les milles et le miroir de vérité

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les milles et le miroir de vérité
LES MILLES ET LE MIROIR DE VÉRITÉ
MIP
Les Milles et le
Miroir de Vérité
Roman
Éditions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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« Les escroqueries en tous genres
décrites comme des habilités. »
Saül Karsz
LIVRE 1
LES MILLES
LE MIROIR
Le chemin débouche sur une clairière où perce le soleil. J’ai
soif. Je m’approche du bassin que forme un petit écoulement
d’eau et boit au creux de ma main. Relevant le visage, mes yeux
s’arrêtent sur un éclat brillant. Placé sur le rebord du talus, un petit
miroir est là, qui s’offre à ma vue et à ma curiosité. Il est relié à
une fine chaîne d’argent négligemment dissimulée dans l’herbe
avoisinante. Je le prends, le tourne et le retourne, le soupèse et
l’étudie. Côté pile une glace devant laquelle je ne m’attarde pas ;
Côté face, gravé en son centre, un anneau noir en céramique serti
d’un diamant de petite taille. Pas le temps d’explorer ma trouvaille. Un bruit m’alerte et me décide à l’enfouir dans la poche de
mon coupe-vent, furtivement, comme un voleur. Ni vu ni connu.
Le sentiment d’avoir gagné à moindre prix un objet de valeur
prend sournoisement possession de moi et me donne une mesquine petite allégresse. Que suis-je devenu pour ressentir cela de
la sorte ?
Je reviens sur mes pas et retrouve le balisage vert et jaune du
sentier que je n’étais pas censé quitter. Perdu au cœur du massif
de la Grande Montagne, je suis certain de ma bonne étoile qui a
mis sous mes pas, un objet que je vais pouvoir échanger. Quelques
mois de farine, œufs et sucre en perspective. Demain, j’irai chez
le Grand ; je lui cacherai ma bonne fortune et lui dirai que je
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brûle mes dernières cartouches, que je vends mon dernier bien
de valeur. Demain, il me donnera ce que je lui demanderai. Cela
suffira-t-il à rendre son sourire à Fleur ? Nous mettre en cuisine,
comme avant…
Aujourd’hui, seul le ciel est dégagé ; seule sa chaleur nous
réconforte. La servitude nous fait offense. Les cris des Milles nous
blessent. Leurs regards nous terrifient.
Ils ont pris notre vie et nos espoirs. Ils sont hideux, menaçants
et cruels.
Leur magie a fermé sur nos chevilles un anneau d’esclavage
que nul ne peut défaire. Nous en sommes tous porteurs. Nous
n’avons aucun souvenir de la façon dont les Milles s’y sont pris
pour encercler notre cheville gauche de cet objet à l’aspect cuivré
qui ne contient aucun scellé, aucune serrure, aucune ligne de fermeture. L’anneau est entier, indestructible et évolutif. Il s’adapte
à l’articulation sans que rien ne puisse l’altérer. Nous ne savons
pas à quoi il sert autrement que pour nous marquer du signe de la
soumission. Nous l’exécrons profondément et les rares téméraires
qui ont tenté de le couper ou de l’ôter de quelque façon que ce soit,
en ont été pour leurs frais. Rien n’a pu venir à bout de l’anneau
d’esclavage.
Je suis de retour sur le chemin où mon travail du jour consiste à
compter la distance entre les bornes. J’avais pris un repère visuel,
près de la pierre plate, à creux de la mousse verte du rebord. Elle
est bien là et je reprends mon décompte avec en arrière fond, le
bruit du Mille 60 qui va bientôt surgir dans mon dos. Je l’ai eu.
Je l’ai trahi. Je l’ai berné. Il faut que je chasse de mon esprit tout
sentiment de victoire qu’il pourrait venir renifler. Il faut que je
termine ce travail sans que rien en moi ne trahisse ma découverte.
Le Mille 60 est là. Il est mon double, mon ombre et mon surveillant particulier. Je ne sors pas de la ville sans qu’il soit dans
mon dos. Je le sens qui me transperce de ces yeux ronds et noirs
où se niche sa méfiance. Celui-là est petit, maigre et efflanqué. Ni
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homme, ni animal, revêtu d’une combinaison noire qui l’habille
de la tête aux pieds. Un visage, pourrait-on dire, en tout point
identique à celui de ses congénères. Un corps semblable à celui
des humains : deux bras, deux jambes, une tête comme si l’essentiel de notre enveloppe corporelle se trouvait réduit à cette apparence. Pour autant, les Milles ne sont pas de notre humanité. Les
sons qu’ils émettent quand ils s’adressent à nous, une succession
de mots à peine articulés, des ordres brefs et directs, coupants
comme des couteaux affûtés, les distinguent des hommes que nous
sommes. Ils ne parlent pas, ils grognent, les narines sans cesse en
mouvement comme s’ils ne captaient notre monde que par leur
odorat tout en fixant sur nous un regard dénué de toute émotion.
Comme les siens, le Mille 60 est impassible et méfiant. Moi, je
suis aussi prudent et en alerte que lui, en apparence soumis. Non,
rien de ce qui vient de se passer ne doit remonter à ma conscience
tant qu’il est là. Je dois être vide de tout souvenir, vide de toute
émotion.
À la tombée du jour, comme à l’accoutumée, le contraste entre
la forêt luxuriante que je suis sur le point de quitter et la ville qui
apparaît en contrebas du chemin me saisit autant qu’il me désole.
Il n’y a plus de vie, plus de bruits qui nous appellent à revenir vers
nos foyers. Au silence s’ajoute l’image de ces habitations laissées
à l’abandon et pressées les unes contre les autres, comme si elles se
tassaient sur elles-mêmes, dans un mouvement de repli et de peur,
celle qui courre au long de ses avenues. C’était une belle ville par
le passé. Fleurie, bruyante et colorée. Les enfants jouaient dans
ses ruelles. Les chiens faisaient les poubelles et se coursaient à qui
mieux mieux. Le vent s’engouffrait dans ses arcades, faisant voler
en mille feuilles les journaux disséminés sur les tables des cafés,
toujours actifs, toujours animés, d’un bout à l’autre de la journée.
Fleur et moi venions de nous installer dans ce petit logement
qui jouxte le Café des Geeks. Nous y étions heureux et pleins de
projets. Nous y étions nos propres maîtres, propriétaires de l’au11
berge à la célèbre façade recouverte de fleurs de jasmin. Le samedi
soir, les jeunes de la région s’y réunissaient pour des concours de
jeux en ligne qui se terminaient souvent par des chansons improvisées qui fusaient de nulle part et tournaient en dérision les perdants de la soirée.
Aujourd’hui, les jasmins ne sont plus qu’un souvenir lointain et
seule l’enseigne de fer en forme d’@ que mon père m’avait offerte
vient témoigner de ces moments révolus. Elle se balance au vent
comme le dernier vestige d’une histoire ancienne dont je doute
parfois qu’elle ait pu exister.
À mon retour, Fleur est là qui m’accueille d’un faible sourire :
— Mira, il parait que le Mille a hurlé tout l’après-midi. Nous
n’avons pas réussi à comprendre pourquoi. Tu as entendu parler de
quelque chose ? Il y a encore eu des effractions cette nuit ? Est-ce
que tu sais quelque chose ?
Fleur est inquiète. Ses yeux sont brillants, ses joues sont rouges
et ses mains tremblent quand je les prends au creux des miennes.
Je repousse à plus tard mon extravagante nouvelle. Ce n’est pas
le moment. De toute évidence, je dois attendre qu’elle se soit calmée ; le temps qu’il faudra.
Je réponds :
— Non, je ne sais rien, je n’ai entendu parler de rien. Nous
n’étions pas nombreux à travailler dans la Grande Forêt
aujourd’hui. J’ai le ticket ration de la journée. Je vais aller aux
réservoirs et demander aux autres.
Le Mille 60 est encore là, sans doute affecté à la surveillance du
secteur des réservoirs. Avec lui, 6 autres, impassibles et concentrés. Au début, une fois l’invasion terminée et la colonisation en
place, je les confondais tous. Avec le temps, j’ai appris à le distinguer des autres et à reconnaître son pas, son rythme, ses habitudes.
Je connais les chantiers et les brefs espaces où je vais pouvoir
m’échapper. Je suis affûté moi aussi, dans la surveillance de mon
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geôlier. Il a ses failles, je les connais, et je sais les exploiter, même
si elles ne sont pas nombreuses.
Au moment où cette pensée me traverse l’esprit, j’enfonce
machinalement mes mains dans les poches du coupe-vent et tombe
sur le miroir. Son contact me fait tressaillir et je stoppe aussitôt
mon mouvement. L’idée revient en force que j’ai trouvé un objet
de valeur. Dans la nature et l’ambiance de la Grande Forêt, j’étais
heureux et y voyais le signe de la chance. Maintenant que je suis
de retour au plus près de la violence et de la force des Milles, je
ressens le danger et mesure l’inconséquence de mon geste.
Pour autant et sans que je comprenne pourquoi, je sens au plus
profond de moi que je ne regrette rien. Je ne ferai pas machine
arrière. Je ne renoncerai pas à revoir l’anneau noir serti de diamant. Je le garderai et le ressortirai quand le temps sera venu.
La file de mes semblables à l’entrée des réservoirs, me tire de
ma rêverie. À l’arrière-fond de la place centrale du quartier Sud,
près des anciennes tanneries qui ont fait la réputation de la ville en
des temps anciens, s’élève un bâtiment gris, aux fenêtres duquel
des grilles en grande partie oxydées empêchent toute intrusion.
Son allure d’ensemble évoque sa splendeur passée mais son état
de délabrement actuel est à l’image de la ville. Laissé à l’abandon,
terne et grisâtre, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut, quand
la ville était riche, libre et puissante. Seuls les trois grands chênes
qui sont à l’avant ont résisté à cet assaut de misère et d’ombre qui
s’est abattu sur toute chose en ce lieu. Personne ne se souvient
plus pour quelle raison, nous l’appelons depuis toujours le bâtiment des réservoirs. Sans doute en souvenir des bassins nombreux
et colorés qui se trouvaient disséminés à son arrière, quand les
tanneries étaient encore en activité. Nul n’en sait plus rien et nous
avons fini par dire « Les réservoirs », « je vais aux réservoirs »,
« du côté des réservoirs ». Aujourd’hui, ils servent à entreposer
ce que les Milles nous distribuent : du pain tous les soirs, et plus
occasionnellement, des fruits, des légumes, quelques morceaux
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de sucre et le thé pour le matin. Une fois par mois, les rations de
pâtes et de riz sont distribuées avec parcimonie. Les Milles ont
amené avec eux une sorte de poudre protéinée que nous avons pris
l’habitude d’associer à tout ce que nous mangeons. Nous n’avons
pas vraiment de manque, certes, mais nous avons perdu le plaisir
du bien mangé et de la bonne table. C’est désespérant et bien que
nous ne soyons pas affamés, ces tristes pitances qui ponctuent la
journée ne sont plus qu’une obligation nécessaire à notre survie.
Les Milles ont enlevé de gré ou de force, tout ce qui faisait soleil
dans notre vie.
Nous sommes sept et notre allure n’est pas plus enviable les
uns des autres. Nous nous distinguons de ceux qui nous scrutent et
nous surveillent par les mots qu’on se chuchote, ces quelques nouvelles qu’on se donne et qui nous font faire encore humanité. Nous
sommes restés des hommes quand ils sont des bêtes et notre parole
même inaudible reste notre ciment et notre rempart contre eux :
— Vous avez entendu les hurlements cet après-midi ? demande
Franqui, mon ami et voisin de toujours.
— Oui, moi j’ai cru comprendre qu’ils ont perdu quelque
chose ; t’en penses quoi Mira ? demande celui qui me précède.
Je n’ai pas le temps de répondre car déjà, la file avance vers le
comptoir où nos boules de pain attendent. Une pour Franqui, quatre
pour un autre et deux pour moi, pour Fleur et moi. Deux boules
brunes, mates et compactes. Notre ration quotidienne de pain qui
va venir accompagner une purée de légumes. Depuis longtemps
déjà, j’ai renoncé à penser à ce qui me nourrit. Je croque, mâche
et avale en un temps record, le temps qu’il faut pour se nourrir
sans réfléchir et sans penser au passé. « Ça » tient au ventre à peu
près jusqu’au prochain repas. Les plus hardis d’entre nous ont
tenté des cultures cachées que les Milles ont trouvées et détruites.
Aujourd’hui, nos jardins sont vides et laissés à l’abandon. Il y eut
également ceux qui avaient encore assez de biens pour faire du
troc avec le Grand et améliorer leur ordinaire. Nous, il ne nous
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reste rien qui ait un tant soit peu de valeur et nous nous contentons
depuis des semaines de ce qui nous est chichement octroyé.
Il arrive que les réservoirs soient visités et dégradés. Cela ne
tient pas tant à la faim qu’aux fantasmes qui circulent sur ce lieu
devenu mystérieux. Des stocks de nourriture, des boissons de
l’ancienne vie, que sais-je encore. Nul n’en est jamais revenu qui
ait franchi les grilles à l’arrière du comptoir. Les alarmes courent
dans toute la ville, les éclairages sont au maximum et les cris des
pauvres audacieux qui ont cru au miracle raisonnent longtemps
après que la première alerte ait été lancée. On dirait même que les
sons sont amplifiés de façon à nous terroriser davantage. Seul le
Grand dit savoir ce qu’il y a derrière le comptoir, aux tréfonds des
réservoirs. Le grand et ses mensonges… sait-il au moins ce qui
s’y cache ?
Le Grand s’est coalisé avec les Milles. Il en use et en abuse. Il
est leur allié et dispose encore, mais jusqu’à quand, de quelques
ingrédients de l’ancienne vie. Parfois, pour mieux nous tenir en
laisse ou en haleine, le Grand nous donne du sucre, un peu de
farine ; comme ça, au gré de son humeur ou de ses intérêts ; ou
pour mieux nous enfermer dans le piège du souvenir et de la nostalgie. La crainte rallie la plupart d’entre nous à sa cause et à sa
fausse générosité.
Franqui fait semblant de rajuster son manteau pour m’attendre
et me glisser « il s’est passé quelque chose qui les a mis dans l’embarras. Quoi ? On ouvre l’œil et on se dit ? » Mon signe d’assentiment met fin à l’échange. Je reconnais sa prudence comme son
espoir. Franqui reste debout pour lutter et vaincre. Un jour.
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