pourtant. Le campement, le verbe piptô. La loi de l’amour tombe sur les troupeaux, (ktêma, au vers 781). Toute procréation, (ici suggérée par les troupeaux) est impossible dans notre histoire, histoire où toutes les reines meurent, où la génération est entachée de malédiction. A propos de l’amour et de la première strophe de ce stasimon, Jean Bollack, dans La mort d’Antigone, page 18, écrit : « dans le domaine que régit Aphrodite, tout passe par les femmes et l’arme que leur forge le désir. Il les habite, il attire et il tue. Aussi est-ce dans les chambres des femmes qu’Eros recrute ses troupes. Il y passe ses nuits sur les joues des filles comme d’autres dans le gel de campements (…) Eros se confond dans la profondeur du récit avec Pâris de Troie, son acolyte et son homologue mortel ». En effet, tout nous rappelle Pâris : la chambre des femmes, la séduction, le voyage par la mer et la montagne, les troupeaux du berger, la folie.7 Si la victoire de l’amour n’est pas au combat, c’est qu’il s’agit ici d’un autre combat. La loi de l’amour va vaincre, mais d’une façon différente, sans armes. Elle est une loi qui siège près des grandes lois des dieux (vers 797). Non seulement elle va vaincre, mais tout renverser. Comme Antigone, elle a sa propre loi. (Antigone est dite autonomos, au vers 821). La loi d’amour renverse les cités, bouleverse les justes, les pousse à l’injustice. Elle renverse avec les cités les relations pères –fils (vers 791-94). Elle bouleverse donc ici celui qui est chef de la cité et père d’Hémon, Créon. Elle peut faire n’importe quoi. Aphrodite joue (vers 800). « Et il gagne, le désir brillant / des yeux de la jeune fille dont le lit est bon » (vers 795). Le désir est issu des yeux de la jeune fille. Entre ce qui voit et ce qui est vu, il existe une entière réciprocité. La lumière qui se dégage de l’objet pour le rendre visible est de même nature que la lumière issue de l’œil qui regarde. Ainsi, la lumière se dégage de l’œil d’Antigone et le désir (lumineux) y retourne. Le désir est tout puissant. Mais s’il est puissant sur Hémon, qui va, à partir de là, entrer en conflit avec son père et se tuer après avoir voulu tuer son père, il gagne aussi, la peur du désir étant déjà du désir, Créon. Créon fait preuve ici de folie (vers 790) comme celui qui possède le désir, l’intempérance du désir. Créon fait son Oedipe En effet, à partir de ce stasimon, la folie se précipite. Antigone va être tout de suite conduite à la mort. Créon ne veut plus en entendre parler, ni l’entendre. Créon sans le vouloir « fait son Œdipe ». Œdipe roi est écrit beaucoup plus tard, mais c’est pourtant Œdipe que Créon vise à éviter d’imiter, et que, justement, il ne peut éviter d’imiter. Tous les deux veulent sauver leur ville. Créon, comme Œdipe, maudit son fils. Tous les deux s’emportent contre leurs interlocuteurs, avant de s’emporter contre le devin, Tirésias. Tous les deux perdent leur femme par suicide. Créon n’est pas un personnage tragique. Ou, plutôt, il voudrait ne pas l’être : derrière l’ensevelissement du corps de Polynice, derrière les annonces du devin, il soupçonne de basses questions d’argent. Son manque de prévoyance sur ces problèmes le rendra justement tragique, à la manière de son beau-frère. Enfin, il s’assimile au drame d’Œdipe, lié malgré lui à cette famille à qui il voudrait donner un terme juste. Il manque de se faire assassiner, comme Laïos, par son propre fils. C’est pire : la mort lui est refusée. Il ne se crève pas les yeux comme Œdipe. Il voit l’horreur. Celui qui a désiré n’être pas tragique et sortir les Labdacides de leur folie est fou et tragique plus que tous les autres. Pourquoi ne pas soupçonner, sous la peur de la femme inspirée par Antigone à Créon, la peur du désir incestueux de Créon pour Antigone. Il n’y aurait plus que cela à accomplir pour que le portrait familial soit achevé. Cette peur du désir oppose violemment Créon à son fils, le refus de ce désir le fait envoyer à la mort l’objet possible du désir, avec une sorte d’enthousiasme, ou de précipitation. Cette peur du désir est aussi intimement liée au besoin de domination sur la cité qui est le rôle et le devoir de Créon. Créon est un chef, avec ses misères de chef, d’homme « normal » (lui qui vient de famille tragique), de chef craignant les problèmes de corruption, les problèmes de rébellion. Puis une femme lui tient tête. Elle pourrait dominer. Par nature, par sa nature de femme, elle ne le peut pas. Elle domine quand même, le mettant en danger dans son identité de chef et son identité sexuelle. Ce troisième stasimon (du vers 781 au vers 800) chante le désir, l’amour qui certes met le désordre entre les hommes de même sang (le père et le fils) mais qui bouleverse les chefs, les princes, d’eux à eux-mêmes. D’ailleurs, quand il s’agira d’aller sauver Antigone, selon les raisons données par Tirésias, et encouragé par le chœur, Créon le fera à l’envers, comme s’il ne comprenait pas, ou comme s’il faisait tout pour ne pas infléchir son premier besoin d’anéantir le désir de la fille interdite : il arrivera trop tard. Cette femme qui n’était pas loin de faire la loi à un homme, est la fille (celle « à la place de la fille ») qui aurait dû ne pas être, comme Œdipe aurait dû ne pas être, - qui peut donc, n’étant pas tout à fait, être à toutes les places : fille fiancée du fils, fille du beau frère, dernière fille royale, fille qui se met à la place de l’homme, - celle vers qui la logique de cette famille incestueuse devrait en toute horreur mener Créon. Créon veut s’éviter le drame du désir, mais cela n’est pas suffisant. Il le fait de façon maladroite, obstinée, angoissée. Il n’y peut rien, et le renforce. Ce drame du désir est écrit au centre de la pièce, dans ce troisième stasimon, après quoi la tragédie va s’affoler. Comme Antigone et Créon quand ils se cramponnent aux lois qu’ils défendent ne peuvent rien contre l’anéantissement de l’être humain, Créon en lutte contre le désir ne sera pas plus fort que les hommes de sa famille, Laïos, Œdipe, ceux qui n’ont pas même pas cherché à lutter. Responsabilité des dieux et ignorance des hommes Dans Œdipe roi, Œdipe interprète son malheur comme étant de la responsabilité d’Apollon. Même si Antigone se réclame du malheur familial soumis à la responsabilité d’un dieu, le malheur est beaucoup plus vaste, dans la pièce qui porte son nom, que s’il était attribué à un dieu, le malheur est bien plus humain que partout ailleurs. Pas de faute, simplement des erreurs, des paroles qui s’affrontent sans se rencontrer et engagent, des malentendus, des personnages possédant chacun un mythe personnel (l’amour des siens, l’amour de l’ordre), s’obstinant chacun dans son excès, jusqu ‘à ce qu’il soit trop tard et que la vie humaine, même et surtout celle que l’on voulait en protéger, tombe dans l’horreur. Pas de dieu, donc ? Le troisième stasimon montre les hommes (Hémon, et comme nous avons tenté de le montrer, Créon) victimes d’Eros, dont les luttes et les victoires sont plus subtiles que celles de la lance et de la guerre. S’il est certain (vers 781) qu’Eros ne vainc pas au combat (machan), c’est bien qu’il vainc ailleurs. Eros au centre de la tragédie, reprenant le désir d’Hémon pour Antigone, le désir ou les désirs possibles et mal venus de Créon identifié à Œdipe ou aux hommes intempérants et transgressifs de la famille, est d’autant plus étonnant que tout le début de la pièce est à la recherche du sens d’une notion à la fois proche et très différente de l’amour évoqué ici : la philia. Antigone se réclame d’elle, la philia, quand elle veut enterrer son frère. Créon se méfie de la philia, et c’est peut-être une de ses plus grandes erreurs de la confondre avec le désordre semé par Eros. « Et celui qui place au-dessus de sa patrie / un ami, je dis qu’il n’est nulle part», dit Créon aux vers 183. Les amis, pour Antigone, ce sont les proches, les parents, ceux qui sont « avant » et auxquels on doit quelque chose. Pour Créon, un ami est toujours à redéfinir. Il fait de Polynice, proche et parent, un ennemi. Faire du plus proche l’étranger, faire du très proche l’objet haï (ce que fait Créon avec le corps de Polynice) fonctionne comme une menace : il est toujours possible de faire de celle qui est trop proche l’objet possible d’un désir. Désir détestable, certes, et qui renverse les lois, désir ayant sa loi propre. Créon ne sait jamais ce que les lois d’amour, Philia et Eros, demandent. Mais si ce n’est Eros8, ainsi malmené par Créon, il semble bien qu’aucun dieu ne soit impliqué dans le drame d’Antigone. Il semble que ce soit là une des seules pièces connues où n’interviennent plus le destin, les oracles, la malédiction9. Bien sûr la malédiction a eu lieu, autrefois, et Antigone n’a de cesse de la rappeler. On pourrait penser que cette ancienne calamité est encore à l’œuvre. Mais Créon, en instituant la loi sévère de ne pas enterrer Polynice, veut mettre un terme à la tragédie, veut distinguer ce qui avait été si uni dans le flou de la malédiction. Etéocle et Polynice avaient été pareillement maudits par leur père. Créon, leur offrant des traitements différents, affirme que la malédiction globale ne vaut pas, qu’elle est remplacée par la décision raisonnable et équilibrée d’un chef, qui sait, avec ses lois, protéger la cité. Créon « sépare », et nie ce qui avait renvoyé dos à dos les deux frères. Le problème, c’est que ça ne marche pas. Tout finit très mal, la volonté de refuser la tragédie tourne en tragédie plus lourde, touchant un très grand nombre de personnes. Et Créon n’est pas victime de la mauvaise volonté d’un dieu, ni d’une faute commise : tout se noue au présent, dans le dialogue. Les réactions que la décision de Créon provoque s’enchaînent, imprévues. Créon s’est pris pour un dieu ou a surestimé son pouvoir sur les choses, inventant bien à contre cœur le désastre. La tragédie montre le désastre produit au fur et à mesure de l’avancée des dialogues, désastre qui n’était pas prévu puisqu’au commencement on s’était défait des malédictions et de la théodicée qui, pour un bien ultérieur, pouvait mener les personnages à un sort fatal. Il s’agit de la tragédie de la parole montrée dans l’espace de la scène et dans le temps du drame, - de la tragédie de celui qui possède la parole et sait en représenter les faillites, en faisant d’elle une forme d’art. V 825 La fille de Tantale Niobé, sur le rocher de Sipylos, chez son père Tantale, après la mort de ses enfants, se transforme en rocher. De ce rocher, une source coulera : les larmes éternelles de Niobé. V 826 Une pierre qui a poussé La neige coule des hauteurs de la montagne, jusqu’à son visage, changé en pierre. V 858 La lamentation triple Première lamentation pour Œdipe qui se crève les yeux. La deuxième pour Jocaste qui se tue. La troisième pour la mort des enfants, Etéocle et Polynice. Ismène aussi, aux vers 505, compte trois catastrophes. V 878 Sur cette route qui approche Antigone n’appartient ni aux vivants, ni aux morts. Si on ne peut pas dire l’appartenance (ni la vie ni la mort), les deux domaines ne sont plus strictement séparés. S’ils ne sont pas séparés, le passage (la route imminente, sur laquelle est Antigone, et qu’elle nie de plusieurs façons, en la faisant plus longue qu’elle n’est, puis en raisonnant) n’existe pas. Rien n’arrive dans une vie d’homme, la mort est de tout temps et de toujours, inséparable de la condition humaine. Tout co-existe. Pas d’événement. Au moment où le « pas d’événement » peut s’entendre, Antigone marche quand même, le récit, le drame aussi, et « ça » va avoir lieu. V 891-915 Au nom de quelle loi ? Tout à l’heure, Antigone pleurait et chantait son deuil, sa mort, sa peine irreprésentable. Puis Créon a demandé que l’on précipite les choses. Elle trouve absolument et très vite les paroles rationnelles (non plus celles qui sont de l’ordre de la plainte), qui la maintiennent encore en vie, non seulement parce que cela retarde concrètement le temps de mourir mais surtout parce que la raison humaine, avec ce qu’elle trouve comme arguments, est du côté de la vie. Peu importe que les arguments soient justifiés ou non, intéressants ou non : un frère est plus important qu’un époux car on ne peut en avoir un autre après la mort de ses parents10…. Si l’on pense que le propre père d’Antigone est en même temps son frère (le fils de sa mère), on saisit la quasi inanité des arguments consistant à classer les gens de la famille par degré d’importance. Ce qu’elle veut et tente, c’est que la mort s’éloigne, devienne imaginaire. D’ailleurs, après la deuxième intervention de Créon qui veut faire presser les choses, Antigone dit que « le mot » est là. Pas seulement le mot, répond Créon. Plus Antigone raisonne, plus la mort n’est qu’un mot. Par ailleurs, l’argument choisi, particularisant Polynice, ressemble bien à ce que nous montre d’elle Antigone depuis le début de la pièce. En face des lois, et en face de Créon qui généralise toujours, elle en appelle à l’individualité. La véritable philia est d’aimer celui qui es là, sans considérer ni ses torts ni ses attributs (ennemi, impie, etc). V 899 Mon frère Il s’agit d’Etéocle. Antigone est proche de tous les morts qui sont déjà honorés : père, mère, frère Etéocle. Plus loin, au vers 915, il s’agit de Polynice. V 952 Ni la pluie ni Arès Il est toujours question ici de Danaé. Je conserve ombros (la pluie), des manuscrits, contre la correction le plus souvent adoptée, olbos (le sort). Je comprends que ce qui marque le destin de Danaé a une puissance effrayante. Les éléments de son destin sont énumérés. Aux éléments de son destin, qui sont repris en une sorte de résumé, Danaé ne peut échapper : la pluie (représentant Zeus, le sort où elle est soumise), Arès (les violences de Polydectes, le tyran de l’île où elle est réfugiée avec son fils Persée, le meurtre involontaire d’Acrisios, son père, par Persée, son fils), la prison (dans laquelle son père l’a enfermée), les bateaux (qui rappellent son errance en mer avec Persée, puis celles de Persée seul). V 955- 65 L’enfant coléreux Au centre des portraits peints par le choeur, on trouve le fils de Dryas, Lycurgue. Lycurgue s’est révolté contre Dionysos. Après la folie (de ne pas connaître le dieu) il a connu la (bonne) folie du dieu. On pense ici à Antigone et à Créon, leur folie, leur excès. De plus, Lycurgue « provoquait les Muses qui aiment la flûte ». Connaissant le dieu, il le célébrait par le chant. Sur ce chant tragique, voir J. Bollack, La mort d’Antigone, la tragédie de Créon, chapitre 12, pages 120-125 : « Lycurgue a été dompté et guéri. Dionysos ne l’a pas abattu, mais contraint à se revêtir de sa rage, au point de l’arracher à la fureur et d’en purifier la sauvagerie. La catharsis fournit un contre exemple de Créon et d’Antigone. (…) Dionysos apaise le délire qu’il déchaîne (le feu bachique) et lui substitue une extase musicale. C’est la flûte de la tragédie. » V 970 – 76 Les deux fils de Phinée Idaéa, jalouse de ses beaux fils (fils de Cléopatra et de Phinée), les accuse de lui avoir fait violence. Elle les aveugle. On ne retrouve pas ici le thème de l’enfermement, de la métamorphose en pierre. En revanche, les yeux crevés des enfants de Cléopatra rappellent le sort d’Œdipe. Cléopatra est une mère, et depuis le début du chant d’Antigone, ce thème revient : je ne serai pas mère, je meurs sans avoir élevé d’enfants. La première figure mythique à qui fait allusion Antigone est Niobé, qui souffre de la perte de ses enfants. Comme si au moment de mourir, le sentiment le plus douloureux, ou par son absence ou par ses violences, était celui de la maternité. Antigone, au moment de mourir, pleure à la fois des enfants absents (elle comme mère absente, par contraste avec Danaé, mère malgré tout) et une mère absente (Cléopatra, figure douloureuse de mère, aux enfants de qui on crève les yeux. On pense à Jocaste). V 1035 Vous ne me laissez même pas tranquille Sens passif d’apraktos « le devin ne me fait pas rien ». Créon pense que les gens de Thèbes ont corrompu le devin pour qu’il joue la comédie. Créon au vers 1033 s’adresse à Tirésias : presbu (vieillard). Puis il change de destinataire, adresse son discours à l’ensemble du chœur (pantes, tous, humin, vous). V 1044 Souiller les dieux La pensée d’Antigone pourrait aussi se résumer ainsi. Aucun homme n’a le pouvoir de souiller les dieux, et je fais ce que j’ai à faire. On voit bien que l’erreur fatale est ailleurs, pas tellement dans les décisions ou les prises de position de l’un ou de l’autre des protagonistes, Créon ou Antigone, tellement proches ici. Proximité, à ce moment du drame, entre Antigone et Créon. La parole est fermée, nouée d’un côté et de l’autre, et malgré sa proximité de fond, ne se rencontre pas. V 1055 La race des devins aime l’argent Tirésias et la tragédie rejouée. Dans Œdipe Roi Tirésias s’oppose à Œdipe de cette même façon violente. De nouveau, ici, Créon est obsédé par l’argent. Il ne peut pas se croire un vrai héros de tragédie. V 1080 Pleines de haine Les cités sont bouleversées. Toutes les cités deviennent echtrai, pleines de haine, à cause des bouts de chair du cadavre de Polynice que les chiens et les oiseaux dispersent autant que possible, partout. V 1102 Tu veux La deuxième personne, dokeis, laisse au chœur la responsabilité de la décision, du moins pendant un court instant. V 1110 Le lieu que l’on voit partout Ou le lieu que l’on voit de partout. Le lieu par excellence, celui où il est question du mort. V 1144 D’un pied qui purifie Au cœur de la tragédie : Dionysos, appelé là plus que nulle part ailleurs puisqu’on est à Thèbes, la ville de sa mère. Il doit purifier l’acte de mort, en faire quelque chose. Les mots qui l’accompagnent sont immortels (epeôn ambrotôn, au vers 1133). V 1160 Aucun mortel n’est devin Tôn kathestotôn : les choses établies. Au vers 1113, on lisait nomous kathestôtas, les lois établies. Ce qui est établi, c’est que le sort de l’homme est changeant, c’est que rien ne l’est. Personne ne peut prophétiser ce qui est, car ce qui est bouge toujours, la chance tourne en malchance. V 1303 Le tombeau célèbre Mégarée est l’autre fils de Créon, dont le nom est Ménécée dans les Phéniciennes d’Euripide. Tirésias annonce à Créon, dans les Phéniciennes, qu’il doit sacrifier son fils aîné pour la victoire de Thèbes (d’Etéocle contre Polynice). Créon s’y refuse mais Ménécée (ici Megarée) s’immole. Ce premier enfant mort est nommé et rappelé seulement maintenant, au moment de la succession des désastres. V 1329 La plus belle de toutes mes morts Le pronom possessif des manuscrits, emôn, permet de comprendre que toutes les morts, jusqu’à présent, étaient celles de Créon. La sienne propre sera la plus belle, celle qui achèvera tout.