les milles et le miroir de vérité
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les milles et le miroir de vérité
LES MILLES ET LE MIROIR DE VÉRITÉ MIP Les Milles et le Miroir de Vérité Roman Éditions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « Les escroqueries en tous genres décrites comme des habilités. » Saül Karsz LIVRE 1 LES MILLES LE MIROIR Le chemin débouche sur une clairière où perce le soleil. J’ai soif. Je m’approche du bassin que forme un petit écoulement d’eau et boit au creux de ma main. Relevant le visage, mes yeux s’arrêtent sur un éclat brillant. Placé sur le rebord du talus, un petit miroir est là, qui s’offre à ma vue et à ma curiosité. Il est relié à une fine chaîne d’argent négligemment dissimulée dans l’herbe avoisinante. Je le prends, le tourne et le retourne, le soupèse et l’étudie. Côté pile une glace devant laquelle je ne m’attarde pas ; Côté face, gravé en son centre, un anneau noir en céramique serti d’un diamant de petite taille. Pas le temps d’explorer ma trouvaille. Un bruit m’alerte et me décide à l’enfouir dans la poche de mon coupe-vent, furtivement, comme un voleur. Ni vu ni connu. Le sentiment d’avoir gagné à moindre prix un objet de valeur prend sournoisement possession de moi et me donne une mesquine petite allégresse. Que suis-je devenu pour ressentir cela de la sorte ? Je reviens sur mes pas et retrouve le balisage vert et jaune du sentier que je n’étais pas censé quitter. Perdu au cœur du massif de la Grande Montagne, je suis certain de ma bonne étoile qui a mis sous mes pas, un objet que je vais pouvoir échanger. Quelques mois de farine, œufs et sucre en perspective. Demain, j’irai chez le Grand ; je lui cacherai ma bonne fortune et lui dirai que je 9 brûle mes dernières cartouches, que je vends mon dernier bien de valeur. Demain, il me donnera ce que je lui demanderai. Cela suffira-t-il à rendre son sourire à Fleur ? Nous mettre en cuisine, comme avant… Aujourd’hui, seul le ciel est dégagé ; seule sa chaleur nous réconforte. La servitude nous fait offense. Les cris des Milles nous blessent. Leurs regards nous terrifient. Ils ont pris notre vie et nos espoirs. Ils sont hideux, menaçants et cruels. Leur magie a fermé sur nos chevilles un anneau d’esclavage que nul ne peut défaire. Nous en sommes tous porteurs. Nous n’avons aucun souvenir de la façon dont les Milles s’y sont pris pour encercler notre cheville gauche de cet objet à l’aspect cuivré qui ne contient aucun scellé, aucune serrure, aucune ligne de fermeture. L’anneau est entier, indestructible et évolutif. Il s’adapte à l’articulation sans que rien ne puisse l’altérer. Nous ne savons pas à quoi il sert autrement que pour nous marquer du signe de la soumission. Nous l’exécrons profondément et les rares téméraires qui ont tenté de le couper ou de l’ôter de quelque façon que ce soit, en ont été pour leurs frais. Rien n’a pu venir à bout de l’anneau d’esclavage. Je suis de retour sur le chemin où mon travail du jour consiste à compter la distance entre les bornes. J’avais pris un repère visuel, près de la pierre plate, à creux de la mousse verte du rebord. Elle est bien là et je reprends mon décompte avec en arrière fond, le bruit du Mille 60 qui va bientôt surgir dans mon dos. Je l’ai eu. Je l’ai trahi. Je l’ai berné. Il faut que je chasse de mon esprit tout sentiment de victoire qu’il pourrait venir renifler. Il faut que je termine ce travail sans que rien en moi ne trahisse ma découverte. Le Mille 60 est là. Il est mon double, mon ombre et mon surveillant particulier. Je ne sors pas de la ville sans qu’il soit dans mon dos. Je le sens qui me transperce de ces yeux ronds et noirs où se niche sa méfiance. Celui-là est petit, maigre et efflanqué. Ni 10 homme, ni animal, revêtu d’une combinaison noire qui l’habille de la tête aux pieds. Un visage, pourrait-on dire, en tout point identique à celui de ses congénères. Un corps semblable à celui des humains : deux bras, deux jambes, une tête comme si l’essentiel de notre enveloppe corporelle se trouvait réduit à cette apparence. Pour autant, les Milles ne sont pas de notre humanité. Les sons qu’ils émettent quand ils s’adressent à nous, une succession de mots à peine articulés, des ordres brefs et directs, coupants comme des couteaux affûtés, les distinguent des hommes que nous sommes. Ils ne parlent pas, ils grognent, les narines sans cesse en mouvement comme s’ils ne captaient notre monde que par leur odorat tout en fixant sur nous un regard dénué de toute émotion. Comme les siens, le Mille 60 est impassible et méfiant. Moi, je suis aussi prudent et en alerte que lui, en apparence soumis. Non, rien de ce qui vient de se passer ne doit remonter à ma conscience tant qu’il est là. Je dois être vide de tout souvenir, vide de toute émotion. À la tombée du jour, comme à l’accoutumée, le contraste entre la forêt luxuriante que je suis sur le point de quitter et la ville qui apparaît en contrebas du chemin me saisit autant qu’il me désole. Il n’y a plus de vie, plus de bruits qui nous appellent à revenir vers nos foyers. Au silence s’ajoute l’image de ces habitations laissées à l’abandon et pressées les unes contre les autres, comme si elles se tassaient sur elles-mêmes, dans un mouvement de repli et de peur, celle qui courre au long de ses avenues. C’était une belle ville par le passé. Fleurie, bruyante et colorée. Les enfants jouaient dans ses ruelles. Les chiens faisaient les poubelles et se coursaient à qui mieux mieux. Le vent s’engouffrait dans ses arcades, faisant voler en mille feuilles les journaux disséminés sur les tables des cafés, toujours actifs, toujours animés, d’un bout à l’autre de la journée. Fleur et moi venions de nous installer dans ce petit logement qui jouxte le Café des Geeks. Nous y étions heureux et pleins de projets. Nous y étions nos propres maîtres, propriétaires de l’au11 berge à la célèbre façade recouverte de fleurs de jasmin. Le samedi soir, les jeunes de la région s’y réunissaient pour des concours de jeux en ligne qui se terminaient souvent par des chansons improvisées qui fusaient de nulle part et tournaient en dérision les perdants de la soirée. Aujourd’hui, les jasmins ne sont plus qu’un souvenir lointain et seule l’enseigne de fer en forme d’@ que mon père m’avait offerte vient témoigner de ces moments révolus. Elle se balance au vent comme le dernier vestige d’une histoire ancienne dont je doute parfois qu’elle ait pu exister. À mon retour, Fleur est là qui m’accueille d’un faible sourire : — Mira, il parait que le Mille a hurlé tout l’après-midi. Nous n’avons pas réussi à comprendre pourquoi. Tu as entendu parler de quelque chose ? Il y a encore eu des effractions cette nuit ? Est-ce que tu sais quelque chose ? Fleur est inquiète. Ses yeux sont brillants, ses joues sont rouges et ses mains tremblent quand je les prends au creux des miennes. Je repousse à plus tard mon extravagante nouvelle. Ce n’est pas le moment. De toute évidence, je dois attendre qu’elle se soit calmée ; le temps qu’il faudra. Je réponds : — Non, je ne sais rien, je n’ai entendu parler de rien. Nous n’étions pas nombreux à travailler dans la Grande Forêt aujourd’hui. J’ai le ticket ration de la journée. Je vais aller aux réservoirs et demander aux autres. Le Mille 60 est encore là, sans doute affecté à la surveillance du secteur des réservoirs. Avec lui, 6 autres, impassibles et concentrés. Au début, une fois l’invasion terminée et la colonisation en place, je les confondais tous. Avec le temps, j’ai appris à le distinguer des autres et à reconnaître son pas, son rythme, ses habitudes. Je connais les chantiers et les brefs espaces où je vais pouvoir m’échapper. Je suis affûté moi aussi, dans la surveillance de mon 12 geôlier. Il a ses failles, je les connais, et je sais les exploiter, même si elles ne sont pas nombreuses. Au moment où cette pensée me traverse l’esprit, j’enfonce machinalement mes mains dans les poches du coupe-vent et tombe sur le miroir. Son contact me fait tressaillir et je stoppe aussitôt mon mouvement. L’idée revient en force que j’ai trouvé un objet de valeur. Dans la nature et l’ambiance de la Grande Forêt, j’étais heureux et y voyais le signe de la chance. Maintenant que je suis de retour au plus près de la violence et de la force des Milles, je ressens le danger et mesure l’inconséquence de mon geste. Pour autant et sans que je comprenne pourquoi, je sens au plus profond de moi que je ne regrette rien. Je ne ferai pas machine arrière. Je ne renoncerai pas à revoir l’anneau noir serti de diamant. Je le garderai et le ressortirai quand le temps sera venu. La file de mes semblables à l’entrée des réservoirs, me tire de ma rêverie. À l’arrière-fond de la place centrale du quartier Sud, près des anciennes tanneries qui ont fait la réputation de la ville en des temps anciens, s’élève un bâtiment gris, aux fenêtres duquel des grilles en grande partie oxydées empêchent toute intrusion. Son allure d’ensemble évoque sa splendeur passée mais son état de délabrement actuel est à l’image de la ville. Laissé à l’abandon, terne et grisâtre, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut, quand la ville était riche, libre et puissante. Seuls les trois grands chênes qui sont à l’avant ont résisté à cet assaut de misère et d’ombre qui s’est abattu sur toute chose en ce lieu. Personne ne se souvient plus pour quelle raison, nous l’appelons depuis toujours le bâtiment des réservoirs. Sans doute en souvenir des bassins nombreux et colorés qui se trouvaient disséminés à son arrière, quand les tanneries étaient encore en activité. Nul n’en sait plus rien et nous avons fini par dire « Les réservoirs », « je vais aux réservoirs », « du côté des réservoirs ». Aujourd’hui, ils servent à entreposer ce que les Milles nous distribuent : du pain tous les soirs, et plus occasionnellement, des fruits, des légumes, quelques morceaux 13 de sucre et le thé pour le matin. Une fois par mois, les rations de pâtes et de riz sont distribuées avec parcimonie. Les Milles ont amené avec eux une sorte de poudre protéinée que nous avons pris l’habitude d’associer à tout ce que nous mangeons. Nous n’avons pas vraiment de manque, certes, mais nous avons perdu le plaisir du bien mangé et de la bonne table. C’est désespérant et bien que nous ne soyons pas affamés, ces tristes pitances qui ponctuent la journée ne sont plus qu’une obligation nécessaire à notre survie. Les Milles ont enlevé de gré ou de force, tout ce qui faisait soleil dans notre vie. Nous sommes sept et notre allure n’est pas plus enviable les uns des autres. Nous nous distinguons de ceux qui nous scrutent et nous surveillent par les mots qu’on se chuchote, ces quelques nouvelles qu’on se donne et qui nous font faire encore humanité. Nous sommes restés des hommes quand ils sont des bêtes et notre parole même inaudible reste notre ciment et notre rempart contre eux : — Vous avez entendu les hurlements cet après-midi ? demande Franqui, mon ami et voisin de toujours. — Oui, moi j’ai cru comprendre qu’ils ont perdu quelque chose ; t’en penses quoi Mira ? demande celui qui me précède. Je n’ai pas le temps de répondre car déjà, la file avance vers le comptoir où nos boules de pain attendent. Une pour Franqui, quatre pour un autre et deux pour moi, pour Fleur et moi. Deux boules brunes, mates et compactes. Notre ration quotidienne de pain qui va venir accompagner une purée de légumes. Depuis longtemps déjà, j’ai renoncé à penser à ce qui me nourrit. Je croque, mâche et avale en un temps record, le temps qu’il faut pour se nourrir sans réfléchir et sans penser au passé. « Ça » tient au ventre à peu près jusqu’au prochain repas. Les plus hardis d’entre nous ont tenté des cultures cachées que les Milles ont trouvées et détruites. Aujourd’hui, nos jardins sont vides et laissés à l’abandon. Il y eut également ceux qui avaient encore assez de biens pour faire du troc avec le Grand et améliorer leur ordinaire. Nous, il ne nous 14 reste rien qui ait un tant soit peu de valeur et nous nous contentons depuis des semaines de ce qui nous est chichement octroyé. Il arrive que les réservoirs soient visités et dégradés. Cela ne tient pas tant à la faim qu’aux fantasmes qui circulent sur ce lieu devenu mystérieux. Des stocks de nourriture, des boissons de l’ancienne vie, que sais-je encore. Nul n’en est jamais revenu qui ait franchi les grilles à l’arrière du comptoir. Les alarmes courent dans toute la ville, les éclairages sont au maximum et les cris des pauvres audacieux qui ont cru au miracle raisonnent longtemps après que la première alerte ait été lancée. On dirait même que les sons sont amplifiés de façon à nous terroriser davantage. Seul le Grand dit savoir ce qu’il y a derrière le comptoir, aux tréfonds des réservoirs. Le grand et ses mensonges… sait-il au moins ce qui s’y cache ? Le Grand s’est coalisé avec les Milles. Il en use et en abuse. Il est leur allié et dispose encore, mais jusqu’à quand, de quelques ingrédients de l’ancienne vie. Parfois, pour mieux nous tenir en laisse ou en haleine, le Grand nous donne du sucre, un peu de farine ; comme ça, au gré de son humeur ou de ses intérêts ; ou pour mieux nous enfermer dans le piège du souvenir et de la nostalgie. La crainte rallie la plupart d’entre nous à sa cause et à sa fausse générosité. Franqui fait semblant de rajuster son manteau pour m’attendre et me glisser « il s’est passé quelque chose qui les a mis dans l’embarras. Quoi ? On ouvre l’œil et on se dit ? » Mon signe d’assentiment met fin à l’échange. Je reconnais sa prudence comme son espoir. Franqui reste debout pour lutter et vaincre. Un jour. 15